• Aucun résultat trouvé

Un  des  débats  philosophiques  qui  s’est  étendu  à  presque  tous  les  domaines  du  savoir  scientifique  porte  sur  la  question  du  progrès  de  la  connaissance.  Selon  Thomas  Kuhn,  dont  l’ouvrage,  The  Structure  of  Scientific  Revolutions,  servit  de  point  de  départ  à  ce  débat,  la  recherche  scientifique  est  définie  par  des  paradigmes  ou  regards  conceptuels  sur  le  monde,  qui consistent en théories  formelles, expériences classiques et  méthodes  établies.  Les  scientifiques  adhérant  à  ces  paradigmes  chercheraient  à  étendre  leur  domaine,  à  affiner  leurs  théories,  à  expliquer  des  données  confuses,  et  à  établir  des  mesures  plus  précises  sur  certains  phénomènes.  A  un  certain  moment,  ces  efforts  pourraient  connaître  des  difficultés  théoriques  insolubles  ou  des  anomalies  expérimentales,  ce  qui  démontrerait  l’imperfection  du  paradigme,  ou  bien,  le  contredirait. 

Kuhn  s’opposa  au  concept  traditionnel  du  progrès  scientifique,  celui  de  l’acquisition  graduelle  de  connaissance  par  des  structures  expérimentales  choisies  rationnellement. 

Pour ce physicien, un paradigme substitue celui qui le précède, mettant une fin abrupte à  chaque étape scientifique. Alors que Kuhn s’est surtout occupé des sciences naturelles,  notamment la physique,  son analyse a été plus généralement adoptée par l’histoire des  sciences. En économie,  le cas classique de changement de paradigme fut la montée du  keynésianisme  après  la  Grande  Dépression.  D’autres  cas  s’étendent  à  plusieurs  domaines  de  l’histoire  de  la  pensée  économique.  Adam  Smith,  Malthus  et  David  Ricardo  élaborèrent  un  paradigme  qui  devait  durer  pendant  plus  de  cent  ans,  et  qui  concernait  le progrès naturel de  la  croissance économique. Ce paradigme  fut défié par  Alexander Hamilton, J.­A. Chaptal, Friedrich List et Christian Rother au XIXe siècle et,  plus tardivement, par les économistes du développement de la deuxième moitié du XXe  siècle .  En  économie  politique,  des  paradigmes  ont  été  présents  dans  des  questions  comme  celle  de  la    meilleure  intervention  de  l’Etat ou  celle  des  meilleurs  régimes  du  taux de change. Sur ces dernières, l’Argentine a peut­être marqué la fin du privilège des  taux de change  fixes, alors qu’il  y a encore quelques années, ce pays était cité par  des  économistes  comme  l’exemple  à  suivre ,  reléguant  ainsi  la  question  du 

« meilleur régime absolu de taux de change » au plan secondaire. Dans le domaine de la 

Voir LANDES, D. S. Why are we so rich and they so poor ? American Economic Review, 1990, v.80,  n.2, p. 1­13. 

Voir  DORNBUSCH,  R.  Fewer  Monnies,  Better  Monnies.  American  Economic  Review,  Paper  and  Proceedings,  v.  91,  p.238­242.  Pour  une  vision  contraire  voir  DE  LA  TORRE,  A.  et  al.  Beyond  the  Bipolar View: The Rise and Fall of Argentinas’ Currency Board. 2002,mimeo.

finance  internationale,  pourrions­nous  dire  que  nous  sommes  en  train  de  voir  l’écroulement d’un ou de plusieurs paradigmes ? Sous le paradigme du début des années  1990, la libéralisation des capitaux ­ leur permettant de circuler  librement  à travers les  pays  ­  devait  multiplier  les  possibilités  du  bien­être  et  du  développement  mondial. 

L’augmentation  d’opportunités  d’investissement  en  dette  souveraine,  grâce  à  la  restructuration de la dette par le plan Brady en 1989, renforça ce sentiment et, une fois  les  gouvernements  rétablis,  ils  ont  saisi  les  nouvelles  opportunités  de  financement  offertes par les marchés boursiers. Paradoxe de l’histoire, le Mexique, premier pays qui  marqua  le  début  d’une  longue  crise  de  la  dette  des  années  1980  pour  plusieurs  pays  émergents,  fut  également  le  premier  pays  à  mettre  en  évidence  les  fragilités  sous­ 

jacentes  de  la  nouvelle  architecture  financière  internationale  des  années  1990.  La  violence et la rapidité des événements rappelèrent que la mobilisation de capitaux ne se  font pas sans coût. 

Certes,  le  paradigme  sur  les  flux  de  capitaux  n’est  pas  nouveau.  Eichengreen  (2003)  remarque que  l’instabilité provoquée par  la  liberté de  leurs  mouvements avait déjà été  notée par Nurske dans les années 1920 ou Keynes et White après la Deuxième Guerre  Mondiale.  A  aucun  moment,  cependant,  ces  économistes  n’ont  nié  les  vertus  de  la  mobilité  des  capitaux  qui  ne  sont  plus  remises  en  question  aujourd’hui.  Le  débat  se  tourne vers la gestion inhérente pour garantir une certaine stabilité dans l’ordre financier  international.  Quelle  est  l’interprétation  des  crises  financières  actuelles ?  Quelles  sont  les  implications  pour  la  réforme  du  système  international  ou  pour  les  politiques  économiques  à  réaliser ?  Il  nous  semble  que  les  cercles  académiques  et  politiques  apprennent  pour  la  première  fois  à  vivre  dans  un  contexte  globalisé.  Les  nouvelles  opportunités des marchés peuvent, malgré tout, s’avérer dangereuses. 

Dans  cette  dynamique,  la  direction  des  flux  des  fonds  financiers,  leur  redressement  et  leurs  possibles  « surréactions »  dépendent  de  plusieurs  facteurs.  Qui  dirige  ces  mouvements ? Qui se trouve à la tête des « foules » de milliers d’investisseurs à travers  le monde ? Quel est le rôle de chaque agent, des organismes internationaux, des agences  de rating, des fonds d’investissement, des hedge funds ou des investisseurs individuels ?  Une des réponses à ces questions proviendrait de  la perception générale sur  les profits  potentiels de capitaux :  les  investisseurs chercheraient  les endroits  les plus rentables et  également  à  éviter  les  risques.  Les  perceptions  des  agents,  qui  constituent  donc  un  élément important lors de la recherche des réponses, pourraient évoluer selon plusieurs  variables. Ainsi, certaines théories développent le côté psychologique du comportement  des  marchés  financiers .  D’autres  théories  cherchent  à  trouver  des  variables  macroéconomiques,  structurelles  ou  institutionnelles  pertinentes  dans  l’esprit  des  investisseurs.  D’autres  encore  s’interrogent  sur  les  causes  de  la  formation  des  perceptions dans les croyances et les considérations sur les meilleures pratiques, ce qui  rendrait les investissements plus sûrs. Finalement, certaines théories prennent en compte  le rôle de l’information comme clé dans le fonctionnement de l’édifice financier. 

Sur le rôle de la psychologie dans la finance voir la révision faite par SHEFRIN, H. Beyond Greed and  Fear : Understanding Behavioural Finance and the Psychology of Investing. Boston : Harvard Business  School  Press,  2002,  368  p.  ou  SHLEIFER,  A.  Inefficient  Markets:  An  Introduction  to  Behavioural  Finance. Oxford: Oxford University Press, 2000, 216 p.

Pour  la plupart de ces questions (ou bien, revenant un pas en arrière, en cherchant  les  questions pertinentes à se poser), les réponses ne sont pas encore définitives. Comment  prévoir  les  réactions  des  investisseurs ?  Quelle  est  l’importance  de  chaque  variable  analysée ?  Quel  poids  les  éléments  irrationnels  ont­ils  dans  le  mouvement  des  capitaux ? Qui dirige, enfin, les vents du marché ? 

Notre  travail  tente  d’apporter  des  réponses  à  ces  questions.  Il  s’occupe  du  fonctionnement (ou dysfonctionnement) des marchés financiers. L’histoire récente, dans  les  années  1980  et  surtout  les  années  1990,  avait  poussé  les  économistes  vers  la  recherche  de  nouveaux  éléments  pour  faire  face  aux  défis  actuels  de  la  finance  internationale, au fur et à mesure que la libération des marchés financiers et les avances  technologiques permettaient, de  manière croissante,  le recours au  financement « arm’s  length » des pays. De notre point de vue, nous avons constaté que les crises mexicaine  et asiatique ont fait chuter  un paradigme pour en  voir émerger  un autre (ou d’autres) ;  nous avons également constaté que le point d’inflexion que nous vivons aujourd’hui est  accompagné  par  la  mise  en  question  des  structures  avec  lesquelles  les  institutions  supranationales  telles  que  le  FMI  ou  la  Banque  Mondiale  travaillent,  contribuant  à  l’accélération  de  leur  évolution.  D’autres  symptômes  sur  le  changement  de  paradigme  sont : l’ambiguïté des objectifs de ces institutions, qui, selon Tirole (2002), continuent à  être floues, vagues, et leurs modèles économiques affaiblis ou mis en question, la chute  des  consensus  (tel  celui  de  Washington)  et  l’émergence  de  nouveaux  débats  (ou  de  nouveaux consensus, tel que celui de Beijing ). Notre compréhension sur des sujets tels  que la contagion ou l’aléa moral est au mieux imprécise, et alors que des centaines de  nouveaux  articles  sont  publiés  tous  les  jours,  la  vérité  c’est  que  personne  ne  serait  capable d’anticiper tel ou tel comportement financier  face à tel ou tel événement (sauf  peut­être  les  cas  géopolitiques,  qui,  eux  introduisent  presque  toujours  de  l’incertitude  dans les marchés financiers) 

Cette  thèse  épouse  le  nouveau  paradigme,  en  cherchant  des  failles  dans  les  marchés  internationaux de capitaux à la suite des asymétries d’information entre les participants. 

Le  terme  d’ « asymétries  d’information »  est  très  vaste  et  traditionnel  de  la  théorie  économique ;  il  apparaît  même  comme  une  des  causes  à  l’origine  des  intermédiaires  financiers,  dont  l’histoire  remonte  à  plusieurs  centaines  de  siècles.  Néanmoins,  cette  affirmation  ne  veut  pas  dire  que  nous  connaissons  la  meilleure  façon  d’affronter  les  problèmes liés à l’asymétrie d’information. Par exemple, le FMI a été accusé à plusieurs  reprises  d’être  à  l’origine  de  l’aléa  moral,  remettant  son  existence  en  cause  sur  l’argument  qu’il  provoquait  les  problèmes  qu’il  était  censé  résoudre.  Les  agences  de 

Par la voie des émissions des titres de dette. 

COOPER RAMO, J. The Beijing Consensus : Notes on the new physics of chinese power. London : The  Foreign Policy Centre, mai 2004, p.74. 

La littérature sur le sujet n’offre pas une définition unique du terme « contagion ». Des économistes tels  que Rudiger Dornbusch ont avoué qu’il existait encore beaucoup à apprendre sur ce phénomène. Voir :  DORNBUSCH  et  al.  Contagion :  Understanding  How  it  Spreads.  The  World  Bank  Research  Observer,  2000,  v.  15,  n.2,  pp.  177­197.  Alan  Greenspan  expliqua  plus  généralement:  “  We  do  not  as  yet  fully  understand  the  new  system's  dynamics.  We  are  learning  fast,  and  need  to  update  and  modify  our  institutions and practices to reduce the risks inherent in the new regime. Meanwhile, we have to confront  the current crisis with the institutions and techniques we have.” Discours devant le Sénat des Etats Unis  sur la crise Asiatique le 3 mars 1998. 

André ORLEANS écrit en fait que la finance moderne essaie d’anticiper le comportement des autres.

rating  sont  à  leur  tour  mises  en  cause  pour  ne  pas  pouvoir  prévenir  à  temps  les  investisseurs  des  risques  dans  certains  pays,  comme  ce  fut  le  cas  pour  le  Mexique  ou  pour  certains  pays  d’Asie  à  la  veille  de  leurs  crises  respectives.  En  général,  les  gouvernements accusent  les  marchés d’introduire de  l’instabilité dans  leurs économies  (alors que les gouvernements essaient de fortifier leurs fondamentaux économiques) et  d’affecter leur développement en punissant l’appareil productif de leur pays. 

La  question  de  l’information  n’est  donc  pas  nouvelle.  Krugman  expliquait  qu’une  des  raisons pour  lesquelles  les  investisseurs étrangers avaient décidé de retirer  leur  capital  du  Mexique  en  1995  était  que  les  autorités  mexicaines  avaient  privilégié  les  investisseurs  locaux  en  les  prévenant    de  l’imminente  dévaluation  du  peso.  Les  investisseurs  s’étaient  trouvés  démunis,  non  seulement  face  au  gouvernement,  mais  également vis­à­vis des agences de rating qui continuaient de conseiller à investir dans  le  pays  encore  quelques  jours  avant  la  dévaluation  du  peso.  Bien  que  le  débat  sur  la  prévisibilité  de  la  crise  ne  soit  pas  terminé,  la  crise  mexicaine  mit  en  évidence  le  potentiel  du  conflit  d’intérêts  entre  les  agents.  A  partir  de  ce  moment,  le  modèle  d’information  des  investisseurs  devint  fragile.  Dans  un  premier  temps,  ces  capitaux  avaient  trouvé  refuge  dans  des  titres  d’autres  pays,  voire  d’autres  régions.  Plus  tard,  avec  la  crise  asiatique  et  la  crise  russe,  la  viabilité  du  système  global  fut  remise  en  question. 

Ainsi  donc,  l’état  actuel  de  l’architecture  financière  globale  impose  un  nouveau  défi  pour la théorie économique. Nous sommes en train d’apprendre à habiter dans ce nouvel  édifice, et à mieux gérer les inconvénients implicites. Apprendre voudrait peut­être dire  également  ne  pas  oublier.  Une  façon  d’apprendre  serait  donc  de  nous  retourner  vers  l’histoire économique. La fin du XIXe siècle et le début  du XXe s’avèrent une période  riche  en  leçons,  comme  le  confirme  le  nombre  croissant  d’études  sur  la  période .  En  effet, certains travaux montrent que l’intégration financière la plus importante au niveau  historique  fut atteinte pendant cette période (Quinn, 2003, Flandreau  et Zumer, 2004). 

D’autres  auteurs  soutiennent  que  l’exportation  de  capitaux,  en  proportion  du  PIB,  n’a  jamais été aussi élevée qu’à la fin du XIXe siècle (Stone, 2002, Edelstein,1976, 1982). 

Cette  époque  dorée  de  l’étalon­or  et  de  l’intégration  internationale  financière  n’a  pas  échappé aux accidents ni aux événements violents d’instabilité globale. De fortes crises  ont  eu  lieu  à  plusieurs  reprises,  notamment  en  1873  (défaut  de  paiement  de  l’Empire  ottoman, de l’Etat péruvien) en 1890 (la crise Baring) ou en 1907 (crise aux Etats­Unis). 

Chaque  fois,  les  crises  ont  eu  un  impact  international  et  des  mobilisations  de  fonds  furent  nécessaires  pour  stopper  les  effets  dominos.  Les  idées  de  « contagion »,  « bail­ 

out » existaient déjà dans la tête des économistes d’alors. Néanmoins, à la différence de  notre  époque,  l’architecture  d’autrefois  devait  gérer  ces  problèmes  sans  l’aide  des  institutions  supranationales.  Alors  que  des  organismes  privés  se  sont  formés  pour  défendre  les  intérêts  des  investisseurs  (comme  le  Council  of  Foreign  Bondholders  anglais  ou  l’Association  de  détenteurs  de  titres  étrangers  français),  aucune  institution  officielle  n’existait  pour  légitimer  une  action  multilatérale  face  aux  menaces  de 

Lorsqu’on introduit  les  termes  « Economic  History  Financial » dans la  base  Econlit,  plus de  60% des  231 résultats, entre 1995 et 2004 renvoient directement ou indirectement à la période qui va 1870 et 1913. 

Lorsqu’on introduit le terme « financial globalization » entre 1995 et 2004, les trois études historiques des  42 résultats utilisent la période de 1870 à 1913 comme point de comparaison avec le présent.

l’intégration  financière.  Le  contexte  semble  donc  nous  inviter  à  mieux  comprendre  le  monde d’il y a plus de cent ans.