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La traduction littéraire : un débat toujours ouvert

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Academic year: 2021

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LA TRADUCTION LITTERAIRE :

UN DE

´BAT TOUJOURS OUVERT

La traduction litte´raire est un sujet qui passionne les hommes depuis l’Anti-quite´, c’est un de´bat vieux de deux mille ans toujours d’actualite´. L’histoire de la traduction, sa the´orie et sa pratique ont fait l’objet de nombreux ouvrages et en inspirent toujours de nouveaux. Il suffit cependant de les consulter pour s’apercevoir que le nombre d’ide´es marquantes sur la question reste limite´ et que les certitudes et les de´saccords demeurent toujours les meˆmes.

Ce sont les aspects pratiques de la traduction qui nous inte´ressent bien suˆr en premier lieu, aussi, en ce qui concerne la the´orie, me contenterai-je de signaler deux ouvrages de re´fe´rence a` consulter par tous ceux que la question inte´resse : Les proble`mes the´oriques de la traduction de Georges Mounin (e´d. Gallimard, 1963), un classique franc¸ais qui fait toujours autorite´, et Apre`s

Babel, une poe´tique du dire et de la traduction de George Steiner (traduit

de l’anglais par Lucienne Lotringer, e´d. Albin Michel, 1978). Ma bibliographie personnelle comporte aussi un ouvrage polonais : Pisarze polscy o sztuce

przekładu, 1440-1974 (Wydawnictwo Poznańskie, Poznań, 1977), une belle

anthologie de citations d’e´crivains polonais traducteurs e´tablie par Edward Balcerzan.

Dans la plupart des ouvrages spe´cialise´s, on retrouve cependant quelques principes d’ordre ge´ne´ral que personne ne songe plus a` remettre en question.

La the´orie de la traduction e´tablit presque toujours trois cate´gories : la premie`re comprend la traduction strictement litte´rale, la seconde embrasse l’immense zone moyenne de la « translation » a` l’aide d’un e´nonce´ fide`le mais cependant autonome dont l’ambition est d’arriver a` composer un texte qui passe bien et se tient sans secours exte´rieur.

La troisie`me enfin est celle de la recre´ation ou de l’interpre´tation paralle`le, autrement dit de l’adaptation.

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Quant a` l’histoire de la traduction, les spe´cialistes y distinguent trois grandes pe´riodes. La premie`re irait du ce´le`bre pre´cepte de Cice´ron qui recommandait en l’anne´e 46 av. J.-C. de ne pas traduire Verbum pro verbo, repris par Horace dans son Art Poe´tique vingt ans plus tard et comple´te´ au IVesie`cle de notre e`re par St Je´roˆme, traducteur de la Bible en latin, qui formulait un principe auquel il est difficile d’ajouter aujourd’hui quoi que ce soit de nouveau, a` savoir : « s’en tenir au mot a` mot dans le cas des myste`res et a` la signification pour la signification, partout ailleurs ». Le troisie`me « patron » des traducteurs de cette pe´riode est Etienne Dolet, imprimeur et humaniste franc¸ais du XVIe sie`cle. Son ce´le`bre ouvrage De la manie`re de bien traduire d’une langue dans une autre

servira de re´fe´rence a` une longue liste de traducteurs franc¸ais dont Jacques Amyot, Ge´rard Nerval, Charles Baudelaire, Vale´ry Larbaud, Andre´ Gide. S’en inspireront aussi des auteurs polonais comme Piotr Kochanowski, traducteur du Tasse et de l’Arioste, Łukasz Górnicki, adaptateur du Parfait courtisan de Castiglione ou Stanisław Kostka Potocki, qui a enrichi les lettres polonaises de ses traductions de Cice´ron, de Rousseau ou de Stern. La deuxie`me pe´riode serait celle de la recherche herme´neutique qui imprime a` la question de la traduction un aspect nettement philosophique. Apre`s, on plonge pour de bon dans le courant moderne avec ses tentatives de traduction automatique qui ont fait long feu, sa pense´e linguistique des « champs se´mantiques », celle notamment des diffe´rentes « visions du monde », des civilisations multiples, et peut-eˆtre e´tanches les unes aux autres, pense´e visant a` prouver que nous pensons un univers que notre langage a d’abord modele´, autrement dit, que chaque langue contient, pre´fabri-que et impose a` ses locuteurs une certaine manie`re de regarder le monde, d’ou` les querelles entre « universalistes » et « relativistes ».

Quelle que soit la me´thode adopte´e, une remarque s’impose, a` savoir : contrairement a` l’œuvre originale dont l’identite´ reste invariable au cours des sie`cles, la traduction n’en constitue qu’une des lectures possibles qui peuvent coexister inde´pendantes les unes des autres. Chaque traduction est en effet une lecture individuelle, subjective, chaque traducteur lui imprime un caracte`re particulier en fonction de sa propre sensibilite´. D’ou` son irre´versibilite´. D’ou` aussi les tentatives de retraduire quelques chefs d’œuvre de la litte´rature mondiale pour faire mieux ou contre ses pre´de´cesseurs (car la traduction met en e´mulation ses artisans). On cherche a` atteindre l’ide´al, tentative qui apparaıˆt vaine sauf quelques exceptions parmi lesquelles on peut citer La vie des hommes

illustres de Plutarque dans la traduction de Jacques Amyot, jamais e´gale´e par

ses nombreux successeurs, ou Les histoires extraordinaires de Poe auxquelles depuis Baudelaire personne n’osa plus jamais s’attaquer. Dominique Aury, dans sa pre´face a` l’ouvrage de Georges Mounin cite´ plus haut, pose par exemple la question a` propos des traductions franc¸aises de Shakespeare :

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Pourquoi tant d’admirables anglicistes, dans les dernie`res cinquante anne´es, ont-ils vainement traduit Shakespeare, vainement puisqu’il faut recommencer ? Ils ne commettaient ni contresens, ni faux sens, ni fautes de franc¸ais. On re´pondra qu’ils n’e´taient pas e´crivains. Andre´ Gide e´tait e´crivain, savait honorablement l’anglais, s’entourait des plus justes conseils. Ses traductions de Shakespeare ne ressemblent pas a` Shakespeare. Il n’a pas, lui non plus, franchi l’obstacle. Ou` est l’obstacle ?

Il est certes inte´ressant de prendre connaissance de ces diffe´rentes approches de l’art de traduire, par exemple des remarques de Chateaubriand a` propos de sa traduction « litte´rale » du Paradis perdu de Milton, ou` il bouscule les re´gimes des verbes, forge des mots neufs comme « inadore´ » ou « inabstinence » pour pe´ne´trer dans le ge´nie de la langue anglaise. Ou des pole´miques souleve´es par Antoine Berman, ennemi de la tradition des « belles infide`les », parti en guerre contre la traduction ethnocentrique qu’il baptisa d’« impe´rialiste ». Ou de conside´rer le cas inte´ressant que constituent quelques auteurs bilingues se traduisant eux-meˆmes comme Samuel Beckett ou Julien Green. Il serait cependant dangereux de les aborder de manie`re fixiste sans prendre en conside´ration le facteur temps et son jeu sur la langue. Les visions du monde et les langues ne sont pas immobiles et la traduction− contact entre deux langues − n’est pas une situation linguistique intemporelle. Il existe une dialectique des relations entre les langues, celles des contacts qu’elles ont entre elles au cours de l’histoire. Plus ces contacts se multiplient, plus il devient facile de traduire.

He´las, dans la pratique, les connaissances the´oriques sont de peu de secours. L’obligation pour le traducteur de contenter a` la fois l’auteur, l’e´diteur et le lecteur constitue un pari souvent difficile a` tenir car les attentes des uns et des autres s’ave`rent parfois contradictoires. En me fondant sur l’expe´rience acquise en tant que directrice de la collection « Pavillons − Domaine de l’Est » aux e´ditions Robert Laffont ou`, pendant pre`s d’un quart de sie`cle, j’ai accompagne´ dans leur travail les traducteurs de la litte´rature d’Europe centrale, polonaise, tche`que, serbo-croate, estonienne ou russe, j’aurais tendance a` conside´rer que l’important consiste a` reproduire le texte original de manie`re a` ce qu’il puisse eˆtre lu dans la langue d’arrive´e comme on suppose qu’il a e´te´ lu dans la langue de l’auteur. Rendre sensibles non seulement ses moindres nuances d’intonation, ses variations de rythme, ses sous-entendus, mais aussi ses de´rives, ses possibilite´s de diffe´rence par rapport a` la norme. Comme exemple d’une belle traduction a` tout point de vue re´ussie on pourrait citer Tout est illumine´, roman du jeune auteur ame´ricain Jonathan Safran Foer traduit par Jacqueline Huet et Jean Carasso et publie´ aux e´ditions de L’Olivier. De meˆme que Tchevengour d’Andre´ı¨ Platonov ou Slynx de Tatiana Tolstoı¨, traduits respectivement par Louis Martinez et Christophe Glogowski, deux grands livres que j’eus la joie de pouvoir e´diter chez Robert Laffont. Il est faux cependant de croire qu’il suffit d’une bonne

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maıˆtrise des diffe´rentes techniques de traduction pour s’attaquer a` la traduction de n’importe quelle œuvre. On touche peut-eˆtre ici a` l’un des aspects les plus myste´rieux de la traduction, celui de la parente´ que l’on ressent ou non avec l’univers spirituel de l’auteur. Une œuvre est toujours porteuse d’une vision du monde a` laquelle il faut pouvoir s’identifier. Je pourrais citer plusieurs cas de traducteurs chevronne´s qui, en de´pit de leur expe´rience, n’ont pas re´ussi a` coller a` l’esprit de l’œuvre qu’ils croyaient pouvoir rendre fide`lement en franc¸ais bien qu’ils n’aient commis ni contresens ni faux-sens. Le texte franc¸ais auquel ils ont abouti n’avait rien a` voir avec l’original. Le cas le plus flagrant qui me vient a` l’esprit est celui de Youri Mamle´ı¨ev, l’auteur russe pour lequel j’ai duˆ faire appel a` plusieurs traducteurs successifs pour n’en retenir qu’un seul, ou une seule, pour eˆtre pre´cise, puisqu’il s’agissait d’une femme. Il existerait donc bien un myste`re de la traduction litte´raire. C’est comme dans les Evangiles : « Il y a beaucoup d’appele´s, mais peu d’e´lus ». S’agirait-il d’un don, d’une faculte´ dont certains seraient pourvus et d’autres pas ?

Cela dit, « c’est en forgeant qu’on devient forgeron ». Il existe bien certaines re`gles, celles par exemple qui concernent la ponctuation ou la concordance des temps, suffisamment claires pour que la plupart des traducteurs n’aient pas trop de mal a` les appliquer. Mais pour respecter le ton, la cadence des mots et des phrases, la combinaison des timbres, les tensions harmoniques ou les associa-tions de sens, c’est l’oreille musicale, la sensibilite´ et la culture litte´raire du traducteur qui entrent en jeu. Il s’ave`re parfois ne´cessaire de recourir a` la compensation, re`gle qui exige beaucoup de doigte´. Certains en sont conscients, d’autres pas et s’offusquent face a` des critiques de la part des tiers. C’est un proble`me de´licat car il touche a` l’orgueil professionnel du traducteur. Il est bon d’en tenir compte et d’arriver a` se « spe´cialiser » dans tel ou tel domaine litte´raire avec lequel on se sent quelque « affinite´ e´lective ».

Remarquons toutefois que si l’on voulait que l’œuvre traduite ressemble en tout point a` l’œuvre a` traduire, il n’y aurait pas de traduction litte´raire possible. Selon Walter Benjamin, traduire reviendrait a` chercher a` obtenir une identite´ a` partir d’une alte´rite´. C’est, comme je l’ai de´ja` mentionne´ plus haut, ce qu’avait tente´ et re´ussi Chateaubriand traduisant Le Paradis perdu de Milton. Il avait anglicise´ le franc¸ais et bouscule´ les re´gimes des verbes pour conserver les images et la musicalite´ de l’original. D’autres versions connues de ce poe`me ne portent en rien atteinte a` la grammaire franc¸aise mais paraissent insipides a` coˆte´ de la sienne. C’est pourtant une pratique dangereuse, elle suppose que le traducteur trouve assez de ressources en lui-meˆme pour provoquer une mutation visant une litte´ralite´ verbale ou syntaxique, ce qui, a` la limite, rendrait la traduction inutile. Ce que Chateaubriand, virtuose de la langue franc¸aise, put faire, n’est certes pas a` la porte´e de tout le monde.

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Il y a encore un point de´licat sur lequel j’aimerais dire quelques mots : celui de la traduction de textes litte´raires dont la qualite´ laisse a` de´sirer. Certes, la perfection en litte´rature est rare mais il arrive qu’on ait a` traduire des ouvrages qui en sont vraiment loin. Je ne parle pas de navets (quoique les ale´as du marche´ international du livre n’excluent pas de tels cas), mais de livres dont on de´couvre les imperfections seulement en cours de traduction, telles les pe´riphrases, les redondances, les de´fauts de construction ou d’enchaıˆnement. La` il ne s’agit plus d’eˆtre fide`le mais capable de les rendre invisibles, quitte a` les gommer. C’est de loin ce qui peut arriver de pire a` cet artisan de la communication inter-linguistique qu’est finalement le traducteur. Il est oblige´ de se substituer a` l’auteur pour faire mieux que lui tout en sachant qu’il ne sera jamais remercie´ de ses efforts car il est pre´fe´rable que l’auteur n’en sache rien, tout comme le lecteur d’ailleurs. Si jamais, par honneˆtete´ professionnelle, il s’abstient d’intervenir dans le texte, il court le risque d’eˆtre accuse´ lui-meˆme de maladresse, et un livre mal e´crit passera pour un livre mal traduit. Cela arrive, he´las, et plus souvent qu’on ne croit. Aujourd’hui, les me´tiers du livre relevant davantage d’une industrie que de l’artisanat, la plupart des maisons d’e´dition, soucieuses de leur chiffre d’affaires, se voient oblige´es de suivre un rythme toujours plus rapide de publications afin de se maintenir sur le marche´, ce qui se ressent sur la qualite´ de leur production. On apporte de moins en moins d’attention a` l’aspect re´dactionnel du livre, laissant l’auteur se de´brouil-ler seul, sans l’aide, souvent si pre´cieuse, d’un e´diteur avise´ qui l’assisterait de ses conseils au cours de l’e´laboration de son texte. L’erreur est humaine, meˆme un auteur chevronne´ a besoin d’un oeil exte´rieur capable d’attirer son attention sur tel ou tel de´faut de son e´criture qu’il pourra ainsi corriger avant la remise de´finitive du manuscrit. De plus en plus souvent, c’est au traducteur que revient ce roˆle. D’ou` l’importance, si la chose est possible, d’une bonne collaboration entre l’auteur et son traducteur. C’est en effet lors du passage d’une langue a` l’autre que certains de´fauts du texte apparaissent le plus clairement, telles les redites, lapsus involontaires, erreurs de dates ou impre´cisions du vocabulaire. Si l’auteur est capable de le reconnaıˆtre, il sera reconnaissant au traducteur et le re´sultat de leur collaboration de´bouchera sur une version ame´liore´e du texte original.

Dernie`re remarque, enfin, concernant les apprentis traducteurs. J’ai souvent constate´ qu’ils relisaient leur travail en continuant de voir, comme en transpa-rence, le texte original qu’ils ont plus ou moins re´ussi a` rendre. Le seul conseil qu’on peut leur donner est de prendre leur temps, de se faire la main en travail-lant en collaboration avec un traducteur plus expe´rimente´, soit en groupe dans un atelier de traduction, ou, a` de´faut, en soumettant leur travail au fur et a` mesure de sa progression a` un professionnel du livre.

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Pour finir, sur la demande de Madame Zofia Mitosek, l’initiatrice de cette rencontre, quelques mots sur ma traduction de Dorota Masłowska. Son de´but litte´raire, Wojna polsko-ruska pod flagą biało-czerwoną, roman e´crit en un mois a` la veille de son bac, a fait grand bruit en Pologne, divisant l’opinion publique en deux camps oppose´s, d’un coˆte´ les admirateurs inconditionnels de la jeune prodige, de l’autre ses de´tracteurs acharne´s. Les uns et les autres s’accordaient cependant sur un point : Wojna polsko-ruska de Masłowska, a` commencer par son titre, e´tait intraduisible. Son e´diteur, Paweł Dunin-Wąsowicz, en m’adressant la version e´lectronique du roman, semblait d’ailleurs partager cet avis. C’est donc arme´e d’un crayon que j’en ai attaque´ la lecture. Et je fus se´duite d’emble´e. Je ne m’attendais pas a` tant d’originalite´ et de maturite´, ni a` une telle maıˆtrise des techniques d’e´criture de la part d’une de´butante de 19 ans. Confiant le roˆle de narrateur a` son jeune antihe´ros, un banlieusard came´, macho et plutoˆt borne´, de´nomme´ le Fort, Dorota Masłowska en fait le repre´sentant de toute une jeunesse paume´e de la Pologne postcommuniste, dont elle dresse au passage un tableau a` la fois de´vastateur et cocasse avec un art consomme´, digne de la plume d’un Gombrowicz ou d’un Mrożek. Intraduisible, ce roman ? Il s’agissait d’e´vidence d’une e´criture orale et de´jante´e a` souhait, certes re´volutionnaire en Pologne, mais pas en France ou` le proce´de´ a de´ja` fait ses preuves depuis longtemps et ou` des livres trash ne font plus l’e´ve´nement. Pas de difficulte´s majeures donc pour trouver des e´quivalents franc¸ais au vocabulaire dont usaient les personnages du roman. Le proble`me se situait plutoˆt au niveau de la syntaxe, torture´e, bancale, aux limites de la correction, tre`s inventive en meˆme temps, donc exigeant de la cre´ativite´ de la part du traducteur. Directrice de collection a` l’e´poque, j’aurais sans doute confie´ ce livre a` un traducteur ou une traductrice de mon choix, mais il me fallait au pre´alable convaincre le P.d.g. des e´ditions Robert Laffont de l’inte´reˆt a` en acque´rir les droits franc¸ais. Or, celui-ci ne semblait gue`re presse´, pre´fe´rant attendre la re´action de ses confre`res anglo-saxons, plus aptes a` ses yeux a` juger de la valeur d’une pareille acquisition, attitude qui a tendance a` se ge´ne´raliser dans la plupart des grandes maisons d’e´dition parisiennes. Or, je n’avais pas envie d’attendre. J ’e´tais suˆre que, publie´ a` la veille de l’entre´e de la Pologne dans l’Union Europe´enne, ce livre iconoclaste, portrait sous acide d’une ge´ne´ration post-Walesa perdue et des bas-fonds polonais populistes, consume´ristes et xe´nophobes, saurait eˆtre appre´cie´ a` sa juste valeur tant par la critique que par les lecteurs franc¸ais. Donc, apre`s avoir conclu un arrangement avec l’agent de Dorota (prudence oblige !), je m’e´tais mise au travail sans tarder et sans plus rien demander a` personne.

Bien e´videmment, n’ayant plus vingt ans et n’e´tant pas spe´cialement familie`re des mœurs de la banlieue, fuˆt-elle polonaise ou franc¸aise, j’ai duˆ m’y pre´parer avec soin. Pour commencer, je suis devenue une lectrice assidue des

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revues branche´es pour femmes, du genre « Jeune et Jolie » ou « Glamour », fourmillant d’expressions « tendance ». J’ai achete´ quelques livres de nouveaux auteurs franc¸ais « trash », dont « Baise-moi » de Virginie Despentes, « Moi non » de Patrick Goujon, « Entre les murs » de Franc¸ois Be´gaudeau , ou` j’ai trouve´ une quantite´ impressionnante de noms et de verbes du vocabulaire de la drogue (joint, shit, pe´tard, la dope, la came, se shooter, sniffer, planer, etc., ou d’expressions savoureuses du genre « de´fonce´ mode`le courant », « violemment raide », « en plein brouillard de raide »), de citations de la langue vivante de la banlieue (« se de´mener juste pour que ce soit moins pire », « oublier le monde qui part en couilles »), de paroles d’e´le`ves des Zones d’Education Prioritaire (« alors elle commence a` de´lirer, truc de ouf, style elle voit des machins qu’existent pas du tout »). Entoure´e de dictionnaires de divers argots que j’ai dans ma bibliothe`que (comme le « Dictionnaire du franc¸ais non conventionnel » de Jacques Cellard et d’Alain Rey, « La me´thode a` Mimile » d’Alphonse Boudard), j’ai pris aussi soin de preˆter une oreille plus attentive que d’habitude aux conversations des jeunes dans la rue, l’autobus, le me´tro, aux slogans publicitaires, chroniques sportives, paroles de rapeurs. J’ai consulte´ mes petits fils, aˆge´s respectivement de 10 et de 12 ans, sur leurs jeux vide´o, leurs expressions d’admiration, de de´dain ou de de´gouˆt favorites et, avec leur permission bien suˆr, je me suis follement amuse´e a` de´chiffrer le contenu des SMS qu’ils recevaient sur leurs portables. J’avais de´ja` use´ de tels proce´de´s a` mes de´buts dans le monde de l’e´dition, lesquels remontent a` la fin des anne´es 70. Lectrice, a` l’e´poque, de livres pour enfants chez Flammarion (ou`, dans la collection Castor-Poche, j’ai publie´ plusieurs auteurs d’Europe centrale) et auteur d’une anthologie de poe´sies polonaises destine´es aux enfants, parue en 1976 sous le titre « Pourquoi le concombre ne chante-t-il pas ? » aux e´ditions Saint-Germain-des-Pre´s ( prix du Meilleur Livre Loisirs Jeunes, un exploit pour l’e´tudiante en litte´rature compare´e que j’e´tais a` l’e´poque !), j’ai pu alors constater l’efficacite´ de cette me´thode d’immersion dans un re´el proche de l’univers d’un auteur qu’on se propose de traduire.

Le travail en lui-meˆme fut un vrai plaisir, j’avoue m’eˆtre vraiment bien amuse´e. J’ai pu en faire part a` Dorota lors de notre premie`re rencontre, en juin 2003. Elle m’avait alors dit que c’e´tait aussi son cas, qu’elle pouvait pas s’empeˆcher de rire en e´crivant ce livre, souvent en plein milieu de la nuit, au point que sa me`re, inquie`te, venait frapper a` sa porte pour s’enque´rir de l’e´tat de sa sante´. Notre rencontre eut lieu en France, a` la villa Mont-Noir, re´sidence d’e´crivains europe´ens dans la re´gion Nord-Pas-de-Calais, ou`, en tant que candidate se´lectionne´e pour un se´jour d’un a` deux mois, elle participa a` la grande feˆte annuelle et fut feˆte´e comme une star, bien que son livre n’euˆt pas encore paru en franc¸ais. J’en avais bien suˆr profite´ pour l’interroger sur

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tel ou tel de´tail du livre exigeant quelque pre´cision, comme le fameux siding, apparemment le nec plus ultra du luxe pavillonnaire en Pologne que, pour ne l’avoir jamais vu, j’avais du mal a` imaginer (ce fut chose faite deux mois plus tard, lors d’un voyage a` Gdansk, effectue´ en grande partie pour les besoins du roman). Nous abordaˆmes aussi le proble`me du titre qui, selon moi, risquait d’eˆtre mal interpre´te´ par les lecteurs franc¸ais. Or, c’est une anecdote qui en est l’origine. Disons, pour faire court, que Dorota l’aura trouve´ dans un bar fre´quente´ par des loubards de Wejherowo. C’est aussi l’histoire du titre franc¸ais, inspire´ par une feˆte promotionnelle organise´e dans les rues de Gdańsk a` l’occasion du lancement d’une boisson alcoolise´e dite « Polococta », a` laquelle j’ai assiste´ par le plus pur des hasards.

Le livre a finalement paru aux e´ditions Noir sur Blanc, marquant en meˆme temps la fin de ma collaboration avec les e´ditions Robert Laffont. J’ai rejoint l’e´quipe e´ditoriale de Ve´ra Michalski qui, a` la teˆte de son groupe franco-suisse Libella, poursuit avec une belle de´termination sa politique d’ouverture a` l’Europe centrale. PoloCocktail Party a rencontre´ un formidable accueil de la part de la presse franc¸aise, tous les quotidiens et la quasi totalite´ des magasines, des plus se´rieux aux plus branche´s, en ont assure´ la couverture a` coup de titres plus inventifs les uns que les autres, du genre « Haˆffreux, beˆte et polak », « Grands hallucinations a` la polonaise », « Polonaises et chopines », « Petite hallu post-communiste », « La Pologne sous acide », tous admiratifs de la romancie`re de´butante dont « le style dynamitait le paysage litte´raire polonais ». De`s le mois de septembre de cette anne´e, on le trouve en poche, aux e´ditons Points-Seuil. Pari re´ussi donc ? On peut toujours mieux faire, ai-je l’habitude de dire, quand on aborde le domaine de la traduction litte´raire.

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