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Le droit international privé à l'épreuve de la théorie kantienne de la justice

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Le droit international privé à l'épreuve de la théorie kantienne de la justice

ROMANO, Gian Paolo

ROMANO, Gian Paolo. Le droit international privé à l'épreuve de la théorie kantienne de la justice. Journal de droit international (Clunet) , 2012, p. 456-486

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:135664

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à l’épreuve de la théorie kantienne de la justice

par

Gian Paolo Romano Professeur à l’Université de Genève*

Résumé

La doctrine kantienne connaît aujourd’hui un regain d’intérêt et, avec elle, l’idée que le Droit aurait pour objet la coordination des domaines de liberté des sujets – pour Kant tout à la fois les personnes privées et les États – en vue de prévenir ou résoudre un conflit, qui consisterait en la revendication simultanée par deux sujets du même domaine de liberté. Il est généralement admis que la coordination constitue la raison d’être du droit international privé et une relecture de l’explication kantienne de la genèse du Droit, sur les plans interne et international, invite à penser que c’est en effet une double coordination qu’appellent les relations privées internationales, celle des domaines où s’exerce la liberté de chacun des États de délimiter, par son propre droit – règles abstraites et décisions de justice – les domaines de liberté des personnes privées parties à ces relations, en la forme de droits subjectifs et obligations. Positivisme et nature de la chose, liberté et nécessité, universalisme et particularisme, bilatéralité et unilatéralité, fonction régula- trice et fonction répartitrice : bien des dualismes qui agitent la pensée internationaliste contemporaine se rencontrent dans la tradition kantienne et il n’est pas exclu que la manière dont celle-ci aboutit à les réconcilier puisse rendre service au renouvellement du paradigme que poursuit celle-là et qui semble en tout cas devoir passer par la recherche d’une synthèse entre l’idée du conflit de souverainetés et celle du conflit d’intérêts privés.

Summary

Kant’s legal writings are becoming increasingly popular and so is the idea that Law purports to ensure consistency of the domains of external freedom of the rational agents – in Kant’s view : both individuals and States – so as to prevent or resolve conflicts, which are simultaneous and mutually incompatible claims asserted by two agents over the same domain of freedom. If it is commonly held that private international law is also centered around coordination, the Kantian account on how Law comes into existence, both at the national and international levels, suggests that what cross-border relations between private persons require is actually a twofold consistency, i.e. that of domains of external freedom of States, which freedom consists here in securing, through their national laws and adjudications, mutually consistent domains of external freedom of private persons which are parties to those relations. Positivism and natural law, liberty and necessity, universalism and particularism, multilateralism and unilateralism : those dualisms with which conflict of laws thinking and methodology has been grappling for some time also feature within the Kantian tradition and the way the latter manages to come to terms with them may assist the former in readjusting its paradigm. Which readjustment

* Version quelque peu augmentée d’un article paru sous le même titre dansF. Lorandi et D. Staehelin (Hrsg.), Innovatives Recht – Festschrift für Ivo Schwander, Saint-Gall (Dike Verlag), 2011, p. 613-639.

Nous tenons à remercier à la fois les directeurs et l’éditeur du volume d’avoir consenti à cette republication.

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arguably mandates reconciling the contention that conflict of laws ultimately involves a conflict between States with the idea that conflicts between private persons are the only ones truly at stake here.

1 – À en croire la préface d’un ouvrage consacré à « Kant et le Droit », Kant serait devenu « exceptionnellement populaire » au cours des vingt dernières années, notamment dans les milieux anglophones1. Nombre de juristes- philosophes se sont évertués à montrer la persistante vitalité de la pensée kantienne dans bien des branches du droit : contrats, responsabilité civile, droits réels, droit pénal, droit international public et bien d’autres. Cet engouement pour Kant – cette relecture de larges pans du droit contemporain à la lumière de ce qu’il nous a dit sur le droit – ne s’est cependant pas propagé au droit international privé. Voilà qui, dira-t-on, n’est point surprenant : d’une part, ainsi que le constat en a été souvent fait, la théorie du droit international privé semble s’être développée de manière assez indépendante des grands courants de philosophie et même de théorie du droit2; d’autre part, ce que laRechtslehre livre à propos des relations privées internationales peut paraître assez négli- geable3.

1. B. Sh. Byrd et J. Hruschka, Kant and the Law, Aldershot, 2006, p. xiii: « Kant has become exceptionally popular in the anglophone world over the past twenty years ». – cf.J. Fisch, When Will Kant’s Perpetual Peace be Definitive ? : 2 J. Hist. Int’l. L. 125 (2000), p. 125. Les ouvrages kantiens seront cités dans la traduction française en indiquant entre parenthèses, à côté de la version allemande du titre, le numéro du volume et de la page de l’édition de l’Académie de Berlin (Akademieausgabe,

« AA »,Kants gesammelte Schriften, publiée par de Gruyter à partir de 1900) :Critique de la raison pure, 1781 (Kritik der reinen Vernunft, AA, 3 : 3-552), tr. A. Renaut, 3eéd. corrigée, Paris (GF Flammarion), 2006 ;Fondation de la métaphysique des mœurs, 1785 (Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, AA, 4 : 229-248), tr. A. Renaut, Paris (GF Flammarion), 1994 ;Critique de la raison pratique, 1788 (Kritik der praktischen Vernunft, AA, 5 : 3-163), tr. L. Ferry et H. Wismann, Paris (Folio essais), 1985 ;Critique de la faculté de juger, 1790 (Kritik der Urteilskraft, AA, 5 : 165-485), tr. A. Renaut, Paris (GF Flammarion), 1994 ;Métaphysique des mœurs, 1797 (Metaphysik der Sitten, AA, 6 : 205-491), qui englobe laDoctrine du droit(Rechtslehre, AA, 6 : 229-354, et l’Appendice, AA, 6 : 356-372) et laDocrine de la vertu (Tugendlehre, AA, 6 : 375-491), tr. A. Renaut, Paris (GF Flammarion), 1994 ;Vers la paix perpétuelle, 1795 (Zum ewigen Frieden, AA, 8 : 341-421), tr. J.-F.

Poirier et F. Proust, Paris (GF Flammarion), 1994 ;Théorie et pratique, 1793 (Über den Gemeins- pruch : Das mag in der Theorie richtig sein, taugt aber nicht für die Praxis, AA, 8 : 273-313), tr.

F. Proust, Paris (GF Flammarion), 1991, réimpr. 2006 ;Réflexions, tirées duHandschriftlicher Nachlass(Überlegungen, AA, 19-20), tr. F. Proust, Paris (GF Flammarion), 1994.

2. Au sujet de la faible emprise exercée jusque-là par la philosophie du droit sur le droit international privé, et de celui-ci sur celle-là, rappr.H. Muir Watt et D. Bureau, Droit international privé, t. I, 2eéd., Paris, 2010, p. 40-41. V. égalementR. Weintraub, Interest Analysis in the Conflict of Laws as an Application of Sound Legal Reasoning : 35 Mercer L. Rev. 629 (1984), p. 630, pour qui « the evils that had beset conflicts methodology were the result of separating the conflict of laws from the mainstream of legal reasoning ». – en ce sens également, V.W. L. Reynolds, Legal Process and Choice of Law : 56 Md. L. Rev. 1371 (1997), p. 1372. – cf.A.T. Von Mehren, Choice of Law and the Problem of Justice 41 L. & Cont. Problems 27 (1977), p. 27.

3. Pour Kant, le « droit international » (ius gentium) prend entre autres en charge la « relation qui s’établit entre des personnes individuelles appartenant à l’un de ces États et celles de l’autre » (Doctrine du droit, AA, 6 : 343-344; ce type de relations occupe à l’intérieur de la vision kantienne d’un « droit cosmopolitique »,ius cosmopoliticum– objet du dernier paragraphe de laRechtslehre– une place qui n’est pourtant pas aisée à definir). Si Kant a bel et bien envisagé les relations privées internationales, il n’en traite essentiellement que par un double renvoi à ce qu’il a exposé au sujet des relations privées internes à un État (V.infran° 19 et 23).

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2 – Aussi bien, qui s’essaie à la mise en regard de la théorie kantienne du droit et de la théorie du droit international privé, doit d’abord se justifier. Plusieurs raisons nous semblent y inviter aujourd’hui.

La première, à caractère passablement conjoncturel, tient justement au regain d’actualité que connaît la pensée kantienne et, avec elle, la conception du droit chargeant celui-ci d’assurer lacoordinationdes domaines de liberté des sujets4. Précisément, le droit international privé ne poursuivrait-il pas, lui aussi, la coordination?5. La montée en puissance de cette idée et notamment la précision que ce sont lesordres juridiquesque notre branche se doit de coordonner6, n’ont toutefois pas ébranlé la conviction, largement dominante en Europe, selon laquelle ce sont bien plutôt les intérêts des individus que ceux des États que le droit international privé prendrait en charge, celui-ci ayant pour mission de régler des conflits entre personnes privées et non des différends entre les communautés étatiques dont elles relèvent. Et cependant, une tendance à nuancer cette perception purement interindividuelle de la dimension dans laquelle s’inscrirait notre discipline se fait jour à cadence cyclique sur le Vieux Continent7, sans compter que le plan interétatique n’a jamais cessé d’être au centre de la réflexion outre-Atlantique8.

Voilà qui livre une deuxième raison de convoquer la doctrine kantienne. Car Kant – et ses partisans contemporains y insistent – a été le premier auteur et peut-être le seul à ce jour à proposer un modèle de théorie juridique englobant tout aussi bien les relations entre lesindividusque les relations entre lesÉtats9. C’est ce qui explique qu’au sujet de celles-ci, Kant soit bien moins disert qu’à propos de celles-là : exposée à partir de la sphère interindividuelle, sa théorie du droit devrait s’étendre telle quelle, ou presque, à la sphère interétatique. Par la

4. Parmi de nombreux auteurs, V.J. Raz, Postema On Law’s Autonomy and Public Practical Reasons : A Critical Comment : 4 Legal Theory 1 (1998), p. 20: « If we can show (1) that securing coordination is good, and (2) that the law is better at securing coordination than alternative methods (...), then we can conclude that it has the task of securing coordination ». – V. également avec beaucoup de vigueur S. Besson, The Morality of Conflict – Reasonable Disagreement and the Law : Oxford and Portland, 2005, spéc. p. 161 et s.: «coordination can be regarded as the law’s main function or task» (p. 204; mise en italique en original). – dans la littérature de langue française, V. déjàH. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé : Paris, 1948 (réimpr. Paris, 1991), p. 9: « Le Droit, personne ne le conteste, a pour objectif (...) la coordination des activités humaines (...) ».

5. L’idée est, on le sait, associée au nom et à l’œuvre deH. Batiffol, Aspects philosophiques du droit international privé : Paris, 1956. – V. également I. Schwander, Methodische Defizite des IPR- Kollisionsrechts – Wie weiter ? : Festschrift A. Pedrazzini, Zürich, 1995, p. 397.

6. V.P. Picone, Les méthodes de coordination entre ordres juridiques en droit international privé : Rec. cours, 1999, t. 276, p. 9-296. – P. Mayer, Le phénomène de la coordination des ordres juridiques étatiques en droit privé : Rec. cours, 2007, t. 327, p. 9-377.

7. V. la controverse engagée par P. Mayer (Le phénomène de la coordination, préc., p. 155 et s., spéc.

p. 326) et A. Bucher (La dimension sociale du droit international privé : Rec. cours, 2009, t. 349 p. 102 et s.), à propos de l’intérêt de l’État à régir par sa loi une relation privée internationale.

8. V. par ex.S. Symeonides, The American Choice of Law Revolution in the Courts : Today and Tomorrow : Rec. cours, 2002, t. 298, spéc. p. 364. – sur ce que c’est au sujet de la « place des intérêts de l’État dans le règlement du conflit de lois » que s’est produite la « rupture entre tradition européenne et nord-américaine », V.H. Muir Watt, Aspects économiques du droit international privé : Rec. cours, 2004, t. 307, p. 41.

9. En ce sens par ex., V.B. Sh. Byrd et J. Hrutschka, Kant’s Doctrine of Right : Cambridge, 2010, p. 1:

« Kant indeed is the only one author who providesonesingle model... on the national, international and cosmopolitan levels » (italique en original).

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double coordination qu’elle prône – des domaines de liberté dessujets-individus et des sujets-États – la doctrine kantienne incite à repenser le lien qu’entre- tiennent au sein de notre branche ces deux sphères se voulant chez elle spéculaires. Avec la précision – fondamentale, il est vrai, car elle livre la passerelle conceptuelle reliant les deux plans – que la liberté des sujets-États consiste ici en la liberté pour chaque communauté étatique de mettre en œuvre, par le droit privé qu’elle édicte, l’organisation des rapports interindividuels la plus conforme à sa vision de la justice.

C’est ce qui nous conduit à la troisième raison de nous tourner vers Kant. Sa doctrine du droit procède en effet de l’observation des différences qui séparent les lois des peuples10. Le constat du désaccord entre eux sur ce qui répond à l’idée de justice a intrigué notre auteur, le troublant peut-être aussi, et l’a incité à rechercher, au-delà des diverses spécifications possibles de cette idée, ce qu’il y a d’universel dans celle-ci, à en dégager un concept de droit valable en tout temps et lieu. Le droit a précisément pour mission de résoudre les conflits entre les différentes conceptions du juste que les sujets, dans l’exercice de leur liberté, sont susceptibles de développer et souhaiter mettre en œuvre. Ces sujets étant d’après le récit kantien tout autant les individus que les États, une telle définition, appliquée à ces derniers, se révèle étonnamment proche de celle, désormais classique, d’après laquelle le droit international privé vise à « gérer » les différentes visions de la justice que les communautés étatiques consacrent dans leurs lois11.

Unicité du concept de Droit, pluralité des conceptions du droit, particula- risme de celles-ci, universalisme de celui-là, liberté et nécessité, positivisme et nature des choses12 et puis encore, ainsi qu’on va le voir, unilatéralisme et

10.Doctrine du droit, AA, 6 : 230, où il est question des « lois [en vigueur] dans un certain pays et à une certaine époque » et de « ce que les lois ont dit en un certain lieu et en un certain temps ». C’est bien en constatant ces différences que Kant a proposé, notamment dans leConflit des facultés, 1798 (Streit der Fakultäten), la fameuse division du travail entre juristes, qui devraient se cantonner à l’explication duquid iuris, c’est-à-dire à l’exposé du droit positif, et philosophes, auxquels reviendrait la tâche de rechercher lequid ius, l’essence universelle du droit. Il faut bien reconnaître que ce retrécissement du rôle des juristes dans la pensée sur le droit est tout aussi dangereux que difficile à justifier : V. en ce sensM. Villey, Définition et fins du droit, 4 éd. : Paris, 1986, republié inPhilosophie du droit : Paris, 2001, p. 13 ;cf.F. Terré, dans la « Préface » à ce dernier volume, p. V.

11. Selon le mot dePh. Francescakis, préf. à S. Romano, L’ordre juridique, trad. L. François et P. Gothot : Paris, 1975, p. xvi.

12. Sur ces « profonds dualismes » marquant la vision kantienne du droit, V. J. Rawls (A Theory of Justice, rev. ed. : Oxford, 1999, p. 226), l’un des artisans du regain d’intérêt pour celle-ci. Le débat entre jusnaturalisme et positivisme chez Kant est encore vif aujourd’hui. En France, M. Villey (Leçons d’histoire de la philosophie du droit : Paris, 1957, réimpr. 2002, p. 259) a considéré que l’œuvre kantienne « en dépit de ses étiquettes et peut-être de ses intentions, signifiait la victoire totale, effrénée, du positivisme juridique » ; V. pour une lecture semblableS. Goyard-Fabre, Kant et le problème du droit : Paris, 1975, p. 255, selon laquelle pour Kant « il n’y a pas de droit véritable supérieur ou antérieur à l’État », ce qui poserait les « prémisses du positivisme juridique » (encore que cet auteur ait ensuite nuancé son propos :V. Philosophie politique, XVIe-XXesiècle : Paris, 1987, p. 356 et Repenser KantinLes fondements de l’ordre juridique : Paris, 1992, spéc. p. 345-346). A. Renaut fait en revanche observer que « c’est en dehors du droit positif et de son fonctionnement qu[e Kant]

cherche la pierre de touche du droit, dans une notion méta-positive (en même temps que méta-historique) du juste »(« Présentation » à la Métaphysique des mœurs, tr. A. Renaut : Paris, 1994, p. 39. – V. égalementA. Renaut et L. Sosoé, Philosophie du droit : Paris, 1991). La même controverse se rencontre chez les auteurs anglo-américains : V. la récente mise en lumière du « positivisme

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multilatéralisme, fonction régulatrice et fonction délimitatrice : ne sont-ce pas là les extrêmes entre lesquels oscille l’histoire doctrinale du droit international privé ? Le paradigme kantien accueille franchement ces dualismes tout en parvenant à les réconcilier en une synthèse assez cohérente dont il n’est pas exclu qu’elle puisse rendre service en notre matière également, notamment aujourd’hui que se répand le besoin, sinon d’un nouveau paradigme, du moins d’un renouvellement de l’ancien13.

3 – Il convient de rappeler d’abord à larges traits la nature et la genèse du droit telle que nous les livre la tradition kantienne, laquelle s’entend ici – précisons-le d’emblée – non seulement de la doctrine que le philosophe de Königsberg nous a donnée à lire mais aussi de la façon dont cette doctrine a été interprétée, explicitée et parfois prolongée par le mouvement contemporain qui s’est réclamé de lui (I). Nous tâcherons ensuite de montrer ce que cet enseignement pourrait renfermer d’utile à l’intelligence de ce « droit de coordination » qu’est le droit international privé (II).

I. – NATURE ET GENÈSE DU DROIT DANS LA TRADITION KANTIENNE

4 – L’homme est de par sa nature doté de liberté, qui constitue en effet son seul droit inné. La volonté procède de l’immanence à l’homme de la volonté, laquelle est « loi à soi-même »,autonome14. En sacrifiant bien des nuances – Kant distingue leWillede laWillkühr, celle-ci de lafreie Willkühr15–, on peut affirmer que la volonté chez lui fait un avec la raison et plus exactement avec ce

juridique kantien » par J. Waldron (Kant’s Legal Positivism : 109 Harv. L. Rev. 1535, 1995-1996), lequel reconnaît volontiers qu’il est est à contre-courant (« the association of Kant and legal positivism is disconcerting. Kant’s philosophy is associated with several positions in modern legal theory, none of which amount to the positivist thesis that I would like to explore » :op. cit. p. 1541-1542) ; un peu plus de dix ans après,Th. A. Gilly, What has Kant to do with Terrorism ? : 2 Homeland Security Rev. 57 (2008), p. 58peut déjà affirmer que « Kant is generally considered to be one of the most assured defenders of legal positivism in the literature of legal philosophy ». Chacune de ces lectures apparemment antagonistes saisit une vérité partielle de la pensée kantienne, laquelle en effet semble bien s’engager dans la voie d’une synthèse entre droit naturel et droit positif (vers laquelle, a-t-on soutenu, « tendent les efforts de la philosophie du droit dans le monde entier » :A. Kaufmann et W. Hassemer, Einführung in die Rechtsphilosophie und Rechtstheorie der Gegenwart : 6. Aufl., Heidelberg, 1994, p. 109 et s.) : s’il est, pour la doctrine kantienne, le seul qui puisse donnersubstance à l’idée de Droit en prescrivant des comportements suffisamment déterminés, le droit positif n’en demeure pas moins enserré dans certaines limites, procédant elles-mêmes deloisqu’il ne saurait transgresser, notamment leslois de la nature(V.infran° 4) et ce que Kant dénomme laloi universelle du droit, laquelle constitue bien du droit,pré-positifpourrait-on dire, puisqu’elle estantérieureà celui-ci et concourt à en délimiter le cercle des manifestations possibles (V.infran° 13).

13. Sur ce que nous vivons « dans une période de transition entre l’ancien paradigme de la règle de conflit et le nouveau paradigme non encore consacré », V. J. D. González Campos, Diversification, spécialisation, flexibilisation et matérialisation des règles de droit international privé : Rec. cours, 2000, t.

287, p. 33. – cf.D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, préc., n° 571.

14.Doctrine du droit, AA, 6 : 237.

15. Sur la difficulté de traduire ces termes kantiens en langue anglaise, V.G. P. Fletcher, Why Kant : 87 Colum. L. Rev. 421 (1987), p. 429; en langue française, V.A. Philonenko, « Introduction » à la Métaphysique des mœurs : Paris, 1971, p. 33.

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qu’il appelle la raison pratique, qui oriente l’homme dans le monde réel, phénoménal, en dirigeant ses actions16.

La volonté comme moteur et norme de l’action individuelle – comme volonté normatrice – doit d’abord être conforme aux possibilités naturelles de celle-ci17. Je ne suis pas libre de m’envoler avec mon corps ; voilà qui ne constitue pas un objet possible de ma volonté car l’action correspondante est impossible dans le monde sensible. C’est là une première limite à la liberté et par là à la volonté de l’homme, qui découle deslois de la natureounature des choses(Natur der Sache), c’est-à-dire de la nature de l’homme et du monde dans lequel il est plongé18. Ainsi, l’homme est soumis, comme il l’est au tonnerre et à l’éclair, au principe de non-contradiction, qui l’empêche de faire et de ne pas faire la même chose, de donner et de retenir.

C’est des limites qu’imposent à la liberté de l’homme les « lois juridiques » que traite laDoctrine du droit, encore que ces lois et la volonté dont elles procèdent soient à leur tour soumises aux lois de la nature et ne sauraient dès lors imposer à l’homme des actions qui les méconnaîtraient, ledevoir êtresupposant lepouvoir être19. Les lois juridiques « affectent larelation externe d’une personne à une autre dans la mesure où leurs actions peuvent s’influencer réciproquement »20: la liberté dont il est question est laliberté extérieuredu sujet, celle dont l’exercice est susceptible de rejaillir sur la sphère de ses semblables21. Ces prémisses conduisent Kant à énoncer leproblèmedu droit (A) et à se pencher sur sagenèse (B).

A. – Nature du droit

5 – L’essence du droit repose sur lacontrainte, entendue dans le double sens de restrictionde la liberté et coercition physique. Liberté innée de l’homme, d’une part, droit comme absence de liberté, de l’autre : voilà posé dans sa troublante acuité leproblèmedu droit, qui consiste pour Kant à réconcilier l’autonomie de la volonté, et la liberté qui en est corollaire, avec l’hétéronomie apparente du

16.Métaphysique des mœurs, AA, 6 : 213(« la volonté... dans la mesure où elle peut déterminer l’arbitre...

est la raison pratique elle-même ») ; cf.AA, 6 : 217. – V.E. J. Weinrib, Law as a Kantian Idea of Reason : 87 Columb. L. Rev. 472 (1987), spéc. p. 483-484. – L. Beck, Kant’s Two Conceptions of the Will in Their Political ContextinStudies in the Philosophy of Kant, Indianapolis (etc.), 1965, p. 215.

17.Critique de la raison pratique, AA, 5 : 57.

18. Ce que Kant dénomme tour à tour « lois de la nature » (par opposition aux « lois de liberté » : Fondation, AA, 4 : 387), « lois naturelles » (par opposition aux « lois positives » :Métaphysique des mœurs, AA, 6 : 224), « lois du monde sensible » (Fondation, AA, 4 : 453), « lois naturelles des phénomènes » (Critique de la raison pratique, AA, 5 : 29), « lois empiriquement conditionnées » (Critique de la raison pratique, AA, 5 : 68 et s.).

19.Critique de la raison pure, AA, 3 : 524; cf.Fondation, AA, 4 : 452. – V. déjàCh. Wolff, Philosophia Practica Universalis : Frankfurt u. Leipzig, 1738, § 538. – et plus récemmentG. H. Von Wright, Norm and Action – A Logical Enquiry : London, 1963, p. 109.

20.Doctrine du droit, AA, 6 : 230 ; Théorie et pratique, AA, 8 : 289. C’est ce que G. Del Vecchio (Philosophie du droit : Paris, 1953, réimpr. 2004, p. 119) qualifie de « caractère bilatéral du droit ».

21.Métaphysique des mœurs, AA, 6 : 214. – V.E. J. Weinrib, Law as a Kantian Idea of Reason, préc., p. 490.

– M. Gregor, Laws of Freedom – A Study of Kant’s Method of Applying the Categorical Imperative in the Metaphysik der Sitten : New York, 1963, p. 35. – H. Reiss (ed.), Kant’s Political Writings : Cambridge, 1970, p. 22. – K. Flikschuh, Freedom and Constraint in Kant’s Metaphysical Elements of Justice : 20 Hist. of Political Thought 250 (1999), p. 254.

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droit, lequel, en tant que contrainte, semble bien supprimer la liberté. Notre auteur entreprend cette réconciliation en définissant le droit comme l’«ensemble des conditions par lesquelles la liberté d’un sujet se coordonne avec la liberté de l’autre d’après une loi générale de liberté»22. Aussi, le droit est essentiellement

«coordination»23, coordination des domaines de liberté des sujets agissants, des espaces où s’exerce leur « pouvoir de vouloir » (Wollen Können) et d’agir conformément à leur volonté.

6 – En délimitant les domaines respectifs de leur liberté, le droit prévient ou du moins résout des conflits entre les sujets. Le conflit consiste en la revendication par deux ou plusieurs sujets du même domaine de liberté de sorte que l’exercice de la liberté réclamée par l’un d’eux est incompatible avec l’exercice de celle que réclame l’autre, c’est-à-dire que la mise en œuvre simultanée des actions traduisant les libertés invoquées par les deux sujets est impossible dans la réalité phénoménale.

Dès lors que deux sujets se trouvent dans le même espace, la liberté de chacun de se déplacer à l’intérieur de cet espace est entravée par la revendication de la même liberté par l’autre : la loi physique empêchant l’interpénétrabilité des corps entraîne qu’il y a là risque de collision24. Si deux personnes prétendent à la maîtrise exclusive sur un bien, la liberté de chacun est vidée de sa substance par l’exercice ou la menace de l’exercice de sa liberté par l’autre. Car la liberté implique la sécurité dans son exercice et notamment dans l’exercice du pouvoir sur ce qui m’appartient25.

Parce que l’existence ou même la seule potentialité d’un conflit nie la liberté, c’est en prévenant ou en résolvant le conflit que celle-ci peut effectivement exister. Il n’y aurait pas de liberté s’il n’y avait pas de limites à celle que chacun a vocation à réclamer. Car la liberté d’un sujet d’agir conformément à sa volonté – ce que la tradition kantienne dénomme libertépositive– implique que les autres sujets s’abstiennent de réaliser des actions ou des omissions qui en entraveraient l’exercice – et c’est là la dimensionnégativede la liberté26. Le droit n’est donc point « obstacle à la liberté » mais vise au contraire à supprimer un «obstacle à l’obstacle de la liberté», une négation de la négation de la liberté27. Aussi le droit est-il un instrument de protection, et d’abord de réalisation, de la liberté.

7 – Une fois les espaces de liberté extérieure délimités, à l’intérieur de celui qui est reconnu à chaque individu s’ouvre l’empire de sa «loi intérieure» – que Kant appelle aussimorale, encore que ce terme soit chez lui polysense –, celle qu’il se donne lui-même, qui est donc autonome en ce sens qu’elle bannit toute contrainteextérieure. La loi intérieure est l’ensemble des préceptes qui dictent et

22.Doctrine du droit, AA, 6 : 230. – V. déjàCritique de la raison pure, AA, 3 : 247. – cf.Théorie et Pratique, AA, 8 : 289.

23.Th. Pogge, Kant’s Theory of Justice : 79 Kant-Studien 407 (1988), p. 433.

24. cf.Th. Pogge, Is Kant’s Rechtslehre a « Comprehensive Liberalism » ?inM. Timmons (ed.), Kant’s Metaphysics of Morals : Interpretative Essays : Oxford, 2002, p. 133 s., spéc. p. 136.– cf.J. Waldron, Kant’s Legal Positivism, préc., p. 1555.

25.Doctrine du droit, AA, 6 : 308.

26. Sur ce double aspect de la liberté, V.E. J. Weinrib, Law as a Kantian Idea of Reason, préc., p. 484.

27.Doctrine du droit, AA, 6 : 230.

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gouvernent la direction que chacun donne à son existence et notamment la poursuite de la vertu, du bonheur et de l’épanouissement de soi. Les conceptions à cet égard pouvant varier, la liberté extérieure des individus a pour effet que la loi intérieure peut êtredifférente d’un sujet à l’autre28. Et de fait, la liberté suppose la possibilité de la diversité quant au mode et au produit de son exercice par ceux qui en bénéficient. La liberté est valorisée et même exaltée par la diversité, elle s’exprime dans le «désaccord raisonnable»29, qui, parce qu’il est issu de l’exercice de la libertémorale, est lui aussi empreint de «moralité»30.

8 – Si le droit vise à assurer la coordination des actions des sujets, à savoir l’harmonie de leurs espaces de liberté, des champs d’efficacité de leurs lois intérieures, encore faut-il savoir quels sont les critères de cette coordination ou, si l’on préfère, de résolution des conflits pouvant s’élever entre les individus et les lois intérieures qu’ils se donnent s’agissant de fixer la qualité et l’étendue de ces espaces. C’est à la genèse du droit qu’il faut alors s’intéresser.

B. – Genèse du droit

9 – L’avènement du droit, que Kant qualifie d’état juridique, fait suite à une situation marquée par l’absence de droit (Rechtslosigkeit) que Kant, comme d’autres avant lui, appelleétat de nature31. Cernons donc ces deux conditions (1°), puis la transition de l’une à l’autre qui s’opère sur les plans interindividuel (2°) et interétatique (3°).

1° État de nature et état juridique

10 – Dans l’état de nature, il n’existe pas de domaines de liberté bien délimités et protégés. Contrairement à d’autres versions de l’état de nature cependant,

« l’antagonisme ne découle pas – pour Kant – des contingences des appétits des hommes et de leurs émotions »32. Car l’homme peut être « bien disposé et amoureux du droit »33 et il aura alors tendance, on y reviendra, à ne pas revendiquer plus de liberté que celle qu’il est prêt à reconnaître aux autres. Mais aussi longtemps que les hommes entretiennent des visions différentes quant à la manière dont la liberté de chacun devrait se coordonner avec celle des autres et

28.Critique de la raison pratique, AA, 5 : 36 ; Doctrine de la vertu, AA, 6 : 392 ; Théorie et pratique, AA, 8 : 282. – sur ce que, pour Kant, ce sont les « différents usages (...) de la liberté (...) qui nous définissent en tant que créatures dotées d’humanité », V.S. Muthu, Justice and Foreigners : Kants Cosmopolitan Right : 7 Constellations 23 (2000), p. 25. – cf. la « Kantian interpretation » proposée parJ. Rawls, A Theory of Justice, préc., spéc. p. 223-224. – cf. également R. Dworkin, Taking Rights Seriously : Cambridge (Mass.), 1977, p. 181.

29. V. entre tousJ. Rawls, Political Liberalism : New York, 1993. – P. Ricœur : Le Juste, Paris, 1995, p. 220. – S. Lukes, Moral Conflict and Politics : Oxford, 1991, p. 20. – J. Waldron, Law and Disagreement : Oxford, 1999. – Ch. Mc Mahon, Reasonable Disagreement – A Theory of Political Morality : Cambridge, 2009.

30.S. Besson, The Morality of Conflict, préc.

31. Notamment J.-J. Rousseau dont Kant était « grand lecteur » (F. Proust, Introduction à Théorie et pratique, préc., p. 26) et Th. Hobbes.

32.J. Waldron, Kant’s Legal Positivism, préc., p. 1546. – cf.P. Kleingeld, Kant’s Cosmopolitan Patriotism : 94 Kant-Studien 299 (2003), p. 302. – sur l’écart entre Kant et Hobbes sur ce point, V.H. Williams, Kant’s Political Philosophy : Oxford, 1983, p. 276-278.

33.Doctrine du droit, AA, 3 : 312 (« gutartig und rechtsliebend »).

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que chacun insiste pour affirmer sa propre vision de la coordination, l’état de nature est voué à subsister34. Aussi celui-ci recouvre-t-il une situation perma- nente deconflit, au moinspotentiel35. La « justice privée » y règne, car chacun peut recourir aux moyens de contrainte dont il dispose, ce qui risque à tout moment de dégénérer en un affrontement de moyens de contrainte mobilisés pour réaliser des points de vue antagonistes sur ce qui est juste36. Certes, le conflit finitde factopar recevoir une solution37, soit par une entente spontanée des sujets – les échanges peuvent êtrede factopaisibles38, l’état de nature peut être social39–, soit par la loi du plus fort, du plus malin, du plus rapide. Mais il n’est pas pour autant définitivementrésolu, car l’apaisement menace de n’être queprovisoire: ce que je me suis approprié parce qu’il me revient d’après ma vision de la justice entre les hommes, peut m’être ultérieurement soustrait par celui qui avait consenti à cette appropriation ou bien qui la contestait jadis au nom de sa vision de la justice et qui, après avoir initialement succombé, a pu par la suite se procurer des moyens de coercition plus efficaces40.

11 – L’état juridique se réalise lorsque les espaces de liberté des sujets sont délimités clairement et protégés efficacement ; la liberté peut enfin exister, l’individu peut devenir titulaire des droits subjectifs – et notamment, pour Kant, du droit de propriété41 – car à la maîtrise qu’ils lui accordent correspond le devoir des autres de s’abstenir d’y intérférer. Le respect de ce devoir est assuré par la possibilité de recourir à la contrainte, laquelle est exercée par uneseuleentité tierce qui en détient le monopole et la met au service d’unseulmodèle de justice parmi ceux qui sont concevables42, celui-là que le droit, positif justement, entérine et qui constitue désormais la mesure de la légimité des actions des sujets comme de l’emploi de la force.

2° De l’état de nature à l’état juridique

12 – Le premier effort que chaque sujet est tenu de consentir consiste à observer ce que Kant appelle la « loi universelle du droit ». Nécessaire pour

34.Doctrine du droit, AA, 3 : 312.

35. cf.Vers la paix perpétuelle, AA, 8 : 348(« même si les hostilités n’éclatent pas, elles constituent un danger permanent »).

36.B. S. Byrd et J. Hrutschka, Kant’s Doctrine of Right, préc., p. 31.

37. Sur ce qu’un conflit peut être « solutionné » sans être « résolu » et que, « réduit en surface », il

« s’accro[î]t en profondeur », V.H. Batiffol, Aspects philosophiques, préc., p. 315.

38. cf.Th. Pogge, Kant’s Theory of Justice, préc., p. 417(« no matter how peaceful our intercourse (...) we are still in a state of nature »). –J. Weinrib, Kant on Citizenship and Universal Independence : 33 Austl.

J. Leg. Phil. 2 (2008), p. 8.

39.Doctrine du droit, AA, 3 : 306. – J. Waldron, Kant’s Legal Positivism, préc., p. 1546, notes 43 et 44.

40.Doctrine du droit, AA, 3 : 312.

41.Vers la paix perpétuelle, AA, 8 : 383, où l’état juridique est défini comme « une condition extérieure permettant d’attribuer effectivement à l’homme un droit ». – sur le lien entre le concept d’autorité politique et droit de propriété, V.K. Thompson, Kant’s Trascendental Deduction of Political Authority : 92 Kant-Studien 62 (2001), spéc. p. 68 et s.– cf. égalementR. Brandt, Eigentumstheorien von Grotius bis Kant : Stuttgart, 1974, p. 167. – M. Gregor, Kant’s Theory of Property : 41 Rev. of Metaphysics 757 (1988), spéc. p. 772 et s.

42. Sur la tierceté de l’entité chargée de la contrainte, V.Doctrine du droit, AA, 6 : 312. – sur l’« univocité » de la contrainte, cf.J. Waldron, Kant’s Legal Positivism, préc., p. 1540(« All we can do, politically, for the sake of the integrity of justice, is ensure that force is used to uphold one view and one view only... »).

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préparer l’état juridique, cette condition est toutefois souvent insuffisante à l’atteindre (a). C’est moyennant le transfert à une entité supra-individuelle du pouvoir de fixer un principe commun de coordination que le droit – à travers les lois positives – se met le plus sûrement en place (b).

a) Loi universelle du droit

13 – Évoluant dans l’état de nature, chaque sujet ne peut que fixer lui-même la norme de son action, et par là de son interaction avec les autres ; chaque sujet est donc législateur à soi-même. Si sa liberté ne rencontre pas de limites dans le droit positif – justement absent –, elle en trouve cependant une de taille dans ce que Kant qualifie de «loi universelle du droit» ou «principe universel de justice».

C’est là un principe qui s’impose à tout sujet-législateur en tout temps et lieu ; une loi placée au-dessus des lois positives et qui n’est pas elle-même positive car elle n’est pas posée par une volonté normatirice qui aurait pu tout aussi bien ne pas la poser et en poser une autre43. Formulée comme une variante de l’impératif catégorique44, cette loi commande au sujet ce qui suit : «agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse se coordonner avec la liberté de tout un chacun suivant une loi universelle»45.

Un sujet doit donc se représenter en législateuruniversel46, non pas en ce sens qu’il doit prescrire la norme de l’action universelle, car les autres sujets sont tout autant législateurs – c’est-à-dire tout aussi libres – que lui et ne sont point liés par sa volonté, mais bien pour mesurer l’espace de liberté qu’il peut légitimement se tailler, la légitimité se mesurant à lavocation universellede l’action individuelle projetée et de la volonté dont elle procède. Aussi, chaque sujet doit avant d’agir se placer « à un point de vuemultilatéral» et se demander si la norme – que Kant appelle aussi « maxime »47– qu’il veut imposer à son action, peut être également imposée par les autres sujets à la leur, autrement dit, si la mise en œuvre simultanée des actions individuelles commandées par la généralisation ou universalisationd’une telle norme ou maxime est concevable dans le monde réel, sans collisions. Si la réponse est oui, alors la norme ou maxime de l’action projetée est qualifiée par Kant de « légitime » et le sujet est libre, dans l’état de

43.Vers la paix perpétuelle, AA, 8 : 376-377, où on lit que c’est bel et bien un « principe de droit qui possède une nécessité inconditionnée ». – sur ce que cette loi est conçue par Kant comme analogue à la fois auxlois positiveset auxlois naturelles(ou « scientifiques »), V.G. P. Fletcher, Law and Morality, préc., p. 538-540.

44. En ce sens, V.B. Orend, Kant on International Law, préc., p. 335, pour qui « we might think of [the Universal Principle of Justice] as an « externalized » version of the categorical imperative itself ». – V.

égalementG. Cavallar, Kant and the Theory and Practice of International Right : Cardiff, 1999, p. 50.

sur l’indépendance de laRechstlehredu reste de la philosophique morale kantienne («Unabhängig- keitthese»), V. J. Ebbinghaus, Gesammelte Schriften, II, Philosphie der Freiheit : Bonn, 1988. – G. Geismann, Ethik und Herrschaftsordnung : Tübingen, 1974, p. 55 et s. – cf. W. Kersting, Wohlgeordnete Freiheit : Immanuel Kants Rechts– und Staatsphilosophie, préc., p. 140-198.

45.Doctrine du droit, AA, 6 : 231.

46.Métaphysique des mœurs, AA, 6 : 225.

47.Critique de la raison pure, AA, 3 : 662(« raisons subjectives fondant les actions ») ;Métaphysique des mœurs, AA, 6 : 178(« principe subjectif de l’action, dont le sujet se fait lui-même une règle »).

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nature, de la vouloir. À défaut, elle déborde du cadre des contenus permis de la volonté, duWollen Können48, et elle est donc « illégitime ».

Ainsi, il serait contraire à cette loi universelle qu’un sujet prétende à la fois interdire au voisin l’accès à son terrain et accéder au terrain du voisin49. De même, une personne ne peut pas réclamer la liberté de laisser ses biens à qui il entend après son décès et en même temps prétendre à ce qu’une part des biens laissés par son ascendant lui soit réservée50.

14 – Si elle prohibe certaines normes ou maximes, la loi universelle du droit n’en entérine pas moins un grand nombre qui sont toutes également susceptibles de généralisation51. Cette loi n’impose en effet à la volonté que des contraintes plutôtformelles, si bien qu’elle peut s’incarner en plusieurs maximessubstantielles différentes52.

Ainsi, un sujet peut interdire à son voisin l’accès à son terrain et s’abstenir de revendiquer l’accès à celui du voisin, mais il peut aussi réclamer l’accès au terrain du voisin tout en autorisant l’accès du voisin au sien propre : l’une et l’autre norme de l’action individuelle sont également susceptibles d’être retenues par une loi générale. De même, le principe de l’« universalisabilité » de la norme de l’action individuelle laisse le sujet libre de choisir entre la liberté de disposer de la totalité de ses biens, à la condition qu’il renonce à réclamer une quote-part de ceux de son ascendant, et la revendication d’une réserve sur les biens de son ascendant, à la condition qu’il accepte que la même réserve soit revendiquée sur ses propres biens par ses descendants à lui.

15 – Or il peut arriver que, parmi les normes qui sont légitimes au regard de la loi universelle du droit, certains sujets choisissent tous spontanément lamême.

Dans les rapports entre eux, la maxime n’est alors pas seulementgénéralisable mais elle est réellementgénéralisée. Il en résulte que chacun pourra effectivement réaliser l’action qu’il projette car la réalisation de celle-ci ne trouve pas d’obstacle

48. cf.Ch. Schnoor, Kants Kategorischer Imperatif als Kriterium der Richtigkeit des Handelns : Tübingen, 1989, p. 110 et s.

49. L’exemple est emprunté àTh. Pogge, Kant’s Theory of Justice, préc., p. 413.

50. cf.J. Waldron, Kant’s Legal Positivism, préc., p. 1538-1539.

51. cf.Th. Pogge, Kant’s Theory of Justice, préc., p. 413 (« Different schemes for achieving mutual consistency will be mutually inconsistent »).

52. Sur le caractère formel de l’impératif catégorique, V.Critique de la raison pratique, AA, 5 : 28-29, 31, 33-34 ; Métaphysique des mœurs, AA, 6 : 214, 222 ;cf.Doctrine de la vertu, AA, 6 : 389; sur le caractère formel de la loi universelle du droit, cf.Théorie et pratique, AA, 8 : 292(V.J. Hrutschka, Die Würde des Menschen bei Kant : 88 ARSP 463 2002, p. 470 et s.) – sur la primauté de laformepar rapport à lasubstance« dans les domaines de la raison pratique », V.Vers la paix perpétuelle, AA, 8 : 376-377: « (...) faut-il mettre en premier leprincipe matérielde celle-ci, c’est-à-dire la fin (comme objet de l’arbitre) ou bien faut-il que ce soit le principeformel, c’est-à-dire le principe (ne reposant, dans les rapports extérieurs, que sur la liberté) qui édicte : agis de telle sorte que tu puisses vouloir que ta maxime devienne une loi universelle (quelle que soit sa fin) ? Il faut sans aucun doute que le dernier principe vienne en premier ; car en tant que principe de droit, il possède une nécessité inconditionnée (...) » (mise en italique en original). Pour des tentatives de déceler dans la loi universelle du droit, à côté d’un aspectformel, des contenusmatériels, que l’on ne peut cependant formuler que de façon très générale et identifier dans « la promotion de la raison » ou le « développement de l’espèce toute entière et de chaque personne particulière », V.Th. Pogge, Kant’s Theory of Justice, préc., p. 409. – cf.

A. Rosen, Kant’s Theory of Justice : New York, 1993, p. 80 et s. – L. Mulholland, Kant’s System of Rights : New York, 1990, p. 140 et s. – P. Benson, External Freedom According to Kant : 87 Colum. L. Rev. 559 (1987).

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dans la réalisation de l’action projetée par les autres. Autrement dit, l’adoption spontanée d’un même principe généralisable par plusieurs sujets entraîne la coexistence également spontanée de leurs domaines de liberté. Bien que non concertée, une telle coordination n’est pas pour autant le fruit du hasard mais elle répond à l’objectif en vue duquel chacun a commencé par ne prétendre de liberté que celle que pourrait lui attribuer un législateur universel. Par où l’on voit que la soumission par un sujet à la loi universelle du droit suppose déjà la renonciation par lui à une part de liberté qu’il aurait vocation à revendiquer53. Ainsi, deux voisins, conscients l’un et l’autre qu’une attitude consistant à la fois à empêcher l’accès de l’autre à son propre terrain et prétendre accéder au terrain du voisin menace d’engendrer des conflits à la suite desquels chacun risquerait en définitive de ne pas pouvoir user librement de son terrain pas plus que de celui de son voisin, peuvent tous deux choisir soit de s’abstenir de revendiquer l’accès au terrain du voisin soit de consentir au voisin l’accès au sien propre. Dans un cas comme dans l’autre, le respect de la loi universelle suffit pour garantir la coordination recherchée.

16 – Mais si chaque sujet est libre de choisir le principe de son action extérieure à la seule condition qu’il puisse valoir pour tous, il faut bien s’attendre à ce que plusieurs sujets-législateurs choisissent des principes différents. Mes universalisations peuvent être autres que les tiennes, encore que chacun s’efforce de s’inspirer d’un principe acceptable pour tous54. Ce désaccord est non seulement possible mais, à mesure notamment que s’accroît le nombre de sujets dont les actions sont susceptibles d’empiètement réciproque, quasi nécessaire – au sens d’une nécessité inhérente à la Natur der Sache – car il n’est que le corollaire de la liberté, laquelle est immanente à toute personne.

Il n’en demeure pas moins qu’un tel désaccord entraîne que les domaines de liberté des sujets ne sont pas encore coordonnés et laisse donc subsister un nombre important de conflits55. Il peut d’ailleurs aussi avoir pour conséquence qu’un espace susceptible d’être occupé – et notamment une chose susceptible d’être utilisée et d’alimenter ainsi la liberté de son utilisateur – ne soit réclamée par aucun sujet56. Cela recouvre aussi un conflit, négatifsi l’on veut, dont la

53. cf.J. Waldron, Kant’s Legal Positivism, préc., p. 1558: « (...) it would be wrong to assert that an individual’s acting on his own judgments in the state of nature amounts to a unilateral will governing matters that the common will ought to control. Instead, an individual acting on his ownmoral judgments in the state of nature already invokes universalization and thus transcends his unilateral viewpoint ».

54.J. Waldron, Kant’s Legal Positivism, préc., p. 1558(« my universalizations are likely to differ from yours ; my attempt to take everyone’s point of view is likely to lead to a different conclusion from your attempt to take everyone’s point of view (...) »). –W. Kersting, Politics, Freedom and Order : Kant’s Political Philosophyin P. Guyer (ed.) : The Cambridge Companion to Kant, Cambridge, 1992, p. 342-352(d’après lequel, à propos du droit de propriété, « in the natural condition [c’est-à-dire l’état de nature] chaos rules with respect to the concept of right – each person attempts with equal right to fill the emptiness of the natural laws of property with its own interpretation. The result is a war for the monopoly of interpretation over equally justified but incompatible opinions about property »).

55. cf.Th. Pogge, Kant’s Theory of Justice, préc., p. 413.

56. Et ce non du fait de l’exercice de la liberté, mais bien du respect de la limite que fixe à celle-ci la loi universelle du droit (cf.Doctrine du droit, AA, 6 : 246).

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permanence est, pour Kant, tout aussi contraire au Droit que celle d’un conflit (positif) de revendications, et plus paradoxale encore57. Car le principe constitutif du Droit, d’après lequel il ne peut y avoir de limites à la liberté du sujet que celles qu’impose la coexistence de sa propre liberté et de celle des autres, s’en trouve méconnu et la rupture du lien entre limitation de la liberté (d’un sujet) et protection de la liberté (d’un autre sujet)58entraîne que la restriction à la vocation naturelle de celle-ci devient insensée.

Ainsi, des deux voisins, le premier peut estimer qu’il est juste que chacun donne à l’autre accès à son propre terrain, et le deuxième que chacun puisse l’interdire. De même, des deux sujets se disputant les biens successoraux, l’un peut estimer qu’il est juste que le bénéficiaire du testament recueille la totalité, et l’autre que le descendant soit réservataire pour une partie. Les deux principes sont également respectueux de la loi universelle du droit mais leur mise en œuvre simultanée est impossible au regard des lois de la nature et la persistance de chacun des sujets à vouloir imposer celui qui répond à sa vision du juste ne peut qu’engendrer des conflits au sens kantien de revendications simultanées par deux sujets de la même aire de liberté. Si, dans le second exemple, c’est le bénéficiaire du testament qui tient pour juste que le descendant soit réserva- taire59, alors que le descendant estime que c’est le bénéficiaire qui devrait recueillir l’ensemble de la masse60, voilà qu’un conflit « négatif » ou d’absten- tions se produit : chaque prétendant potentiel renonce à réclamer la maîtrise sur les biens litigieux parce qu’il s’attend à ce que l’autre avance à leur égard une revendication qui serait à ses yeux plus légitime.

17 – Afin d’éliminer les conflits résultant de l’effet conjoint de la soumission aux consignes formelles de la loi universelle du droit et du choix non uniforme de la « maxime » par laquelle chacun y donne substance, les individus se doivent de poursuivre cet « immense effort de coordination »61. « Aussi longtemps que chaque sujet prétend [dans ses interactions avec ses semblables] suivre ce qui lui paraît juste, il renonce par là à toute idée de Droit »62. Autrement dit, le Droit ne peut pas exister aussi longtemps que nous nous entêtons à mettre en œuvre chacun notre visionunilatéralede la meilleure façon d’ajuster les uns aux autres nos espaces de liberté respectifs, quand bien même chacun se situerait à un point

57.Doctrine du droit, AA, 6 : 246: « une maxime d’après laquelle, si elle devenait loi, un objet de l’arbitre devrait deveniren soi(objectivement) sans possesseur (res nullius) est contraire au droit ».

58. cf.S. Goyard-Fabre, Repenser KantinLes fondements de l’ordre juridique : Paris, 1992, p. 340-341.

59. Par exemple parce qu’il espère être un jour héritier réservataire d’une succession plus importante, auquel cas le choix du critère de coordination procéderait d’un intérêt subjectif et non du « voile d’ignorance » (V.infraau texte).

60. Par exemple parce qu’il espère un jour être bénéficiaire testamentaire d’une succession plus importante.

61. « Immense coordination problem » :Th. Pogge, Is Kant’s Rechtslehre a « Comprehensive Liberalism », préc., p. 152.

62.Doctrine du droit, AA, 6 : 312; V. égalementRéflexion n° 7710, AA, 19 : 497 et Naturrecht Feyerabend, AA, 27 : 1381. – cf.J. Waldron, Kant’s Legal Positivism, préc., p. 1536, qui évoque « his (=

de Kant) paradoxical claim that each person doing what seems right to him is tantamount to that person’s renouncing the concept of right altogether ». – cf. égalementB. Sh. Byrd et J. Hruschka, Kant’s Doctrine of Right, préc., p. 31 et J. Weinrib, Kant on Citizenship and Universal Independence, préc., p. 8.

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de vuemultilatéral63et ferait abstraction de ses propres intérêts, de ses propres préférences et inclinations individuelles, comme s’il avait l’esprit couvert par un

« voile d’ignorance »64. « Si nous ne pouvons éviter de vivre les uns à côté des autres », la persistance d’un tel désaccord nous astreint à « entrer dans une société civile », ce qui pour Kant répond à un devoir65.

b) Lois positives et naissance de l’État

18 – À l’instar de ses prédécesseurs66, Kant brandit « l’idée d’un contrat originaire sur lequel prend appui toute la législation d’un peuple »67. C’est l’État qui prend naissance, aux organes duquel les sujets, désormais membres d’une communauté juridiquement organisée, ont confié le pouvoir de délimiter, par le droit qu’ils posent – le droit positif justement –, leurs domaines de liberté respectifs et d’exercer au besoin la contrainte afin qu’ils soient respectés.

Chaque sujet accepte ainsi de renoncer à réclamer la liberté de mettre en œuvre son point de vue sur la manière la plus juste de coordonner ses actions avec celles des autres ; l’objet de la renonciation n’est pas – insistons-y – la liberté elle-même mais bien la simple revendication d’une liberté qui est vouée à demeurer un vœu pieux car elle risque d’être neutralisée par la revendication de la même liberté par les autres sujets68. L’avantage que chacun retire de ce sacrifice largement apparent consiste d’abord en la possibilité de participer à la formation de la « volonté commune »69. Par où la construction kantienne réconcilie l’autonomiede la liberté et l’hétéronomiedu droit, qui est lui aussi – du moins médiatement – autonome puisque c’est la communauté étatique qui se le donne et chacun de ses membres – en tout cas dans la forme constitutionnelle républicaine qu’affectionne la tradition kantienne70 – s’en trouve être « co-

63. cf.Critique de la faculté de juger, AA, 5 : 295.

64. Selon l’image deJ. Rawls, A Theory of Justice, préc, p. 118 et s., qui affirme en avoir trouvé plus qu’une ébauche chez Kant : « the veil of ignorance is so natural a condition that something like it must have occurred to many. The formulation in the text is implicit, I believe, in Kant’s doctrine of the categorical imperative, both in the way this procedural criterion is defined and the use Kant makes of it. Thus when Kant tells us to test our maxim by considering what would be the case were it a universal law of nature, he must suppose that we do not know our place within this imagined system of nature » ; et l’auteur de renvoyer à laCritique de la raison pratique, AA, 5 : 68-72.

65.Doctrine du droit, AA, 6 : 307.

66. Et notammentHobbes et Rousseau. À propos de l’influence rousseauienne sur la conception kantienne de l’État, V. G. Del Vecchio, Philosophie du droit, préc., p. 120. – sur la place – fort controversée – de Kant dans la tradition contractualiste, V. entre autresP. Riley, On Kant as the Most Adequate of the Social Contract Theorists in Will & Political Legitimacy : A Critical Exposition of Social Contract Theory in Hobbes, Locke, Rousseau, Kant and Hegel : Cambridge (Mass.), 1982, p. 125 et s. – K. Thompson, Kant’s Trascendental Deduction of Political Authority : 92 Kant-Studien 62 (2001).

67.Vers la paix perpétuelle, AA, 8 : 350.

68. cf.Th. Pogge, Is Kant’s Rechtslehre a Comprehensive Liberalism ?, préc., p. 145-146(« WhenRechtis not instantiated, persons’ attempts to act are likely to be obstructed in various and unpredictable ways, and they will often fail to complete the actions they want to perform on account of such obstructions and will frequently not even attempt to do what they want to do from fear of being so obstructed »).

69.Théorie et pratique, 8 : 297(« volonté commune et publique »). – cf.M. Le Bar, Kant on Welfare : Canadian Journal of Philosophy, 29, p. 225-249, spéc. p. 258.

70. PourG. Marini, La concezione kantiana di una repubblica mondiale e la sua attualità in Tre studi sul cosmopolitismo kantiano : Pisa/Roma, 1998, p. 25 et s.la définition kantienne la plus aboutie de

« république » s’en trouverait dans le passage de laCritique de la raison purequi évoque laRépublique

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législateur »71. Ensuite et surtout chaque sujet obtient une sphère de liberté sûre et protégée, qui n’est peut-être pas celle qu’il se serait taillée s’il avait été seul législateur, mais à l’intérieur de laquelle il peut mettre en œuvre saloi intérieure au sens antérieurement exposé72.

Aussi, le Droit ne peut être assuré que par la loi positive, laquelle est dans une certaine mesure inévitablementarbitraire(willkührlich), puisqu’elle résulte du choixpar la communauté d’un seul critère de coordination, d’un seul modèle de justice, et de la mise à l’écart des autres modèles, qui peuvent être tout aussi défendables et aller jusqu’à prévaloir au sein d’autres communautés73. C’est ce qui nous invite à nous hisser enfin, toujours en suivant notre auteur, au plan interétatique.

3° Du plan interindividuel au plan interétatique

19 – L’existence de plusieurs communautés étatiques vivant les unes à côté des autres entraîne la nécessité de leur interaction, qu’elle soit volontaire ou non.

Une théorie du droit visant les seules relations se nouant entre individus au sein d’une communauté étatique ne serait pour Kant de loin pas complète74. Pour l’être, elle se doit d’englober les relations entre États.

L’insistance de la doctrine kantienne sur les liens conceptuels et normatifs entre sphère interindividuelle et sphère interétatique représente pour beaucoup son apport le plus précieux à l’histoire de la pensée juridique et politique75. C’est parce que ces deux plans sont analogues76– ou plus exactement qu’ils

de Platon (« (...) constitution qui recherchela plus grande liberté humaineselon des lois faisant en sorte quela liberté de chacun puisse coexister avec celle des autres;AA, 3 : 248).

71. Ainsi s’accomplit le principe selon lequel « une personne ne peut être soumise à d’autres lois que celles qu’elle se donne elle-même (soit seule, soit du moins en même temps que d’autres) » (Métaphysique des mœurs, AA, 6 : 223). cf.J. Rawls, A Theory of Justice, préc., p. 226. – sur ce que l’état juridique kantien (rechtlicher Zustand) est au fondement de la doctrine moderne de l’État de droit(rechtlicher Staat) :B. Sh. Byrd et J. Hruschka, Kant’s Doctrine of Right, préc., p. 27.

72. Il n’existe donc plus, à l’état juridique, s’agissant de la libertéextérieure, autant de législateurs individuels qu’il y a de sujets, comme c’est le cas à l’état de nature ; mais puisque, dans ce dernier, les actions des uns sont susceptibles d’être inhibées par celles des autres et risquent donc d’être irréalisables, les normes qui inspirent ces actions finissent pas être largement inefficaces et perdre leur qualité de normes et spolier ceux qui les édictent de la qualité de législateurs. L’état juridique est bien plutôt marqué par la présence d’un seul législateur, un législateurcollectifqui tend ou devrait tendre à englober autant deco-législateurs individuelsqu’il y a de sujets ou presque, et dont les règles qu’il édicte et les actions que celles-ci autorisent ou commandent sont réalisables dans le monde réel et susceptibles d’être réalisées au besoin avec la force, si bien que, dans l’exercice de la libertéintérieure, il peut continuer d’y avoir autant de législateurs individuels, c’est-à-dire autant delois intérieures, qu’il y a des sujets.

73. Sur le caractère « arbitraire et contingent » du droit positif, V.Métaphysique des mœurs, AA, 6 : 227. – cf.Th. Pogge, Kant’s Theory of Justice, préc., p. 414.

74.B. Orend, Kant on International Law, préc., p. 338(« Kant thinks that any purely domestic theory of justice (...) is radically incomplete »).

75. W.B. Gallie, Philosophers of Peace and War : Cambridge, 1978, p. 53-54. – F. Tesón, The Kantian Theory of International Law : 92 Colum. L. Rev. 53 (1992), p. 90. – pour une vue plus nuancée, V.C.

Bottici, The Domestic Analogy and the Kantian Project of Perpetual Peace : 3 J. Phil. of Inter. Law 1 (2007), p. 16.

76. Sur l’« analogie avec la sphère interne » (domestic analogy) chez Kant, V.A. Hurrel, Kant and the Kantian Paradigm in international relations : 16 Review of International Studies 183 (1990). – G. Marini, Tre studi sul cosmopolitismo kantiano, préc. – M. Wight, International Theory : the Three Traditions : London, 1991. – B. Orend, Kant on International Law, préc., p. 340(« Kant’s implicit

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