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Le droit international privé à l'épreuve de la théorie kantienne de la justice

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Le droit international privé à l'épreuve de la théorie kantienne de la justice

ROMANO, Gian Paolo

ROMANO, Gian Paolo. Le droit international privé à l'épreuve de la théorie kantienne de la justice. In: Lorandi, Franco ; Staehelin, Daniel. Innovatives Recht : Festschrift für Ivo Schwander . Zürich : Dike, 2011. p. 613-639

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:46493

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Sonderdruck aus

Innovatives Recht

Festschrift für Ivo Schwander

Herausgegeben von

Franco Lorandi und Daniel Staehelin

Gian Paolo Romano

Le droit international privé à

l’épreuve de la théorie kantienne de la justice

DIKE

Zürich/St. Gallen 2011

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Le droit international privé à l’épreuve de la théorie kantienne de la justice

G IAN P AOLO R OMANO

Table des matières

I. Nature et genèse du droit dans la tradition kantienne 616

A. Nature du droit 617

B. Genèse du droit 618

1. Etat de nature et état juridique 618

2. De l’état de nature à l’état juridique 619

a) Loi universelle du droit 620

b) Lois positives et la naissance de l’Etat 622

3. Du plan interindividuel au plan interétatique 623

II. Doctrine kantienne et droit international privé 624

A. Genèse du droit dans les relations privées internationales 626 B. De l’état de nature à l’état juridique dans les relations privées internationales 632

1. Etat de nature 632

2. Etat semi-juridique 634

3. Etat juridique 636

1. A en croire la préface d’un ouvrage consacré à «Kant et le Droit», Kant serait devenu «exceptionnellement populaire» au cours des vingt dernières années, no- tamment dans les milieux anglophones1. Nombre de juristes-philosophes ont montré la persistante vitalité de la pensée kantienne dans bien des branches du droit: contrats, droits réels, droit pénal, droit international public et bien d’autres.

Cet engouement pour Kant ne s’est cependant pas propagé au droit international

1 B.S.BYRD /J.HRUSCHKA (eds.), Kant and the Law, Aldershot, 2006, p. xiii. Les écrits kantiens sui- vants seront cités par le volume et la page de l’Akademieausgabe, «AA»: Critique de la raison pu- re, 1781 (AA, 3:3–552), tr. A. Renaut, Paris, 2006; Fondation de la métaphysique des mœurs, 1785 (AA, 4:229–248), tr. A. Renaut, Paris, 1994; Critique de la raison pratique, 1788 (AA, 5:3–163), tr.

L. Ferry / H. Wismann, Paris, 1985; Critique de la faculté de juger, 1790 (AA, 5:165–485), tr. A. Re- naut, Paris, 1994; Métaphysique des mœurs, 1797 (AA, 6:205–491), qui englobe la Doctrine du droit (AA, 6:229–372) et la Docrine de la vertu (AA, 6:375–491), tr. A. Renaut, Paris, 1994; Vers la paix perpétuelle, 1795 (AA, 8:341–421), tr. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, 1994; Théorie et prati- que, 1793 (AA, 8:273–313), tr. F. Proust, Paris, 1991.

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privé. Voilà qui, dira-t-on, n’est point surprenant: d’une part, ainsi que le constat en a été souvent fait, la théorie du droit international privé semble s’être développée de manière assez indépendante des grands courants de philosophie et même de théorie du droit2; d’autre part, ce que la Rechtslehre livre à propos des relations privées in- ternationales peut paraître assez négligeable3.

2. Qui s’essaie à la mise en regard de la théorie kantienne du droit et de la théorie du droit international privé doit donc se justifier. Plusieurs raisons nous semblent y inviter aujourd’hui.

La première tient justement au regain d’actualité que connaît la pensée kantienne et, avec elle, la conception du droit chargeant celui-ci d’assurer la coordination des domaines de liberté des sujets4. Précisément, le droit international privé ne poursuiv- rait-il pas, lui aussi, la coordination?5 La montée en puissance de cette idée et la précision que ce sont les ordres juridiques que notre branche se doit de coordonner6 n’ont toutefois pas ébranlé la conviction, dominante en Europe, selon laquelle notre branche prendrait en charge bien plutôt les conflits entre personnes privées que les conflits entre Etats. Et cependant, une tendance à nuancer cette perception pure- ment interindividuelle se fait jour sur le Vieux Continent7, sans compter que la di- mension interétatique demeure primordiale outre-Atlantique8.

Voilà qui livre une deuxième raison de convoquer la doctrine kantienne. Car Kant est le premier auteur – et probablement le seul à ce jour – à proposer un modèle de théorie juridique englobant tout aussi bien les relations entre individus que les rela- tions entre Etats9. C’est ce qui explique qu’au sujet de celles-ci, Kant soit bien moins disert qu’à propos de celles-là: exposée à partir de la sphère interindividuelle, sa

2 V. p. ex. R.WEINTRAUB, Interest Analysis in the Conflict of Laws as an Application of Sound Legal Reasoning, in: 35 Mercer L. Rev. 629 (1984), p. 630 et A.T.VON MEHREN, Choice of Law and the Problem of Justice, in: 41 L. & Cont. Prob. 27 (1977), p. 27.

3 V. infra, n° 19 et 23.

4 Parmi de nombreux autres auteurs, v. J.RAZ, Postema On Law’s Autonomy and Public Practical Reasons, in: 4 Legal Theory 1 (1998), p. 20 et S.BESSON, The Morality of Conflict, Oxford (etc.), 2005, spéc. p. 161 s.: «coordination can be regarded as the law’s main function or task» (p. 204).

5 H.BATIFFOL, Aspects philosophiques du droit international privé, Paris, 1956; I.SCHWANDER, Me- thodische Defizite des IPR-Kollisionsrechts – Wie weiter?, Festschrift A. Pedrazzini, Zürich, 1995, p. 397.

6 V. P.PICONE, Les méthodes de coordination entre ordres juridiques en droit international privé, Rec. cours, 1999, t. 276, p. 9–296 et P.MAYER, Le phénomène de la coordination des ordres juri- diques étatiques en droit privé, Rec. cours, 2007, t. 327, p. 9–377.

7 V. la controverse engagée par MAYER (note 5), p. 155 s. et A.BUCHER, La dimension sociale du droit international privé, Rec. cours, 2009, t. 349, p. 102 s., à propos de l’intérêt de l’Etat à régir par sa loi une relation privée internationale.

8 V. p. ex. S.SYMEONIDES, The American Choice of Law Revolution in the Courts, Rec. cours, 2002, t. 298, spéc. p. 364.

9 En ce sens p. ex. B.S.BYRD /J.HRUTSCHKA, Kant’s Doctrine of Right, Cambridge, 2010, p. 1.

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théorie du droit devrait s’étendre telle quelle, ou presque, à la sphère interétatique.

Par la double coordination qu’elle prône – des domaines de liberté des sujets- individus et des sujets-Etats – la doctrine kantienne incite à repenser le lien qu’entretiennent au sein de notre branche ces deux sphères se voulant chez elle spéculaires. La passerelle conceptuelle reliant les deux plans pourrait bien être livrée par la précision que la liberté des sujets-Etats consiste ici en la liberté pour chaque communauté étatique de mettre en œuvre, par le droit privé qu’elle édicte, l’organisation des rapports interindividuels la plus conforme à sa vision de la justice.

C’est ce qui nous conduit à la troisième raison de nous tourner vers Kant.

L’observation des différences entre les lois des peuples a incité notre auteur à re- chercher, au-delà des diverses spécifications possibles de l’idée de justice, ce qu’il y a d’universel dans celle-ci10. Le droit a précisément pour mission de résoudre les conflits entre les différentes conceptions du juste que les sujets sont susceptibles de développer et souhaiter mettre en œuvre. Ces sujets étant tout autant les individus que les Etats, une telle définition, appliquée à ces derniers, se révèle étonnamment proche de celle, désormais classique, d’après laquelle le droit international privé vise à «gérer» les différentes visions de la justice que les communautés étatiques consa- crent dans leurs lois11.

3. Unicité du concept de Droit, pluralité des conceptions du droit, particularisme de celles-ci, universalisme de celui-là, liberté et nécessité, positivisme et nature des choses et puis encore, ainsi qu’on va le voir, unilatéralisme et multilatéralisme, fonc- tion régulatrice et fonction délimitatrice12: ne sont-ce pas là les extrêmes entre les- quels oscille l’histoire doctrinale du droit international privé?13 Le paradigme kantien accueille franchement ces dualismes et les réconcilie en une synthèse assez cohéren- te dont il n’est pas exclu qu’elle puisse rendre service en notre matière également, notamment aujourd’hui que se répand le besoin, sinon d’un nouveau paradigme, du moins du renouvellement de l’ancien14.

Il convient de rappeler d’abord la nature et la genèse du droit telle que nous les livre la tradition kantienne, laquelle s’entend ici non seulement de la doctrine que le phi- losophe de Königsberg nous a donnée à lire mais aussi de la façon dont celle-ci a été explicitée et parfois prolongée par le mouvement contemporain qui s’est réclamé de lui (I). Nous tâcherons ensuite de montrer ce que cet enseignement pourrait renfer-

10 Doctrine du droit (AA, 6:230).

11 PH.FRANCESCAKIS, préface à S.ROMANO, L’ordre juridique, Paris, 1975, p. xvi.

12 Sur ces «profonds dualismes» marquant la vision kantienne, v. entre tous J.RAWLS, A Theory of Justice, Oxford, 1999, p. 226.

13 Cf. H.MUIR WATT, Aspects économiques du droit international privé, Rec. cours, 2004, t. 307, p. 39 s.

14 Pour J.D.GONZÁLEZ CAMPOS, Rec. cours, 2000, t. 287, p. 33, nous vivons «dans une période de transition entre l’ancien paradigme de la règle de conflit et le nouveau paradigme non encore consacré». Cf. D.BUREAU /H.MUIR WATT, Droit international privé, t. I, 2e éd., Paris, 2007, n° 571 s.

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mer d’utile à l’intelligence de ce «droit de coordination» qu’est le droit international privé (II).

I. Nature et genèse du droit dans la tradition kantienne

4. Seul droit inné de l’homme, la liberté procède de l’immanence à lui de la volonté, laquelle est «loi à soi-même», autonome15. En sacrifiant bien des nuances, on peut affirmer que la volonté chez Kant fait un avec la raison et plus exactement avec ce qu’il appelle la raison pratique, qui oriente l’homme dans le monde réel, phénomé- nal, en dirigeant ses actions16.

La volonté comme moteur et norme de l’action individuelle – comme volonté nor- matrice – doit d’abord être conforme aux possibilités naturelles de celle-ci17. Je ne suis pas libre de m’envoler avec mon corps; voilà qui ne constitue pas un objet pos- sible de la volonté car l’action correspondante est impossible dans le monde réel.

C’est là une première limite à la liberté et par-là à la volonté de l’homme, qui découle des lois de la nature ou de la nature de la chose, c’est-à-dire de la nature de l’homme et du monde dans lequel il est plongé18. Ainsi, l’homme est soumis, comme il l’est au tonnerre et à l’éclair, au principe de non-contradiction, qui l’empêche de faire et de ne pas faire la même chose, de donner et de retenir.

C’est des limites qu’imposent à la liberté les «lois juridiques» que traite la Doctrine du droit, encore que ces lois et la volonté dont elles procèdent soient à leur tour soumises aux lois de la nature et ne sauraient dès lors imposer à l’homme des ac- tions qui les méconnaîtraient, le devoir être supposant le pouvoir être19. Les lois juri- diques «affectent la relation externe d’une personne à une autre dans la mesure où leurs actions peuvent s’influencer réciproquement»20: la liberté dont il est question est la liberté extérieure du sujet, dont l’exercice est susceptible de rejaillir sur la sphère de ses semblables21. Ces prémisses conduisent Kant à énoncer le problème du droit (A) et à se pencher sur sa genèse (B).

15 Doctrine du droit, AA, 6:237.

16 Métaphysique des mœurs, AA, 6:213; cf. AA, 6:217. Cf. E.J.WEINRIB, Law as a Kantian Idea of Reason, in: 87 Columb. L. Rev. 472 (1987), p. 483 s.

17 Critique de la raison pratique, AA, 5:57.

18 Ce sont les «lois de la nature» s’opposant aux «lois de liberté» (Fondation, AA, 4:387), les «lois naturelles» s’opposant aux «lois positives» (Métaphysique des mœurs, AA, 4:453).

19 Critique de la raison pure, AA, 3:524; cf. Fondation, AA, 4:452. Cf. BYRD /HRUSCHKA (note 9).

20 Doctrine du droit, AA, 6:230; Théorie et pratique, AA, 8:289.

21 Métaphysique des mœurs, AA, 6:214. Cf. WEINRIB (note 16), p. 490; M.GREGOR, Laws of Freedom, New York, 1963, p. 35.

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A. Nature du droit

5. L’essence du droit repose sur la contrainte, entendue dans le double sens de restriction de la liberté et coercition physique. Le problème du droit consiste alors à réconcilier l’autonomie de la volonté, et la liberté qui en est le corollaire, avec l’hétéronomie du droit, qui est une contrainte et par là une négation de la liberté.

Notre auteur entreprend cette réconciliation en définissant le droit comme l’«ensemble des conditions par lesquelles la liberté d’un sujet se coordonne avec la liberté de l’autre d’après une loi générale de liberté»22. Aussi le droit est-il essentielle- ment «coordination»23 des domaines de liberté des sujets agissants, des espaces où s’exerce leur «pouvoir de vouloir» et d’agir conformément à leur volonté.

6. En délimitant les domaines respectifs de leur liberté, le droit prévient ou du moins résout des conflits entre les sujets. Le conflit consiste en la revendication par deux ou plusieurs sujets du même domaine de liberté, de sorte que l’exercice de la liberté réclamée par l’un d’eux est incompatible avec l’exercice de celle que réclame l’autre, c’est-à-dire que la mise en œuvre simultanée des actions traduisant les liber- tés invoquées par les deux sujets est impossible au sens qui a été antérieurement exposé.

Dès lors que deux sujets se trouvent dans le même espace, la liberté de chacun de se déplacer à l’intérieur de cet espace est entravée par la revendication de la même liberté par l’autre24. Si deux personnes prétendent à la maîtrise exclusive sur un bien, la liberté de chacun est vidée de sa substance par l’exercice ou la menace de l’exercice de sa liberté par l’autre25.

Parce que l’existence ou la potentialité d’un conflit nie la liberté, c’est en prévenant ou en résolvant le conflit que celle-ci peut exister. Il n’y aurait pas de liberté s’il n’y avait pas de limites à celle que chacun des sujets a vocation à réclamer. Car la liberté d’un sujet d’agir conformément à sa volonté – ou liberté positive – implique que les autres sujets s’abstiennent de réaliser des actions ou des omissions qui en entrave- raient l’exercice – et c’est là la dimension négative de la liberté26. Le droit n’est point

«obstacle à la liberté» mais vise au contraire à supprimer un «obstacle à l’obstacle de la liberté», une «négation de la négation de la liberté», c’est-à-dire à garantir celle-ci, en la protégeant27.

22 Doctrine du droit, AA, 6: 230; v. déjà Critique de la raison pure, AA, 3:247.

23 T.POGGE, Kant’s Theory of Justice, in: 79 Kant-Studien 407 (1988), p. 433.

24 Cf. T.POGGE, Is Kant’s Rechtslehre a ‘Comprehensive Liberalism’?, in: M. Timmons (ed.), Kant’s Metaphysics of Morals, Oxford, 2002, p. 136.

25 Doctrine du droit, AA, 6:308.

26 V. sur ce double aspect de la liberté, WEINRIB (note 16), p. 484.

27 Doctrine du droit, AA, 6:230.

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7. A l’intérieur de l’espace de liberté reconnu à chaque individu s’ouvre l’empire de sa «loi intérieure», celle qu’il se donne lui-même. Il s’agit de l’ensemble des préceptes qui gouvernent la direction que chacun donne à son existence et notamment la poursuite de la vertu, du bonheur et de l’épanouissement de soi. Les conceptions à cet égard pouvant varier, la liberté extérieure a pour effet que la loi intérieure peut être différente d’un sujet à l’autre28. La liberté suppose en effet la possibilité de la diversité quant au résultat de son exercice. Elle s’exprime dans le «désaccord raison- nable»29, qui, parce qu’il est issu de la liberté morale, est lui aussi empreint de «mora- lité»30.

8. Si le droit vise à assurer la coordination des actions des sujets, à savoir l’harmonie de leurs espaces de liberté, c’est-à-dire des champs d’efficacité de leurs lois intérieu- res respectives, encore faut-il savoir quels sont les critères de cette coordination.

C’est à la genèse du droit qu’il faut alors s’intéresser.

B. Genèse du droit

9. L’avènement du droit, que Kant qualifie d’état juridique, fait suite à une situation d’absence de droit (Gesetzlosigkeit), que Kant, comme d’autres avant lui, appelle état de nature31. Cernons donc ces deux conditions (1), puis la transition de l’une à l’autre, qui s’opère sur les plans interindividuel (2) et interétatique (3).

1. Etat de nature et état juridique

10. Dans l’état de nature, il n’existe pas de liberté sûre et protégée. L’homme peut être certes «bien disposé et amoureux du droit»32 et il aura alors tendance – on y reviendra – à ne pas revendiquer plus de liberté que celle qu’il est prêt à reconnaître aux autres. Mais aussi longtemps que les hommes entretiennent des visions diffé- rentes quant à la manière dont la liberté de chacun devrait se coordonner avec celle des autres et que chacun insiste pour affirmer sa propre vision, l’état de nature est voué à subsister33. Aussi celui-ci recouvre-t-il une situation permanente de conflit, au

28 Critique de la raison pratique, AA, 5:36; Doctrine de la vertu, AA, 6:392; Théorie et pratique, AA, 8:282. V. S.MUTHU, Justice and Foreigners: Kant’s Cosmopolitan Right, in: 7 Constellations 23 (2000), p. 25. Cf. la Kantian interpretation proposée par RAWLS (note 12), p. 223–224.

29 P.RICOEUR, Le Juste, Paris, 1995, p. 220; J.WALDRON, Law and Disagreement, Oxford, 1999; CH.MC MAHON, Reasonable Disagreement, Cambridge, 2009.

30 S.BESSON (note 4).

31 Notamment J.-J. Rousseau, dont Kant était grand lecteur, et Th. Hobbes.

32 Doctrine du droit, AA, 3:312 («gutartig und rechtsliebend»).

33 Ibidem.

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moins potentiel34. La «justice privée» y règne, car chacun peut exercer la contrainte dont il dispose, ce qui risque à tout moment de dégénérer en un affrontement de moyens de contrainte mobilisés pour réaliser des points de vue antagonistes sur ce qui est juste35. Certes, le conflit finit de facto par recevoir une solution36, soit par une entente spontanée des sujets – les échanges peuvent être de facto paisibles37, l’état de nature peut être social38 –, soit par la loi du plus fort. Mais il n’est pas pour autant définitivement résolu. Car l’apaisement menace de n’être que provisoire: ce que je me suis approprié au nom de ma vision de la justice peut m’être par suite soustrait par celui qui avait initialement consenti ou dû consentir à cette appropriation39. 11. L’état juridique est en place lorsque les espaces de liberté des sujets sont délimi- tés et protégés efficacement. La liberté peut exister, l’individu peut devenir titulaire des droits subjectifs40 car à la maîtrise qu’ils lui accordent correspond le devoir des autres de s’abstenir d’y intérférer. Le respect de ce devoir est assuré par le recours à la contrainte, laquelle est exercée par une seule entité tierce, qui la met au service d’un seul modèle de justice41, celui-là que le droit, positif justement, entérine.

2. De l’état de nature à l’état juridique

12. Le premier effort que chaque sujet est tenu de consentir consiste à observer ce que Kant appelle la «loi universelle du droit». Nécessaire pour préparer l’état juri- dique, cette condition est souvent insuffisante à l’atteindre (a). C’est moyennant le transfert à une entité supra-individuelle du pouvoir de fixer un principe commun de coordination que le droit – à travers les lois positives – se met le plus sûrement en place (b).

34 Vers la paix perpétuelle, AA, 8:348.

35 BYRD /HRUTSCHKA (note 9), p. 31.

36 Sur ce qu’un conflit peut être «solutionné» sans être «résolu» et que, «réduit en surface», il

«s’accro[î]t en profondeur», v. BATIFFOL (note 4), p. 315.

37 Cf. POGGE (note 23), p. 417; J.WEINRIB, Kant on Citizenship and Universal Independence, 33 Austl.

J. Leg. Phil. 2 (2008), p. 8.

38 Doctrine du droit, AA, 3:306; J. WALDRON, Kant’s Legal Positivism, 109 Harv. L. Rev. 1535 (1995–

1996), p. 1546, note 43 et 44.

39 Doctrine du droit, AA, 3:312.

40 Et notamment pour Kant du droit de propriété: Vers la paix perpétuelle, AA, 8:383. Sur le lien entre le concept d’autorité politique et droit de propriété v. K.THOMPSON, Kant’s Trascendental Deduction of Political Authority, in: 92 Kant-Studien 62 (2001), spéc. p. 68 s.

41 Sur la tierceté de l’entité chargée de la contrainte, v. Doctrine du droit, AA, 6:312; sur l’univocité de la contrainte, qui reflète celle de la justice, cf. WALDRON (note 38), p. 1540.

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a) Loi universelle du droit

13. Evoluant dans l’état de nature, chaque sujet ne peut que fixer lui-même la nor- me de son action et par là de son interaction avec les autres. Si sa liberté ne ren- contre pas de limites dans le droit positif – justement absent –, elle en trouve cepen- dant une de taille dans ce que Kant qualifie de «loi universelle du droit» ou «principe universel de justice». C’est là un principe qui s’impose à tout sujet-législateur, une loi placée au-dessus des lois positives et qui n’est pas elle-même positive car elle n’est pas posée par une volonté normatrice qui aurait pu ne pas la poser et en poser une autre42. Formulée comme une variante de l’impératif catégorique43, cette loi com- mande au sujet ce qui suit: «agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse se coordonner avec la liberté de tout un chacun suivant une loi uni- verselle»44.

Un sujet doit donc se représenter en législateur universel45, non pas en ce sens qu’il doit prescrire la norme de l’action universelle, car les autres sujets sont tout autant législateurs – c’est-à-dire tout aussi libres – que lui, mais bien pour mesurer l’espace de liberté qu’il peut se tailler pour lui. Aussi, chaque sujet doit avant d’agir se placer

«à un point de vue multilatéral» et se demander si la norme – ou «maxime»46 – qu’il veut imposer à son action, peut être également imposée par les autres sujets à la leur, autrement dit, si la mise en œuvre simultanée des actions individuelles com- mandées par la généralisation ou universalisation d’une telle norme est concevable dans le monde réel, sans collisions. Si la réponse est oui, alors la norme de l’action projetée est qualifiée par Kant de «légitime»; à défaut elle déborde le cadre des con- tenus permis de la volonté47.

Ainsi, il serait contraire à cette loi universelle qu’un sujet prétende à la fois interdire au voisin l’accès à son terrain et accéder au terrain du voisin48. De même, une per- sonne ne peut pas réclamer la liberté de laisser ses biens à qui il l’entend après son décès et en même temps prétendre à ce qu’une part des biens laissés par son ascen- dant lui soit réservée49.

14. Si elle prohibe certaines normes ou maximes, la loi universelle du droit n’en entérine pas moins un grand nombre, qui sont toutes également susceptibles de

42 Vers la paix perpétuelle, AA, 8:376–377 («principe de droit qui possède une nécessité incondi- tionnée»); cf. G.P.FLETCHER, Law and Morality, in: 87 Colum. L. Rev. 533 (1987), p. 538 s.

43 B. OREND, Kant on International Law, 11 Can J. L. and Jurisprudence 329 (1998), p. 335; G.CAVAL- LAR, Kant and the Theory and Practice of International Right, Cardiff, 1999, p. 50.

44 Doctrine du droit, AA, 6:231.

45 Métaphysique des mœurs, AA, 6:225.

46 Critique de la raison pure, AA, 3:662; Métaphysique des mœurs, AA, 6:178.

47 CH.SCHNOOR, Kants Kategorischer Imperativ, Tübingen, 1989, p. 110 s.

48 L’exemple est emprunté à POGGE (note23),p. 413.

49 Cf. WALDRON (note 38), p. 1538–1539.

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généralisation50. Cette loi n’impose en effet à la volonté que des contraintes plutôt formelles, si bien qu’elle peut s’incarner en plusieurs maximes substantielles différen- tes51.

Ainsi, un sujet peut interdire à son voisin l’accès à son terrain et s’abstenir de reven- diquer l’accès à celui du voisin, mais il peut aussi réclamer l’accès au terrain du voisin tout en autorisant l’accès du voisin au sien propre: l’une et l’autre norme de l’action individuelle sont également susceptibles d’être retenues par une loi générale. De même, le principe de l’«universalisabilité» de la norme de l’action individuelle laisse le sujet libre de choisir entre la liberté de disposer de la totalité de ses biens, à la condition qu’il renonce à réclamer une quote-part de ceux de son ascendant, et la revendication d’une réserve sur les biens de son ascendant à la condition qu’il ac- cepte qu’une réserve soit revendiquée sur ses propres biens.

15. Il peut arriver que, parmi les normes qui sont légitimes au regard de la loi uni- verselle, certains sujets choisissent spontanément la même. Bien que non concertée, la coordination de leurs domaines de liberté qui en résulte n’est pas le fruit du ha- sard mais répond à l’objectif en vue duquel chacun a commencé par ne revendiquer plus de liberté que celle que pourrait lui attribuer un législateur universel52.

16. Mais si chaque sujet est libre de choisir le principe de son action à la seule condi- tion qu’il puisse valoir pour tous, il faut bien s’attendre à ce que plusieurs sujets- législateurs choisissent des principes différents. Mes universalisations peuvent être autres que les tiennes encore que chacun s’efforce de s’inspirer d’un principe accep- table pour l’autre également53. Un tel désaccord entraîne que les domaines de liber- té ne sont pas encore coordonnés54. Il peut d’ailleurs aussi entraîner qu’un espace susceptible d’être occupé ne soit réclamé par aucun sujet. Voilà qui recouvre aussi un conflit, négatif si l’on veut, dont la permanence est, pour Kant, tout aussi con- traire au droit que celle d’un conflit positif de revendications, et plus paradoxale encore55. Car le lien entre limitation et protection de la liberté s’en trouve brisé, si bien que la restriction à la vocation naturelle de celle-ci devient insensée56.

50 Cf. POGGE (note 23), p. 413.

51 Sur le caractère formel de la loi universelle du droit, v. Théorie et pratique, AA, 8:292; cf. Critique de la raison pratique, AA, 5:28–29, 31, 33–34; v. J.HRUTSCHKA, Die Würde des Menschen bei Kant, in: 88 ARSP 463 (2002), p. 470 s. Sur la primauté de la forme par rapport à la substance «dans les domaines de la raison pratique», v. Vers la paix perpétuelle, AA, 8:376–377.

52 Cf. WALDRON (note 38), p. 1558.

53 WALDRON (note 38), p. 1558; W.KERSTING, Politics, Freedom and Order: Kant’s Political Philo- sophy, in: P.Guyer (ed.), The Cambridge Companion to Kant, Cambridge, 1992, p. 352.

54 Cf. POGGE (note 23), p. 413.

55 Doctrine du droit, AA, 6:246.

56 Cf. S.GOYARD-FABRE, Les fondements de l’ordre juridique, Paris, 1992, p. 340–341.

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Ainsi, des deux voisins, le premier peut estimer qu’il est juste que chacun donne à l’autre accès à son propre terrain, et le deuxième que chacun puisse l’interdire. De même, des deux sujets se disputant les biens successoraux, l’un peut estimer qu’il est juste que le bénéficiaire du testament recueille la totalité, et l’autre que le des- cendant soit réservataire. Les deux maximes de l’action sont également conformes à la loi universelle mais leur mise en œuvre simultanée est impossible au regard des lois de la nature. Si, dans le second exemple, c’est le bénéficiaire du testament qui tient pour juste que le descendant soit réservataire57, alors que celui-ci pense que celui-là devrait recueillir la totalité, voilà qu’un conflit «négatif» se produit.

17. Afin d’éliminer les conflits résultant de l’effet conjoint de la soumission aux consignes formelles de la loi universelle du droit et du choix non uniforme de la

«maxime» par laquelle chacun lui donne substance, les individus doivent poursuivre cet «immense effort de coordination»58. Car «aussi longtemps que chaque sujet prétend suivre ce qui lui paraît juste, il renonce par là même à toute idée de droit»59. Le droit ne peut pas exister aussi longtemps que nous nous entêtons à mettre en œuvre chacun notre vision unilatérale de la meilleure façon d’ajuster les uns aux autres nos espaces de liberté, et ce quand bien même chacun se situerait à un point de vue multilatéral60 et ferait abstraction de ses intérêts, de ses préférences indivi- duelles, comme s’il avait l’esprit couvert par un «voile d’ignorance»61. «Si nous ne pouvons éviter de vivre les uns à côtés des autres», la persistance d’un tel désaccord nous astreint «à entrer dans une société civile»62.

b) Lois positives et la naissance de l’Etat

18. A l’instar de ses prédécesseurs63, Kant brandit «l’idée d’un contrat originaire sur lequel prend appui toute la législation d’un peuple»64. C’est l’Etat qui prend naissan- ce, aux organes duquel les sujets ont confié le pouvoir de délimiter, par le droit qu’ils posent – le droit positif –, leurs domaines de liberté respectifs et d’exercer au besoin la contrainte afin qu’ils soient respectés.

Chaque sujet accepte ainsi de renoncer à réclamer la liberté d’adopter son point de vue sur la manière la plus juste de coordonner ses actions avec celles des autres;

57 Par exemple parce qu’il espère être un jour réservataire d’une succession plus importante.

58 POGGE (note 24), p. 152.

59 Doctrine du droit, AA, 6:312; v. ég. Réflexion n° 7710, AA, 19:497 et Naturrecht Feyerabend, AA, 27:1381.

60 Cf. Critique de la faculté de juger, AA, 5:295.

61 Selon l’image de RAWLS (note 12), qui affirme en avoir trouvé une ébauche chez Kant (AA, 5:68–

72).

62 Doctrine du droit, AA, 6:307.

63 Et notamment ici de nouveau de Hobbes et Rousseau.

64 Vers la paix perpétuelle, AA, 8:350.

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l’objet de la renonciation n’est pas la liberté elle-même mais la simple revendication d’une liberté qui risque de demeurer un vœu pieux si elle est neutralisée par la re- vendication de la même liberté par les autres sujets65. L’avantage que chacun retire de ce sacrifice largement apparent consiste d’abord en la possibilité de participer à la formation de la «volonté commune»66. Par où la construction kantienne parvient à réconcilier l’autonomie de la liberté et l’hétéronomie du droit, qui est lui aussi – du moins médiatement – autonome puisque chacun des membres de la communauté s’en trouve être «co-législateur»67. Ensuite, chaque sujet obtient une sphère de liber- té sûre et protégée, qui n’est peut-être pas celle qu’il se serait taillée s’il avait été seul législateur, mais à l’intérieur de laquelle il peut mettre en œuvre sa loi intérieure au sens antérieurement exposé.

Le droit positif est dans une certaine mesure inévitablement arbitraire (willkühr- lich)68, puisqu’il résulte du choix d’un seul critère de coordination et de la mise à l’écart d’autres modèles tout aussi défendables, lesquels peuvent prévaloir au sein d’autres communautés. C’est ce qui nous invite à nous hisser au plan interétatique.

3. Du plan interindividuel au plan interétatique

19. Une théorie du droit visant les seules relations entre individus au sein d’une communauté étatique ne serait pour Kant pas complète69: elle se doit, pour l’être, d’englober les relations entre Etats. L’insistance sur les liens conceptuels et norma- tifs entre sphère interindividuelle et sphère interétatique représente pour beaucoup son apport le plus précieux à l’histoire de la pensée juridique et politique70. C’est parce que ces deux plans sont analogues71 et forment même chez lui un tout72 que Kant peut traiter des relations entre Etats en renvoyant largement à ce qu’il a exposé au sujet des individus73. La transition de l’état de nature à l’état juridique s’opère ici, sinon par la création d’une «république mondiale», du moins par le rapprochement

65 Cf. POGGE (note 24), p. 145–146.

66 Théorie et pratique, 8: 297 («volonté commune et publique»). Cf. M.LE BAR, Kant on Welfare, in:

29 Canadian Journal of Philosophy 225 (1999), p. 258.

67 Métaphysique des mœurs, AA, 6: 223. Cf. RAWLS (note 12), p. 226.

68 Métaphysique des mœurs, AA, 6: 227. Cf. POGGE (note 23) p. 414.

69 OREND (note43) cit., p. 338.

70 W.B.GALLIE, Philosophers of Peace and War, Cambridge, 1978, p. 53–54; F.TESÓN, The Kantian Theory of International Law, in: 92 Colum. L. Rev. 53 (1992), p. 90.

71 C’est là en substance la doctrine de la domestic analogy sur la portée de laquelle v. récemment C.BOTTICI, Men and States: Rethinking the Domestic Analogy in Global Age, New York, 2009.

72 BOTTICI (note 71), p. 25; cf. A.HEYDARIAN PASHAKHANIOU, Kant’s Writings on the State of Nature and Coercion: The Domestic Analogy and the Level of Analysis, e-IR, 2009.

73 Métaphisyque des Mœurs, AA, 6:209.

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progressif entre Etats, et d’abord entre Etats voisins74, moyennant des conventions, jusqu’à l’établissement d’une Conférence permanente à laquelle chacun aurait le loisir d’adhérer75.

La «seule différence» entre les deux plans consiste en ce que «dans le droit interna- tional, ce n’est pas simplement (…) une relation d’un Etat avec un autre envisagés dans leur globalité qui est prise en considération, mais c’est aussi la relation qui s’établit entre les personnes individuelles appartenant à un de ces Etats et celles de l’autre»76. Ce sont bien les relations privées internationales qu’envisage Kant. L’état de nature à leur propos «ne requiert cependant pas d’autres précisions que celles qui se laissent aisément déduire» de l’état de nature interindividuel77. C’est pourquoi la Rechtslehre ne traite de ces relations que pour les intégrer dans le dessein d’un «droit cosmopolitique» régissant le commerce des peuples78.

20. Les interactions entre la sphère interindividuelle et la sphère interétatique sont, en notre matière, encore aujourd’hui l’objet des plus âpres controverses. Mettre en lumière ces interfaces, en dégager une définition ou du moins une description con- sensuelle, voilà qui constitue sans doute l’un des défis majeurs auxquels est confron- tée la pensée internationaliste contemporaine.

II. Doctrine kantienne et droit international privé

21. Ainsi qu’on l’a rappelé en débutant, d’après le point de vue qui semble encore l’emporter en Europe, le droit international privé n’affecterait pas directement les relations interétatiques: la thèse suivant laquelle il viserait à résoudre un conflit de souverainetés a été écartée depuis un demi-siècle79 au profit de celle, qui a l’allure d’antithèse, suivant laquelle les conflits opposeraient ici des personnes privées et non des Etats80.

74 Doctrine du droit, AA, 6:344, 346.

75 Doctrine du droit, AA, 6:350–351; Théorie et pratique, AA, 6:311 s.

76 Doctrine du droit, AA, 6:343. Sur ce que pour Kant «the ius gentium concerns not only relations among states but also among individuals», v. C.BOTTICI, The Domestic Analogy and the Kantian Project of Perpetual Peace, 3 J. Phil. of Inter. Law 1 (2007), p. 16.

77 Doctrine du droit, AA, 6:344.

78 Doctrine du droit, AA, 6:353. Cf. MUTHU (note 28), p. 32 s. et P.KLEINGELD, Kant’s Cosmopolitan Patriotism, 94 Kant-Studien 299 (2003), p. 302.

79 E.BARTIN, Etudes de droit international privé, Paris, 1899, p. 149: «que le conflit de lois se ramène à un conflit de souverainetés, cette assertion n’est plus contestée par personne». Cf. A.BONNI- CHON, La notion de conflit de souverainetés dans la science des conflits de lois, Rev. crit., 1949, p. 615.

80 Pour ce constat, v. MUIR WATT (note 4), p. 41–42.

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Le changement de paradigme s’est produit sous l’impulsion du constat de la carence, pour régir les relations privées dont il est question, d’un droit et d’un législateur vraiment internationaux. On voit mal – a-t-on soutenu en substance – comment l’initiative individuelle d’un Etat pourrait avoir pour but de délimiter les sphères de souveraineté – c’est-à-dire, on y reviendra, de liberté – étatique. Car cela autoriserait chaque Etat à définir la souveraineté de tous, ce que seul un législateur universel pourrait faire. Aussi longtemps du moins qu’il n’y a pas d’accords entre Etats, chacun doit se doter d’un droit international privé, qui est national quant aux choix qu’il reflète, et dont le but ne serait que de régler, lorsque la question se pose chez lui, un conflit entre personnes privées. La fonction dite régulatrice des intérêts privés a supplanté la fonction dite répartitrice ou délimitatrice des souverainetés. Et pourtant l’idée de délimitation n’a pas vraiment été abandonnée. Car à mesure que la concep- tion du conflit de souverainetés déclinait, prenait vigueur l’idée de la coordination entre les systèmes ou ordres juridiques81, laquelle à son tour prolongeait celle, plus ancienne, de l’harmonie entre les lois (Gesetzesharmonie) ou harmonie des solutions.

22. La représentation kantienne de la genèse du droit semble bien nous aider à mettre de l’ordre dans les idées tout en rendant compte de leur mouvement pendu- laire. D’abord parce qu’elle nous invite à dépasser l’opposition entre fonction régu- latrice et fonction délimitatrice en faisant voir que la régulation des conflits entre sujets requiert la coordination de leurs possibilités d’action, que cette coordination suppose la délimitation de leurs espaces de liberté et que l’harmonie ainsi créée permet à chacun d’être souverain à l’intérieur de celui qui lui est reconnu et d’y adopter et suivre sa loi intérieure. Ensuite, en ce qu’elle vient ingénieusement à bout du paradoxe d’un sujet-législateur individuel s’érigeant en législateur universel, la doctrine kantienne enseigne que l’absence d’un législateur universel et la nécessité de l’initiative individuelle ne sont pas incompatibles avec l’idée que la fonction d’une telle initiative consiste en la délimitation des espaces de liberté de ceux qui la pren- nent pas plus qu’avec l’idée que chacun d’eux doit, en la prenant, se penser comme législateur universel82. De l’observation que l’initiative individuelle n’est souvent pas à même d’atteindre seule une délimitation satisfaisante, il serait illégitime de dédui- re que l’objectif est un autre. Ce peut être le moyen pour l’atteindre qui doit évoluer.

C’est bien l’évolution que trace la doctrine kantienne, pour laquelle l’initiative indivi- duelle n’est le plus souvent qu’une étape, l’étape ultérieure pouvant consister en l’élaboration collective d’un critère de coordination commun.

23. Si l’explication kantienne surmonte les apories ayant conduit à l’abandon de la conception interétatique, ce n’est pas vers la thèse du conflit de souveraine-

81 V. supra, notes 5 et 6.

82 Cf. J.-M.JACQUET, La fonction supranationale de la règle de conflit de lois, Rec. cours, 2001, t. 292, p. 155 s.; L.KOPELMANAS, La théorie du dédoublement fonctionnel et son utilisation pour la solu- tion du conflit de lois, Etudes G. Scelle, Paris, 1950, vol. II, p. 753 s.

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tés qu’elle nous redirige mais vers la recherche d’une synthèse propre à réunir dans une vérité plus générale les vérités partielles que renferment la thèse et l’antithèse.

S’agissant d’une «relation qui s’établit entre les personnes individuelles appartenant à un… Etat et celles de l’autre», l’état de nature pertinent, autrement dit le conflit qu’il s’agit de résoudre, est pour Kant du type de ceux dont la résolution conduit à la naissance d’un Etat, c’est-à-dire un conflit entre personnes privées. Mais afin d’extraire les sujets-individus de cet état de nature, il est indispensable pour lui de coordonner les domaines de liberté des sujets-Etats, c’est-à-dire de prévenir ou de résoudre le conflit entre ceux-ci et il devient alors essentiel de comprendre en quel sens c’en est un83. Il faut en somme travailler sur le plan interétatique pour obtenir ce qu’on recherche sur le plan interindividuel.

24. Il convient donc, en suivant les instructions que Kant nous a laissées, d’appli- quer sa doctrine sur la genèse du droit aux relations entre Etats tout en l’ajustant à l’objectif d’en faire profiter directement les parties aux relations privées qui se ratta- chent à plusieurs d’entre eux (A). C’est ce qui nous conduira à quelques observations sur le stade actuel de la progression de l’état de nature à l’état juridique à propos de ces relations (B).

A. Genèse du droit dans les relations privées internationales

25. Communauté organisée d’individus, l’Etat jouit lui aussi, en tant que sujet, doté de la personnalité morale, d’une liberté innée84, puisqu’il est libre de vouloir, c’est-à- dire de choisir et de décider, et d’agir conformément à sa volonté85. C’est de la liberté extérieure qu’il s’agit ici, celle qui se manifeste vis-à-vis des autres Etats et dont la dimension positive est exprimée par l’attribut de la souveraineté et la dimension négative par celui de l’indépendance. L’aspect de la liberté d’un Etat qui nous re- tiendra consiste en la liberté de mettre en œuvre par son droit – lois ou règles générales et décisions ou normes individuelles –86 le modèle de justice qui lui paraît le meilleur sur le plan du droit privé87. Ainsi, chaque communauté étatique est libre de déterminer si les descendants du défunt héritent malgré sa volonté contraire, si le propriétaire d’un immeuble est tenu d’en permettre l’accès à son voisin... La diversité des lois internes que se donnent les sujets-Etats est, à l’instar de la diversité des lois intérieures que se donnent les sujets-individus, une conséquence nécessaire de leur

83 Cf. BYRD /HRUSCHKA (note 9), p. 188; A. HEYDARIAN PASHAKHANIOU (note 72).

84 Doctrine du droit, AA, 6:342. B.S.BYRD, The State as a ‘Moral Person’, in: H. Robinson (ed.), Pro- ceedings of the Eighth International Kant Congress, Milwaukee, 1995, p. 171 s.

85 Cf. OREND (note 43), p. 340.

86 Cf. Doctrine du droit, AA, 6:306.

87 Cf. MUTHU (note 28), p. 31.

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liberté. Celle-ci est cependant limitée, non seulement par les lois de la nature, et notamment du principe de non-contradiction, mais aussi par l’exigence de la faire coexister avec l’égale liberté des autres sujets88. Examinons, au départ de quelques exemples, les limites que la liberté d’un Etat d’organiser les relations privées inter- individuelles d’après sa vision de la justice rencontre du fait de la nécessité de la rendre compatible avec l’analogue liberté des autres Etats.

26. Prenons une dévolution successorale purement interne: nationalité et domicile du de cujus et des héritiers présomptifs et situation de tous les biens pointent vers, par exemple, la Suisse. La communauté étatique suisse est libre d’estimer que la justice exige qu’une part des biens du de cujus soit réservée à certains proches et de vouloir appliquer ce mode de répartition à la succession envisagée: si le bénéficiaire du testament ne livre pas au réservataire ce qui lui est dû, les autorités judiciaires et à leur suite, le cas échéant, les autorités suisses d’exécution, lui prêteront main- forte. La réalisation d’une telle liberté par la Suisse n’entrave ni n’est entravée par l’exercice de la part de tout autre Etat d’une liberté fondée sur la même maxime.

L’Angleterre est, à l’égard d’une succession purement anglaise, libre de permettre au de cujus de laisser ses biens à qui lui plaît et de réaliser ce modèle de justice au be- soin par la contrainte.

27. Envisageons à présent une série de situations successorales ayant des attaches avec la Suisse et l’Angleterre et demandons-nous si chacun de ces deux Etats est libre d’appliquer le modèle de justice qu’il consacre dans son droit à toutes ces suc- cessions et d’énoncer une telle volonté par une disposition qui, pour la Suisse, aurait la teneur que voici: «Lorsque le domicile du de cujus se trouve en Suisse ou qu’il est de nationalité suisse ou laisse des biens en Suisse, sa succession est régie par le droit suisse».

Chaque Etat prétend dans ces exemples exercer la liberté de répartir les mêmes biens conformément à sa propre vision de la justice successorale. Celle-ci comman- de, pour la Suisse, que le descendant soit protégé et, pour l’Angleterre, que le de cujus dispose d’une liberté quasi-absolue. L’enfant, qu’on supposera bénéficiaire du testament, réclamera la totalité des biens conformément à la vision anglaise de la justice et à la volonté de l’Angleterre de l’appliquer; l’épouse invoquera la réserve de la moitié en prenant appui sur la loi suisse et la volonté de la Suisse de la mettre en œuvre. C’est là un conflit entre les revendications de deux personnes privées. Mais ce conflit existe parce que et aussi longtemps qu’un conflit existe entre les revendica- tions de deux sujets-Etats: chacun réclame le même domaine de liberté, en l’espèce celle de fixer d’après sa loi les domaines respectifs de liberté des sujets-individus.

Les conflits dont il est question semblent bien revêtir une nature analogue car l’un et l’autre opposent deux sujets qui revendiquent la maîtrise sur les mêmes biens, la-

88 De façon tout à fait explicite OREND (note 43), p. 340.

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quelle consiste dans le pouvoir d’en déterminer librement le sort. Chaque sujet-Etat prétend en déterminer le sort d’après sa loi interne, qu’il se donne souverainement, suivant laquelle ces biens seront soit distribués aux sujets-individus désignés par lui soit directement utilisés par lui, en cas de succession de l’Etat. Chaque sujet-individu prétend déterminer le sort de ces biens d’après ce que lui prescrit sa loi intérieure, celle qu’il se donne de manière autonome: la poursuite de la vertu et du bonheur peut l’amener soit à les utiliser directement, soit à en accorder la maîtrise à d’autres sujets – Etat compris – qu’il choisit lui-même, par donation par exemple. Ce n’est pas parce qu’un Etat ne revendique pas pour lui le bien – ce qu’il fait parfois au demeu- rant – qu’il n’en revendique pas une liberté à son égard: revendiquer le pouvoir de déterminer à qui la maîtrise d’un bien reviendra c’est déjà en revendiquer la maî- trise89.

28. Si les deux Etats sont cohérents avec le point de vue qu’ils avancent, ils accepte- ront de le consacrer dans une norme individuelle. Aussi la Suisse habilitera-t-elle le juge suisse à rendre, à la demande de l’épouse, une décision lui attribuant la moitié des biens et l’Angleterre habilitera le juge anglais à rendre, à la demande de l’enfant, une décision lui attribuant la totalité des biens. Chaque décision ouvrira à son bénéficiaire le recours à la force. Deux appareils de contrainte étatiques seront mo- bilisés à l’appui de deux visions antagonistes de la justice. A qui reviennent en som- me les biens litigieux? On peut penser que ce sera leur situation géographique qui tranchera, que la vision suisse se réalisera sur les biens suisses et la vision anglaise sur les biens anglais. Le conflit n’est pas pour autant réglé définitivement, car si l’enfant qui s’est approprié les biens anglais possède des actifs en Suisse, l’épouse pourra y intenter à son encontre une action en enrichissement illégitime jusqu’à concurrence de la réserve que lui reconnaît la décision suisse. Mais si l’épouse possè- de des biens en Angleterre, elle pourra y faire l’objet d’une action en restitution de l’équivalent de ceux dont elle a obtenu la restitution en Suisse. Et ainsi de suite. Le conflit est potentiellement perpétuel, il ne reçoit qu’une solution provisoire90. Voilà qui risque d’ouvrir la voie à la loi du plus fort, du plus endurant, de conduire à l’épuisement mutuel des parties91.

29. Force est de constater que, dans l’exemple, ni la Suisse ni l’Angleterre ne béné- ficient de la liberté que chacune revendique. Pour que la Suisse puisse exercer sa liberté – positive – de distribuer la succession d’après son idée de la justice, il faut que l’Angleterre s’abstienne d’y interférer en coopérant même à sa mise en œuvre:

89 La liberté du de cujus consiste-t-elle précisément dans le pouvoir de déterminer qui aura la maîtrise de ses biens une fois que les lois de la nature l’auront empêché de la revendiquer pour lui-même.

90 Cf. MAYER (note 5), p. 136.

91 Ce qui est aussi une conséquence de l’état de nature: v. F.PROUST, Introduction à Vers la Paix perpétuelle (note 1), p. 24.

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c’est là, on le sait, le versant négatif de la liberté. Ce n’est pas le cas dans la situation envisagée. C’est parce que ce conflit n’est pas résolu par le Droit qu’aucun des Etats ne parvient à trancher par son droit le conflit entre les individus prétendant aux biens successoraux.

30. Voilà qui nous ramène à la question posée plus haut. Un Etat est-il libre de vou- loir appliquer son droit – règles générales et normes individuelles – à l’égard de tou- tes les relations privées qui présentent un rattachement significatif quelconque avec lui? Si l’on s’en tient aux limites que prescrirait le droit international public d’après l’interprétation que l’on en donne communément, suivant laquelle «tout Etat peut édicter les normes – lois, jugements, actes publics – qu’il lui plaît, et les déclarer applicable à qui il veut»92, à la condition tout au plus que les espèces qu’il vise ne soient pas dépourvues de tout lien avec son milieu93, et qu’on estime qu’il n’existe pas d’autres limites à la volonté et à l’initiative étatique en ce domaine94, il faudrait conclure que l’Etat dispose de la liberté dont il est question et que la volonté cor- respondante est permise.

Une telle volonté est cependant contraire à la loi universelle du droit dégagée par la doctrine kantienne95. Si les autres Etats adoptent le même principe, il n’y a pas coor- dination mais bien superposition, ce qui entraîne un conflit de revendications étati- ques et par là individuelles au sens vu plus haut. Puisque cette loi universelle est, pour Kant, déjà du droit, une volonté qui prétendrait l’enfreindre est juridiquement non permise, elle excède le «pouvoir de vouloir» des Etats. Controverser avec Kant sur l’exacte nature de cette loi n’est pas nécessaire, car il suffit, pour lui donner raison, de constater que la réalisation simultanée de telles volontés étatiques est impossible dans le monde réel. Ces volontés risquent dès lors de ne plus être normatrices et les dispositions qui les énoncent de ne plus être des normes juridiques du tout96. Pour qu’elles puissent continuer à exprimer du droit, ces volontés étatiques doivent commencer par ne prétendre de liberté que celle que leur accorderait un principe universalisable.

31. En même temps qu’elle tient l’Etat pour libre de donner à son droit l’étendue internationale qui lui plaît, la doctrine moderne lui recommande de le faire par des

92 P.MAYER /V.HEUZÉ, Droit international privé, 9e éd., Paris, 2007, p. 19.

93 F.A.MANN, The Doctrine of International Jurisdiction, Rec. des cours, 1964, t. 111, p. 46.

94 Cf. PH.FRANCESCAKIS, La pensée des autres, Thessalonique, 1985, p. 167 («chaque législateur national agi[t] dans une aire de liberté à laquelle la doctrine n’est pas encore arrivée à imposer des limites précises»).

95 OREND (note 43), p. 340; CAVALLAR (note 43), p. 50.

96 Cf. H.BATIFFOL, Problèmes de base de philosophie du droit, Paris, 1979, p. 52: «toute volonté d’obliger autrui ne constitue pas, à l’évidence, une norme valide: le sens ‘subjectif’ d’une telle volonté n’est pas identique au sens objectif du terme norme».

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dispositions pouvant être inscrites dans des Conventions internationales97. Voilà qui apporte à la liberté de l’Etat une restriction considérable, dont il n’a jamais été nécessaire d’approfondir la source rationnelle tant elle était naturellement inhéren- te à la démarche suivie par les pères fondateurs du droit international privé moder- ne.

C’est – on le sait – à P. S. Mancini qu’on doit la première grande codification nationa- le en notre matière. Souhaitant donner l’exemple, le législateur italien a pensé les règles nationales qu’il avait pris l’initiative de poser comme pouvant être retenues par un législateur universel. Peu avant, Savigny avait proposé de rechercher, pour chaque catégorie de relations internationales, leur «siège», lequel découlerait, pour la tradition savignienne, de la «nature de la chose» (Natur der Sache), et qu’il s’agirait dès lors moins de choisir que de «découvrir» (Rechtsfindung)98. Or ce que commande la nature de la chose, c’est que l’on identifie pour chaque relation un seul siège, un seul critère de désignation du droit la régissant. En effet, «la soumission de la per- sonne aux lois de plusieurs Etats [est] impossible, car elle entraînerait une contradic- tion… et c’est pourquoi … il faut en choisir une et une seule»99. La nature de la chose est en revanche impuissante à identifier le seul critère, le seul siège: c’est là affaire de choix, justement, c’est-à-dire matière de droit positif, qui suppose la possibilité d’un désaccord: domicile, nationalité, situation des biens… C’est la forme du critère de localisation qui est immanente au concept de droit, dont l’univocité est en effet exigée par les lois de la nature et spécialement par le principe de non-con- tradiction100. La matière qui l’incarne, qui l’habille, est, elle, contingente, relative.

32. Voilà qui conduit à penser que le bilatéralisme ou multilatéralisme prôné par la tradition savignienne, dont il a été souvent affirmé qu’il exprimerait un principe universel de justice des relations privées internationales, pourrait n’être à son tour que la simple expression, sur le plan de celles-ci, du principe universel de justice qui, pour la tradition kantienne, régit toute relation entre les sujets et que Kant lui- même nous a précisément encouragés à appliquer aux «relation[s] qui s’établi[ssent]

entre les personnes individuelles appartenant à un… Etat et celles de l’autre». La force comme la limite de la loi universelle du droit et de la «loi» du bilatéralisme sont en effet les mêmes.

Le service précieux rendu par le bilatéralisme est en effet d’astreinde tout Etat à ne pas revendiquer pour son droit un espace de liberté d’action plus grand que celui

97 V. entre tous, B.AUDIT, Droit international privé, 6e éd. Paris, 2010, p. 3–4. V. ég. les résolutions de l’Institut de droit international, 25 avr. 1952, AIDI, t. II, p. 420, et 12 sept. 1989, AIDI, 1990, t. I, p. 332.

98 Cf. P.H.NEUHAUS, Savigny und die Rechtsfindung aus der Natur der Sache, in: RabelsZ, 1949–

1950, p. 364 s.

99 F.C.SAVIGNY, System des heutigen römischen Rechts, Band VIII, Berlin, 1849, p. 87.

100 Sur ce que la recherche du siège peut prétendre à une validité universelle en tant que principe formel, «ähnlich wie der kategorische Imperativ von Kant», v. SCHWANDER (note5), p. 366.

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qu’il est prêt à reconnaître aux autres101. Voilà qui représente une étape nécessaire à la genèse du droit. La doctrine présentée comme antagoniste, l’unilatéralisme, risque en revanche d’encourager des réclamations étatiques qui transgressent les bornes prescrites par la loi universelle, ce qui rend impossible dès le départ l’avènement de l’état juridique102.

La limite de la loi du bilatéralisme – tout comme de la loi universelle du droit – est que dans la mesure où chaque Etat est libre de choisir le critère chargé de coordon- ner son action avec celle des autres en ayant pour seule condition qu’il puisse être adopté par tous, et quand bien même chaque Etat s’efforcerait de le choisir en se hissant au point de vue multilatéral le plus objectif possible – au-dessus de ses préférences ou intérêts particuliers, de sa vision subjective de la justice des rapports humains103 – il n’en demeure pas moins que des Etats différents, tous soucieux de la meilleure coordination mais tous également libres d’en déterminer unilatéralement le critère, sont susceptibles d’entretenir des opinions différentes. Ce désaccord des sujets-Etats sur les mérites respectifs des rattachements possibles, des modes de coordination de l’empire de leur droit, est tout aussi parfaitement raisonnable, tout aussi profondément moral au sens que l’on a vu, que l’est leur désaccord sur le mode de coordination des libertés des sujets-individus et il est, sur un plan comme sur l’autre, non pas un accident regrettable mais bien l’expression palpable de la liberté du sujet.

De ne pas tirer les conséquences de l’unilatéralité inhérente à la détermination par chaque Etat du meilleur critère du multilatéralisme, et notamment de s’interdire par là d’entreprendre de résoudre les conflits que laisse subsister le choix non-uniforme de ce critère, voilà en effet la réserve qu’inspire la doctrine savignienne à celle de l’unilatéralisme104. C’est une réserve semblable qu’a pu susciter la doctrine kantien- ne de loi universelle du droit105.

33. Le respect par chacun des Etats de la loi du bilatéralisme, de la loi universelle du droit, suffit à résoudre un certain nombre de conflits, c’est-à-dire à assurer, à l’égard d’un certain nombre de relations privées internationales, la coexistence des sphères de liberté des Etats et par là des sphères de liberté – en la forme de droits et obliga- tions – des individus parties à ces relations. Mais le désaccord signalé entraîne qu’au bout de ce premier mouvement de coordination, il peut y avoir encore bien des rela-

101 C’est ce recouvre sur le plan de la loi applicable le principe d’égalité des lois du for et étrangère.

102 D.BODEN, Le pluralisme juridique en droit international privé, in: 49 Arch. Phil. Dr. (2005), p. 275 s., spéc. p. 284 s.

103 Sur ce que le choix du rattachement est exposé à l’influence, sinon de la teneur particulière du droit que pose son auteur, du moins de sa vision des intérêts individuels en jeu, v. not. en Euro- pe BUCHER (note 7), p. 102 s.

104 P.GOTHOT, Le renouveau de la tendance unilatéraliste en droit international privé, Rev. crit., 1971, p. 36.

105 V. p. ex. POGGE (note 23), p. 409.

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