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Droit international dit « privé » et droit international dit « public » : Plaidoyer pour une théorie unitaire, et humanisée, du droit international

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Conference Presentation

Reference

Droit international dit « privé » et droit international dit « public » : Plaidoyer pour une théorie unitaire, et humanisée, du droit

international

ROMANO, Gian Paolo

Abstract

La doctrine du droit international privé et la doctrine du droit international public se réclament de deux théories dont l'indépendance serait justifiée par la différence de leur objet : le droit international public s'occuperait des relations entre Etats, le droit international privé des relations entre personnes privées. Chacune de ces théories se heurte cependant aux problèmes irrésolus que dénoncent ses spécialistes. Leur réunion en une théorie unitaire est susceptible d'entraîner le dépassement de telles « apories » et de mieux rendre compte du droit contemporain des relations internationales. Une théorie unitaire du droit international aurait pour sujets à la fois les Etats, leurs autorités, les personnes de droit public et les personnes privées, et pour objet les relations internationales « croisées » entre ces sujets. Une telle théorie prend appui sur l'observation que les groupements humains établis sur un territoire se donnent ensemble des lois, bi- ou multi-étatiques, pour régler des activités humaines bi- ou multiterritoriales, c'est-à-dire pour favoriser l'épanouissement [...]

ROMANO, Gian Paolo. Droit international dit « privé » et droit international dit « public » : Plaidoyer pour une théorie unitaire, et humanisée, du droit international. In: Conférence

inaugurale du cycle de conférences des Ami-e-s de l'Institut suisse de droit comparé de Lausanne, Lausanne, 4 février 2021, 2021, p. 1-11

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:151064

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Droit international dit « privé » et droit international dit « public » : Plaidoyer pour une théorie unitaire, et humanisée, du droit

international

Conférences de l’Association des Ami-e-s de l’ISDC (AISDC) Conférence inaugurale

Gian Paolo Romano

Professeur à l’Université de Genève Bassins, 4 février 2021 (via Zoom)

Chères et Chers Ami-e-s de l’Institut suisse de droit comparé, Collègues et ami(e)s tout court, je tiens d’abord à remercier Lukas Heckendorn et Andrea Bonomi de m’avoir invité à animer la première de ces rencontres « AiSDC », plutôt : d’avoir accepté mon invitation à m’inviter, invitation qu’ils ont accepté avec beaucoup de bienveillance.

Je travaille depuis longtemps aux liens entre droit international privé et droit internatio- nal public. Je suis convaincu qu’il faut repenser la relation entre ces deux disciplines.

Pour essayer de le montrer (II), je souhaiterais d’abord cerner les liens entre droit privé et droit public s’agissant des relations dites « internes » (I).

***

Mais en préambule, quelques définitions.

Pour les juristes, le droit privé régirait les relations entre deux (ou plusieurs) personnes privées. Le plus souvent, ces relations se traduisent par un faisceau de droits subjectifs privés (« private rights ») et d’obligations de droit privé.

La notion de droit public est apparemment plus large. Car le droit public a pour objet à la fois les relations entre personnes publiques, souvent des autorités publiques, ou éta- tiques, et les relations entre une personne privée et une personne publique ; double dimension du droit public en ce qu’il prend en charge les relations « publiques-privées » (on parle de partenariats « publics-privés ») et les relations « publiques-publiques » (on dit en anglais : « public-public parternships »).

Quelques exemples.

Le droit public régit la relation entre la Confédération et les Cantons en matière de santé publique. Ce sont des relations entre personnes publiques qui se traduisent elles aussi par des droits et des obligations : la Confédération a exercé son droit subjectif de prendre, par des lois fédérales, des mesures anti-Covid ; les Cantons ont l’obligation de s’abstenir d’édicter des mesures incompatibles, tout en ayant parfois le droit d’adopter, par des lois cantonales, des mesures plus restrictives.

Les relations des Cantons entre eux tombent aussi dans cette catégorie de relations pu- bliques-publiques. Les relations inter-cantonales sont, en quelque sorte, des relations inter-étatiques en ce sens que les Cantons sont des Etats : l’Etat de Vaud, l’Etat de Genève, qui est même une République. L’article 3 de la Constitution fédérale évoque la

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« souveraineté » des Cantons. Aux Etats-Unis, les relations entre l’Etat de New York et l’Etat du New Jersey sont qualifiée d’inter-étatiques (« inter-state »)

Ces relations « publiques-publiques » sont fondamentales dans l’organisation que se donne un Etat (fédéral pour ce qui est de la Suisse).

Mais le droit public régit aussi – ce n’est pas moins important – la relation entre moi et la commune de Bassins concernant mon droit à obtenir le remboursement du trop perçu par l’administration communale pour la distribution d’eau en 2020.

Voilà pour les définitions. Mais la ligne de démarcation est-elle toujours nette ? Parlons de l’expérience des êtres humains. Le terme « théorie » vient du grec (« theorein ») et signifie « observer ». « Observons » alors notre quotidien.

***

Hier, je suis allé à la Coop. Avec mon véhicule privé, je me suis placé sur la voie pu- blique. J’ai respecté les règles de la circulation routière. Droit public ou droit privé ? On enseigne que c’est du droit public. Cependant, le Code de la route vise aussi les relations entre moi et le conducteur de la voiture à proximité. Il a le droit subjectif de passer le premier car il s’est engagé dans le giratoire. J’ai l’obligation de respecter sa priorité. J’ai par la suite le droit de m’y engager moi-même. La Porsche Cayenne qui fonce à toute vitesse est obligée de freiner pour me laisser passer. Obligations dont nous nous acquittons tous les jours au profit de nos semblables. Droits subjectifs que nous exerçons tous les jours.

J’arrive à la Coop. Ses beaux locaux font objet d’un contrat de bail commercial. Locaux privés, mais ouverts au public. La Coop doit respecter toute une série de règles de droit plutôt public mais qui visent à protéger les clients, personnes privées : accès des han- dicapés, portes anti-incendie etc. Les rayons débordent de marchandises. Il y a beaucoup – vraiment beaucoup – de droit derrière chaque produit : droit de marque, de la concur- rence, sécurité des aliments, étiquettage… Droit privé ou droit public ? S’agissant de la sécurité des aliments, c’est plutôt du droit public. Mais au fond ces règles définissent ce qui peut faire l’objet d’un contrat de vente entre deux personnes privées.

Je sélectionne différents produits. La moitié vient de l’étranger (petite anticipation) : c’est grâce à quantité de règles de droit international que le saumon écossais que j’ai goûté hier a pu atterrir d’abord en Suisse, puis dans les étals de la Coop, dans mon caddy, enfin dans mon estomac. Je passe à la caisse. Je conclus des contrats de droit privé. Mais attention ! Je paie la TVA : droit fiscal – plutôt public – qui fait irruption dans les transactions privées.

Je passe ensuite à la poste chercher un paquet que m’envoie un fournisseur de Zurich.

Les règles postales inter-cantonales permettent aux personnes privées de conclure des contrats sur internet, de faire transporter la marchandise par la poste contre paiement d’un émolument modeste. Il n’y a pas, entre les Cantons, des droits de douane.

J’arrive à la maison. Je relève le courrier. Facture que m’envoie mon assurance-maladie.

Droit public ou droit privé ? Peu importe, car je dois l’honorer. J’ai changé de médecin récemment. Est-il compétent ? J’ai eu quelques doutes lors du premier rendez-vous. Je me rassure : pour pouvoir exercer sa profession, il a dû passer par toute une série de

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contrôles de compétence – profession réglémentée par du droit plutôt public – visant à protéger les personnes privées que sont ses clients.

Quelques minutes après, Dialarme, société de sécurité privée objet de surveillance par les autorités publiques, m’appelle pour savoir si je veux renouveler l’abonnement : contrat plutôt de droit privé mais qui implique des interventions de la police. J’hésite : en Suisse, le droit pénal remplit assez bien sa fonction dissuasive. Droit pénal : droit plutôt public. Mais au fond, le droit pénal vise à prévenir des interactions humaines dommageables : à empêcher que des personnes malintentionnées violent mon domicile privé.

Bilan intermédiaire : les activités humaines sont rendues possibles par un ensemble de règles dont la composante privée et la composante publique semblent intégrées : comme les composantes d’une machine à café.

***

Quelques exemples supplémentaires.

Mesures anti-Covid : j’ai déjà évoqué les relations entre Canton et Confédération. Au début de la pandémie, il y a eu un accrochage entre le Valais et la Confédération. Le Valais avait autorisé certaines personnes à offrir leurs services à leurs clients alors que la Confédération le leur avait interdit. Ces fournisseurs et leurs clients se sont demandés : « Alors, est-ce qu’on a le droit d’entrer dans cette relation inter-privée ? ».

La loi valaisanne leur disait oui, la loi fédérale non. Conflit inter-étatique de lois. Aussi longtemps que l’on ne sait pas si c’est la Confédération qui a le droit de légiférer ou le Canton, ces personnes privées sont condamnées à ignorer leurs droits et leurs obli- gations.

Autre exemple, tiré du droit fiscal. La compétence est partagée entre Confédération, Cantons et communes (c’est pourquoi on est ponctionné trois fois). Le Professeur Kadner m’a raconté que, quand son épouse a déménagé à Lucerne, le Canton de Genève a estimé que le couple M. et Mme Kadner était encore domicilié à Genève, le Canton de Lucerne qu’il était domicilié à Lucerne. Deux cantons prétendaient exercer la compé- tence fiscale. Conflit intercantonal de lois, double imposition inter-cantonale, interdite par une règle « supra-cantonale », inscrite dans la Constitution fédérale.

Aussi longtemps que les deux Cantons concernés ne se coordonnent pas, les deux pers- onnes privées concernées, M. Kadner et son épouse, ne savent pas quelle est la loi ap- plicable, quelles sont leurs obligations, mais aussi leurs droits, de pratiquer certaines déductions par exemple.

***

Passons au droit privé que j’ai envie d’appeler classique. Je commencerai par une lapa- lissade : le droit privé est lui aussi public quant aux autorités dont il émane. Il provient de l’Etat au sens d’ensemble d’autorités étatiques. En Suisse, dans presque tous les domaines du droit privé, les Cantons ont accepté que la compétence revienne aux autorités fédérales.

Petit aparte. Au Vénézuela – je simplifie beaucoup – c’est comme s’il y avait deux Par- lements : le Parlement fidèle à Nicolas Maduro et le Parlement qui soutient Juan Guaidó.

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Seulement, si deux Parlements font des lois de droit privé en prétendant les appliquer aux mêmes personnes, c’est l’anarchie. J’en ai discuté récemment avec un ami véné- zuélien. Prenez une loi en matière de successions, faite par le Parlement fidèle à Maduro.

Cette loi qui dit à l’épouse survivante : « vous avez le droit à la moitié de l’héritage de feu votre mari, l’autre moitié, c’est pour les enfants du premier lit ». Une autre loi, faite par le Parlement Guaidó, dit à l’épouse : « vous avez le droit à 1/4 de l’héritage, ¾ c’est pour les enfants ». Aussi longtemps que le conflit entre deux Parlements, et le conflit entre les lois qui en émanent, n’est résolu, la relation entre particuliers n’évolue pas dans le droit privé. C’est – bien au contraire – plutôt l’anarchie.

Heureusement, en Suisse, nous n’avons pas deux Parlements. Nous en avons 27 ! Un seul Parlement fédéral, cependant. Mais attention : deux chambres ! Conseil national et Conseil des Etats. Il peut y avoir de désaccord entre ces deux autorités législatives sur la teneur que devrait avoir une loi de droit privé. Le Conseil national et le Conseil des Etats sont divisés au sujet de l’obligation alimentaire des parents à l’égard des enfants majeurs. Le Conseil national veut renforcer une telle obligation alimentaire pour éviter que trop de jeunes soient à l’aide sociale. Le Conseil des Etats n’est pas d’accord. Conflit de projets de lois. Comment le surmonter ? Règles de coordination inter-camérale (en- tre les deux chambres).

La naissance du droit privé suppose la coordination des autorités ayant la compétence législative.

***

C’est ce que confirme le constat que les lois de droit privé, une fois faites par le Parlement fédéral, doivent être respectées d’abord par… les Parlements des Cantons.

Prenons encore le droit des successions. Un de cujus, résident lausannois, a laissé des biens sur Vaud et Genève. Si le Code civil suisse – loi fédérale – attribue à l’épouse survivante la moitié, les autorités vaudoises et les autorités genevoises ont l’obligation de s’abstenir d’exercer leur compétence législative en faisant des lois cantonales qui diraient à l’épouse : « vous avez le droit à un quart ». Les Cantons avaient à vrai dire préservé une certaine autonomie sur quelque questions, notamment la réserve héréditaire des frères et sœurs : mais ils y ont renoncé dans les années quatre-vingt. Les autorités législatives cantonales doivent respecter la loi de droit privé faite par les autorités législatives fédérales : relation de type « public-public » entre deux autorités législatives.

Quid des autorités judiciaires ? On n’aurait pas de droit privé si les juges pouvaient ne pas respecter la loi. Kelsen disait que les vrais destinataires de la loi sont les juges. Voilà d’autres destinataires étatiques de la loi de droit privé. Si le Code civil dit : « l’épouse survivante a le droit à la moitié », mais qu’un juge, s’il est saisi, pouvait se délier de la loi et dire : « la moitié ici c’est trop, je vous attribue un tiers », que se passerait-t-il ? Instabilité généralisée des relations privées en matière successorale, porte ouverte à l’arbitraire, aux inégalités.

Le « juge est soumis à la loi », y compris de droit privé, comme beaucoup de Constitu- tions le rappellent. Et les autres autorités – de police, d’exécution – ont aussi l’obligation

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de la respecter. Droit privé « encerclé » par le droit public. Relations entre personnes privées qui dépendent des relations entre autorités publiques.

***

Il se peut que la loi de droit privé laisse une certaine marge d’appréciation au juge.

Prenons la garde des enfants. Histoire vraie : père lausannois, mère saint-galloise, trois enfants. Le père accuse la mère d’avoir déplacé de manière illicite les enfants de Lausanne à Saint-Gall. Monsieur et Madame veulent chacun avoir le droit de garde : le père à Lausanne, la mère, et qui n’aime plus la Suisse romande, à Saint-Gall. Litige entre personnes privées. Monsieur saisit le juge de Lausanne. Madame saisit le juge de Saint- Gall.Que se passe-t-il si les deux juges sont compétents ? Le juge de Lausanne dit : « les enfants continuent d’habiter auprès du père ». Le juge de Saint-Gall : « les enfants habitent avec la mère ». Conflit inter-cantonal de juridictions. Qui a le droit de garde sur les enfants ? L’Etat de Vaud dit : « c’est le père ». L’Etat de Saint-Gall dit : « c’est la mère ». Les enfants se demandent : « qu’est-ce qu’on doit faire ? ». La relation entre ces personnes privées n’est pas réglée tant que la relation inter-étatique entre Vaud et Saint-Gall n’est pas réglée. On a besoin de règles qui distribuent la compétence, qui déterminent si c’est le juge de Lausanne qui a le droit de juger et que le juge de Saint- Gall à l’obligation de s’abstenir de juger, ou l’inverse.

Supposons, que selon ces règles, le juge de Lausanne est compétent. D’un point de vue technique, ces règles de répartition de compétence influent sur plusieurs relations. Rela- tion publique-publique : le juge de Lausanne a le droit de statuer et le juge de Saint-Gall l’obligation de surseoir à statuer ; droits et obligations des Etats, des Cantons, entre eux.

Relation publique-privée : le père a le droit de saisir le juge de Lausanne, et le juge de Lausanne a l’obligation de statuer sous peine d’un déni de justice ; droit d’une personne privée à l’encontre d’une autorité publique. Relation inter-privée : Monsieur à la droit envers Madame à ce que leur litige soit tranché par le juge de Lausanne, Madame l’obligation de respecter un tel droit.

Fazit : les mêmes règles sont de règles de droit inter-cantonal public – qui gouvernent la relation entre Cantons –, et des règles de droit inter-cantonal privé, car elles ont pour objet la relation entre les membres de cette famille lausannoise-saint galloise.

Un mot de l’exécution des décisions. Le Canton de Vaud, qui est compétent, accorde la garde au père. Cela entraîne une autre relation entre autorités cantonales : relation entre les autorités judiciaires vaudoises et les autorités d’exécution saint-galloises. L’Etat de Vaud a le droit d’obtenir de l’Etat de Saint-Gall la coopération à la mise en œuvre de la décision vaudoise. Abolition de l’exequatur intercantonal, qui existait autrefois. « Con- fiance mutuelle inter-cantonale ».

Retenons que le droit privé, pour prendre naissance, et pour être mis en œuvre, suppose le règlement de multitude de relations entre autorités publiques. Il faut définir les droits et les obligations réciproques de ces autorités pour définir les droits et les obligations réciproques des personnes privées. Il faut régler ce qu’on peut appeler les relations inter- étatiques de droit privé (les cantons sont des Etats, la Confédération est aussi l’Etat) – afin de régler les relations inter-individuelles de droit privé.

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Transportons-nous sur le plan international. D’abord, quelques exemples de la vie quo- tidienne de l’utilité que nous en tirons.

Je viens de recevoir 27.000 Euro d’une société allemande. J’avais investi il y a cinq ans en exerçant ma liberté transeuropéenne d’investissement ou de circulation des ca- pitaux. L’investissement a pris fin, j’ai reçu les sommes : 40 % de profit en cinq ans.

J’ai fourni mon IBAN. « International Banking Account Number ». Accords entre Etats visant à faciliter les paiements internationaux entre les personnes privées.

Je suis passé à la poste hier. J’ai cherché un colis venant de Zurich mais aussi un colis venant d’Italie. Ma sœur, qui habite Milan, m’a envoyé des habits de bébés. L’Union Postale Internationale est l’une des plus anciennes organisations internationales. Son siège est à Berne. Les Etats de l’Union (Postale) se sont obligés mutuellement à coor- donner leurs systèmes postaux nationaux. Objectif : permettre aux résidents d’un pays de l’Union d’exercer leur liberté de communication à travers les frontières avec les résidents d’un autre pays de l’Union. La coordination des Etats et leurs autorités pos- tales aspirent à permettre et favoriser les relations internationales entre personnes pri- vées. Pensez à quel point une telle organisation était importante quand il n’y avait pas internet. Des militaires en campagne pouvaient continuer à alimenter leurs relations familiales en écrivant des lettres à leurs épouses : lettres que pendant la première guerre mondiale, la Croix Rouge, autre organisation glorieuse, s’était chargée d’acheminer.

Il y a deux jours, j’ai pu me promener à Divonne. Des accords européens permettent aux êtres humains occupant des voitures assurées en Suisse de circuler librement en France. Système de la « carte verte internationale ».

Mon nouveau médecin… réside en France. Des accords bilatéraux entre la Suisse et l’Union européenne lui ont conféré le droit d’ouvrir un cabinet à Nyon : liberté d’éta- blissement.

A la Coop plus de la moitié de ce que nous y trouvons vient de l’étranger. Grâce à des accords de libre échange, le prix des oranges d’Italie est raisonnable car la Suisse s’est engagée envers l’Italie à limiter les prélèvements des droits de douanes. Si la Suisse et l’Indonésie vont aller de l’avant avec leur traité de libre échange, il y a des chances qu’on pourra goûter des crustacés de Bali.

J’ai fait il y a quelques mois une réclamation à l’autorité fiscale genevoise en faisant valoir le droit subjectif résultant de la convention italo-suisse de 1976 à ne pas être soumis aux lois fiscales italiennes et suisses à la fois.

Les prises électriques de nos maisons sont conformes à des normes techniques interna- tionales. Nos ordinateurs ont pu être développés grâce aux traités sur la propriété indus- trielle et à l’OMPI. La musique que nous écoutons a pu être réalisée par les artistes que nous vénérons grâce à de tout aussi vénérables traités sur les droits d’auteur qui donnent à un artiste résidant dans un pays le droit subjectif international de s’opposer à la repr- oduction de son œuvre par toute autre personne privée résidant sur le territoire des autres Etats partenaires.

En revanche, ce qui m’embête un peu, c’est que je ne peux pas aller faire du ski à la Dôle. Pourquoi ? Domaine skiable franco-suisse : le début des installations se trouve en France, la plupart des pistes sur le territoire suisse. J’espère que France et Suisse

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trouveront un accord remédiant à cet imbroglio de manière à pouvoir acquérir le droit subjectif de glisser sur ces pentes bi-territoriales.

Présentation « humanisée » du droit international : nous en profitons tous les jours.

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Venons à ce que disent les juristes. Selon Clément Bachmann, les « juristes n’ont pas leur pareil pour faire disparaître les choses ».

Le droit international public se rapporterait aux relations entre Etats. Puisqu’il règle les relations entre Etats, le droit international public ne règlerait pas les relations entre personnes privées. Selon la théorie classique, la personne privée n’est pas sujet du droit international. Elle n’a pas – sauf exceptions – de droit subjectif tiré des règles de droit international pas plus que d’obligations. Personne privée evacuée de la théorie du droit international public. Et puisque le droit international public serait, selon celle-ci, le vrai droit international, la personne privée a tendance à disparaître de la théorie du droit international tout court.

Voilà pourquoi il est assez peu question de l’utilité que les êtres humains que nous som- mes tirons au quotidien du droit international.

« Déshumanisation » du droit international.

Le droit international privé, quant à lui, régirait les relations entre personnes privées.

Voici le syllogisme : le droit international public régit les relations entre Etats ; le droit international privé les relations entre personnes privées ; donc le droit international privé n’est pas vraiment du droit international. Puisqu’il n’est pas du droit international, c’est plutôt du droit interne. Chaque Etat a son droit international privé, comme il a son droit privé. La Suisse a sa LDIP, la Tunisie la sienne.

Ce raisonnement a provoqué du point de vue conceptuel une série de paradoxes. « Droit international privé : science à paradoxes », selon le mot de Horatia Muir Watt. Du point de vue humain, ce raisonnement a provoqué une « déshumanisation » de la discipline et, surtout, beaucoup de malheur.

***

D’abord quelques paradoxes. Premier paradoxe : le langage. En ce qu’il a de plus spé- cifique, la terminologie du droit international privé renvoie aux relations inter-étatiques.

Chassez le naturel – l’inter-étatique – il vous revient… dans les mots.

Règles sur les conflits de juridictions : le « conflit de juridictions », c’est un conflit entre autorités judiciaires et les Etats dont elles relèvent. Reconnaissance des décisions : la reconnaissance est l’effet donné par un Etat à l’acte souverain émanant d’un autre. Pour- quoi un Etat reconnaît-il la décision d’un autre ? En Europe on dit : confiance mutuelle.

Confiance entre Etats, non pas entre personnes privées. Une relation de confiance mutuelle entre Etats, c’est une relation entre Etats. La « comity », courtoisie, est parfois invoquée : relation d’amitié, de bon voisinage entre les Etats. Règles sur la compétence législative : qui distribuent la compétence entre Etats et leurs autorités législatives, de manière à éviter le conflit de lois, à parvenir à l’« harmonie des solutions », à la « Ge- setzesharmonie ». Ce sont les Etats qui doivent « harmoniser leur lois », ce qui suppose une démarche inter-étatique.

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Multilatéralisme, bilatéralisme, unilatéralisme : termes tirés des relations interétatiques.

Entraide internationale en matière civile : notifications internationales, preuves, etc.

C’est là une coopération entre Etats.

Je pense à Robert Kolb : la coopération entre Etats, c’est l’objectif du droit international public.

Or la « coopération judiciaire en matière civile » est l’intitulé du Titre V du TFUE. Qui coopère ? Ce sont les Etats membres. Le droit international privé européen résulte d’une immense œuvre de droit inter-étatique et régit d’abord les relations entre les Etats mem- bres, la répartition entre eux de la compétence législative, de la compétence judiciaire, de l’imposition d’une obligation mutuelle de reconnaissance. « La résidence habituelle du de cujus, ressortissant allemand, se trouve en France ? C’est à moi, France, de fixer les règles de droit privé, les droits et obligations entre personnes privées concernées par cette succession franco-allemande. Toi, Allemagne, tu as l’obligation de t’abstenir de soumettre ces successions à la loi allemande ». Droits et obligations entre Etats, mais qui sont nécessaires pour faire en sorte que les personnes privées impliquées dans ces relations franco-allemandes puissent bénéficier de droits subjectifs privés dans un es- pace euro-international.

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Car, je viens au deuxième paradoxe, comment un Etat peut tout seul régler une relation privée qui déborde ses frontières ?

Comment la Suisse, par sa LDIP, dont la juridicité s’épuise à l’intérieur du « territoire suisse », peut toute seule fixer les droits et les obligations des personnes parties à une relation qui se déploie entre le territoire suisse et le territoire tunisien ?

Puisque ce n’est pas possible, la théorie du droit international privé évoque assez peu les droits et les obligations des personnes privées. Si le droit international privé n’est pas vraiment du droit international, il n’est pas non plus du droit privé. Pourqu’il soit du droit privé, pour qu’il puisse conférer des droits et obligations de droit privé, il faut qu’il soit international, c’est-à-dire inter-étatique. C’est ce que renforme l’idée de coor- dination inter-étatique des systèmes de droit privé.

En voici une illustration, tirée une fois de plus d’une histoire vraie. Mère suisse et père tunisien. Enfants bi-nationaux : suisses et tunisiens. Résidence habituelle de la famille à Zurich. Le père les emmène en Tunisie. A la fin de vacances, il demande le divorce et retient les enfants en Tunisie. Il dit : « c’est moi qui ai le droit de garde sur mes en- fants ». La mère, qui se sent trahie, lui dit : « Hors de question que mes enfants vivent en Tunisie ». Désaccord entre parents. Relation familiale qui se déploie dans un espace bi-territorial. Les auteurs de droit international public nous disent : « le droit interna- tional public ne s’intéresse pas à cela ; ça, c’est du droit international privé ». Les au- teurs de droit international privé : « c’est une question plutôt de droit privé que de vrai droit international ; en conséquence, chaque Etat peut avoir ses propres règles de droit international privé ».

Fort bien. La LDIP suisse dit : « Les juges suisses sont compétents du fait de la résidence des enfants ». Madame saisit le juge zurichois qui lui confie la garde des enfants. Selon la LDIP tunisienne : « Les juges tunisiens sont compétents ». Monsieur les saisit et se

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fait confier la garde. Les Etats concernés sont en désaccord entre eux. Une vision mono- nationale du droit international privé devrait conduire à dire : « ce n’est pas très étrange, chacun a son point de vue ». Du point de vue du droit privé : qui a le droit de garde ? La Suisse dit : « C’est la mère », la Tunisie dit : « Non, c’est le père ». La Tunisie et la Suisse, du fait qu’elles font les choses séparément, finissent par priver nos protagonistes d’un droit privé digne de ce nom.

Comment cette histoire s’est-elle terminée ? Dizaines de procédures au civil et au pénal.

Les contribuables suisses et tunisiens ont dépensés des sommes considérables. Le père a été extradé du Maroc vers la Suisse et y a purgé cinq ans de prison pour enlèvement.

Les enfants n’ont jamais pu quitter la Tunisie. La mère, personna non grata en Tunisie, a dû cessé d’aller leur rendre visite. Constatation du juge de Zurich (je cite): « Les en- fants sont en Tunisie sans leurs parents, leurs parents en Suisse sans les enfants ».

La mère, au comble du désespoir se suicide. Issue triste, mais pas rare. Je peux signaler une série de documentaires sur les terribles conséquences des désaccords entre Etats sur le sort des enfants bi-nationaux.

Voilà le résultat auquel peut emmener la conviction que le droit international privé n’est pas du droit international, que chaque Etat peut avoir le sien. « Déshumanisation du droit international privé ». Plus exactement : anarchie internationale entre personnes privées. Les besoins des êtres humains – de connaître et obtenir le respect de leurs droits subjectifs réciproques – sont négligés. Pour satisfaire ces besoins, il faut que les Etats co-intéressés par une relation internationale entre personnes privées se coordonnent pour la régler. « Coordonner » ne signifie pas « ordonner ensemble », régler ensemble ?

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C’est grâce au droit inter-étatique que les choses se sont améliorées depuis 2017. La Convention de la Haye sur les enlèvements internationaux d’enfants est en vigueur en Tunisie depuis 2017 et en Suisse depuis bien plus longtemps. Il s’agit d’une loi multi- nationale, qui est aussi helvético-tunisienne, fruit d’une coordination entre les autorités législatives de deux Etats : les deux Gouvernements et deux Parlements ont approuvé le même texte.

Or on peut avoir de ce traité une lecture de droit international public classique. La Suis- se a acquis le droit subjectif d’obtenir la coopération de la Tunisie pour la restitution des enfants qui résident en Suisse et ont été déplacés ou retenus en Tunisie. La Tunisie a contracté l’obligation de fournir une telle coopération. Relation donc entre Etats. Mais la dimension inter-étatique est asservie à la dimension interindividuelle. Car la Conven- tion impose à la charge du père l’obligation internationale de droit privé de ramener les enfants de Tunisie en Suisse, et Madame a le droit subjectif international d’exiger un tel retour.

Les règles inscrites dans la Convention de La Haye de 1980 sont des règles de droit international public en ce qu’elles ont été faites ensemble par plusieurs Etats et qu’elles crééent des droits au profit et des obligations à la charge des Etats intéressés et leurs autorités. Ce sont des règles de droit international privé en ce qu’elles régissent les relations privées internationales en coopérant à la détermination et au respect des droits subjectifs internationaux et aux obligations internationales des personnes privées inté- ressées.

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Il en va ainsi de milliers de traités. Je n’ai malheureusement pas le temps de m’y attarder.

Je ne donnerai que quelques illustrations.

Accords de libre échange : ces accords visent à multiplier les échanges « entre » les deux Etats. Mais les échanges, ce sont les personnes privées qui les réalisent. Ce n’est pas le Gouvernement suisse qui produit des montres, ce sont des entreprises privées suisses (Chopard, Rolex, Omega). Ce n’est pas le Gouverment français qui les achète et les distribue en France, ce sont des sociétés françaises privées. Les traités de libre échange accordent le droit subjectif aux entreprises privées de l’Etat A de vendre leurs biens aux entreprises privées de l’Etat B, et celles-ci de les acheter – contrats internat- ionaux de droit privé, entre personnes privées – sans être taxés par les autorités de l’Etat B. Ce sont des relations internationales entre personnes privées que de tels accords souhaitent favoriser. Les autorités des Etats A et B s’engagent réciproquement à ne pas taxer leurs entreprises. C’est là une dimension interétatique, une relation entre autorités de deux Etats.

La Convention de Lugano poursuit le même objectif de faciliter la conclusion et l’exé- cution de contrats internationaux de droit privé en supprimant les barrières résultant des désaccords entre Etats quant aux droits et obligations des parties. Son préambule – comme celui de beaucoup d’instruments internationaux – se situe logiquement sur le plan à la fois des relations des Etats contractants et des relations entre personnes pri- vées relevant des Etats contractants. Les Etats contractants ont entendu « coopérer entre eux dans l’ordre international » et organiser la distribution entre eux de la compétence judiciaire et la reconnaissance mutuelle des décisions rendues par leurs tribunaux : plan inter-étatique. On règle les relations entre Etats afin de régler les relations entre per- sonnes privées. Une consommatrice résidant à Lausanne achète en ligne un produit cos- métique venant de France. Le produit est défectueux. Le juge suisse saisi par Madame a le droit de juger et le juge français l’obligation de s’abstenir de juger et, s’il est saisi, de se dessaisir : relation internationale entre Etats et leurs autorités. Notre personnage a le droit subjectif de saisir le juge suisse à l’encontre du vendeur français et celui-ci l’obligation de se soumettre à la compétence suisse : relation internationale entre per- sonnes privées.

Autre exemple d’une importance considérable : Convention de New York de 1958. Con- vention presque universelle : 160 Etats parties. Nations Unies : organisation multi- latérale par excellence. En 1998, Kofi Annan, à l’occasion du quarantième anniversaire de la convention, a célébré le triomphe du droit international qu’elle incarne. L’objectif que poursuivent les Etats contractants est de favoriser le commerce international entre personnes privées. Prenons un contrat entre une société suisse et une société chinoise.

Aucun des contractants ne veut, en cas de problème, avoir affaire aux juges de l’autre.

S’ils conviennent d’une clause arbitrale, la Suisse et la Chine se sont mutuellement obligées à lui donner effet. Relation inter-étatique : la Chine s’oblige envers la Suisse à ne pas exercer le droit de juger par ses propres autorités en présence d’une clause arbi- trale et la Suisse en fait autant envers la Chine. La Suisse et la Chine s’obligent mutuel- lement à reconnaître la sentence arbitrale. Relation inter-individuelle : les deux con- tractants ont le droit subjectif de faire trancher leurs controverses par des arbitres de leur

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choix. Ils acquièrent l’obligation réciproque de s’abstenir de courir devant le juge de leur propre pays en escomptant sa bienveillance.

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Tirons quelques conclusions.

La conviction que semblent partager la théorie du droit international privé et la théorie du droit international public selon laquelle un ensemble de règles ne pourrait avoir pour objet que ou bien les relations entre Etats ou bien les relations entre personnes privées et non pas les unes et les autres – est fallacieuse.

Il est paradoxal qu’on enseigne que le droit international tout court ne s’occupe pas des droits subjectifs et des obligations des personnes privées. Seul un droit inter-étatique – impliquant la coordination des autorités deux ou plusieurs Etats – est à même d’attribuer des droits subjectifs et des obligations aux personnes privées qui s’adonnent à des acti- vités, et sont liées par des relations, se déployant sur une aire formée par leurs territoires.

Récupérer les êtres humains et les personnes morales privées qu’ils crééent comme su- jets de droit international – à côté des Etats et de leurs autorités – devrait être l’un des objectifs de la théorie du droit international tout court. Le bien-être des êtres humains, le respect de leurs droits, l’expansion de leurs libertés a toujours été le moteur du droit international. Il en sera toujours ainsi.

La théorie de droit international privé ne pourra faire bien son travail aussi longtemps qu’elle n’aura pas récupéré la dimension inter-étatique de la discipline. L’idée, elle aussi largement fallacieuse, que lorsqu’une relation entre personnes privées se déploie multiterritorialement et intéresse par conséquent deux Etats, chaque Etat puisse tout seul la régler comme il l’entend – au sens du droit privé – a entraîné et entraîne beaucoup de malheur humain.

Les errements que je me suis permis de signaler ont été possibles car ces deux théories ont procédé séparément en s’éloignant l’une de l’autre et en s’éloignant des besoins des êtres humains, qui réclament qu’elles travaillent ensemble.

Si on « réhumanise » le propos, tout paraît soudainement plus clair.

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