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Cet amour éblouissant aux sources de l'agir juste

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Cet amour éblouissant aux sources de l'agir juste

MULLER, Denis

Abstract

L'éthique est à repenser en fonction de la radicale offre d'une grâce qui peut en retour fonder la possibilité d'un agir juste

MULLER, Denis. Cet amour éblouissant aux sources de l'agir juste. Revue d'éthique et de théologie morale , 2008, vol. 249, p. 25-35

DOI : 10.3917/retm.249.0025

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:26405

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CET AMOUR ÉBLOUISSANT AUX SOURCES DE L'AGIR JUSTE

Denis Müller

Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale

2008/2 - n°249 pages 25 à 35

ISSN 1266-0078

Article disponible en ligne à l'adresse:

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http://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2008-2-page-25.htm

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Pour citer cet article :

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Müller Denis, « Cet amour éblouissant aux sources de l'agir juste »,

Revue d'éthique et de théologie morale, 2008/2 n°249, p. 25-35. DOI : 10.3917/retm.249.0025

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R E V U E D ’ É T H I Q U E E T D E T H É O L O G I E M O R A L E!N2 4 9!J U I N 2 0 0 8!P . 2 5 - 3 5

D e n i s M ü l l e r

C E T A M O U R É B L O U I S S A N T A U X S O U R C E S

D E L ’ A G I R J U S T E

L’éthique est science de la morale, ou réflexion critique à propos des questions morales qui nous occupent, dans le pré- sent de notre vie, de la société et du monde. Mais avant d’être science, elle se dévoile à nous comme question, interrogation, inquiétude#; elle suscite en nous les passions et les émotions. Elle nous interpelle, nous inquiète, nous tient en haleine. Quand elle admet, à la source de son « savoir », une telle incertitude, elle se révèle à l’image de la vie même : elle peut être évidente et difficile, naturelle et surprenante, banale et extraordinaire, pathé- tique et réjouissante, solitaire et publique. Elle est tendue vers l’amour même, source de vie, de gratitude, d’action.

En régime théologique, de manière plus radicale que dans toute autre forme d’éthique, l’exigence éthique renvoie à une grâce qui précède, à un amour qui appelle, à une parole libé- ratrice qui engage. Or, comment une parole d’amour peut-elle engager#? N’est-ce pas tout au contraire le propre des actes, des décisions concrètes, de susciter et d’inspirer semblable engagement#? La parole n’est-elle pas, par définition, du vent – souvent –, de l’espoir – parfois –, de l’idéal, autrement dit l’exact opposé de la mise en gage, du pari existentiel#? Car l’engagement, étymologiquement, c’est de la mise en gage, de la gageure, du pari, et mettre en gage, parier, tenter une gageure, n’est-ce pas, justement, mettre la main à la pâte, payer de sa personne, s’engager sur un chemin escarpé et incertain#? Poser la question ainsi, c’est se demander, au bout du compte et au bout de soi, sur quelle confiance je peux tabler, sur quel amour sans faille je peux bâtir ma vie.

Dans la perspective académique, le questionnement éthique a tendance à se réduire à un objet d’investigation scientifique,

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et l’éthique, comme discipline, à une théorie rigoureuse, doublée d’une méthode intransigeante. Mais on s’aperçoit très vite que cet effort théorique et ces contraintes méthodologiques se heurtent à des questions plus fondamentales, à des choix substantiels et existentiels, personnels et doctrinaux. C’est pour- quoi il convient de parler de parole, et pas seulement de fon- dement, car la parole, en sa densité personnelle et interlocutoire, implique la libre et entière responsabilité du sujet, sa réponse confiante à un appel, un engagement pratique du cœur et pas seulement une adhésion théorique de l’intelligence.

UN E P A R O L E D ’ A M O U R

Voici donc bien le thème à traiter : puisque c’est l’enga- gement que nous visons, que nous souhaitons, puisque nous attendons de l’éthique qu’elle nous aide à accomplir des actes justes, à bien faire, à faire mieux, de quelle parole aimante et fiable avons-nous donc encore besoin, de quelle parole aurions- nous donc besoin, pour pouvoir naître à cette gageure, sur- vivre à l’épreuve, pour devenir capables d’engagement et de justice#?

On l’aura compris : sur un premier versant, on semble douter aujourd’hui de la valeur et de l’efficacité de la parole. On attend beaucoup de l’éthique, mais d’une éthique en acte et en action.

On voudrait qu’elle remédie aux carences de la politique, de l’économie, de la médecine, du droit, de la famille, des parents, des éducateurs, des Églises. On aspire à ce qu’elle nous rende possibles de nouveaux comportements, de nouvelles formes de vie et de socialité.

Mais la force de l’éthique n’est-elle pas plutôt dans une parole qui interroge et qui décentre le sujet humain, dans une forme de promesse qui ouvre des horizons d’avenir, dans une pro- clamation qui crée du courage et de l’espérance#?

L’éthique, autrement dit, n’est-elle pas davantage critique, brèche, dérangement, que pharmacie, oreiller de paresse, voire opium ou somnifère#?

Qu’est-ce qui se cache, en effet, derrière cette pressante demande d’action, de gestes, d’actes visibles et décidés#?

Nous avons soif de vérité, d’authenticité, d’actes vrais et justes,

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27 honnêtes et véridiques, qui créent de la confiance. De la confiance en soi. De la confiance dans les autres.

Nous cherchons cette « parole qui guérit » (Eugen Drewer- mann), parole capable de panser nos blessures, nos déchirures internes, intimes, mais aussi nos murs de séparation, dans l’es- pace public. Sans la force de l’amour, nous ne sommes rien (1 Co 13).

Jacques Ellul a un jour voulu réhabiliter la parole humiliée, humiliée selon lui par le déferlement et l’idolâtrie de l’image#¹.

Reprenant à notre compte le plaidoyer d’Ellul, même si sa cri- tique de l’image souffre à nos yeux d’un iconoclasme excessif, ne doit-on pas s’interroger à notre tour : la parole serait-elle devenue, en nos temps de pragmatisme, de réalisme et d’uti- litarisme, une parole humiliée par l’activisme, par l’efficacité, par l’efficience#? La parole n’aurait-elle pas cessé d’être une parole engageante, au sens d’une parole attirante, stimulante, réveillante, pour sombrer dans l’insignifiance médiatico-télé- visuelle#? Qu’est devenue, en effet, une parole dévoyée par les loft stories insultantes et par les talk shows débiles et débi- litants#?

Voici donc bien venue l’heure d’une résurrection, d’une relève, d’une résilience de la Parole qui engage.

« À partir du moment où la parole redevient libre, nous sommes engagés dans un ensemble de contradictions », écrivait Ellul à l’avant-dernière page de son livre (p. 298).

Étonnante conclusion#! Provocation qui nous atteint, avec son retard : en 1981, Ellul soulignait l’ouverture de la parole, face à la fermeture lisse de l’image. La parole ouvre en effet du conflit, du dialogue, de la compréhension, de la méprise, et donc aussi du malentendu, de la méfiance, de la crainte.

Cette insistance sur la parole, surtout quand il s’agit en dé- finitive de la Parole même de la croix et de la foi, de l’Évangile comme tel, a le mérite d’être directe et provocante. Elle pourrait cependant s’avérer trop brutale, ou pour le moins trop brusque et trop immédiate, dans la mesure où elle pourrait court-circuiter la dialectique de la parole et du langage.

1. La Parole humiliée, Paris, Seuil, 1981. Voir la présentation de cet auteur par Fré- déric ROGNON, Jacques Ellul. Une pensée en dialogue, Genève, Labor et Fides, coll.

« Le champ éthique » 48, 2007.

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Comme le soulignait à juste titre Xavier Thévenot dans le sillage de Jacques Lacan, l’être humain, ce « parlêtre », n’accède à la Parole divine qu’à la condition de se reconnaître d’accord comme être de langage et de loi#². La distinction du singulier, du particulier et de l’universalisme est ici décisive. Une focali- sation absolue sur la rencontre singulière de l’individu et de la Parole – tentation pouvant naître d’une certaine lecture radicale des écrits de Kierkegaard, par exemple – peut en effet avoir pour conséquence de barrer le nécessaire détour que l’être humain doit effectuer sans cesse pour accéder à l’universel en traversant et en habitant les particularités de son histoire, de sa culture et de son langage.

UN A G I R F O N D É S U R L A G R Â C E

L’éthique protestante a toujours été hésitante entre le laxisme et l’activisme. Ce faisant, elle courait le risque de mépriser les médiations, celle du langage, subordonné hâtivement à une Parole sans relais, et celle de la Loi morale, trop simplement révoquée au nom d’une spontanéité éthique.

Le laxisme, dans sa version protestante, c’est l’attitude qui consisterait à ne faire confiance qu’à la grâce de Dieu, mais sans voir à quoi cet amour divin engage et provoque.

Dans l’illusion laxiste, tout semble suspendu à la justification par la foi et à la justice passive. L’homme est laissé au béné- fice d’un salut qui n’a rien à voir avec ses mérites, qui est totalement indépendant de ses éventuels mérites à faire le bien ou à accomplir la volonté de Dieu.

L’accent sur la grâce a l’avantage de montrer les limites de l’activisme. Dans l’activisme chrétien, l’homme pense trouver sa raison d’être, sa justification dans le nombre et la visibilité de ses réalisations, de ses performances (Leistungen).

« Je suis ce que je fais. Je vaux ce que je montre. Ma parole et ma confiance découlent de mes prouesses. » Voilà justement ce qu’il faut contester. Voilà la vision pesante et culpabilisante

2. Cours de morale fondamentale. Notes de cours, Paris, Desclée de Brouwer-Dom Bosco, 2007, p. 47 s.

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29 dont il nous faut nous libérer – dont il nous faut, plus exactement, nous laisser libérer, être libérés.

À l’aube de la Réforme, en 1520, Martin Luther, moine augustin tourmenté et exigeant, a su dire que la première des bonnes œuvres, c’est la foi#³. Il traçait ainsi une ellipse à double foyer, mais forcément déséquilibrée, puisque, aussi bien, la première des œuvres, la foi, disait simultanément la limite des œuvres livrées à elles-mêmes et la nécessité d’une foi qui engage, qui suscite des œuvres bonnes, non point bonnes en elles-mêmes et pour elles-mêmes, mais par la « vertu » d’un décentrement radical, d’une interpellation libératrice. Désormais, en protestan- tisme, il ne saurait y avoir que des œuvres portées par la foi, et donc par le pari de cette foi sur une Parole et une Œuvre premières.

Agir justement, c’est ajuster sa liberté et sa volonté au bien commun et non pas faire rejaillir la justesse de l’agir sur la jus- tice de l’être. L’agir juste n’est pas source de justification, mais seulement réponse de la liberté, traduction de l’indicatif de la grâce en impératif de la liberté.

La vertu individuelle n’est pas sans la valeur de référence, mais la valeur de référence suppose le respect de nos préfé- rences.

La justification par la foi seule, thème central des Réformateurs (Calvin y insiste tout autant que Luther), libère l’autonomie de l’agir et délivre des illusions d’une ontologie totalisante de l’action juste : l’action est libérée du poids de la causalité, mais elle renvoie au cours des choses, à l’épaisseur du monde hérité et assumé#; elle n’est pas un pur produit de la connaissance ou de la volonté, mais un mixte d’agir et de pâtir#⁴. L’expérience déconstructive du pâtir nous fait quitter les fantasmes illusoires de la maîtrise pour nous faire entrevoir les possibles contingents de l’agir singulier et d’une justice qui pourrait, le cas échéant,

3. « Des bonnes œuvres », inŒuvresI (1957), trad. fse, Genève, Labor et Fides, 1989, p. 213-227 = ŒuvresI, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » 1999, p. 435-533 (traduction révisée).

4. Paul RICŒURy insistait avec force dans son bel essai de 1986 sur le mal (repris dans Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 211-233)#; j’ai tenté de prolonger son intuition, sous un angle théologique#; voir D. MÜLLER, « Valeurs éthiques et justification par la foi », inLes Passions de l’agir juste. Fondements, figures, épreuves, Paris-Fribourg, Éd. du Cerf-Éd. universitaires, 2000, p. 49-66.

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lui advenir. Au cœur de cette dialectique de l’agir juste et de sa justification, nous retrouvons le paradoxe de base de toute éthique chrétienne : l’intériorisation de l’agir découle d’une extériorité libératrice, si bien que les véritables sources du soi le font se découvrir en excès d’altérité.

L’éthique chrétienne ne saurait donc se contenter de justifier ce qu’est une action juste. Elle doit aussi s’intéresser à la pertinence et à la signification de l’affrontement de ce qui nous arrive. En même temps, ce qui nous arrive n’est pas équivalent, automatiquement, à ce que Dieu nous offre.

L’agent n’est pas simplement le sujet causal de l’action et le lieu de l’agir, il est d’abord le sujet d’une promesse qui le décentre. L’agir suppose la justice passive alors que l’action suppose l’œuvre héritée et assumée.

L’action ne dérive jamais de manière simplement causale des événements mentaux ou de l’intentionnalité. De même, l’action chrétienne ne dérive pas directement et sans problèmes de la foi, mais son sens ou son non-sens s’éclaire dans la lumière que procure la foi et dans la perspective d’une histoire et d’une promesse. La qualification théologale et éthique de l’agir comme juste demeure de l’ordre de la surprise et du don. Elle ne peut jamais se refermer sur le silence de la possession, de la certi- tude et de la maîtrise. Dans cette optique, il n’existe pas non plus de saints ou de justes en soi"; être saint ou être juste, c’est se laisser saisir par la possibilité de la justice de Dieu advenant à mon agir incertain, traversé d’incorrection et d’in-justice.

Cette méditation soulève bien des questions :

– Qu’est-ce que la foi peut faire des actions posées dans le monde par les hommes"?

– Qu’est-ce que la foi peut faire des événements qui nous arrivent"?

– La foi libère-t-elle l’homme de la fatalité des enchaînements d’actions"?

– Comment la foi libère-t-elle pour des agir singuliers, c’est-à-dire libres"?

– Comment la foi nous renvoie-t-elle à la coexistence des actions reçues et de l’agir libre"?

La foi est interprétation de la coïncidence (du hasard ou du destin) en termes de brèche ou de résurrection, faisant irruption dans le temps(chronos)pour le transformer (kairos).L’homme

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31 croyant ne dispose pas du sens du télos visé par son action, mais reconnaît que le sens de ce qu’il fait dépend de ce qui, mystérieusement, lui arrive. La clef du but de l’action est l’avè- nement du mystère que le sens de ce qu’il fait dépend de ce qui, mystérieusement, lui arrive. La clef du but de l’action est l’avènement du mystère de Dieu. L’amour n’est pas l’intention- nalité de l’agir, mais l’horizon d’espérance de la foi comme agir.

Il faut surmonter le dilemme du contrôle des fins de l’agir et de l’arbitraire de la responsabilité. Le croyant, homme ou femme, reconnaît avoir perdu la maîtrise des fins de son action, mais il ou elle accepte avec courage de recevoir un sens de son action comme texte de sa foi. On ne peut pas dire a priori pourquoi et comment il faut agir juste, mais seulement,a posteriori, pour qui la justice de Dieu s’est incarnée dans une action juste, c’est-à-dire ajustée, dans l’entre-deux d’un Dieu juste et de la sollicitation de l’autre#⁵.

La foi chrétienne est peut-être l’ascription de la responsabilité à un sujet passé au crible de la kénose. Seule la théologie de la croix renverse la maîtrise en démaîtrise et la démaîtrise en acceptation de la responsabilité. Je me reconnais a posteriori responsable de ce qui m’arrive, et c’est pourquoi je puis hum- blement assumer ce que j’ai fait.

L’agent n’est donc ni une source causale de maîtrise ni une fiction imaginaire, mais un lieu de résonance et de dissonance de l’autre et du monde devant Dieu.

Par-delà la définition usuelle de l’éthique, on rejoint la conception novatrice de la poétique comme action innovatrice.

L’homme se découvre agissant ou en acte.

L’homme croyant au bénéfice de l’agir juste est la figure de l’homme en acte devenant événement de justice passive.

De même que le domaine de la philosophie morale excède celui de la philosophie de l’action, le domaine de l’éthique théologique excède la philosophie morale quand cette dernière prétend régler l’action par une théorie externe de la justice.

5. Voir ici les belles pages de Eberhard JÜNGEL,Indikative der Gnade – Imperative der Freiheit, Tübingen, Mohr Siebeck, 2000, p. 218 s., sur cette perception solidaire de l’autre dans sa misère et dans sa gloire.

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UN E É T H I Q U E D E L ’ A G I R J U S T E , I N S P I R É E P A R L E S E U L JU S T E#⁶

Une éthique ancrée dans l’immanence et ouverte sur l’imma- nence n’échappera pas au trépied fondamental de la tragédie, de la passion et de l’action.

La tragédie n’est certes pas le fondement ni le moteur de l’éthique, mais elle en constitue l’arrière-plan, le soupçon et la menace permanents. Pensons à Auschwitz, pensons à New York, pensons aux tragédies banales de notre quotidien.

La passion tient sa fonction de sa double signification : tout en rappelant l’homme agissant et souffrant à sa fondamentale précédence, à sa passivité constitutive, elle l’oriente sur une action non seulement pathétique, mais également passionnée.

L’agir juste doit toujours se régler, logiquement et sémanti- quement, sur une certaine conception de la justice. Mais l’éthique n’atteint pas le cœur de la radicalité du mal. La religion est le

« fondement » plus profond de l’éthique ou, pour le moins, on dira qu’il n’y a pas d’éthique immanente à elle-même, sans l’amont et l’aval d’une transcendance à même de décentrer la prétention normative de toute éthique. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas lieu de parler d’une action juste#; mais la passion de l’agir juste demeure à tout jamais suspendue à la passivité de l’Autre, au don inconditionnel et immérité de son Amour.

L’éthique est toujours, de manière incontournable, naissance du sujetou naissance du sujet à soi-même, comme le soulignait magnifiquement Xavier Thévenot (1938-2004), dans son cours de morale fondamentale de l’Institut catholique de Paris, cours publié après sa mort sur la base de notes d’étudiants#⁷.

C’est pourquoi cet agir juste ne demeure pas suspendu dans les airs de l’abstraction théorique. C’est le sujet concret, charnel, historique, qui est convoqué à agir, requis par l’exigence éthique de justice. Et ce sujet, pour surgir, a besoin du sol et de l’horizon de communautés de vie et de communautés d’action#⁸.

6. Voir mon ouvrageLes Passions de l’agir juste. Fondements, figures, épreuves,op.

cit. On notera le balancement qui réunit ici l’oxymore des passions de l’agir et l’accent sur l’agir plutôt que sur l’action.

7. Cours de morale fondamentale,p. 39 s.

8. Voir les réflexions réunies dans l’ouvrage Sujet moral et communauté, éd. par Denis MÜLLER, Michael SHERWIN, Nathalie MAILLARDet Craig Steven TITUS, Fribourg, Academic Press, 2007.

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33 C’est justement cela qui se joue dans le rapport controversé que la tradition et la mémoire des chrétiens entretiennent avec le Sermon sur la montagne matthéen et le Discours dans la plaine lucanien#⁹.

Une fois admis que l’accès à l’agir juste procède de la justification qui vient de la foi, et non d’une quelconque précédence a priori de la justice des hommes sur la justice de Dieu, comment comprendre ce que Dieu nous demande, quand, en son nom, Jésus de Nazareth convie ses disciples, et les croyants dans leur sillage, à chercher d’abord le Royaume de Dieu et sa justice (Mt 6, 34)#? Comment saisir l’exigence de justice comme une conséquence de la grâce, et non comme sa condition#?

Dans Nachfolge, en 1937, Bonhoeffer avait médité cela, commençant par le Sermon sur la montagne et poursuivant par Paul#¹⁰. Comme le souligne Hans-Christoph Askani, le point de départ de Matthieu, selon Bonhoeffer, est la situation même de l’écoute. Or, au cœur de cette situation, au cœur même de l’écoute, résonne l’Appel, leRuf. Ce qui fonde la suivance et, le cas échéant, une obéissance en acte, c’est justement cet Appel, en ce qu’il précède et inaugure toute possibilité de réponse humaine et d’agir subséquent.

Cet Appel, en sa Radicalité imprévisible, crée de la différence, impose une différenciation entre ceux qui le reçoivent, et les autres. Pour Bonhoeffer, la condition du disciple surgit de cette différenciation. Ce n’est pas une question de prédestination, au sens d’une quelconque discrimination qu’on pourrait ramener à un parti pris, mais un état de fait : ceux qui sont là sont aussi ceux qui reçoivent l’Appel. Mais recevoir un tel Appel, c’est être exposé. Être aimé à ce point, cela oblige, cela émeut, cela expose à une responsabilité inouïe, à une gratitude sans prix. Dans cette contingence foncière de l’Appel, résonnant hic et nunc, en

9. Voir à ce propos Paul RICŒUR,Amour et Justice [Leibe und Gerechtigkeit], Tübingen, Gerd Mohn, 1990.

10. Le Prix de la grâce, trad. fse, Paris-Genève, Éd. du Cerf-Labor et Fides, 1985 = Nachfolge,DBWIV, Munich, Kaiser, 1989. Voir à ce sujet le magnifique commentaire de Hans-Christoph ASKANI, «Nachfolgeou la pauvreté de la foi », in Alberto BONDOLFI, Denis MÜLLERet Simone ROMAGNOLI(éd.),Dietrich Bonhoeffer. Autonomie, suivance et responsabilité, Paris, Éd. du Cerf, 2007 (Revue d’éthique et de théologie morale, hors-série 4), p. 27-46.

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situation, il y a une formidable violence, comme un tremblement de terre dans la vie du disciple, un bouleversement, qui trouvera son sommet au Golgotha.

Tel est bien le statut radical de l’éthique chrétienne, objet de la réflexion réglée que constitue la théologie morale : de même que toute expérience humaine est marquée par l’aléa, le hasard, la rencontre imprévue, la surprise, l’expérience de la foi naît du choc de l’altérité, d’un événement que rien ne laissait prévoir, et qui ne se laisse nullement répéter sur commande. Dans l’appel de la suivance, je suis interrogé, dérangé, ébranlé. Qui suis-je pour toi#? Est-ce que tu m’aimes, moi, et pas un autre#? Est-ce que la rencontre unique que je te fais faire est source de changement, de transformation, en ton être profond#?

Cette singularité infinie de l’appel personnel ne me permet pas de me cacher derrière mes particularités (je suis un homme et non une femme, un Européen de couleur blanche, né dans un pays riche, bénéficiant du privilège de l’éducation et du métier, etc.), ou de chercher des excuses à cause de mon his- toire, de ma vie, des hasards de mon chemin#; une singularité si prenante ne me conduit pas non plus à me fondre dans une universalité abstraite, certes généreuse, mais bien-pensante et peu en-gageante. Ici, dans l’Appel, c’est de moi, comme individu unique, qu’il est question. Or, je résiste à cette unicité, car je la ressens comme dangereuse. Je suis sur-exposé à une exigence de responsabilité infinie. Je ne peux me soustraire en aucune façon à la puissance de cette exigence, qui est en même temps l’appel d’un amour vrai, entier, réel.

La vieille question des rapports entre le singulier et l’universel rejaillit ici à notre niveau. Il n’y a pas de science du singulier, en ce sens que l’unicité de la rencontre, comme lieu de l’amour infini, n’est jamais concevable a priori. L’impossible « science du singulier » n’est, à la rigueur, que la re-connaissancea poste- riori, strictement individuelle, d’un événement à moi seul advenu.

Cependant, l’antinomie n’est point mortelle entre cette singu- larité nue de l’événement, ou de l’amour, et l’universalité de sa compréhension, puisque, aussi bien, tout individu unique que nous soyons, nous disposons d’un langage commun pour échanger au sujet de la signification de cet amour advenu. La communauté possible des sujets humains singuliers se définit de la sorte comme une communauté d’individus touchés par

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35 l’événement singulier de l’amour et capables en conséquence d’en parler entre eux, de comparer leur expérience.

Comme nous l’avons suggéré plus haut, le langage humain, en sa particularité, effectue le lien entre l’événement singulier de l’amour et la visée universelle d’une mise en commun et d’un partage.

Il serait toutefois erroné de penser que la mise en commun de l’expérience singulière de l’amour n’advient que sur le mode de l’échange transversal, relatif à des expériences communes restées extérieures et séparées, ou même seulement traduites sous forme de langage. L’échange commence en profondeur entre ceux-là mêmes qui s’aiment, et donc aussi, de manière analogique, entre le Christ aimant et souffrant et le disciple appelé à le suivre. Le langage est une condition nécessaire, mais non suffisante, de l’accès à la Parole, de même que l’interdit de la Loi ne suffit pas à rendre possible l’événement de l’Amour.

Tel est le chemin requis. Chemin de croix. Chemin de foi. Chemin de lumière.

D e n i s M ü l l e r Université de Lausanne

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