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Sur l'application de la théorie des réseaux à la φιλία grecque-Essai de reconstruction de réseaux de φιλία à la lumière des relations extérieures de Thasos (VIIe - Ier siècle a.C.)

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Sur l’application de la théorie des réseaux

à la φιλία grecque

Essai de reconstruction de réseaux de φιλία à la lumière des

relations extérieures de Thasos (VII

e

– I

er

siècle a.C.)

Mémoire

David Jolin

Maîtrise en études anciennes

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

La notion de φιλία, communément traduite par le terme amitié, constituait un enjeu important dans les sociétés grecques. Alors qu’elle était synonyme de vertu et de justice à la période archaïque, la φιλία devint, sous la plume des philosophes des Ve et IVe siècles, un gage de dévouement et de fidélité, ainsi qu’un concept complémentaire aux principes de l’utilité et du plaisir. Elle servit aussi, en particulier dans le contexte de la période hellénistique, à consolider et à renforcer les relations diplomatiques des cités, des monarchies et de Rome. En se fondant sur l’exemple de Thasos, ce mémoire propose d’approfondir les dimensions sociétale et internationale de la φιλία en regard des témoignages littéraires et épigraphiques. Dans le but d’apporter une contribution originale, la φιλία est étudiée sous l’angle de la théorie des réseaux, qui permet de comprendre la portée et les implications du concept dans les rapports extérieurs de Thasos.

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Table des matières

Résumé ... III Table des matières ... V Liste des sources sur la φιλία thasienne ... VII Liste des figures ... IX Liste des abréviations ... XI Remerciements ... XV

Introduction ... 1

Chapitre I : Usages et fondements de la φιλία dans les cités grecques : des origines à l’achèvement de la conquête romaine ... 15

1.1. Étude comparative de l’amitié moderne et de la φιλία antique ... 15

1.2. Les rapports entre personnes : termes et circonstances ... 19

1.3. Les rapports entre cités : termes et circonstances ... 28

1.4. Remarques conclusives ... 39

Chapitre II : La φιλία dans les relations internationales de Thasos (VIIe-Ier s.) ... 41

2.1. Les traditions littéraires sur l’histoire de Thasos ... 41

2.2. Un aperçu de la φιλία dans les inscriptions relatives à Thasos (VIIe-Ier s.) ... 46

2.3. L’évolution de la φιλία dans les relations internationales de Thasos (VIIe-Ier s.) ... 54

2.3.1. L’intervention d’Ekphantos (390/89) ... 54

2.3.2. La seconde confédération athénienne (377) ... 55

2.3.3. Philippe V et Thasos (fin IIIe – début IIe s.) ... 57

2.3.4. Thasos sous l’amicitia romaine (196-78) ... 58

2.3.5. Considérations sur l’institution des juges étrangers ... 59

Les décrets de Samos (IIe s.) ... 60

Le décret de Milet (seconde moitié du IIe s.) ... 62

Le décret de Tralles (seconde moitié IIe – début Ier s.) ... 63

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2.3.6. Considérations sur le déploiement de citoyens thasiens à l’étranger ... 65

Le décret de Samothrace (seconde moitié IIe ou début Ier s.) ... 65

Les décrets d’Assos et de Rhodes (seconde moitié IIe ou début Ier s.) ... 66

2.4. Remarques conclusives ... 67

Chapitre III : Considérations sur le concept de réseau en études anciennes ... 71

3.1. De la logique mathématique jusqu’à l’établissement de la SNA ... 71

3.2. La théorie des réseaux dans les recherches sur l’Antiquité grecque ... 77

3.3. À la recherche d’un équivalent pour le mot réseau en grec ancien ... 81

3.4. Examen comparatif des systèmes théoriques et méthodologiques ... 85

3.5. Thasos et la théorie des réseaux : vers la création d’un réseau thasien de φιλία ... 87

3.6. Remarques conclusives ... 96

Conclusion ... 99

Bibliographie ... 103

Annexe 1 : Carte suivie d’explications sur les établissements de la Pérée thasienne ... 123

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Liste des sources sur la φιλία thasienne

1. Démosthène, Contre Leptine, 59-60 ... 45

2. Polybe, XV, 24, 1 ... 45

3. IG II2, 43 – Prospectus de la seconde confédération athénienne (377) ... 47

4. IG XII Suppl., 361 – Décret de Samos (seconde moitié du IIe s. ?) ... 50

5. IG XII 6.1, 153 – Décret de Samos (seconde moitié du IIe s. ?) ... 50

6. SEG 29, 770 – Décret de Milet (seconde moitié du IIe s.) ... 50

7. SEG 29, 772 : Décret de Tralles (seconde moitié du IIe – début Ier s.) ... 50

8. IG XII 8, 269 – Décret de Smyrne (ca. Ier s.) ... 51

9. Rech. II, no 169 – Décret de Samothrace (seconde moitié du IIe ou début du Ier s.) ... 51

10. Rech. II, no 172 : Décret d’Assos (seconde moitié du IIe ou début du Ier s.) ... 51

11. Rech. II, no 170 : Décret de Rhodes (seconde moitié du IIe ou début du Ier s.) ... 52

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Liste des figures

Figure 1 : Réseau de φιλία thasien, de la fin du IVe à la fin du Ier siècle, selon la mobilité internationale et les mentions honorifiques ... 90 Figure 2 : Tableau statistique sur la mobilité internationale et les mentions honorifiques des

Thasiens à l’étranger et des étrangers à Thasos ... 91 Figure 3 : Tableau statistique sur la mobilité internationale et les mentions honorifiques des

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Liste des abréviations

I. Corpus épigraphiques

Epigr. Oropou Hoi epigraphes tou Oropou

IG Inscriptiones Graecae

IScM Inscriptiones Scythiae Minoris Graecae et Latinae

I. Smyrna Die Inschriften von Smyrna

Lampsakos Die Inschriften von Lampsakos

LGPN Lexicon of Greek Personal Names

SEG Supplementum Epigraphicum Graecum

II. Périodiques

AC L’Antiquité classique

AHB The Ancient History Bulletin

AIV Atti dell’Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti. Classe di Scienze Morali, Lettere ed Arti Annuale

AncPhil Ancient Philosophy

ANWR Aufstieg und Niedergang der römischen Welt

AWE Ancient West & East

BCH Bulletin de correspondance hellénique

Chiron Chiron : Mitteilungen der Kommission für Alte Geschichte und Epigraphik des Deutschen Archäologishchen Institut

CRAI Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

Electrum Electrum. Journal of Ancient History

Ethics Ethics : An International Journal of Social, Political, and Legal Philosophy

Flux Flux Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et territoires

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Historical Methods Historical Methods : A Journal of Quantitative and Interdisciplinary History

HSPh Harvard Studies in Classical Philology

Hyperboreus Hyperboreus : Studia Classica

IRSH The International Review of Social History

JS Journal des savants

Ktèma Ktèma : civilisations de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques

Mind Mind : A Quarterly Review of Philosophy

P&P Past and Present : A Journal of Historical Studies

Pallas Pallas : Revue d’études antiques

Philosophy Philosophy : The Journal of the Royal Institute of Philosophy

REA Revue des études anciennes

REG Revue des études grecques

RMeta The Review of Metaphysics

RPh Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes

SCI Scripta classica Israelica : Yearbook of the Israel Society for the

Promotion of Classical Studies

TAPhA Transactions of the American Philological Association

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À mes φίλοι et à ma famille. Ce mémoire est un hommage à la φιλία, qui rend la vie tellement plus agréable !

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Remerciements

Je tiens d’abord à remercier mon directeur, M. Patrick Baker, de m’avoir guidé tout au long de mon parcours universitaire. Je le remercie d’avoir cru en moi et de m’avoir fait confiance, et ce, même si mon sujet lui était initialement bien inconnu. Je lui serai éternellement reconnaissant pour ses conseils et critiques avisés, ainsi que pour soutien moral dans mes moments de détresse. J’ai maintes fois douté de mes capacités, mais il a toujours su me rassurer à travers nos conversations.

J’aimerais ensuite remercier M. Alban Baudou d’avoir accepté le rôle de prélecteur. Ses remarques ont constamment été des plus constructives et ont contribué à améliorer la qualité de mon mémoire. Je le remercie aussi pour son écoute attentive et pour sa grande générosité à mon égard. Je n’oublierai jamais mon périple à Marseille.

Je souhaite encore remercier Mme Christel Freu pour ses commentaires rigoureux et pour ses judicieuses recommandations. Les précisions qu’elle a proposées m’ont aidé à mieux structurer et organiser mon argumentation.

Il me tient à cœur de remercier mes parents et ma famille, qui m’ont appuyé dans tous mes projets et qui m’ont épaulé dans les instants difficiles. L’écriture de ce mémoire n’aurait pas été possible sans votre collaboration.

Je profite enfin de cette occasion pour remercier mes φίλοι, mes amis. Vous êtes une source d’inspiration quotidienne. Votre soutien constant, vos encouragements et les nombreux moments précieux que nous avons partagés et que nous partagerons me permettent d’avancer et de me dépasser.

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Introduction

Au cours de leur histoire, les cités grecques, soucieuses de maintenir un équilibre politico-économique et d’atteindre l’autarcie, furent appelées à s’ouvrir au monde extérieur et à ses influences1. La concrétisation de ces aspects découla d’un long processus initié à la période archaïque, où les Grecs, qui étaient en pleine recherche de cohésion sociale et culturelle, fondèrent des πόλεις et mirent en place des institutions communes. C’est dans ce climat et avec le concours subséquent des mouvements de colonisation que le système de relations entre cités commença à se développer2. L’efficacité de ce système fut constamment éprouvée par les puissances, à savoir l’empire achéménide, les ligues de Délos et du Péloponnèse, les dynastes argéades, les Diadoques, les royaumes hellénistiques, les ligues achéenne et étolienne, puis Rome. Les πόλεις eurent tôt ou tard besoin de négocier avec l’un ou l’autre de ces acteurs, car ce sont eux qui possédaient les ressources nécessaires à la défense et à la survie de leurs intérêts. Mais si la vitalité de la cité dépendait en grande partie du bon vouloir des centres dominants, elle dépendait aussi de sa capacité à diversifier ses activités économiques et à gérer son système de relations, sans quoi il lui était difficile de trouver une stabilité sur la scène internationale. Les processus enclenchés par les Grecs à la période archaïque, qui visaient l’établissement de liens tangibles avec les acteurs extérieurs, ne cessèrent de se complexifier au fil du temps. La notion de φιλία, qui est attestée dans les sources littéraires et épigraphiques entre le VIe et le Ier siècle, rend compte de cette réalité3.

A priori, les origines du mot φιλία demeurent incertaines. Bien que sa racine étymologique soit la même que celle du mot φίλος, la provenance du radical φιλ- ne peut être clairement déterminée4. Plusieurs tentatives de restitutions, notamment celles de R. Loewe,

1 Selon K. Vlassopoulos, Unthinking the Greek Polis. Ancient Greek History Beyond Eurocentrism,

Cambridge / New York, Cambridge University Press, 2007, p. 73, la traduction du terme αὐτάρκεια par « autosuffisance » ne reflète pas justement la pensée d’Aristote. Après avoir analysé quelques passages pertinents tirés des ouvrages du philosophe, K. Vlassopoulos a interprété l’αὐτάρκεια en tant que « the ability

of one to provide for all their needs irrespective of the means employed ». À l’instar de ce que montrent les

sources, l’auteur a affirmé que la πόλις pouvait procéder à des échanges commerciaux avec l’étranger dans le but de réaliser l’autarcie (p. 74).

2 Étant donné la nature de la cité grecque à cette époque, l’expression « relations internationales » est

également empruntée.

3 Hormis la φιλία, le rapprochement entre les acteurs de la scène internationale résidait dans l’utilisation de

plusieurs concepts dans les traités et les décrets, par exemple la ξενία, la συγγένεια et la συμμαχία, et par la diffusion de ces mêmes décrets à travers le monde grec.

4 E. Boisacq, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, étudiée dans ses rapports avec les autres

langues indo-européennes, Heidelberg, C. Winter, 1950 (1907), p. 1027, a qualifié l’étymologie du mot

d’« obscure » ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque : Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2009 (1968), p. 1162, a reconnu qu’« il n’y a rien de comparable à φιλ- (ou φιλο-) dans les

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qui a rapproché φίλος avec le premier terme d’anthroponymes germaniques, et de P. Kretschmer, qui a associé le sens possessif de φίλος à la locution lydienne bilis, ont été écartées par E. Benveniste5. J. Taillardat s’est prononcé sur la question en précisant que le terme φίλος est formé sur la racine indo-européenne bhei-, qui dénote l’idée de confiance. Il est arrivé à ce résultat en soulignant la proximité syntagmatique du mot φιλότης (φίλος, φιλεῖν, φιλία, etc.) avec πεποιθέναι (πίστις, πιστός, etc.) et en cherchant des explications sémantiques et morphologiques à φίλος en latin et dans les langues germaniques6. Pour ce qui est du grec ancien, le sémantisme du mot φιλία peut être remonté aux temps homériques.

Chez Homère (ca. seconde moitié du VIIIe s.), le terme φίλος joue le rôle d’un adjectif possessif ou s’apparente au sens moderne d’« ami ». Parmi ses dérivés, la forme adjectivale passive signifie « aimé, chéri, cher » et l’active « aimant, bienveillant »; le verbe φιλέω « être ami, aimer, baiser »; les nominatifs τὸ φίλον ou τὰ φίλα « objet(s) d’amour »7. Quant aux idées d’« amitié », de « tendresse » et de « réconciliation », elles sont exprimées dans les récits homériques par le mot φιλότης et non pas φιλία, qui ne serait apparu qu’au VIe siècle 8. Théognis aurait été le premier à y référer en employant l’accusatif φιλίην (Poèmes élégiaques, v. 306), mais cette occurrence pourrait tout aussi bien appartenir à corpus alexandrin datant du Ier-IIe siècle de notre ère9. D’après Jamblique (ca. 242-325 p.C.), dans son ouvrage Vie de

Pythagore, 229-30, la création du terme reviendrait à Pythagore (ca. 580-500). Cependant,

autres langues indo-européennes » ; R. Beekes, Etymological Dictionary of Greek. In two volumes, Leiden, Brill, 2010, p. 1574, a indiqué que son origine est « inconnue ».

5 E. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes : 1. économie, parenté, société, Paris,

Éditions de Minuit, 1980 (1969), p. 338-353 ; E. Boisacq (p. 1027), P. Chantraine (p. 1162) et R. Beekes (p. 1574) ont de même rejeté ces théories étymologiques.

6 J. Taillardat, « Φιλότης, πίστις et foedus », REG 95 (1982), p. 1-14, a traduit φιλότης par « pacte, hospitalité

et amitié » et πίστις par « foi ».

7 Sur φίλος et ses dérivés, cf. H. J. Kakridis, La notion de l’amitié et de l’hospitalité chez Homère,

Thessalonique, Βιβλιοθήκη τοῦ Φιλολόγου, 1963, p. 3-22 et 38-45; E. Benveniste, p. 345-347; E. Boisacq, p. 1027; P. Chantraine, p. 1161-1162; R. Beekes, p. 1573-1574. D. Konstan, Friendship in the Classical

World, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 28-31, a critiqué les modernes sur les restrictions

sémantiques qu’ils ont accordées au mot φίλος. En général, ils n’ont pas songé à son application pour renvoyer à des parties du corps ou de l’âme, et même à un peuple ou à un groupe d’individus.

8 L’Iliade et l’Odyssée auraient été composées entre le VIIIe et le VIIe siècle et mises par écrit au VIe siècle.

Les termes φίλος et φιλότης prévoyaient un respect mutuel et des obligations entre les héros, par exemple des jurements, des sacrifices et des dons. À ce sujet, voir J. Taillardat, p. 1-14 ; G. Panessa, « La philia nelle relazioni interstatali del mondo greco », in G. Nenci et G. Thür (éd.), Symposion 1988 : Vorträge zur

griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte (Siena-Pisa, 6-8 Juni 1988), Comunicazioni sul diritto greco ed ellenistico : (Siena-Pisa, 6-8 Giunio 1988), Cologne, Böhlau, 1990, p. 261-263 ; D. Konstan, Friendship, p. 25-26 et 31 ; Homère, Iliade. Introduction, par P. Mazon, avec la collaboration de

P. Chantraine, P. Collart et R. Langumier, Paris, Les Belles Lettres, 2002 (1943), p. 260-266.

9 L’authenticité des élégies fait encore l’objet de débats. Les poèmes publiés sous le nom de Théognis

reposeraient sur un recueil antique (Ve s.), considéré véritable, et sur un recueil alexandrin. On consultera

L. Pizzolato, L’idea di amicizia nel mondo antico classico e cristiano, Turin, Einaudi, 1993, p. 22-23 ; F. Frazier, « Eros et Philia dans la pensée et la littérature grecques. Quelques pistes, d’Homère à Plutarque »,

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aucun écrit de cet auteur n’existe pour valider cette affirmation10. Du côté de l’épigraphie, le traité entre Anaitoi et Metapioi (ca. VIe-Ve s.) serait le plus ancien témoignage du concept11. Le mot φιλία (« amitié, inclination, amour ») a pour dérivés les adjectifs φιλιακόs (« amical ») et φίλιος (« amical, aimé, cher »), le nom masculin φιλιαστής (« conciliateur »), ainsi que les verbes φιλιαίνομαι (« devenir ami »), φιλιόω (« se faire ami de quelqu’un ») et φιλιάζω (« être l’ami de »)12. En théorie, la φιλία coordonnait les relations des Grecs autour de la thématique de l’amitié, mais les usages et les fondements de la notion deviennent ambigus aussitôt que celle-ci est replacée dans ses dimensions littéraire et épigraphique.

L’idée d’amitié dans le monde grec antique a pris plusieurs formes. Dans l’univers homérique, les actions des héros sont conditionnées par divers types de rapports complexes, dont les rapports entre φίλοι, entre ξένοι (« étranger » ou « hôte ») et entre ἑταῖροι (« compagnons »). Tout comme φίλος, si le sémantisme des deux derniers termes n’est pas toujours facile à saisir, ceux-ci définissent tôt ou tard les sentiments amicaux qui existent entre deux individus ou entre les membres d’un groupe : à certains moments, le mot ξένος est utilisé pour désigner un « ami d’un pays étranger », puis le mot ἑταῖρος, souvent traduit par « ami », est précédé ou suivi par l’adjectif φίλος13. Les relations de φιλότης, de ξενία et d’ἑταιρεία, qui surviennent dans un contexte militaire ou aristocratique, sont jugées inviolables et sacrées par l’ensemble des personnages ; les φίλοι, les ξένοι et les ἑταῖροι sont de la sorte considérés loyaux et dignes de confiance14. Les idéaux véhiculés dans l’Iliade et l’Odysée furent par la suite bousculés avec l’émergence et le développement de la πόλις, qui accentua les tensions entre les individus et les cités. À partir du VIIe siècle, les liens de φιλία sont une source de préoccupation, d’abord dans la poésie élégiaque et plus tard dans les tragédies, où le φίλος se révèle être parfois une figure imparfaite, qui trahit et qui agit avec

10 J.-C. Fraisse, Philia. La notion d'amitié dans la philosophie antique : Essai sur un problème perdu et

retrouvé, Paris, Vrin, 1974, p. 59-60.

11 G. Panessa, Philiai. L’amicizia nelle relazioni interstatali dei Greci : 1. Dalle origini alla fine della guerra

del Peloponneso, Pisa, Scuola Normale Superiore, 1999, no 29 : « è il più antico trattato interstatale greco in

cui la philia, termine attestato per la prima volta, costituisce il tema centrale dell’accordo, vratra ». Un traité

antérieur existe, celui de Sybaris et des Serdaioi (no 28), mais il ne contient que le terme φιλότης. 12 E. Boisacq, p. 1027 ; P. Chantraine, p. 1161-1162 ; R. Beekes, p. 1573-1574.

13 La ξενία, c’est-à-dire l’hospitalité offerte à des individus en pays étranger, entraînait la création d’alliances

entre l’hôte et son invité, puis entre leurs descendants respectifs. La proximité entre les concepts contradictoires de φίλος et de ξένος s’observe sans doute chez Homère dans le terme φιλοξενία, qui renvoie à la notion d’hospitalité, mais aussi à l’amitié ou l’amour envers les étrangers. Voir D. Konstan, Friendship, p. 28-37, ainsi que les analyses de H. J. Kakridis dans son ouvrage La notion de l’amitié et de l’hospitalité

chez Homère.

14 J. T. Fitzgerald, « Friendship in the Greek World Prior to Aristotle », Greco-Roman Perspectives on

Friendship, Atlanta, Scholars Press, 1996, p. 20-26, cite quelques extraits où les arrangements entre héros ne

sont pas respectés. C’est le cas de Pâris, qui transgresse les principes de la ξενία avec Ménélas en séduisant Hélène. Voir également les p. 27-30.

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duplicité15. La perfidie des φίλοι de même que l’antithèse entre le φίλος et l’ἐχθρός demeurent des thèmes récurrents jusqu’à la période hellénistique, avec cette différence que les relations de φιλία sont circonscrites à l’intérieur d’un cadre théorique et idéologique dès l’époque classique avec Platon (428-347) et Aristote (384-322)16. La taxonomie proposée par Aristote, qui a distingué les φιλίαι fondées sur la vertu, sur l’utilité et sur le plaisir, a influencé plusieurs générations de penseurs et la manière dont les communautés philosophiques envisageaient et pratiquaient la φιλία. En parallèle au corpus littéraire, les traités et les décrets nous renseignent sur la portée et les implications du concept dans les rapports des πόλεις17. À cet effet, l’ancienne Thasos, cité insulaire située au nord de la mer Égée, en face de la Thrace, constitue un paradigme fort intéressant.

Thasos fut fondée au début du VIIe siècle, par des gens venus de Paros. Après avoir conquis l’île, les arrivants implantèrent des colonies et des comptoirs sur le continent thrace. La phase d’expansion territoriale qui se déroula aux VIIe et VIe siècles entraîna la formation des premiers établissements de la Pérée thasienne, soit Galepsos, Oisymè, Néapolis et Strymè18. Les rapports étroits que Thasos maintenait avec ses colonies et comptoirs lui permirent d’accroître considérablement ses revenus et d’accéder à des ressources dont l’île était dépourvue. En plus de ses gisements locaux, la cité s’approvisionnait en or (Thasos, Skaptè-Hylè), en argent (Thasos, Pangée), en cuivre, en fer et en zinc (Thasos), de même qu’en divers produits agricoles (régions du Strymon et du Nestos). La période archaïque favorisa l’émancipation des relations extérieures de Thasos, mais ni la littérature ni l’épigraphie n’indiquent la proportion ou le type des liaisons que la cité avait tissées avec l’étranger. La prépondérance d’une assise économique et commerciale est toutefois corroborée par les trouvailles de monnaies, de céramiques, de bronzes et d’ivoires19.

15 C. de Oliveira Gomes, « Amis, ennemis, politique grecque archaïque », in J. Peigney (éd.), Amis et ennemis

en Grèce ancienne, Pessac, Ausonius, 2011, p. 41-53 et surtout les p. 42-43.

16 Sur la rhétorique du faux φίλος et de l’opposition entre le φίλος et l’ἐχθρός dans la littérature grecque, voir

les articles réunis par J. Peigney dans Amis et ennemis en Grèce ancienne.

17 En ce qui concerne l’évolution de la φιλία dans les relations diplomatiques, voir E. S. Gruen, The Hellenistic

World and The Coming of Rome, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 69-95.

18 On consultera l’annexe 1 pour une carte sur l’emplacement de Thasos et de ses colonies et pour des

spécifications géographiques et historiques sur chacun des établissements.

19 Parmi les trésors découverts à l’étranger, les monnaies thasiennes furent largement répandues en Thrace et en

Macédoine (VIe-Ier s.), puis passablement en Égypte (ca. 500-470) et en Asie Mineure (ca. 460-400). Au

nombre des émissions recensées à Thasos, Abdère et Maronée semblent avoir été des partenaires privilégiés dès la période archaïque. L’Asie Mineure et les Détroits, de leur côté, seraient restés en contact avec la cité. Selon O. Picard, la présence régulière de la Thrace dans les trésors monétaires ne témoigne pas d’un commerce thasien à grande échelle comme le supposent les amphores, mais « d’un cabotage qui faisait de Thasos une escale très vivante le long des côtes égéennes ». À propos des trouvailles, cf. O. Picard, « Monnaies de fouilles et histoire grecque : l’exemple de Thasos », in K. A. Sheedy et

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Au début du Ve siècle, Thasos était prospère. Elle était dotée d’un rempart et d’une flotte de guerre20. La maîtrise de la Pérée et l’exploitation des mines, principalement celles de Skaptè-Hylè sur le continent et de Kinyra sur l’île, contribuèrent à en faire un centre d’activités économiques important au Nord de l’Égée, tant et si bien que les richesses de la cité furent rapidement convoitées par les acteurs du monde grec21. En 492, soit deux ans après avoir esquivé les assauts du tyran Histiée de Milet, les Thasiens furent subjugués par les troupes de Darius. En 480, ils tentèrent néanmoins de s’attirer les faveurs de la couronne achéménide en offrant un banquet à Xerxès et à son armée, qui se dirigeaient en Grèce continentale pour soumettre Athènes. Dans le sillage de la défaite perse, Thasos s’affilia à la ligue de Délos (477), mais la suprématie de la cité fut vite compromise par la politique impérialiste d’Athènes, qui, en 465, s’immisça dans la Pérée en installant des colons à Ennea

Hodoi (Amphipolis). Au vu de cet affront, les Thasiens renoncèrent aussitôt à la ligue de

Délos mais succombèrent aux attaques du général athénien Cimon, en 463. Ils perdirent ensuite le contrôle de la Pérée et restèrent attachés à la ligue jusque dans la dernière décennie du Ve siècle : en 411, alors que la révolution oligarchique des Quatre Cents ébranlait Athènes, Thasos restaura son rempart et sa flotte, puis elle orchestra, au cours de l’année suivante, sa défection avec l’aide de Sparte. Parmi les colonies thasiennes qui avaient souscrit à la ligue de Délos, Galepsos et Oisymé réintégrèrent la dépendance de la métropole, tandis que Néapolis demeura fidèle à Athènes. La seconde sécession de Thasos fut réprimée en 407, lorsque le général athénien Thrasybule assujettit la cité. À la fin de la guerre du Péloponnèse cependant, Thasos gravitait dans l’orbite de Sparte après l’intervention de Lysandre dans la cité (405)22.

Ch. Papageorgiadou-Banis (éd.), Numismatic Archaeology. Archaeological Numismatics, Proceedings of the

International Congress Held to Honour Dr. Mando Oeconomides in Athens, 1995, Athènes, Oxbow Books,

1997, p. 36-39 ; et l’index dans M. Thompson, O. Mørkholm et C. M. Kraay, An Inventory of Greek Coin

Hoards, New York, The American Numismatic Society, 1973, p. 408 ; Y. Grandjean et F. Salviat, Guide de Thasos, Athènes, École française d’Athènes, 2000 (1968), p. 25.

20 Les vestiges du rempart ont été exhumés par les missions archéologiques de l’École française d’Athènes. Les

résultats des fouilles ont été synthétisés dans Y. Grandjean, Le rempart de Thasos, Athènes, École française d’Athènes, 2011. En soi, l’enceinte demeure probablement la source la plus fiable pour retracer la chronologie de l’histoire thasienne. Y. Grandjean (p. 356-379) a judicieusement relevé, analysé et comparé les données des témoignages littéraires, épigraphiques et archéologiques. L’évolution du rempart peut être jalonnée en huit étapes : 1) édification du rempart dans les années suivant l’incursion d’Histiée de Milet (494-491) ; 2) démantèlements partiels dans l’enceinte (491) ; 3) première phase de réfections (entre 480-478 et 465) ; 4) seconde phase de démantèlements partiels dans l’enceinte (463) ; 5) seconde phase de réfections (411) ; 6) modifications apportées à la porte d’Héraclès (début du IVe s.) ; 7) divers travaux architecturaux

(seconde moitié du IVe s.) ; 8) renforcement du système de fortification dans la plaine (IIIe s.) ;

9) remaniements architecturaux (IIe et Ier siècles). Le bilan dressé par Y. Grandjean vient nuancer le

témoignage des sources. En effet, à l’inverse de ce qu’Hérodote (VI, 46-47) et Thucydide (I, 101, 3) ont rapporté, le rempart ne fut entièrement démoli ni en 491 ni en 463.

21 Y. Grandjean et F. Salviat, Guide, p. 24-26. 22 Ibid., p. 27-29.

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Au IVe siècle, les Thasiens firent acte d’allégeance envers le roi de Sparte, Agésilas II. En 394, pendant que celui-ci cheminait en Thrace avec son armée, ils envoyèrent une ambassade à sa rencontre : les délégués annoncèrent au souverain que le peuple thasien avait l’intention de lui décerner les honneurs divins, mais il refusa ces prérogatives. La tutelle spartiate persista jusqu’en 389, au moment où le général athénien Thrasybule revint dans la cité et chassa les Lacédémoniens. En 375, les Athéniens resserrèrent leur emprise sur la cité, qui adhéra alors à la seconde confédération. Pour leur part, les Thasiens tirèrent parti de leur alliance avec Athènes afin de repousser les Maronitains de Strymè, en 361. Un an plus tard, ils fondèrent Krénidès près du Pangée, mais Philippe II envahit l’endroit en 356 et le rebaptisa en son honneur. Après la capitulation des Grecs à Chéronée (338), qui sonnait le glas de la seconde confédération, Thasos acquiesça aux termes de la κοινὴ εἰρήνη proposée par Philippe II23.

Le parcours mouvementé de Thasos au IVe siècle n’empêcha pas son développement interne et externe. Les monuments découverts sur l’agora ont gardé les traces du passage d’artistes renommés, comme le tragédien Théodoros, le sculpteur Praxias, le joueur de flûte Ariston de Milet et l’acteur comique Philémon. À l’instar d’Hippocrate à la fin du Ve siècle, le philosophe Théophraste visita l’île dans la seconde moitié du IVe ou au début du IIIe siècle. Entre la première moitié du IVe et la fin du IIIe siècle, la cité poursuivit ses émissions monétaires, réorganisa ses archives et réaménagea ses infrastructures. Des citoyens thasiens furent honorés à l’étranger, tel un certain Archippos (texte IG II2, 336, ca. 334-332) et ses ancêtres (les documents IG II2, 24 et 25, ca. 389-386), qui furent remerciés de leur fidélité envers Athènes. Les restitutions opérées sur le décret IG II2, 336, supposent que son père avait été φίλος des Athéniens. Les Thasiens récompensèrent eux aussi des étrangers, entre autres des citoyens d’Abdère (ca. seconde moitié IVe s.), d’Athènes (ca. 345/4), d’Amphipolis ? (IVe-IIIe s. ?), et de Téroné (fin IVe – début IIIe s.)24. Malgré les vicissitudes du Ve et du IVe siècle, Thasos paraît florissante à la fin du IVe et au IIIe siècle. Les décrets pour des juges venus de Parion (IIIe s.) et de Cos (milieu du IIIe s.), ainsi qu’un affranchissement d’esclaves (ca. IIe s.), évoqueraient une période de troubles, mais l’histoire de Thasos au IIIe siècle est

23 Ibid., p. 29-30.

24 Sur les Abdéritains, cf. J. Pouilloux, Recherches sur l’histoire et les cultes de Thasos : I. De la fondation de

la cité à 196 av. J.-C., Paris, de Boccard, 1954, no 110, de même que J. Pouilloux et C. Dunant, Recherches

sur l’histoire et les cultes de Thasos : II. De 196 av. J.-C. jusqu’à la fin de l’Antiquité, no 411 ; sur l’Athénien

on se reportera au décret IG XII 5, 109 ; sur l’Amphipolitain, voir J. Pouilloux, Rech. I, no 112 ; sur la femme

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encore trop fragmentaire pour que des conclusions définitives soient tirées25. L’agression soudaine de Philippe V, en 202, et l’ingérence de Rome dans les affaires thasiennes, à partir de 196, ne gênèrent pas non plus l’essor de la cité26.

Dans le droit fil de la défaite macédonienne à Cynocéphales, en 197, Thasos devint l’alliée de Rome, à laquelle elle semble être restée loyale jusqu’à la fin du Ier siècle. La relation de complicité entre les deux acteurs prouvée par maints témoignages de cette époque : le décret de Rhodes pour Dionysodôros, fils de Pempidès (ca. 130 ou début Ier s.) ; un décret pour Sextus Pompée, nommé patronus de la cité par ses ancêtres (Ie s. a.C.) ; le sénatus-consulte de Sylla (ca. 80) ; les lettres de Dolabella (ca. 80-78) et de L. Sestius Quirinalis (seconde moitié du Ier s.) aux Thasiens ; le récit d’Appien (Guerres civiles, IV, 106) sur le stationnement des troupes républicaines de Cassius et Brutus à Thasos (42). En contrepoint de l’influence romaine, Thasos recommença la frappe de ses monnaies d’argent (IIe s.) et élargit ses liens avec le monde extérieur27. Un dossier d’inscriptions hellénistiques révèle le prestige et la mobilité des Thasiens à l’étranger et des étrangers à Thasos. Les entrées de ce dossier, qui sont répertoriées en Annexe 2, structurent la présente étude, qui a pour objectif d’appréhender la nature et l’étendue de la φιλία dans les rapports des cités avec le monde extérieur. Dans cette perspective, les relations de φιλία thasiennes seront examinées selon la théorie des réseaux, qui est de plus en plus employée comme grille d’analyse dans le domaine des sciences humaines.

Avec l’élan des services tels que Facebook et Twitter, les concepts de réseau et de réseau social gagnent en popularité et ouvrent de débouchés prometteurs aux savants de toutes les disciplines. Les historiens qui ont expérimenté la théorie des réseaux se sont d’ailleurs montrés très élogieux par rapport à cette approche, qui permet non seulement d’aborder des problématiques sous un angle original, mais aussi de renouveler et d’élargir les discussions sur des sujets qui ont été couverts28. Le recours à la théorie des réseaux en histoire comporte

25 Sur le décret de Parion, cf. IG XII, Suppl. 359 ; sur celui de Cos, cf. IG XII 4.1, 136 et C. V. Crowther, « Aus

der Arbeit der "Inscriptiones Graecae" IV. Koan Decrees for Foreign Judges », Chiron 29 (1999), no 3 ; sur

l’affranchissement d’esclaves, cf. J. Pouilloux, Choix d’inscriptions grecques, Paris, Les Belles Lettres, 2003, no 40 (= J. Pouilloux et C. Dunant, Rech. II, no 173).

26 Y. Grandjean et F. Salviat, Guide, p. 30-31. 27 Ibid., p. 31-32.

28 R. V. Gould, « Uses of Network Tools in Comparative Historical Research », in J. Mahoney et

D. Rueschemeyer (éd.), Comparative Historical Analysis in the Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 241-242. En plus de R. V. Gould, B. H. Erickson, « Social Networks and History : A Review Essay », Historical Methods 30 (1997), p. 149-157, C. Wetherell, « Historical Social Network Analysis », IRSH 43 (1998), p. 125-144, et C. Verbruggen, « Literary Strategy during Flanders’ Golden Decades (1880-1914) : Combining Social Network Analysis and Prosopography », in S. B. Keats-Rohan

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néanmoins de nombreux risques, notamment en raison de la disponibilité et de la qualité des sources. Dans les faits, tout chercheur se heurte rapidement à des contraintes méthodologiques s’il ne réussit pas à obtenir des données spatio-temporelles suffisantes sur les membres du réseau qu’il souhaite étudier. Compte tenu de l’état fragmentaire de la documentation, peu de spécialistes se sont appuyés sur la théorie des réseaux avant les années 2000. La dernière décennie marque cependant un tournant décisif avec le foisonnement de publications qui exploitent son potentiel heuristique29.

En conformité avec les enquêtes qualitatives menées depuis le XXe siècle, le concept de réseau renvoie à un ensemble de liens, formels ou informels, entre des unités sociales (individus, groupes, collectivités, États, organisations, etc.), qui entretiennent des liaisons de natures diversifiées (affectueuses, utilitaires, politiques, économiques, etc.). Les réseaux sont essentiellement dynamiques et rarement statiques. Une fois institués, ils évoluent, se transforment et s’adaptent aux contextes ; certains sont destinés à durer, à disparaître et à reparaître, d’autres à s’associer ou à se concurrencer30. La théorie des réseaux sociaux, ou la

social network analysis en anglais (SNA), distingue les réseaux relationnels (one-mode networks) des réseaux d’affiliation (two-mode networks). Un réseau relationnel détermine la

nature, l’orientation et la magnitude des rapports entre deux unités au sein d’un même échantillon. Dans ce type de réseau, chaque particule est susceptible d’être reliée à toute autre avec laquelle elle possède des affinités communes. En revanche, un two-mode rassemble deux ensembles de données et vise généralement à déterminer l’affiliation d’un individu à un groupe, un événement ou une organisation par la comparaison de ces deux ensembles. Ce type de réseau expose donc les liens qui existent entre les cellules du premier et du second ensemble des données. Tout réseau est symétrique ou asymétrique et peut être schématisé par un graphe ou par une matrice : si un graphe englobe des noeuds, des lignes, et parfois des flèches pour marquer la direction, la matrice est divisée en colonnes et en rangées où le

(éd.), Prosopography Approaches and Applications : A Handbook, P&G, Oxford, 2007, p. 579-601, ont participé à l’implantation de la SNA en histoire. Quelques auteurs, par exemple C. Wetherell et C. Verbruggen, ont opté pour l’expression historical social network analysis (HSNA).

29 B. H. Erickson (p. 149-157) a certes soulevé les complexités de la collecte et de la sélection des données,

mais sa dissertation est avant tout destinée à préparer la transition des historiens vers la SNA. En dehors de l’accès aux sources, C. Wetherell (p. 125) a expliqué l’engouement tardif des historiens par le désintérêt porté aux théories sociales qui mûrissaient pendant les années 1970 et 1980, ainsi que par la venue soudaine du tournant postmoderniste dans les années 1990. C. Verbruggen (p. 579-580) a relevé que les historiens ont traditionnellement considéré des sujets à travers le prisme de la longévité temporelle, tandis que la SNA insiste sur l’état d’une structure à un instant spécifique.

30 M. Forsé et S. Langlois, « Présentation – Réseaux, structures et rationalité », L’Année sociologique 47

(1997), p. 29-30 ; O. K. Mirembe, Échanges transnationaux, réseaux informels et développement local : Une

étude au nord-est de la République démocratique du Congo, Thèse de doctorat, Louvain-la-Neuve, Presses

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chercheur inscrit ses valeurs mathématiques. Dans un modèle comme dans l’autre, les données peuvent exprimer la multiplexité d’un réseau, c’est-à-dire le chevauchement de plusieurs genres de relations, ou son dynamisme à travers le temps (méthode longitudinale). Les facteurs qui pèsent sur les rouages d’un réseau sont endogènes (les changements sont issus ou provoqués de l’intérieur) ou exogènes (les changements sont issus ou provoqués de l’extérieur)31.

En sociologie, les travaux qui appliquent les principes de la théorie des réseaux ont été dominés par l’étude des relations interpersonnelles. Parmi les catégories de rapports analysables, l’amitié a suscité de nombreuses interrogations parce que les gens tendent à conférer un statut spécial aux amis32. Les impacts de l’amitié sur les réseaux d’amis ont été relativisés par le sociologue A. Graham : « here it is not simply a case that some new friends

may be made through ties with existing friends, but rather that relationships may be affected by some of the other loyalties and antagonisms that exist within the network »33. À l’égal des autres types de filiations, l’amitié se construit, se développe et se modifie, puis elle risque d’être interrompue si elle n’est pas valorisée comme il se doit34. En études anciennes, la thématique des réseaux de φιλία ou de φίλοι a été abordée sous des angles assez variés. Selon M. Schofield, la φιλία était fermement ancrée dans les sociétés grecques, où elle était investie d’une forte valeur éthique et était modulée par tout un réseau de relations sociales35. Sur un vaste espace-temps, les écrits ou les correspondances privées de Pindare (518-438), d’Épicure (341-271) ou de Libanios d’Antioche (314-393 p.C.), témoigneraient de la façon dont un individu parvenait à consolider, à agrandir et à manipuler son réseau de φίλοι36. En se

31 I. Rutherford, « Network Theory and Theoric Networks », in I. Malkin, C. Constantakopoulou et

K. Panagopoulou (éd.), Greek and Roman Networks in the Mediterranean, Londres / New York, Routledge, 2009, p. 27-35 ; Z. Maoz, Networks of Nations : The Evolution, Structure, and Impact of International

Networks (1816-2001), Cambridge / New York, Cambridge University Press, 2010, p. 7-11 et 37-47 ;

W. de Nooy, A. Mrvar et V. Batagelj, Exploratory Social Network Analysis with Pajek, New York, Cambridge University Press, p. 118-122 ; C. Prell, Social Network Analysis : History, Theory and

Methodology, Londres / Thousand Oaks, Sage Publications, 2012, p. 8-18, 138-140 et 215.

32 M. R. Parks, Personal Relationships and Personal Networks, Mahwah, Erlbaum, 2007, p. 38-55, a passé en

revue les étapes indispensables au traitement des relations sociales sous la théorie des réseaux.

33 A. Graham, Friendship : Developing a Sociological Perspective, Boulder, Westview Press, 1989, p. 44. 34 R. G. Adams et A. Allan, « Contextualising Friendship », in R. G. Adams et A. Allan (éd.), Placing

Friendship in Context, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1998, p. 1-17.

35 M. Schofield, « Political Friendship and The Ideology of Reciprocity », in P. Cartledge, P. Millett et

S. von Reden (éd.), Kosmos : Essays in Order, Conflict and Community in Classical Athens, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 38.

36 Sur Pindare, Épicure et Libanios, cf. S. Goldhill, The Poet’s Voice : Essays on Poetics and Greek Litterature,

Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 130 ; C. Bégorre-Bret, L’amitié : de Platon à Debray, Paris, Eyrolles, 2012, p. 60 ; I. Sandwell, « Libanius’ Social Network : Understanding the Social Structure of the Later Roman Empire » ; I. Malkin, C. Constantakopoulou et K. Panagopoulou (éd.), Greek and Roman

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penchant sur le propos de Xénophon, V. Azoulay a décrit la façon dont certains dirigeants et politiciens, tels qu’Agésilas, Cyrus l’Ancien, Cyrus le Jeune, Alcibiade et Critobule, canalisaient et contrôlaient des réseaux de φιλία37. La proximité entre φιλία et pouvoir politique se perçoit de même dans les cours royales de la période hellénistique, où le poids des φίλοι pouvait servir de critère à la succession des prétendants au trône38.

Au-delà des appréciations quantitatives, quelques spécialistes se sont occupés du volet qualitatif. Selon L. G. Mitchell, les réseaux de φιλία n’étaient pas l’apanage des citoyens, car un étranger pouvait y être agrégé sous la ξενία. L’échange de cadeaux symboliques (δῶρα) entre l’hôte et son invité assurait en effet l’intégration de l’étranger au sein du réseau, où il était reconnu en tant que ξένος39. Dans la société athénienne, les individus issus de groupes sociaux différents ne rejoignaient pas le réseau d’une autre personne sous une conjoncture homogène : « while non-kin entered into relationships of philia by choice, blood kin (and to a

lesser degree, kin related by marriage) were philoi by default ». Les φίλοι étaient de la sorte

séparés par des intervalles inégaux à l’intérieur d’un même réseau : « the innermost series of

orbits is occupied by members of the nuclear family (parents and siblings), the next by more remote blood kin (grandparents, parents’ siblings, and first cousins), and thereafter distant blood kin (from second cousins outward), relations by marriage, and finally unrelated friends ». Ainsi, les acteurs qui se trouvent à faible distance de l’unité principale du réseau

éprouveraient un sentiment de φιλία plus fort et seraient mieux disposés que les autres à répondre aux impératifs de la φιλία40.

37 V. Azoulay, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la

Sorbonne, 2004, p. 39 et 287-326. D’autre part, L. G. Mitchell, Greek Bearing Gifts : The Public Use of

Private Relationships in the Greek World, 435-323 B.C., Cambridge / New York, Cambridge University

Press, 1997, p. 44, a pensé aux répercussions des décisions politiques sur les réseaux de φιλία au temps de Périclès : « By withdrawing from his philoi and using state funds for jurors’ salaries and his building

projects, Pericles was changing the range and the scale of his philia network but was not essentially changing the pattern of the relationship ».

38 L. G. Mitchell, « The Rules of the Game : Three Studies in Friendship, Equality and Politics », in

L. G. Mitchell et L. Rubinstein (éd.), Greek History and Epigraphy : Essays in Honour of P. J. Rhodes, Swansea, The Classical Press of Wales, 2009, p. 15.

39 L. G. Mitchell, Greek Bearing Gifts, p. 17 : « So the ritualised-friend was the outsider who had been brought

in, the xenos who had become philos and become part of the philia network ». À la page 12, l’auteure a défini

la ξενία par guest-friendship ou ritualised-friendship. D’autres institutions subissaient aussi l’influence des réseaux de φιλία. À Athènes, par exemple, chacune des parties impliquées dans un procès s’attendait à ce que les φίλοι comparussent à la barre en sa faveur ; il arrivait parfois, dans ce contexte, que les témoins contrevinssent à leur serment de vérité, de manière à remplir leurs obligations de φιλία. À ce sujet,

cf. D. D. Phillips, Avengers of Blood : Homicide in Athenian Law Court and Custom from Draco to Demosthenes, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2008, p. 26-27.

40 D. D. Phillips, p. 26-29. C. Leduc, « L’adoption dans la cité des Athéniens, VIe siècle – IVe siècle av. J.-C. »,

Pallas 48 (1998), p. 192, a tracé un parallèle entre le processus d’adoption, le mariage et les réseaux de

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Du côté des relations diplomatiques, E. Will a soutenu que les principes de la φιλία entre individus régissaient aussi les liens entre cités. Il peut dès lors être admis que les préceptes de la φιλία s’appliquaient à la fois aux réseaux d’« amis » présents à l’échelle de la société et à l’échelle internationale41. De son côté, I. Malkin a offert une vision simplifiée des réseaux de φιλία sous la thématique de la colonisation : « consideration of colonization in the

Dorian Aegean should involve the historical role of a belief in a réseau of cross-links between mother cities and colonies, often expressed in (pre-hellenistic) terms of kinship (syngeneia) and friendship (philia) »42. Enfin, O. Picard a affirmé que les décrets honorifiques de Samothrace, de Lampsaque, d’Assos et de Rhodes, en l’honneur des fils de Pempidès, montrent comment ces notables ont tiré parti de leurs réseaux d’amitiés à dessein de renforcer leur position à Thasos et à l’étranger43.

Comme il est possible de le constater, les explications sur les réseaux de φίλοι et de φιλία sont bien éparses. Néanmoins, aucun des chercheurs énumérés n’a mené une enquête détaillée sur ces types de réseaux. L’absence de tout modèle théorique et méthodologique spécifique à la théorie des réseaux justifie sans doute cette situation. Il faut pourtant noter que la théorie des réseaux est très vaste et complexe et que la sélection d’un procédé analytique ne s’effectue pas aisément. La world-system analysis (WSA), qui a d’abord été utilisée en études anciennes par K. Vlassopoulos, a été retenue comme modèle théorique et méthodologique44. Dans ses fondements, cette approche repose sur la reconnaissance de systèmes « mondiaux » de relations par la découverte de processus (déplacement de biens, de gens, d’idées ou de technologies), de centres (religieux, emporia, politiques, etc.) qui organisent et régentent ces

dans sa consanguinité (frère, fils de frère, fils de sœur) et son alliance (frère de sa femme), puis dans le réseau de ses amis (philoi), un homme sans enfant se fait donner un enfant par ceux qu’il classe parmi ses proches qu’ils soient liés à lui par la consanguinité, l’alliance ou l’amitié ».

41 E. Will, « Syngeneia, Oikeiotès, Philia », RPh 69 (1995), p. 303 : « Nous verrons dans un instant que le

couple philia / echthra, envisagé ici du point de vue des relations personnelles, conserve sa valeur pour les relations entre cités. Mais, avant de quitter les individus pour les cités, notons encore que ces réseaux d’« amis » peuvent certes inclure des syngeneis et des oikeioi […] et que, bien entendu, les philiai sociologiques peuvent conforter des affections réelles ». On se reportera encore à la p. 305, où l’opposition

philia / echthra est reprise : « Dans la mesure où chacun de ces termes exclut l’autre, mais dans cette mesure

seulement, la philia entre cités correspond à la philia entre personnes ».

42 I. Malkin, « Categories of Early Greek Colonization : The Case of the Dorian Aegean », in C. Antonetti (éd.),

Il dinamismo della colonizzazione greca : Atti della tavola rotonda "Espansione e colonizzazione greca di età arcaica : metodologie e problemi a confronto" (Venezia, 10-11/11/1995), Naples, Loffredo, p. 35.

43 O. Picard, « Thasos et sa monnaie au IIe siècle : catastrophe ou mutation ? », in R. Frei-Stolba et K. Gex

(éd.), Recherches récentes sur le monde hellénistique : Actes du colloque international organisé à l’occasion

du 60e anniversaire de Pierre Ducrey (Lausanne, 20-21 novembre 1998), Berne / New York, Peter Lang,

2001, p. 282.

44 K. Vlassopoulos, « Beyond and Below the Polis : Networks, Associations, and the Writing of the Greek

History », in I. Malkin, C. Constantakopoulou et K. Panagopoulou (éd.), Greek and Roman Networks in the

Mediterranean, 2009, p. 12-23 ; K. Vlassopoulos, « Between East and West : The Greek Poleis as Part of a

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processus, et de formes de changements. Puisque la WSA se consacre à l’analyse des relations internationales, il a paru approprié de l’emprunter pour comprendre la portée et les implications des réseaux de φιλία dans le contexte des échanges diplomatiques de Thasos.

L’échantillonnage des sources a été accompli à partir des deux volumes Recherches sur

l’histoire et les cultes de Thasos publiés en 1954, par J. Pouilloux, et en 1958, par J. Pouilloux

et C. Dunant45. Les monographies ont fait l’objet d’une lecture assidue, car elles constituent les premières études sérieuses sur l’histoire de Thasos. Le Thesaurus Linguae Graecae de l’Université de Californie a quant à lui contribué à l’agencement du corpus littéraire : les lemmes du nom Θάσος et de l’adjectif θάσιος ont été saisis dans la base de données afin que les oublis soient limités. Depuis 1856, les fouilles archéologiques menées à Thasos ont mis au jour une grande quantité de matériel épigraphique, dont la majorité a été rendue accessible avec les publications de l’École française d’Athènes (EFA), qui dirige les chantiers de l’île depuis 1911. La consultation des collections éditées par l’EFA s’est donc avéré nécessaire en vue d’approfondir la question de la φιλία dans les relations extérieures de Thasos. L’investigation a dans un premier temps été orientée sur les articles parus dans le Bulletin de

correspondance hellénique entre 1893 et 2015, de même que sur la série des Études thasiennes, qui comporte à ce jour 22 volumes. Le catalogue des Inscriptiones Graecae a

ensuite été scruté : les fascicules XII, 8 et XII, Supplementum regroupent le matériel épigraphique repéré à Thasos jusqu’en 1939. En dernier lieu, la liste des découvertes effectuées entre 1958-2015 a été complétée au moyen de lectures secondaires.

Dans le cadre de cette étude sur les réseaux de φιλία dans les cités grecques, l’argumentation a été divisée en trois parties. Le premier chapitre survole les usages et les fondements de la φιλία dans le monde grec antique. Il débute sur un essai comparatif de l’amitié moderne et de la φιλία antique, puis il traite des termes et des circonstances de la φιλία dans les sources littéraires et épigraphiques. Le second chapitre fournit un aperçu de la φιλία dans les relations diplomatiques de Thasos. Le recours aux sources littéraires et épigraphiques est encore une fois privilégié, à l’effet de contextualiser et d’explorer les

45 Les deux ouvrages ont suscité des critiques rigoureuses, notamment sur l’interprétation que les auteurs ont

donnée des inscriptions. F. Chamoux a indiqué que les conclusions dégagées dans le premier volume doivent être accueillies avec prudence. H.-G. Pflaum s’est penché sur les liens entre Thasos et Rome dans le second volume. Il a implicitement reproché aux auteurs de ne pas avoir placé Rome au centre de leur analyse. Si M. Pflaum a attaché beaucoup d’importance à l’influence romaine dans les relations internationales de Thasos, la présente investigation atténuera sans aucun doute l’argument que, jusqu’en 31, « les relations avec Rome priment tout ». On se reportera à F. Chamoux, « L’île de Thasos et son histoire », p. 348-369 ; H.-G. Pflaum, « Histoire et cultes de Thasos », JS 2 (1959), p. 75-88.

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rapports de φιλία thasiens entre le VIIe et le Ier siècle. Ce chapitre comprend également trois sous-parties, qui portent sur les traditions littéraires de l’histoire de Thasos, les mentions de φιλία dans le corpus épigraphique et l’évolution de la φιλία dans les relations extérieures de la cité. Le dernier chapitre examine en profondeur les principes de la théorie des réseaux, puis il confronte les données recueillies dans les deux premières sections avant d’aboutir à une analyse des réseaux de φιλία thasiens. Deux hypothèses sont mises à l’épreuve dans cette partie du mémoire, soit qu’un réseau de φιλία thasien structurait et était structuré par d’autres types de rapports à l’intérieur d’un « système mondial » de relations, et que les transformations de ce même réseau peuvent être distinguées avec la théorie des réseaux. En sachant que Thasos dut fraterniser avec plusieurs pôles de pouvoir au cours de son histoire, il semble pertinent de s’interroger sur la dimension de son réseau de φιλία et sur les tactiques que la cité afin de le préserver et de le développer devant l’influence des centres dominants.

Sauf indication contraire, les passages qui sont tirés du grec ancien sont accompagnés d’une traduction personnelle. Le cadre spatio-temporel couvre les siècles ante Christum

natum. C’est pourquoi l’abréviation « a.C. » est souvent négligée pour alléger la lecture du

texte. Lorsqu’il est question des siècles post Christum natum, l’abréviation « p.C. » est employée pour éviter toute confusion.

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Chapitre I

Usages et fondements de la φιλία dans les cités grecques : des origines à

l’achèvement de la conquête romaine

Dans les ouvrages modernes, le mot « amitié » sert fréquemment de substantif pour désigner la φιλία, mais une telle interprétation réduit à sa plus simple expression un concept qui, en réalité, s’avère complexe à appréhender. Comme l’activité de la φιλία s’est échelonnée sur les périodes archaïque, classique et hellénistique, l’adoption d’une définition qui réponde à l’ensemble des paramètres spatio-temporels rend la tâche délicate à tout chercheur46. De fait, ceux qui mentionnent la φιλία omettent souvent d’en analyser les usages et les fondements et prennent pour acquis que la notion antique équivaut en tous points à l’amitié moderne. L’analyse des conceptions antique et moderne aidera à corriger cette perception et à saisir les similitudes et les dissemblances entre les deux concepts.

1.1. Étude comparative de l’amitié moderne et de la φιλία antique

Au cœur des sociétés actuelles, l’amitié occasionne la formation de liens entre des individus et des peuples qui partagent des affections sincères et réciproques. Une telle paraphrase peut paraître quelque peu rigide et abstraite, car tout un chacun, d’après ses expériences personnelles, est amené à construire sa propre conception de l’amitié47. À de rares exceptions près, les spécialistes s’entendent pour dire que la φιλία ne coïncide pas tout à fait avec l’idée moderne d’amitié. Quelques historiens, tels que B. C. Strauss, S. A. Schwarzenbach ou J. M. Cooper, ont établi que la notion détenait un sens plus profond que les mots amitié, friendship et Freundschaft 48 . J.-C. Fraisse a insisté sur les infléchissements sémantiques du concept : « de philia à amicitia, de amicitia à amitié, il y a

46 Des occurrences de φιλία se rencontrent sous le Haut-Empire et postérieurement, mais cette période sera peu

abordée du fait qu’elle excède les balises chronologiques posées.

47 Les dictionnaires modernes attribuent diverses acceptions au mot amitié. P. Robert (éd.), Le Petit Robert :

Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2010, p. 83 :

« 1. Sentiment réciproque d’affection ou de sympathie qui ne se fonde ni sur les liens du sang ni sur l'attrait sexuel. 2. Marque d’affection, témoignage de bienveillance » ; Le Petit Larousse Illustré 2009, Paris, Larousse, 2008, p. 36 : « sentiment d’affection, de sympathie, qu’une personne éprouve pour une autre ; relation qui en résulte ».

48 B. S. Strauss, Athens after the Peloponnesian War : Class, Faction and Policy, 403-386 B.C., Ithaca, Cornell

University Press, 1987, p. 21, est allé plus loin dans sa réflexion : « friendship is a universal and variegated

phenomenon. In English, the word usually connotes warmth and affection, but is also connotes mutual obligation. It is important to separate the two basic aspects : (a) the expressive or emotional and (b) the instrumental ». On consultera pareillement S. A. Schwarzenbach, « On Civic Friendship », Ethics 107

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assurément des différences manifestes, comme celle que suggère, par exemple, la parenté entre amor et amicitia en Latin, qui ne correspond à rien de semblable en Grec »49. Conformément à ces perspectives, il semble inadéquat de traduire φιλία par « amitié », mais certains savants ne parviennent pas à s’en dissuader. J. Annas n’a trouvé aucune autre interprétation satisfaisante50, tandis que J. Powell a cherché une explication dans la résonance familière du terme : « the concept of friendship as defined in these works contains nothing

essentially unfamiliar to a modern reader ; and I am inclined to think, though this is terribly unfashionable in our relativistic age, that the reason for this is that friendship in its essence is much the same for human beings in all societies »51. Malgré cela, la φιλία possède des traits originaux qui s’harmonisent moins bien avec les principes de l’amitié moderne.

À travers leurs essais sémantiques, les modernes se sont surtout concentrés sur la dimension objective de la φιλία en examinant les types de relations qui suscitaient le rapprochement entre les individus. M. Pakaluk a soulevé que les sociétés religieuses, les liens familiaux, les affinités entre voyageurs, le civisme entre citoyens, les arrangements d’hospitalité et les ententes tacites s’inséraient dans le système de la φιλία52. J. R. Wilson a poursuivi dans la même lignée : « as an ethical principle, φιλία represents a continuum of

attachment that extends in a stable system of relationships from the self to one’s immediate family and friends and then outwards to one’s polis and one’s race »53. D’autre part, quelques auteurs se sont penchés sur la dimension subjective de la φιλία. J. M. Cooper a relevé que, dans la pensée aristotélicienne, « friendship requires, at a minimum, some effective concern

for the other person’s good (including his profit and his pleasure) out of regard for him »54. D. Konstan a rejoint le point de vue de J. M. Cooper : « I shall argue that […] "philia" refers

to affectionate sentiments (not objective obligations) characteristic of a wide range of

49 J.-C. Fraisse, Philia, p. 19. Selon l’auteur, « il peut y avoir des inflexions de sens beaucoup plus insidieuses,

et sur lesquelles une filiation de fait, voire délibérée, peut nous tromper. Ce n’est pas parce que les Romains épris de philosophie ont systématiquement traduit philia par amicitia, et pensé rester fidèles à leurs maîtres grecs, qu’ils n’ont pas eux-mêmes été dupes. A fortiori nos contemporains, lorsqu’ils traduisent l’un et l’autre terme par amitié, friendship ou Freundschaft, malgré leur parfaite conscience de rester dans l’à peu près ». On verra aussi D. Konstan, Friendship, p. 122-124, où l’auteur compare les notions d’amor et de φιλία.

50 J. Annas, « Plato and Aristotle on Friendship and Altruism », Mind 86 (1977), p. 532.

51 J. Powell, « Friendship and its Problems in Greek and Roman Thought », in D. Innes et al., Ethics and

Rhetorics : Classical Essays for Donald Russell on his Seventy-Fifth Birthday, Oxford / New York,

Clarendon Press / Oxford University Press, 1995, p. 45.

52 M. Pakaluk, Other Selves : Philosophers on Friendship, Indianapolis, Hackett Pub. Co., 1991, p. xiv.

L. S. Pangle, « Friendship and Human Neediness in Plato’s Lysis », AncPhil 21 (2001), p. 305, a appuyé ce constat : « In friendship, broadly and classically understood, we find a realm of bonds and obligations and

generous deeds that are rooted in particulars, in passions as well as thought, which seem to prove the possibility of true concern for another that does not leave concern for one’s own good behind ».

53 J. R. Wilson, « Shifting and Permanent Philia in Thucydides », G&R 36 (1989), p. 147. 54 J. M. Cooper, « Aristotle on the Forms of Friendship », p. 643-644.

Figure

Figure 1 : Réseau de φιλία thasien, de la fin du IV e  à la fin du I er  siècle, selon la mobilité internationale et  les mentions honorifiques
Figure 2 : Tableau statistique sur la mobilité internationale et les mentions honorifiques des Thasiens à  l’étranger et des étrangers à Thasos

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