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Chapitre I : Usages et fondements de la φιλία dans les cités grecques : des origines à

1.2. Les rapports entre personnes : termes et circonstances

Dans la littérature antique, la φιλία inspira les réflexions sur les relations entre individus. Alors qu’aux temps homériques les rapports amicaux des héros étaient exclusifs et immuables, ils intégrèrent, avec l’organisation de la πόλις archaïque, de nouvelles couches de la société68. Aux époques classique et hellénistique, la φιλία gagna des perspectives inédites chez les Anciens, qui l’abordèrent davantage en fonction de ses aspects civique et politique. Étant donné l’envergure des théories littéraires, l’analyse ne se résumera qu’à quelques auteurs, qui ont été choisis en fonction de leur représentativité. Il faut cependant être prudent dans la compréhension des ouvrages et des styles littéraires qui seront étudiés. Ils contiennent tous une part de création et de fiction et ne révèlent donc pas des vérités absolues.

Au sein de la société, les liens de s’avéraient φιλία bénéfiques ou néfastes pour tout un chacun. Sous les prémisses de la déloyauté, les Anciens alertèrent la collectivité contre le φίλος mal intentionné. Cette tendance trouva de virulents échos chez Théognis, qui fit de la

66 I. Savalli-Lestrade, « Des "Amis" des rois aux "Amis" des Romains. Amitié et engagement politique dans les

cités grecques à l’époque hellénistique (IIIe-Ier s. av. J.-C.) », RPh 72 (1998), p. 67-85. On consultera

également P. Veyne, « L’identité grecque devant Rome et l’empereur », REG 112 (1999), p. 520.

67 J. Briscoe, « The Antigonids and the Greek States, 276-196 B.C. », in P. D. A. Garnsey et C. R. Whittaker

(éd.), Imperialism and the Ancient World, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 147-148 ; P. Veyne, « L’identité grecque devant Rome et l’empereur », p. 517-530.

68 Les écrivains postérieurs ne rompirent pas totalement avec le modèle homérique, mais des coupures

s’opérèrent déjà chez Théognis avec l’introduction d’une φιλία hostile et fragile. À ce sujet, cf. J. T. Fitzgerald, « Friendship in the Greek World Prior to Aristotle », p. 24-30 ; W. Donlan, « Pistos, Philos,

Hetairos », in J. T. Figueira et G. Navy (éd.), Theognis of Megara : Poetry and the Polis, Baltimore, Johns

Hopkins University Press, 1985, p. 223-229 ; J.-C. Fraisse, Philia, p. 40-45 ; E. Benveniste, Vocabulaire, p. 338-342.

qualité des φίλοι l’une de ses principales préoccupations69. W. Donlan a réparti les extraits éloquents du poète en plusieurs catégories, mais il paraît pertinent de se reporter à trois d’entre elles : celle où Théognis condamne la défection des φίλοι, celle où il recommande de ne faire confiance à personne ou seulement à un nombre restreint d’individus, et celle où il indique que les φίλοι font défaut dans les instants critiques70. Les élégies sont empreintes d’une atmosphère par-dessus tout pessimiste, qui est décelable dès les premiers vers. Au début du poème, Théognis signale à Cyrnos que ses pairs ne méritent pas ses affections :

Μηδένα τῶνδε φίλον ποιεῦ, Πολυπαίδη, ἀστῶν ἐκ θυμοῦ, χρείης εἵνεκα μηδεμιῆς ἀλλὰ δόκει μὲν πᾶσιν ἀπὸ γλώσσης φίλος εἶναι, χρῆμα δὲ συμμίξῃς μηδενὶ μηδ’ ὁτιοῦν σπουδαῖον· γνώσῃ γὰρ ὀϊζυρῶν φρένας ἀνδρῶν, ὥς σφιν ἐπ’ ἔργοισιν πίστις ἔπ’ οὐδεμία, ἀλλὰ δόλους τ’ ἀπάτας τε πολυπλοκίας τ’ ἐφίλησαν οὕτως ὡς ἄνδρες μηκέτι σῳζόμενοι71.

Le portrait négatif que Théognis dresse des hommes, en les décrivant comme lamentables, prenant plaisir aux ruses, aux tromperies et aux trahisons, l’amène à repousser la sincérité d’autrui dans les rapports amicaux. Il déconseille à Cyrnos de s’engager dans des relations sérieuses avec les autres afin de minimiser le lot de déceptions. Il le prie d’être vigilant et de circonscrire la quantité de contacts, surtout quand ceux-ci incluent l’entourage immédiat :

Πολλοὶ πὰρ κρητῆρι φίλοι γίνονται ἑταῖροι, ἐν δὲ σπουδαίῳ πράγματι παυρότεροι.

Παύρους κηδεμόνας πιστοὺς εὕροις κεν ἑταίρους κείμενος ἐν μεγάλῃ θυμὸν ἀμηχανίῃ72.

Théognis critique ici l’authenticité et la fidélité des φίλοι. Il est contrarié par leur défection, qui résulte en grande partie de leur égoïsme et de leur tempérament :

69 Comme la morale des textes comporte une structure cohérente et qu’aucun consensus n’est atteint sur

l’origine des élégies, il n’est pas paru légitime de négliger l’apport du corpus véritable ou alexandrin. On consultera Théognis, Poèmes élégiaques, texte établi, traduit et commenté par J.-C. Carrière, 2003 (1948), p. 7-27 et p. 38-57 ; V. Cobb-Stevens, T. J. Figueira et G. Navy, « Introduction », in T. J. Figueira et G. Navy (éd.), Theognis, p. 1-5 ; L. Pizzolato, L’idea di amicizia, 1993, p. 21-22 ; D. Konstan, Friendship, p. 49-52.

70 W. Donlan, « Pistos, Philos, Hetairos », p. 225. L’auteur a classé les passages de Théognis sur la φιλία sous

trois grandes thématiques, soit celles des plaintes, des conseils et des observations. Le modèle de W. Donlan a été repris par J. T. Fitzgerald, « Friendship in the Greek World Prior to Aristotle », p. 29-30.

71 Théognis, v. 61-68 : « Ne te fais aucun ami du fond du cœur parmi ces citoyens, Polypaedes, pour aucune

nécessité. Mais feins d’être l’ami de tous en paroles, et ne t’associe avec personne pour quelque affaire sérieuse que ce soit ; tu connaîtras en effet les pensées de ces hommes lamentables, de telle sorte que tu sauras qu’aucune confiance ne se place en leurs actes, car ils se complaisent aux ruses, aux tromperies et aux trahisons, à tel point que ces hommes ne peuvent plus être sauvés ».

72 Ibid., v. 643-646 : « Nombreux sont les chers compagnons près du cratère, mais ils sont peu dans une

situation sérieuse. Tu trouveras chez tes compagnons peu de gens fidèles et consciencieux quand tu te trouveras avec le cœur en grande difficulté ».

Μηδείς σ’ ἀνθρώπων πείσῃ κακὸν ἄνδρα φιλῆσαι, Κύρνε· τί δ’ ἔστ’ ὄφελος δειλὸς ἀνὴρ φίλος ὤν ; Οὔτ’ ἄν σ’ ἐκ χαλεποῖο πόνου ῥύσαιτο καὶ ἄτης, οὔτε κεν ἐσθλὸν ἔχων τοῦ μεταδοῦν ἐθέλοι73.

Selon le poète, les hommes fallacieux n’extériorisent pas des sentiments véridiques, puisqu’ils manipulent leurs proches à des fins personnelles. Par opposition, l’homme de bien épaule son φίλος peu importe la nature des circonstances :

Τοιοῦτός τοι ἀνὴρ ἔστω φίλος, ὃς τὸν ἑταῖρον γινώσκων ὀργὴν καὶ βαρὺν ὄντα φέρει ἀντὶ κασιγνήτου74.

L’amertume de Théognis découlait de ses propres expériences : il avait lui-même été trahi par ses φίλοι75. La situation avec laquelle il dut composer rappelle celle d’Hésiode qui, après avoir perdu un procès contre son frère Persès, réalisa la précarité des liens familiaux76. Quoique les élégies théognidiennes ne constituassent pas des traités sur la φιλία ou sur le choix des φίλοι, elles incorporaient un univers dichotomique où la plupart des préceptes visaient à tenir l’homme à l’écart des compromissions et à lui assurer stabilité, quiétude et aisance77.

Chez les dramaturges du VIe et du Ve siècle, le φίλος désigne à la fois l’ami, l’être aimé, un proche ou bien un membre de la famille immédiate. Le champ sémantique de la φιλία est ainsi régulièrement employé pour référer au lien qui unit parents et enfants78. Au sein des tragédies, les rapports entre individus sont construits sur la logique de l’amitié et de

73 Ibid., v. 101-104 : « Que personne parmi les hommes ne te persuade d’aimer un mauvais homme, Cyrnos.

Quel avantage représente un mauvais homme en étant un ami ? Il ne te sauverait pas d’une épreuve difficile et de la ruine et ne voudrait pas, même en possédant une fortune, t’en donner une part ».

74 Ibid., v. 1164a-c : « Un ami doit être un tel homme envers toi, celui qui, en connaissant le tempérament de

son compagnon le supporte comme un frère, même lorsqu’il est insupportable ». Les discordes entre ἀγαθοί et κακοί renvoient aux différences sociales entre les aristocrates et la plèbe au VIe siècle. L’image des φίλοι

qui s’entraident était encore véhiculée à la période hellénistique : dans Chéréas et Callirhoé, Polycharme abandonne sa famille pour épauler Chéréas, quand celui part à la recherche de sa femme, enlevée par des pirates. Voir J.-C. Carrière dans Théognis, Poèmes élégiaques, p. 29-30 ; L. Pizzolato, p. 22-23. D. Konstan,

Friendship, p. 117.

75 Théognis, v. 811-813 : Χρῆμ’ ἔπαθον θανάτου μὲν ἀεικέος οὔτι κάκιον, | τῶν δ’ ἄλλων πάντων, Κύρν’,

ἀνιηρότατον· | οἵ με φίλοι προὔδωκαν […] ; « J’ai subi une affaire non plus mauvaise que la funeste mort, Cyrnos, mais la plus douloureuse de toutes les autres ; mes amis m’ont trahi ».

76 Hésiode, TJ, v. 184 : [...] οὐδὲ κασίγνητος φίλος ἒσσεται, ὡς τὸ πάρος περ ; « […] ni un frère ne sera un ami,

comme un frère était tout à fait autrefois ». Sur l’approche hésiodique des relations amicales, on consultera J.-C. Fraisse, Philia, p. 46-50 ; L. Pizzolato, p. 16-18 ; D. Konstan, Friendship, p. 42-44.

77 J.-C. Carrière dans Théognis, p. 27. Selon L. Pizzolato, p. 18, une intention semblable se retrouve chez

Hésiode.

78 C’est notamment le cas de Clytemnestre et d’Oreste dans l’Orestie d’Eschyle, cf. P. Demont, « Christian

Meier, Carl Schmitt, amis, ennemis et politique dans les Euménides d’Eschyle », in J. Peigney (éd.), Amis et

ennemis en Grèce ancienne, p. 57-68. Au sujet de la représentation de la φιλία chez Eschyle, voir aussi

l’inimitié : le φίλος est confronté à l’ἐχθρός (« ennemi »), qui risque de nuire au bon fonctionnement de la φιλία. Les rebondissements de l’intrigue et l’opposition ami / ennemi obligent les protagonistes à reconsidérer le statut de φίλος. L’Ajax et l’Ulysse sophocléen « expriment tous deux que les sentiments changent, que les amis peuvent se transformer en ennemis et les ennemis en amis » : Ajax poursuit sa rancune contre son ancien φίλος, Ulysse, qui a remporté les armes d’Achille, et Ulysse finit par accorder la φιλία à Teucros, le frère d’Ajax, qui était son ἐχθρός79. En situation d’hostilité ou de guerre, la fidélité des φίλοι n’était aux jamais assurée. Dans le Rhésus, Hector remet en question sa φιλία avec Rhésus, le roi de Thrace, en raison de son entrée tardive dans la guerre de Troie. Bien qu’Hector reconnaisse le lien de ξενία qu’il a avec Rhésos, il lui semble difficile d’accepter sa demande de συμμαχία, puisqu’il juge que le roi a transgressé leur φιλία80. Parallèlement à la littérature tragique, les textes philosophiques fixent des contours concrets aux usages et aux fondements de la φιλία dans les rapports entre individus.

Dans le Lysis de Platon, Socrate s’interroge sur la nature des contacts humains. Il avertit Lysis que seul le καλός possède des φίλοι et que la φιλία unit les ἀγαθοί. Il réfute plus tard cet argument lorsqu'il s’aperçoit que l’ἀγαθός n’éprouve pas le besoin d’avoir des φίλοι à cause de son caractère autarcique81. Le Lysis bute de la sorte sur l’aporie de Socrate. Le fait que ce dernier infirme toutes ses hypothèses sème la confusion et ne permet pas d’apprécier le dialogue à sa juste valeur. Parmi les auteurs modernes qui ont réagi favorablement ou défavorablement au Lysis, la position prise par J. Haden semble appropriée : « if one thinks

that the main aim of the dialogue is a simple, univocal formulaic definition, the mistake is easy to make. But Plato is wide enough to see that philia is a subtle and complicated

79 D. Cuny, « Amis et ennemis dans l’Ajax de Sophocle », in J. Peigney (éd.), Amis et ennemis en Grèce

ancienne, p. 83-99.

80 M. Fantuzzi, « Hector between ξενία et συμμαχία for Rhesos (on [Eur.] Rhesus 264-453) », in J. Peigney

(éd.), Amis et ennemis en Grèce ancienne, p. 121-136. Sur la conception de la φιλία chez Euripide, on consultera de même J. A. López Férez, « Amis et ennemis chez Euripide », p. 101-119.

81 Le Lysis fait partie de dialogues dits de « jeunesse » ou « socratiques » et son objet concerne une recherche

éthique de la φιλία. J. Haden, « Friendship in Plato's "Lysis" », RMeta 37 (1983), p. 332-333, s’est penché sur les technicités du document : « a major obstacle to arriving at a unified, positive view of the Lysis is the

problem of bringing together two things said and apparently refuted in it. One is the proposal that friendship is between likes. This actually means two who are good, Socrates says, since those who are bad are so unstable that they are never even like themselves, much less like others (214C-D). But it is also asserted that the good, qua good, are self-sufficient, implying that they are free of needs and desires ; hence they do not need or want friends (215A-C) ». On se reportera également à Platon, Lysis, texte établi et traduit par

A. Croiset, introduction et notes par J.-F. Pradeau, Paris, Les Belles Lettres, p. VII-X ; D. Wolfsdorf, « Φιλία in Plato’s "Lysis" », HSPh 103 (2007), p. 238-239 ; A. Tessitore, « Plato’s Lysis : An Introduction to Philosophic Friendship », Philosophy 28 (1990), p. 115.

phenomenon, as the vast range of its Greek usages makes apparent »82. Il faut toutefois attendre Aristote avant d’entrevoir une doctrine philosophique mieux développée, où la φιλία est divisée en trois degrés d’importance. En premier lieu, la φιλία vertueuse est désignée comme la forme la plus pure des liaisons :

Τελεία δ’ ἐστὶν ἡ τῶν ἀγαθῶν φιλία καὶ κατ’ ἀρετὴν ὁμοίων· οὗτοι γὰρ τἀγαθὰ ὁμοίως βούλονται ἀλλήλοις ᾗ ἀγαθοί, ἀγαθοὶ δ' εἰσὶ καθ’ αὑτούς. Οἱ δὲ βουλόμενοι τἀγαθὰ τοῖς φίλοις ἐκείνων ἕνεκα μάλιστα φίλοι· δι’ αὑτοὺς γὰρ οὕτως ἔχουσι, καὶ οὐ κατὰ συμβεβηκός83.

D’après Aristote, la vertu inculque aux hommes une bienveillance naturelle, avec laquelle ils veillent à la félicité de leurs proches. L’atteinte de la φιλία vertueuse est toutefois réservée à un groupe de personnes qui détient une vertu commune et équivalente84. Le principe d’égalité est aussi présent dans les deux autres niveaux de φιλία, soit les φιλίαι fondées sur l’utilité et le plaisir, mais ces formes n’accordent aucune bonté instinctive aux individus :

Οἱ μὲν οὖν διὰ τὸ χρήσιμον φιλοῦντες ἀλλήλους οὐ καθ’ αὑτοὺς φιλοῦσιν, ἀλλ’ ᾗ γίνεταί τι αὐτοῖς παρ’ ἀλλήλων ἀγαθόν. Ὁμοίως δὲ καὶ οἱ δι’ ἡδονήν· οὐ γὰρ τῷ ποιούς τινας εἶναι ἀγαπῶσι τοὺς εὐτραπέλους, ἀλλ’ ὅτι ἡδεῖς αὑτοῖς85.

L’homme qui préfère l’utilité ou le plaisir à la vertu ne fait pas preuve d’altruisme, puisqu’il fait primer ses intérêts sur ceux de sa famille et de ses camarades86. Mais le φίλος vertueux ne vit pas non plus à l’abri de l’utile et de l’agréable, car ces valeurs sont instituées

82 J. Haden, « Friendship in Plato's "Lysis" », p. 354. Les contraintes structurelles de l’œuvre mènent certes à

une impasse, mais Platon a tout de même transmis une vision novatrice de la φιλία. Selon J.-F. Pradeau (Platon, Lysis, p. XIX), Platon est parvenu à lever les ambigüités sur les notions de l’usage de l’ami et de la réciprocité en les faisant agir de concert pour « qu’elles puissent, toutes deux associées, donner lieu à la définition de l’amitié comme désir de trouver dans un autre que soi l’occasion d’un rapport avantageux à

soi ». Sur la réception du Lysis, cf. D. Wolfsdorf, « Φιλία in Plato’s "Lysis" », p. 235 ; L. S. Pangle, p. 306-

307.

83 Aristote, EN, VIII, 3, 1156b6-11 : « Mais l’amitié parfaite est celle des bons et des gens semblables dans la

vertu ; ces gens-là veulent pareillement les bonnes choses les uns aux autres pour autant qu’ils sont bons, car ils sont bons en eux-mêmes. Mais ceux qui veulent les bonnes choses à leurs amis pour l’amour de ceux-là sont plus que tout des amis ; ils sont de cette manière par le fait d’eux-mêmes et non pas par accident ; par conséquent, leur amitié persiste aussi longtemps qu’ils sont bons, et que la vertu est stable ».

84 S. Stern-Gillet, Aristotle’s Philosophy of Friendship, Albany (N.Y.), State University Press of New York

Press, 1995, p. 39. F. M. Schroeder, « Friendship in Aristotle and Some Peripatetic Philosophers », in J. T. Fitzgerald (éd.), Greco-Roman Perspectives on Friendship, p. 45.

85 Aristote, EN, VIII, 3, 1156a10-14 : « Donc, d’une part, ceux qui aiment à travers l’utilité ne s’aiment pas les

uns les autres pour eux-mêmes, mais dans la mesure où un quelconque bien est accompli par eux auprès des uns des autres. D’autre part, [il en est] également de même pour ceux qui aiment à travers le plaisir ; en effet ce n’est pas parce qu’ils sont des individus de qualité et qu’ils apprécient les gens d’esprit, mais parce qu’ils leur sont agréables ».

86 Selon L. S. Pangle, « Friendship and Human Neediness in Plato’s Lysis », p. 309, Socrate corrobore cette

idée dans le Lysis : « even as he posits that all friendship is based on utility, he implicitly accepts the premise

that truly loving a person means loving the other as an end and not as a means to something else that we want ».

chez l’homme comme des qualités qui, suivant le cours des émotions, changent selon le temps et l’espace87. L’utilité et le plaisir tendent dès lors à corrompre les liaisons entre individus, tandis que la vertu en incarne la forme la plus concrète et la plus authentique.

La doctrine aristotélicienne de la φιλία devint par la suite le paradigme de toute une génération de penseurs. Théophraste d’Érèse, dans son Sur la φιλία, rend possible la répartition de la φιλία entre personnes de statut social inégal, mais de vertu identique (ex : un père et son fils). Quant aux gens dont la vertu est dissemblable, ils échangeraient avant tout une φιλία fondée sur l’utilité et le plaisir88. Chez Plutarque, la notion d’inégalité surgit chez les couples légendaires unis par la φιλία. Achille et Patrocle n’appartenaient certes pas au même rang social, l’un étant héros, l’autre mortel, mais tous deux étaient soudés par les liens du sang89. Au même titre que Théognis, Plutarque ne recommande pas la pluralité d’amis à dessein de préserver un équilibre dans les relations publiques et privées90. La morale de

Plutarque se situe au confluent des théories de Platon et d’Aristote : une réciprocité de qualité n’existe que si la φιλία est partagée avec un entourage réduit91. Les enseignements péripatéticiens furent pareillement récupérés dans les communautés philosophiques. Dans les

Maximes capitales (XXVIII, 2) d’Épicure, la φιλία est, parmi les désirs naturels et

nécessaires, le plus grand bien que procure la sagesse pour parvenir à la tranquillité. Pour les

87 Aristote, EN, VIII, 3, 1156a19-21 : Εὐδιάλυτοι δὴ αἱ τοιαῦταί εἰσι, μὴ διαμενόντων αὐτῶν ὁμοίων· ἐὰν γὰρ

μηκέτι ἡδεῖς ἢ χρήσιμοι ὦσι, παύονται φιλοῦντες ; « Ces amitiés-là sont évidemment faciles à dissoudre, puisque les hommes eux-mêmes ne demeurent pas semblables ; en effet, s’ils ne sont plus agréables ni utiles, ils cessent d’être amis ».

88 Le Sur la φιλία n’a pas été retrouvé, mais quelques extraits de cet ouvrage ont été cités par les Anciens. À cet

effet, cf. W. W. Fortenbaugh et D. Gutas, Theophrastus of Eresus Commentary Volume 6.1 : Sources on

Ethics, Leiden / Boston, Brill, 2011, nos 532-546 ; sur les idéaux aristotéliciens et l’école péripatéticienne,

voir F. M. Schroeder, « Friendship in Aristotle and Some Peripatetic Philosophers », p. 45-47 ; L. Pizzolato,

L’idea di amicizia, p. 66-69.

89 Plutarque (De la pluralité d’amis, 93d-e) a révélé que les couples de héros suivants avaient échangé une

φιλία authentique : Thésée et Pirithoos, Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Phintias et Damon, Épaminondas et Pélopidas. Aristote a fait allusion à ces couples dans l’Éthique à Nicomaque (IX, 10, 1171a14-15). Sur la pensée de Plutarque, cf. E. N. O’Neil, « Plutarch on Friendship », in J. T. Fitzgerald (éd),

Greco-Roman Perspectives on Friendship, p. 121-122 ; D. Konstan, Friendship, p. 93-98.

90 Plutarque, De la pluralité d’amis, 94b : Ἐπεὶ δ’ ἡ ἀληθινὴ φιλία τρία ζητεῖ μάλιστα, τὴν ἀρετὴν ὡϛ καλόν,

καὶ τὴν συνήθειαν ὡϛ ἡδύ, καὶ τὴν χρείαν ὡϛ ἀναγκαῖον· δεῖ γὰρ ἀποδέξασθαι κρίναντα καὶ χαίρειν συνόντα καὶ χρῆσθαι δεόμενον […] ; « Par suite, la vraie amitié exige avant tout trois choses, la vertu en tant qu’une bonne chose, l’intimité en tant qu’une chose plaisante, l’utilité en tant qu’une chose nécessaire ; car il faut accepter un ami en portant un jugement sur lui, se réjouir quand il est présent et se servir de lui lorsqu’on est en besoin […] ».

91 Sur le danger de la pluralité des φίλοι, on se reportera à Plutarque, De la pluralité d’amis, 93e-f : Ὅθεν τὸ

σφόδρα φιλεῖν καὶ φιλεῖσθαι πρὸς πολλοὺς οὐκ ἔστιν, ἀλλ’ ὥσπερ οἱ ποταμοὶ πολλὰς σχίσεις καὶ κατατομὰς λαμβάνοντες ἀσθενεῖς καὶ λεπτοὶ ῥέοισιν, οὕτω τὸ φιλεῖν ἐν ψυχῇ σφοδρὸν πεφυκὸς εἰς πολλοὺς μεριζόμενον ἐξαμαυροῦται ; « D’où aimer et être aimé excessivement n’existe pas du point de vue de plusieurs personnes, mais comme les fleuves divisés en nombreux clivages, qui tiennent de faibles incisions et qui coulent étroits, le fait d’aimer avec véhémence, qui a été placé dans l’âme, lorsqu’il est divisé vers de nombreuses personnes, s’affaiblit ».

Épicuriens, la φιλία était une vertu de l’être. Ils acceptaient l’utilité et le plaisir, car ils envisageaient la φιλία comme un tout, qui procède selon les besoins de chaque personne92. En contraste aux Épicuriens, les Stoïciens associaient ἔρως et φιλία et considéraient que l’amour aboutissait à l’établissement d’une φιλία93. Enfin, la φιλία enchâssait l’univers cultuel chez les Pythagoriciens, qui célébraient la fidélité que Phintias et Damon avaient démontrée l’un pour l’autre94.

Pour la collectivité, la φιλία véritable était somme toute durement atteignable, d’autant plus qu’elle exigeait la réciprocité dans les interactions entre individus, qui devaient prioriser une relation bilatérale et non unilatérale95. Les conventions sociétales de la φιλία s’adressaient aussi aux politiciens et aux citoyens qui s’acquittaient d’une charge administrative. Il était en effet sans doute préférable pour celui qui transitait vers les cercles du pouvoir de respecter les idéaux philosophiques de la φιλία. Les modes de gouvernance disséqués par Aristote – la royauté, l’aristocratie, la timocratie, la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie – mettent à profit la distribution tripartite de la φιλία. Dans chacun de ces systèmes, la δικαία (justice) et la φιλία sont réparties de manière symétrique :

Καθ' ἑκάστην δὲ τῶν πολιτειῶν φιλία φαίνεται, ἐφ' ὅσον καὶ τὸ δίκαιον, βασιλεῖ μὲν πρὸς τοὺς βασιλευομένους ἐν ὑπεροχῇ εὐεργεσίας· εὖ γὰρ ποιεῖ τοὺς βασιλευομένους, εἴπερ ἀγαθὸς ὢν ἐπιμελεῖται αὐτῶν, ἵν' εὖ πράττωσιν, ὥσπερ νομεὺς προβάτων96.

Pour Aristote, la royauté remplit les conditions de la φιλία vertueuse, dès lors que le roi use de sa bienfaisance pour contenter ses sujets. Les deux autres principales formes de

92 Au sujet de la théorie épicurienne, voir J. Brun, Épicure et les épicuriens : Textes choisis, Paris, Presses

Universitaires de France, 2010 (1961), p. 11-26 ; D. Konstan, Friendship, p. 108-110 ; J. Powell, « Friendship and its Problems in Greek and Roman Thought », p. 38 ; J.-C. Fraisse, Philia, p. 297 et p. 314 ; A. Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié : Essai de reconstruction, Fribourg / Paris, Éditions Universitaires de Fribourg / Éditions du Cerf, 2002, p. 48-49 ; F. Frazier, « Eros et Philia dans la pensée et la littérature grecques. Quelques pistes, d’Homère à Plutarque », p. 40.

93 F. Frazier, p. 40.

94 Damon avait accepté de servir d’otage à la cour du tyran Denys le Jeune à la place de Phintias, qui,

condamné à mort, avait besoin de temps pour mettre en ordre ses affaires personnelles. Phintias revint à la cour du roi dans le délai fixé pour subir sa sentence. Au sujet du pythagorisme, on consultera D. Konstan,

Friendship, p. 114-115 ; J.-C. Fraisse, Philia, p. 57-67 ; J. C. Thom, « "Harmonious Equality" : The Topos of

Friendship in Neopythagorean Writings », in J. T. Fitzgerald (éd.), Greco-Roman Perspectives on

Friendship, p. 77-90.

95 D. Konstan, « Reciprocity and Friendship », in C. Gill, N. Postlethwaite et R. Seaford (éd.), Reciprocity in

Ancient Greece, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 279-281. La maxime ὁ φίλος ἄλλος αὐτός (Aristote,