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Chapitre III : Considérations sur le concept de réseau en études anciennes

3.2. La théorie des réseaux dans les recherches sur l’Antiquité grecque

À l’instar de ce qui a été discuté en introduction, les chercheurs en études anciennes ont peu songé au concept de réseau avant les années 2000. Les quelques historiens qui s’étaient jusque-là exprimés en fait de réseaux s’étaient majoritairement bornés à une analyse descriptive et superficielle. C’est le cas de F. Braudel, qui a dépeint la Méditerranée en tant qu’une zone de routes, « routes de terre et de mer, routes des fleuves et des rivières, immense réseau de liaisons régulières et fortuites, de distribution pérenne de vie, de quasi-circulation organique »312. Il en est de même pour R. D. Sullivan, qui a esquissé un tableau synthétique sur les réseaux de mariages dynastiques en délaissant le cadre conceptuel du terme réseau313. Au sein de la communauté scientifique, F. Braudel s’est néanmoins démarqué en échelonnant des réseaux sur la longue durée (1958), plus exactement sur un temps et sur un espace multidimensionnels314. En regard des avancements de la recherche, la présente section vise à établir les frontières de la théorie des réseaux dans la discipline historique en suivant trois lignes directrices : Quels en sont les antécédents dans les recherches sur l’Antiquité grecque ? Existe-t-il des mots propres au grec ancien qui véhiculaient l’idée de réseau ? Les Grecs concevaient-ils leur monde comme un espace propice à la formation de réseaux ?

310 W. de Nooy, A. Mrvar et V. Batagelj, p. 5-6.

311 S. Langlois et M. Forsé (p. 28) ont cité divers travaux de synthèse sur l’analyse des réseaux sociaux, tels que

ceux de Scott (1991), Degenne et Forsé (1994), Waserman et Faust (1994) et Powell et Smith-Doerr (1995).

312 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Tome 1, La Part du

milieu, Paris, A. Colin, 1966 (1949), p. 253-254. L’image d’une Méditerranée sous les allures d’un réseau se

décèle dans les deux volumes. En 1979, F. Braudel a abouti à un postulat semblable pour le système des échanges marchands de l’Europe du XVIe-XVIIIe siècle : « tout réseau marchand lie ensemble un certain

nombre d’individus, d’agents, appartenant ou non à la même firme, située en plusieurs points d’un circuit, ou d’un faisceau de circuits. Le commerce vit de ces relais, de ces concours et liaisons qui se multiplient comme d’eux-mêmes avec le succès grandissant de l’intéressé ». On consultera F. Braudel, Civilisation matérielle,

économie et capitalisme, XVe – XVIIIe siècle. Tome 2, Les jeux de l’échange, Paris, A. Colin, 1979, p. 125.

313 R. D. Sullivan, « Papyri Reflecting the Eastern Dynastic Network », ANRW II 8 (1977), p. 908-939 ;

R. D. Sullivan, « Thrace in the Eastern Dynastic Network », ANRW II 7.1 (1979), p. 186-211.

En 2003, J. Ma s’est appuyé sur la peer polity interaction (PPI) dans le but de relever l’étendue et la teneur symbolique des réseaux de contacts à la période hellénistique315. Conçue par C. Renfrew et J. F. Cherry (1986), la PPI se focalise sur le fonctionnement et le développement des structures sociétales. Elle scrute la gamme des transactions (l’imitation, l’émulation, la compétition, la guerre, l’échange de biens matériels et d’information) qui assuraient la convergence entre des unités sociopolitiques autonomes et géographiquement rapprochées. Elle évite aussi les distinctions entre noyau et périphérie ou entre rapports de domination et de subordination. En outre, elle traite les organes d’un réseau en tant que des entités interconnectées et non pas strictement isolées316. La PPI se trouve au croisement des approches qui se préoccupent des facteurs endogènes ou exogènes. Les peer polities sont jugés « structurally homologous, […] where changes occur across the board rather than in

top-down diffusionist waves »317.

En raison de son bagage archéologique, la PPI a nécessité quelques ajustements méthodologiques. J. Ma a tenté de l’agencer aux recherches à caractère historique en passant des sources matérielles aux témoignages écrits et en mettant l’accent sur les agents de stabilité plutôt que sur les agents de changement. Il a avancé l’idée que la PPI aide à visualiser l’extension des réseaux d’interactions sur la scène internationale hellénistique. Il a de même soulevé le fait que la duplication et le déplacement des décrets instituaient la parité et créaient des liens concrets, symboliques et réciproques entre πόλεις. En étant éclairé par les circonstances historiques et géographiques, il a quelque peu dérogé au modèle de C. Renfrew et J. Cherry et conclu que les réseaux de contacts n’étaient pas parfaitement homogènes318. C. Michels a récemment contesté certains arguments de J. Ma, à savoir que le terme « hellénisation » ne décrit et n’explique rien, et que le concept de la PPI ne convient pas à la cité d’Hanisa, un cas de figure sur lequel les deux se sont penchés, attendu qu’elle n’était pas pleinement autonome. Dans sa section sur la Cappadoce, celui-ci a en effet prouvé qu’Hanisa

315 J. Ma, « Peer Polity Interaction in the Hellenistic Age », P&P 180 (2003), p. 9-39.

316 C. Renfrew, « Introduction : Peer Polity Interaction and Socio-Political Change », in C. Renfrew and

J. F. Cherry (éd.), Peer Polity Interaction and Socio-Political Change, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 (1986), p. 1-18 ; J. F. Cherry and C. Renfrew, « Epilogue and Prospect », Peer Polity Interaction

and Socio-Political Change, p. 149-158. Les articles de J. F. Cherry, « Polities and Palaces : Some Problems

in Minoan State Formation », p. 19-45, et d’A. Snodgrass, « Interaction by Design : The Greek City State », p. 47-58, appliquent la peer polity interaction à l’histoire grecque.

317 J. Ma, « Peer Polity Interaction », p. 23.

318 J. Ma (p. 23-33) a aussi mentionné que la cité n’entretenait pas de relations exclusives, car son réseau de

communication était à la fois ouvert aux autres πόλεις et aux acteurs dominants. Les grandes puissances, d’autre part, encourageaient et sollicitaient la peer polity interaction en valorisant la culture grecque et en s’appropriant le langage diplomatique des cités. La πόλις nourrissait donc des réseaux pluridimensionnels.

a adopté des éléments de la culture grecque grâce à ses contacts régionaux et à ses élites319. Mis à part le collectif de C. Renfrew et J. F. Cherry, puis des articles de J. Ma et de C. Michels, la PPI semble avoir bien peu éveillé la curiosité des chercheurs comparativement à la SNA.

En 2006 est organisé à Rethymno le colloque Networks in the Greek World, où les participants ont été invités à se prononcer sur la pertinence du concept de réseau en études anciennes. Les communications, parues une première fois en 2007 dans deux cahiers spéciaux de la revue Mediterranean Historical Review (vol. 22), ont été publiées sous forme d’actes en 2009 par le collectif Greek and Roman Networks in the Mediterranean. En introduction, les éditeurs ont dressé un court bilan historiographique de l’analyse des réseaux sociaux, dont ils posent ensuite les fondements et les limites. Les deux auteurs ont bien noté que la SNA renferme deux volets d’enquête, l’un portant sur une analyse systématique ou empirique, l’autre sur des illustrations, mais l’ouvrage souffre étonnamment de l’absence d’articles utilisant ces instruments : sur les dix-huit participants, seul I. Rutherford a combiné ses interprétations à des sociogrammes. Les articles de K. Vlassopoulos, M. Sommer, I. Sandwell, A. Collar et P. N. Doukellis exposent toutefois diverses dimensions de la SNA, tandis que, même s’ils ne l’évoquent pas, les autres textes transmettent néanmoins des données pratiques, répondant au mandat qui avait été confié aux orateurs320.

Parmi les auteurs, K. Vlassopoulos a soutenu que le concept de réseau permet de se détacher des analyses historiques traditionnelles, où l’évolution de la πόλις est envisagée selon une phase d’ascension, d’apogée et de déclin. Le recours au concept amènerait en effet le chercheur à discerner les interactions sociales, économiques, politiques et culturelles qui survenaient en aval et en amont de la cité. K. Vlassopoulos s’est rangé du côté de la world-

system analysis (WSA) afin de contempler la sphère des relations internationales. Dans sa

conclusion, il a milité en faveur de cette approche pour étudier l’histoire grecque : « this

319 C. Michels, « The Spread of Polis Interaction in Hellenistic Cappadocia and the Peer Polity Interaction

Model », in E. Stravrianopoulou (éd.), Shifting Social Imaginaries in the Hellenistic World, Leiden / Boston, Brill, 2013, p. 294-302.

320 Une meilleure connaissance de la SNA aurait mené plusieurs chercheurs à des conclusions nuancées, voire

opposées, sur la nature ou la présence de réseaux en regard de leur sujet. Les reproches adressés au collectif concordent avec le compte-rendu de D. Schaps (p. 94-97). D’après lui, l’événement n’était pas le véhicule adéquat pour débattre de la question, puisque la SNA fait défaut à la plupart des textes. Il justifie sa position en étayant qu’un nombre limité de conférenciers étaient accoutumés avec la SNA. À l’inverse, les habitués ont mis tant de temps à en découper les contours qu’ils ont révélé peu de résultats. D. Schaps a admis que ce type de projet est mieux adapté à un doctorat ou à une recherche subventionnée qu’à un article de colloque. On ne saurait toutefois partager l’avis de l’auteur. Nonobstant les imperfections du vecteur par lequel les informations ont été acheminées, ce genre d’activité est l’occasion parfaite pour engager la discussion sur de nouvelles thématiques.

article has tried to show that we need to study Greek history as the history of a world-system of networks and centres and, at the same time, to insert Greek history within the history of the larger Mediterranean and Near Eastern world »321.

Sur les traces du collectif qu’il a édité avec C. Constantakopoulou et de K. Panagopoulou, I. Malkin a enrichi ses réflexions dans A Small Greek World : Networks in

the Ancient Mediterranean (2011)322. Il a examiné le phénomène de la colonisation, de la fin de l’âge du fer au IVe siècle a.C., du point de vue de la théorie des réseaux et du small-world

effect, avec pour objectifs de dégager les caractéristiques et les implications des réseaux sans

prétendre démontrer que tout était connecté, et de jauger les incidences des réseaux sur l’affirmation d’une identité et d’une civilisation grecques. L’introduction survole les fondements de la recherche et les spectres d’analyses potentiels, mais l’auteur n’invoque pas les raisons qui l’ont motivé à écarter des concepts analogues au small-world effect, tels que les “zones de contacts” et la peer polity interaction. Les chapitres deux à six sont voués aux études de cas. I. Malkin a articulé la connectivité entre les acteurs sur des niveaux (local, régional, national ou international), des perspectives (religieuse, la middle ground323 et les cartes cognitives324) et des rapports dualistes divers (entre métropole et colonie(s), entre colonies, entre Grecs et non-Grecs325). Il a défendu l’idée que c’est la distance – non pas géographique, mais entre les unités – et les dynamiques des réseaux qui ont facilité l’enracinement territorial et communautaire de la civilisation grecque. Le monde grec aurait aussi évolué dans le sens d’un microcosme, où la proximité spatiale et les flux de matériaux et de culture auraient présidé à la construction d’une identité et d’une ethnicité collectives. À tous les égards, I. Malkin s’est livré à des analyses fructueuses et est devenu une référence incontournable sur l’usage de la théorie des réseaux en études anciennes.

321 K. Vlassopoulos, « Beyond and Below the Polis : Networks, Associations, and the Writing of the Greek

History », p. 12-23 ; K. Vlassopoulos, « Between East and West : The Greek Poleis as Part of a World-System », p. 91-111.

322 I. Malkin, A Small Greek World, 284 p.

323 Le terme middle ground a été introduit par l’historien R. White et touche aux liens entre colons et les

populations locales ou natives (I. Malkin, p. 46).

324 Z. Maoz, p. 37 : « A group of methods typically not associated with SNA per se concern studies of cognitive

maps […]. These approaches attempt to systematically caracterize and explain cognitive structures – for example the beliefs systems of individuals or debates within decision-making groups. A cognitive map [is] a logical network consisting of causal links between concepts ».

325 En plaçant l’institution de la πόλις et le phénomène de la colonisation au sein d’un processus unique,

I. Malkin (p. 505-553) s’est distancié du modèle traditionnel selon lequel la Grèce continentale formerait le noyau des cartes cognitives et les marges ou les colonies la périphérie.

D. H. Cline (2012) s’est alignée sur le canevas des six degrees of separation, à l’effet de reconstituer le réseau personnel de certains dirigeants326. Selon l’auteure, la SNA aide à déterminer la manière dont le pouvoir d’un souverain a prospéré durant son règne, ou encore à constater l’emprise qu’un personnage autre que le roi exerçait à la cour par l’étendue de ses fréquentations. Dans la partie sur les généraux partisans de Philippe II, elle a parcouru les étapes nécessaires à la collecte et à l’enregistrement des données. Après avoir ordonné le graphe des relations entre Philippe II et sa garde, puis celui de ses officiers, elle a découvert que, structurellement, le monarque n’avait pas préséance sur son réseau, car l’information pouvait circuler sans qu’il ait servi d’intermédiaire. Le cas de Périclès a par la suite été abordé : les données sur sa vie sociale, qui ont été recueillies dans la Vie de Périclès de Plutarque puis saisies sur l’interface NODEXL, font état du poids de son entourage, par exemple du rôle des femmes en tant que ciment de son réseau social. La même opération a finalement été répétée à l’endroit d’Alexandre le Grand.

Pour clore ce rapide survol des études, on citera au passage le Hestia Project327 et le

Berkeley Prosopography Services328, qui retracent des réseaux dans le monde grec antique, en prenant respectivement comme laboratoire d’analyse les Histoires d’Hérodote et un corpus de tablettes cunéiformes sur la Mésopotamie hellénistique.