LA SCIENCE EST EN ELLE-MÊME UN SPECTACLE
Monique SICARD C.N.R.S., Paris
Ni Alain Resnais, ni Raymond Queneau, ni Sacha Guitry, ni Jean Painlevé, ni Luis Borgès, ni David Lodge ne s'y sont trompés.
Le spectacle est ce qui s'offre au regard; la science s'offre au regard.
Le spectacle s'attend, se mérite, se paye. TI faut le choisir, le vouloir, se déplacer jusqu'à lui. La science a ses clowns, ses cracheurs de feu, ses tigres ses jongleurs ses équilibristes, ses "monsieur Loyal" et ses directeurs à moustaches.
La science a ses théâtres, académies, universités, colloques et congrès. Elle a ses lieux de preuve, ses territoires de diffusion.
Elle a ses trois coups, ses annonces, ses levers de rideau et ses émerveillements ses vedettes, ses divas prix Nobel, ses fous du roi et ses hypnotiseurs.
Le science croule sous une pléthore d'auteurs. Elle est dans l'état d'une pièce qui n'en finirait pas de s'écrire et ne serait jamais jouée.
S'il n'y a pas de spectacle, il n'y a pas de science.
Louis Pasteur le savait bien qui mettait en scène ses théâtres de la preuve, bien étudiés par Bruno Latour.ÀPouilly le Fort, dans une cour de ferme, Pasteur inocule un lot de moutons et prédit que les moutons du lot non inoculé mourront. On parlera d'un miracle.
Si le spectacle n'a pas lieu, la science n'a plus raison d'être.
Bernard Palissy le savait bien qui contait ses leçons de science en public, sur les champs de foire. Il en coûtait une livre d'argent. Celui qui parvenait à apporter la contradiction aux affIrmations avancées était remboursé dix fois la livre investie à l'entrée.
Le spectacle est une épreuve: celle de la confrontation avec le public. Il est facile de se cacher derrière d'ésotériques langages qui donnent à penser que l'on est savant. Les alchimistes, les médecins du Moyen-âge, de la Renaissance manipulaient les signes cabalistiques et cachaient leurs incompétences derrière les mots. Question de pouvoir.
La science peut légitimement avoir quelque réticence à manipuler la clarté sans filet. Mais peut-elle s'imaginer n'avoir pas de comptes à rendre?
Où sont aujourd'hui les lieux de débat? Où se cachent les théâtres de la preuve? Les colloques ont lieu l'hiver dans les montagnes enneigées; l'été sur les bords de mer ensoleillés. Durant l'année, les interrogations, les doutes, les discussions feutrées se camouflent en ville dans les appartements poussiéreux.
Il n'est pas donné aujourd'hui aux scientifiques de partager avec le public l'élégance de leurs démonstrations.
Et pourtant, on ne cesse de nous le répéter: la science fait partie de la culture. Mais qu'est-ce donc que cette culture qui se cache et redoute les plaisirs de la confrontation, le direct, le suspens, le récit, la mise en scène? Qu'est-ce que cette culture qui ne porte pas sur elle-même le moindre sourire de connivence, le moindre regard tendre ou critique? Qu'est-ce que cette culture qui ignore la manière dont on parle des choses? Qu'est-ce que cette culture qui ne court pas les expositions, ne va pas au théâtre, ne remplit pas les salles de cinéma, ne lit aucun roman?
Une science claire, ouverte, riche d'un imaginaire fourmillant peut-elle cohabiter avec une telle ignorance du spectacle, un tel mépris pour l'art contemporain et les musiques d'aujourd'hui?
À l'heure où les cafés littéraires ont disparu et ne peuvent donc plus être remplacés par des cafés scientifiques,ilfaut recréer les théâtres de la preuve, ouverts à toutes les troupes, à tous les publics. Laisser entrer le public lors des colloques, des congrès, des universités d'été. Réserver une soirée pour que les gens du village, les habitants des villes aient quelque idée de ce qui s'est tramé là, sous leurs yeux, durant ce mois ci, cette semaine là. TI faut aider les savants à sortir des lieux de science. Les amener ailleurs, dans les cours de ferme et sur les champs de foire. Les risques qu'ils prendront seront aussi leurs plus grandes joies.
Ce n'est pas de vulgarisation dont il s'agit là. TI ne s'agit pas de mettre à plat les connaissances établies, mais de montrer la science telle qu'elle se fait, avec ses doutes, ses protocoles expérimentaux, ses discussions, ses incertitudes; la science,telle qu'on ne la voit jamais.
Recréer les lieux de débat.
L'idée n'est pas tout à fait nouvelle. Il existe à Paris une institution scientifique originale, ouverte à tout public, sans contrôle de diplômes ou de passeports. Aucun chercheur n'a honte de se confronter là avec le grand pubic. Les salles sont pleines à craquer et il est utile d'arriver lontemps à l'avance. L'institution a été créée par François 1er. Elle s'appelle le Collège de France.
L'absence de dialogue est responsable de bien des dérives: la science s'étioleàne pas vouloir se mettre en scène. Les débats scientifiques souffrent de cloisonnement. Les questions du public. ses interventions ne peuvent qu'inciter à déplier la pensée. Et l'on sait bien que les ex-pli-ca-tions, les dé-pli-ages permettent souvent de franchir les murailles contre lesquelles butte sa propre pensée.
N'oublions pas que le spectacle est une fête.
La science a besoin de spectacle pour exister. EUe a besoin de clarté. Cela ne signifie pas, évidemment, qu'elle n'a pas droit aux coulisses et aux séances de maquillage.