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Nouveauté et éternité : instaurations spinozistes éditées par Johannes Climacus

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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MICHAËL DI VITA

NOUVEAUTÉ ET ÉTERNITÉ

INSTAURATIONS SPINOZISTES ÉDITÉES PAR

JOHANNES CLIMACUS

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2012 © Michaël Di Vita, 2012

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Résumé

Ce mémoire est le fruit d’une enquête sur le problème de la nouveauté dans la philosophie de Spinoza. Je me suis intéressé à la critique que ce dernier fait des nouveautés un peu partout dans ses œuvres, et, au fur et à mesure où j’avançais dans mes recherches, j’ai compris que si la nouveauté devait figurer au sein du système spinoziste, ce n’était pas en tant que nouveauté objective, mais en tant que nouveauté radicale, inscrite au cœur même de l’expérience de la béatitude éternelle. Le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité est donc devenu l’objet principal de mon enquête. C’est lui que j’ai découvert et expérimenté à quelques endroits de l’Éthique et du Traité de la réforme de l’entendement. Or les différentes expressions de ce paradoxe m’ont peu à peu amené à modifier mon problème initial, car le paradoxe à partir duquel j’ai abordé le problème de la béatitude renvoyait de diverses manières à l’écriture de Spinoza, laquelle réfléchit activement le problème de la nouveauté en tant qu’elle s’inscrit essentiellement dans le parcours qu’effectue le lecteur dans sa quête de la béatitude. Ce sont alors les stratégies d’écriture informant le rapport du lecteur à la nouveauté que j’ai essayé de comprendre comme autant de moyens philosophiques que Spinoza a forgés pour le lecteur désirant atteindre une nouvelle sagesse, et qui, épris de ses affects, oscille perpétuellement entre l’admiration de la béatitude et la fiction de la nouveauté ou sa critique, ayant peine à viser la cible de son désir. Du coup mon enquête sur le problème de la nouveauté s’est transformée en la réflexion de mon propre désir d’enquêter sur la nouveauté dans la pensée spinoziste. Car si Spinoza est attentif aux causes qui nous déterminent à désirer la béatitude, il me fallait aussi me tourner vers le problème de l’écriture en participant à l’instauration du champ des désirs, non plus du point de vue de Spinoza, mais du mien, passant ainsi du rôle de commentateur transparent à celui d’expérimentateur multiple résolument inclus dans son enquête réflexive. Pour réfléchir ce rapport personnel à la nouveauté en philosophie, et afin d’exposer les modalités du sentiment et des désirs sous-jacents à ma décision de prendre le système de Spinoza comme objet de recherche et de pratique, il m’a paru nécessaire de recourir moi-même à la fiction, laquelle éclate au carrefour du paradoxe de la nouveauté et de l’éternité de la béatitude. C’est la fiction qui a permis à cette enquête de se différencier

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en quelques-uns de ses aspects, par exemple en fabriquant des rôles et des formes de discours qui cherchent à répondre aux multiples modulations du paradoxe. Pourquoi choisir Spinoza comme maître, demandera-t-on, et non d’autres philosophes ? La réponse est contingente ; bien que j’aie tâché d’en tirer nécessité en rapportant ce choix aux autres influences se mouvant à la source de mon enquête. En auscultant mon sentiment, le philosophe Johannes Climacus, une voix constitutive de la polyphonie kierkegaardienne que j’aime bien, est apparu en sa qualité de maître en concurrence avec Spinoza, l’autre voix bien définie de cette enquête. Le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité est au fondement de toute l’entreprise philosophique de Climacus, et c’est pour cette raison qu’il m’a semblé nécessaire de le faire apparaître pour lui-même, en tant que maître et diagnosticien d’un disciple, M.D., lequel est fictif et pourtant non moins réel que le sont les œuvres de Spinoza et de Climacus. L’enquête est alors passée d’un mode subjectif à une pluralité de modes de pensée ou de personnages auxquels la vérité n’appartient à aucun d’entre eux pris séparément, un peu comme les propositions et autres modes de discours dans l’Éthique qui n’ont de puissance qu’en leur champ de rencontres. La fiction est au principe de la structure de ce champ et il aurait été de mauvais goût que mon enquête cherche à la neutraliser ou à la supprimer. La raison pour laquelle j’ai décidé de mélanger mon entreprise avec la fiction est donc fournie par le déploiement du paradoxe de la nouveauté et de l’éternité. Il va de soi qu’elle ne peut faire l’objet d’un résumé. Seulement les personnages et la mise en scène pourront justifier cette propension à la fiction, et, peut-être, réussiront-ils également à relancer le lecteur dans le jeu de ses propres réflexions quant à son désir de produire de la nouveauté en philosophie. Car ce n’est que de cela qu’il s’agit dans ce mémoire à multiples points de vue : comment réfléchir et comprendre la nouveauté qui peut-être s’avère nécessaire pour notre propre quête de sagesse éternelle ? Ici se forme le film essentiellement inachevé de cette tentative paradoxale qui ne m’appartient plus ; j’espère que le lecteur acceptera d’y mettre du sien et d’y jouer son autorité privée.

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Résumé ... i

Table des matières ... v

Préface, Par Johannes Climacus ... 1

Le problème de la nouveauté dans la correspondance et dans l’appendice à la première partie de l’Éthique ... 11

Décision et invention dans le Traité de la réforme de l’entendement ... 55

Nouveauté et éternité….. ... 103

Postscriptum à l’œuvre inachevée de M.D., Par Johannes Climacus ... 113

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Préface

Par Johannes Climacus

« …Mais il faut noter ici que, quoique nous soyons à présent certains que l’Esprit est éternel en tant qu’il conçoit les choses sous l’aspect de l’éternité, pourtant, afin que s’explique plus aisément et se comprenne mieux ce que nous voulons montrer, nous le considérerons comme si c’était maintenant qu’il commençait à être, et maintenant qu’il commençait à comprendre les choses sous l’aspect de l’éternité, ainsi que nous l’avons fait jusqu’ici ; ce qu’il nous est permis de faire sans risque d’erreur pourvu que nous ayons soin de ne rien conclure que de prémisses absolument claires. »

« Quoique cet Amour envers Dieu n’ait pas eu de commencement […], il a pourtant toutes les perfections de l’Amour comme s’il avait pris naissance, ainsi que nous l’avons feint dans le Coroll. Prop. précéd. Et cela ne fait pas de différence, sinon que l’Esprit a eu de toute éternité ces mêmes perfections dont nous avons feint qu’elles venaient maintenant s’ajouter à lui, et ce accompagné de l’idée de Dieu comme cause éternelle ».

– Spinoza1

Ce que vous avez sous les yeux risque de vous paraître fort curieux. Et pour cause ! Je ne puis d’ailleurs me dissimuler ni guère maîtriser la joie qui m’assaille au moment où je me décide à la place d’un autre à éditer ces papiers qui, à prime abord, ne me concernent que très peu. Ils furent l’œuvre d’un jeune homme qui se figurait être mon disciple, chose que je ne lui ai jamais complètement accordée, à son grand étonnement, lui qui s’imaginait perpétuer mes recherches en retrouvant ponctuellement ma personne dans ses lectures et ses interprétations assez éclectiques des philosophies qui l’intéressaient et qui semblaient

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mobiliser toute son imagination poétique juvénile. Il y a là quelque chose d’inconvenant, certes, mais je ne lui en ai jamais tenu rigueur, m’amusant ici et là à pêcher quelques actions à distance de ma personnalité dans la bouche d’un autre qui, à son tour, se revêtait du costume du ventriloque afin de battre ses objets de réflexion dans le sens qui lui paraissait se conformer à ses lubies conceptuelles propres. Je me souviens encore du moment de notre première rencontre et où il me dit que son nom n’avait pas d’importance, dans la mesure où la pratique de la philosophie consistait pour lui à réfléchir incessamment la transformation de soi que rendent possible les concepts occupant son attention mentale et affective, de quoi il concluait joyeusement que ses opinions n’avaient guère de pertinence pour mener sa recherche infinie à terme, le terme n’ayant aucun sens pour lui, de la même façon que le fait de se nommer lui-même, lui qui s’imaginait chaque dénomination comme une transformation nouvelle. Ma réaction première fut de sourire, de sorte qu’il comprit immédiatement que nous avions de quoi nous occuper ensemble, lui jouant le disciple et moi le maître. C’était ce que sa pudeur demandait et je lui donnai ce qui était en ma puissance de lui donner, à savoir un rôle fictif dans un rapport affectif complexe dont je m’imaginais tout de suite ne pas être en mesure de sortir indemne. Car je comprenais que ses transformations à coups de concepts se verraient constamment colorées de ma personnalité, en ma qualité de moyen ou d’occasion pour lui, individu existant, d’augmenter sa puissance, laquelle, fort étrangement, ne pouvait se passer de la fiction ni de la mise en forme perpétuelle que celle-ci exige et que l’on considère d’ailleurs habituellement moins réelle que son auteur. Or, avec lui, c’était l’inverse : il se percevait comme une fiction sur deux jambes, si bien que la fiction lui semblait plus vraie, plus réelle, plus près de l’essence des choses qu’il imaginait absolument nouvelle, contredisant par là à peu près tous les philosophes auxquels il attribuait pourtant grande importance. Cela se constatait aisément à le voir lire et relire indéfiniment l’Éthique de Spinoza qu’il appréciait particulièrement. De façon tout à fait paradoxale et inusitée, mon disciple fictif – statut que je lui accordais non par raffinement psychologique mais par le fait que les effets de réalité de la fiction ne me semblaient pas moins puissants que ceux de ce qu’on appelle communément la réalité – pratiquait les œuvres de Spinoza dans le même esprit de fête et de frayeur que la littérature fantastique tend à nous faire adopter, ce qui avait tout pour me plaire, moi qui procédai de façon similaire avec le christianisme dont je me servis

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fréquemment dans ma jeunesse littéraire lorsque je jouais à me cacher sous le pseudonyme Kierkegaard2. Mon disciple, que, à des fins de clarté, nous reconnaîtrons dorénavant sous les initiales M.D., entendait jouer de son rapport à soi complexe et pétri de fiction en opposant à l’attrait que ma personnalité exerçait sur lui la puissance du jeu philosophique que constitue l’Éthique. C’est du moins ainsi qu’il me présenta son projet lorsqu’il me fit part de son désir de procéder à l’écriture d’un mémoire de philosophie universitaire à l’aide des modifications littéraires de Spinoza. De plus, la pratique du discours philosophique de Spinoza était, selon lui, une façon de contrer sa tendance congénitale à admirer ceux qu’il se plaisait à côtoyer, dont moi, qui lui offrait cet avantage de combiner un vif intérêt pour la fiction à un désir irréversible de douter de tout3, même de ma propre réalité, que ce soit du point de vue littéraire ou simplement psychologique. Moi, le maître, me retrouvais ainsi au beau milieu d’une joute passionnelle qui servait de véritable fondement à la prolifération des commentaires philosophiques de M.D. dont l’objectif n’était pas tant de donner la vérité objective de leurs objets, que de modifier sa propre personnalité qu’il sentait prompte à embrasser ce qu’il décrivait comme les extrémités de son existence courant à sa perte, à savoir ses maîtres auxquels il collait comme un aimant. Ayant alors accepté de jouer le rôle de maître pour lui, je me devais de trouver un moyen de le guider dans la construction de son mémoire qui, pour des raisons qui apparaîtront bientôt évidentes pour le lecteur, risquait de sombrer dans la fiction et dans le cafouillis général, soit précisément ce qu’aucun département de philosophie sérieux ne pourrait autoriser. Que pouvais-je faire pour l’aider dans sa démarche, sinon que de lui offrir en miroir ses propres transformations pathétiques dont je me sentais pertinemment être une des causes principales par ma propension naturelle à mélanger fiction et philosophie ? Me dissoudre en tant que personne réelle en un pur reflet des gestes et des actes mentaux de mon disciple me paraissait constituer une option avisée, digne de ce qu’un vrai psychologue expérimental devrait chercher à être. Car je me donnais ainsi les moyens de lui faire voir à la fois la variation subtile de son désir, que je savais reconnaître, et l’objet de son désir qui, puisqu’il était posé

2 À ce sujet, qu’on aille voir mon Post-scriptum aux Miettes philosophiques, que je publiai en 1846,

non sans me dévoiler par redoublement fictif vers la toute fin de l’ouvrage. Voir la traduction française de Paul Petit : Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Paris, Gallimard, 1949, p. 523-527.

3 Ma première œuvre de jeunesse, que je ne renie certainement pas ! Cf. Kierkegaard, Œuvres

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du point de vue de cet intervalle de combat ou de tension entre Spinoza et moi, était sujet à osciller de sorte que sa réflexion en ma qualité de reflet occasionnel lui permettrait de se ressaisir soi-même en tant qu’individu en quête d’individuation singulière. C’était à mes yeux un risque à prendre, un coup de dés qui, éventuellement, pourrait le mener à l’obtention de son diplôme, mais surtout pour qu’il puisse trouver les moyens de son émancipation et de la compréhension de ses propres aventures philosophiques empêtrées d’admiration, laquelle je me permettrai d’ailleurs de juger comme néfaste en matière de liberté véritable, engendrant normalement des effets allant entièrement contre l’aspiration à devenir soi-même qui mobilise la plus grande part des efforts du disciple.

Ai-je gagné mon pari ? M.D. réussit-il à satisfaire aux exigences académiques avec lesquelles il jouait ? Le reflet que je lui en offrais pouvait-il, dans la mesure du possible, lui permettre de s’orienter en toute conformité distanciée et bien ajustée à sa mesure personnelle ? Il serait mal à propos que j’en tire jugement à la place du lecteur, étant moi-même fort intrigué par les travaux de ce disciple maintenant égaré et dont je refuse pourtant de me détacher complètement, trouvant encore un profit ludique caractéristique à suivre ses lubies et ses boucles de raisonnement alambiquées ! Je ne peux même pas dire si ses productions littéraires ont satisfait aux exigences académiques tellement il est hasardeux aujourd’hui de s’entendre sur le contenu d’une telle chose, et on ne parlera pas non plus de la question de la forme d’expression littéraire qui constitue rarement un objet de réflexion de la philosophie institutionnelle… Quoiqu’il en soit, même si le mémoire qu’il écrivit fut reçu par d’aucuns comme un travail achevé (en quantité ? par conformité aux règles académiques ?), il m’est difficile de suivre ce jugement à raison de la nature essentiellement inachevée des réflexions de mon disciple fictif. On voit bien qu’il a lu Spinoza et, toutes proportions gardées, qu’il comprend les difficultés majeures de son système, sans pourtant que le lecteur ne puisse jamais s’assurer de l’achèvement ou de la complétude de chacune des sections ou des séquences d’écriture qu’il nous a laissées à titre de commentaire à prétention objective, encore que cette prétention soit souvent fortement contestée par l’usage curieux et un peu déroutant qu’il fait de la fiction. Parfois, on a l’impression que M.D. a surmonté sa condition de disciple de mon œuvre en formulant des critiques et des explications relativement convaincantes de sa propre tendance à

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l’admiration des maîtres qu’il se donne ou que le destin aura placés sur son chemin4, alors qu’à d’autres moments ressurgissent des déterminations conceptuelles trahissant haut et fort sa servitude obstinée. Ou bien ces déterminations révèlent son incapacité à se conformer aux règles conventionnelles du commentaire philosophique auquel il prétend plus ou moins s’adonner, ou bien elles montrent sa disposition affective propre qui en vérité le pousse à me faire honneur en critiquant les thèses de Spinoza sous l’autorité de mes mouvements philosophiques, qui me paraissent d’ailleurs assez idiosyncratiques, me laissant ainsi croire que la cause de telle critique de l’admiration que formule mon disciple n’est rien de moins que l’admiration qu’il éprouve pour la qualité de maître qu’il persiste à s’imaginer en ma personnalité – qui par là montre que, de manière générale, elle lui échappe passablement. Mon propre disciple me transforme ainsi en édificateur à la manière de Maître Kierkegaard, comme s’il m’en tenait à cœur de faire des discours édifiants et des remontrances à Spinoza qui s’imaginait comprendre l’existence sub specie aeternitatis ! Or, ce sont là des effets malencontreux de l’entreprise de mon disciple qui, je le crois, ont été habilement éclipsés par les diverses techniques qu’il a forgées afin de comprendre son rapport à la philosophie en tant que forme pratique et réflexive. Il appert, entre autres, que la lecture de Spinoza a produit des effets de fiction sur sa personnalité qui, eux, m’intéressent au plus haut point. Ce sont ces effets qui justifient mon idée d’éditer aujourd’hui les quelques dizaines de pages qu’il m’aura laissées avant de s’égarer vers je ne sais quelle contrée des provinces de l’utopie formée par sa fantaisie débridée. Aussi cet égarement dans la fiction n’est-il pas une raison suffisante expliquant mon choix d’éditer ses papiers ? Comment ne pas s’enthousiasmer à l’idée de rencontrer un jeune homme qui prend pour objet principal de ses réflexions le rapport affectif qu’engendre et qu’entretient chez lui la pratique d’œuvres philosophiques que l’on considère largement à tort ou à raison comme sèches et ennemies de l’imagination ? L’Éthique est cette œuvre privilégiée par M.D. ; à moins que je ne me trompe, il s’en est fait le disciple provisoire dans le seul but de façonner son esprit et ses sentiments, allant ainsi volontairement contre ses tendances à forger des fictions en instaurant son effort d’amateur de philosophie en plein cœur du désert spinoziste, qui ne tolère la fiction que le temps d’un instant, c’est-à-dire le temps de la neutraliser et de la

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porter à distance hors de la vraie philosophie. Il y a là bien sûr de quoi rire, car on flaire l’incomplétude de l’adolescent qui cherche à se cogner la tête sur son contraire ; mais le sens du rire pourrait changer en cours de route, de la même façon que mon disciple m’a permis d’arrêter de rire des abstractions de Spinoza et de commencer à comprendre que celui-ci s’amusait aussi à expliquer mon rire, si bien que je ne puis maintenant me concevoir rire sans l’idée du rire de Spinoza comme cause ! Quelle étrangeté ! La fonction thérapeutique des écrits de mon disciple s’est en quelque sorte simultanément révélée et confirmée en ma personne, comprenant ainsi après-coup que le désir de mon disciple n’était peut-être pas tant de réformer la structure admirative de son esprit que de convertir l’admiration en une cause de transformation des affects, de nos affects, et ce à l’aide de fictions tirées de son cru. Par quoi j’ai pu enfin saisir quelles raisons l’avaient amené à s’intéresser à Spinoza, lui qui ne parlait que de nouveauté et de béatitude, alors que, comme nous le savons, Spinoza ne parle en fait que d’éternité et de béatitude divine. Quelles sont ces raisons ? À mon avis, M.D. n’inventait des fictions qu’en vue de procéder à la transformation de soi-même, laquelle visait uniquement la béatitude, la renaissance à soi, la seconde naissance, la nouveauté radicale de son existence admirative. C’était là son idée fixe. Il croyait pouvoir générer divers processus de transformation affective qui, bien qu’ils étaient essentiellement des fictions, des mondes possibles, des formes à première vue insensées, ces processus s’avéraient en réalité tout à fait concrets, un peu comme si pour lui c’était toute la philosophie de ses maîtres qui étaient dans le tort en ne précisant pas leur caractère de pure fiction, ou plutôt en ne montrant pas le caractère important qu’ils ont attribué à la fiction.

Hélas ! les sentiments d’arbitre académique que j’ai pu contractés lorsque j’étais encore aux études, assigné à mon pupitre et alimenté en esprit par l’encre grâce à laquelle je me sentais perpétuer le travail de scribe intemporel de la scolastique, comme je croyais alors être enfanté par l’atmosphère de discipline et de logique rigoureuse que mes ancêtres m’inspiraient à reproduire, ces sentiments, dis-je, me prenaient à rebours et je sentais que mon disciple ne pourrait jamais faire montre de cette étrange forme de connaissance qu’il désirait par-dessus tout inoculer aux démonstrations formelles de Spinoza, quand bien même voudrait-il abattre l’arbitre en moi qui prenait au sérieux la stricte répartition juridique des domaines étrangers que sont la philosophie et la fiction. Nonobstant cette

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réticence de ma part, et comble du malentendu, mon disciple m’a pourtant transformé en spinoziste à force d’insister sur cette dimension fictive de la philosophie ! Car comme j’étais très sceptique à l’idée que l’on puisse interpréter Spinoza comme un penseur féru de fiction, j’ai roulé les manches de ma chemise et me suis remis à mon pupitre afin d’étudier scrupuleusement Spinoza, ce qui m’a permis de suivre un peu mieux les lubies de mon disciple. Or j’ai tôt fait de comprendre que l’intérêt de celui-ci était de rendre les choses difficiles, d’activer la logique déconcertante des paradoxes, un peu trop même quand l’on pense à la clarté cristalline des écrits de Spinoza, et non d’assimiler la philosophie à la fiction par exemple, ce que je ne puis sérieusement accepter. Si bien que je commençai à voir que la réforme de l’admiration qu’il tâchait de mener à terme était en fait un coup de force visant à tendre à l’extrême cette structure de son esprit et de celui de ses lecteurs vers la pointe absolue de la pensée, à savoir la béatitude éternelle. Dès ce moment, je compris de qui il était le disciple, ou plutôt ce que cela signifie d’être mon disciple, à moi, Climacus5 ! Il ne désirait rien de moins que de renverser de façon positive, pour ainsi dire, l’admiration, tant décriée par Spinoza, en l’expliquant au sein de fictions instaurant une tension du désir vers la cible de l’éternité ; dit autrement, il désirait recycler l’arc de son désir d’admiration en forgeant des cibles fictionnelles qui, par réflexion, le renverseraient de façon essentielle en une admiration de l’éternité, en laquelle l’admiration n’a plus du tout le même sens, passant du fini à l’infini. Jouait-il avec les mots ? Et oui et non. Mais, comme il voyait la difficulté inhérente à une telle entreprise et qu’il ne croyait pas utile de s’annuler soi-même en s’efforçant de réfuter abstraitement sa propension à l’admiration de ses maîtres, il décida de transformer le système de Spinoza afin d’opérer la modification de soi qui lui permettrait de vivre ou de connaître l’union de son esprit à la béatitude. La conséquence immédiate de ce désir extrême fut de récupérer mes raisonnements et mes mouvements dialectiques et de les parsemer un peu partout dans ses écrits.

Mon disciple avait lu mes Miettes philosophiques6 et s’en inspirait à loisir, un peu comme

si mon œuvre lui servait de coffre à outils ayant subi certaines transformations, exactement

5 Dois-je rappeler la signification de mon nom ? Climacus, climax, paroxysme.

6 Depuis que j’ai changé de masque, on retient mon œuvre sous le nom de l’auteur Kierkegaard. Cela me

semble participer de la confusion générale dans laquelle l’on se rapporte aujourd’hui à l’écriture philosophique, où l’on agit un peu comme si un auteur était à la fois le propriétaire et la propriété des mots

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comme le système de Spinoza, mais sans que ce coffre soit lui-même pris pour objet explicite. C’est ainsi que je me retrouvai à travers les deux chapitres qu’il me laissa il y a déjà quelque temps, sous la forme de concepts que j’avais d’ailleurs pris soin de présenter comme des choses qui ne m’appartiennent pas, ce que le disciple semble avoir compris lui qui se les appropria aussi frivolement que je le fis avec le christianisme ! L’inconnu est un de ces concepts, l’instant, le non-savoir, la fiction en général en sont encore, ainsi que d’autres plus subtils que je laisserai le lecteur découvrir à sa guise s’il apprécie lui aussi ce type d’intrigue. Mais on demandera : pourquoi M.D. sentit-il le besoin de recourir à mes concepts pour mener ses instaurations spinozistes ? Difficile de répondre à sa place. Car il ne conteste pas vraiment la pensée de Spinoza : il la suit, la module et en fait ressortir un paradoxe, soit celui de la double nature de la béatitude qu’il place de façon personnelle – et fictive – dans le rapport de la nouveauté radicale à l’éternité divine. J’apparais indubitablement dans son texte, mais jamais à titre de réponse ou de vérité venant réfuter le système de Spinoza – ce qui me surprend, considérant le peu de pitié que j’ai exprimé à son endroit dans mes œuvres7… Cela est si vrai que mon impression première en lisant mon disciple fut de rencontrer une sorte de double, de complément polémique à ma propre personnalité que je ne peux pas supprimer, mais que je ne suis pas non plus en mesure de produire volontairement, comme si d’autres personnages conceptuels naissaient spontanément dans la rencontre de la plume de mon disciple et de l’idée qu’il se faisait en son for intérieur de ses deux maîtres, Spinoza et moi-même. En ce sens, M.D. a su me donner une consistance strictement fictive au sein de ses écrits, conformément à la nature fictive de notre association hiérarchique, lui étant le disciple, moi le maître. Que je ne puisse pas juridiquement ou personnellement répondre de ce que mon disciple parodie de mes écrits et de ma manière de poser des problèmes philosophiques ne devrait donc pas causer problème au lecteur, considérant que je n’apparaitrai au sein de ses lubies qu’à titre de spectre ne dépassant jamais vraiment le caractère vague qu’on attribue d’habitude à ces choses inexistantes, auxquelles il est d’ailleurs malsain d’accorder trop ou trop peu d’importance. Or, comme en toutes choses, la mesure donne le change et en faire trop est la

qu’il laisse au public. Pourquoi ne contesterions-nous pas ce rapport ? Cf. Kierkegaard, Miettes

philosophiques, Paris, Gallimard, 1948, p. 35-155.

7 Par exemple la critique que je fis de la tautologie omniprésente dans son système, entre l’idée et l’être, dans

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même chose que d’en faire trop peu. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il serait approprié de présenter l’état des rapports formels que j’aurai entretenus par le passé avec mon disciple, soit ce que j’ai fait ici, non sans laisser le suspense nécessaire à toute lecture bien tendue. Je ne prétends pas savoir ce que pensait mon disciple, exactement de la même façon que mon entendement privé se prosterne devant la puissance de l’idée que je ne saurais si habilement maîtriser que je puisse en faire la preuve dans le même temps en saupoudrant au lecteur un savoir supplémentaire qui donnerait la voie ou le trajet de ce qu’on ignore s’apprêter à explorer. Cela dit, je crois pouvoir affirmer que le Spinoza dont parle mon disciple occupe plusieurs positions dans son esprit, allant de la plus convenue des carte-postales académiques au spectre non moins fictif de ma personne, en passant par le portait parodié, à la limite caustique, et l’inventeur de concepts ludiques à visée éternelle. Il ne se transforme pas moins en cours de route qu’il ne reste le même au niveau du discours explicite, ce que le lecteur pourra constater par lui-même vers la fin de ce texte où je consignerai mes propres pensées au sujet des écrits de mon disciple dont je me ferai le disciple fictif à mon tour, le temps de quelques lignes, dans un postscriptum qui cherchera à établir les causes de l’état d’inachèvement du travail de mon disciple considéré pendant un moment comme mon maître fictif. J’ai bien sûr ma petite idée à ce sujet, et je crois que cela n’est pas sans rapport avec la fixation de l’esprit de M.D. sur le problème de la nouveauté en philosophie. Si l’on se demande pourquoi je n’en dévoile pas les raisons immédiatement, que l’on se tourne vers les causes de son propre désir, car l’insistance en la matière est peut-être un signe montrant le désir d’en finir au plus vite avec les affects, ces contenus concrets qui échappent forcément à la théorie abstraite et que mon disciple voulait réformer en profondeur. L’attitude hâtive de celui qui, habituellement, saute d’emblée par-dessus les méandres fictionnels des textes qu’il aborde pourrait, paradoxalement, bénéficier des détours textuels ficelés par M.D, abandonnant alors peut-être son désir d’en finir à coups de critique théorique rapide pour enfin se laisser aller aux changements de forme affective que la fiction essaie de réfléchir et de produire. Ainsi, chers personnages, peut-être nous rencontrerons-nous sur le chemin parsemé de détournements de fiction de la béatitude éternelle !

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Le problème de la nouveauté dans la correspondance et

dans l’appendice à la première partie de l’Éthique

Par M.D.

Y a-t-il place pour la nouveauté au sein du système éternel de Spinoza, particulièrement dans la première partie de l’Éthique où se déploient les distinctions conceptuelles fondamentales de sa philosophie ? La question ne se pose pas du point de vue nominal ou lexical, dans la mesure où la nouveauté en tant que concept explicite est absente de l’Éthique. Il est par conséquent impossible de se livrer à une étude conceptuelle de la nouveauté qui suivrait les développements objectifs d’un concept que la pensée reconnaîtrait en son déploiement plus ou moins régulièrement à titre de repère langagier et textuel sur lequel s’appuierait la démarche rationnelle déductive de cette première partie intitulée De Dieu. Dieu ne parle pas le langage de la nouveauté. Il n’empêche que, contre toute attente, dans l’appendice venant fermer la marche démonstrative de cette partie du système, Spinoza s’en prend aux ignorants qui préfèrent « rester ainsi dans leur présent et inné état d’ignorance, que de détruire toute cette construction et en excogiter une neuve8 ». Doit-on tenir cet appel à l’invention ou à l’ « excogitation » d’une nouvelle construction mentale pour un simple effet de rhétorique visant à ébranler un lecteur dont les habitudes de pensée l’auraient amené à se conformer à une tradition qui, à son tour, renforcerait réciproquement ses habitudes conformistes ? Ou bien Spinoza indique-t-il par cette espèce d’interpellation du lecteur un des traits les plus importants de son philosophème, de l’acte de penser qu’est l’instauration conceptuelle telle qu’on peut la parcourir par exemple dans son œuvre écrite more geometrico ? On sait que l’appendice concluant la partie De Dieu réitère de façon hautement expressive une critique de la contingence que la proposition 299 avait déjà entamée en supprimant sa possibilité, laquelle n’aurait, en fait, selon le premier scolie de la proposition 33, « pas d’autre cause qu’eu égard au défaut de notre

8 E1app. (Je souligne).

9 E1p29 : « Dans la nature des choses il n’y a rien de contingent, mais tout y est déterminé par la nécessité de

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connaissance », c’est-à-dire à notre ignorance des causes qui nous déterminent. En effet, l’appendice met en branle une critique extrêmement riche du finalisme, ou plutôt de la tendance qu’ont les hommes à naturaliser les fins qu’ils poursuivent avec une telle ardeur qu’ils vont jusqu’à renverser l’ordre naturel des causes et des effets, ce qui engendre toutes sortes de superstitions et de délires imaginaires insensés : les hommes prennent leurs lubies pour les fins de la nature et concluent des fins qu’ils imaginent trouver dans la nature une correspondance de celle-ci avec leur corps et leur âme. Or, cette critique du finalisme correspond par plusieurs points à la critique de la nouveauté que fait Spinoza un peu partout dans son oeuvre10, si bien que l’interpellation du lecteur en laquelle nous aimerions voir un appel à l’invention d’une nouvelle construction mentale ou conceptuelle pourrait s’avérer être une entreprise tout à fait vaine et réductible à une mutation du finalisme en une version dernier cri. Pire, cette remarque étonnante se comprendrait plutôt comme une pointe ironique de la part de l’auteur, auquel cas il ne serait pas exagéré de lui assigner un rôle strictement rhétorique projetant le lecteur dans un espace de fluctuation mentale au sein duquel miroiterait directement son désir, à savoir d’obtenir du nouveau, de sortir de l’ancien et du déjà-vu ; soit d’une certaine façon ce que désire le philosophe, qui refuse de se soumettre à l’autorité de la tradition et qui cherche assurément un moyen de sortir de cette vie commune. En ce sens, l’entreprise à laquelle nous souscrivons ici – visant à poser le problème de la nouveauté dans le spinozisme – répondrait précisément à ce qu’entend détruire le régime de la nécessité universelle : le finalisme, ou l’attribution d’une fin à la philosophie telle que l’entend Spinoza.

Mais l’absence d’un concept effectif de nouveauté au sein de l’Éthique empêche-t-il d’envisager la nouveauté à titre de notion non objectivable, qui ne serait certes pas mobilisée explicitement par la pensée de Spinoza, sinon en de brèves occasions, mais insisterait en filigrane du texte à la manière d’un mouvement de pensée qui ne se dit pas et qui ne s’enchaine pas déductivement ? Si la nouveauté relevait de l’objectivité conceptuelle, elle ne serait rien de moins qu’une qualité occulte, une détermination ex

10 Un des filons majeurs du TTP est certainement la critique des nouveautés sur lesquelles s’appuient les

« théologiens » et les « insensés » afin d’asseoir leur règne d’obéissance purement imaginaire. À ce sujet, voir Spinoza, Œuvres III, Traité théologico-politique, trad. Lagrée et Moreau, PUF, Paris, 1999, préface, p. 56-77. – Dorénavant : TTP.

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nihilo à laquelle la nature absolument infinie et nécessaire de Dieu ne peut laisser aucune place sans entrer en contradiction avec elle-même. Car poser la nouveauté comme concept ou comme essence objective, c’est en faire une idée comprise modalement au sein de l’attribut de la pensée, une partie de l’entendement infini de Dieu dont la singularité la rendrait inouïe ou indépendante des autres modes ou parties ; bien plus, puisque l’intellect embrasse nécessairement les attributs et les affections de Dieu, et rien d’autre11, correspondrait à ce concept une chose absolument autonome dans tous les attributs, ce qui assurément n’aurait aucun sens. La première propriété qui nous vient à l’esprit lorsque nous cherchons à déterminer la nouveauté n’est-elle pas justement l’originalité ou la différence (relative ou absolue) que présente telle ou telle chose par rapport au milieu au sein duquel elle évolue ? De là nous concluons au désenchainement de celle-ci par rapport aux autres choses, soit une des définitions que Spinoza fournit de la contingence12 afin de l’évacuer aussitôt de la nature divine. L’ontologie spinozienne se refuse à intégrer un concept de nouveauté, ne serait-ce qu’en vertu de la proposition 28, laquelle pose la nécessité pour une chose d’être déterminée à exister et à opérer d’une certaine façon par une autre chose qui sera à son tour déterminée à exister et à opérer par une autre chose, etc13. En effet, si toute

chose est l’effet d’une cause prochaine immédiate ou d’une infinité de causes efficientes, comment montrera-t-on la nouveauté réelle d’une chose sinon en l’extrayant du réseau des causes qui la déterminent et, du même coup, en démontrant notre ignorance sans laquelle

11 E1p30 : « L’intellect, fini en acte ou infini en acte, doit embrasser les attributs de Dieu et les affections de

Dieu, et rien d’autre. »

12 E1p29 ; E1p33sc1 ; E4df3 : « les choses singulières, je les appelle contingentes en tant qu’à l’examen de

leur seule essence, nous ne trouvons rien qui pose nécessairement leur existence, ou bien qui l’exclue nécessairement ». On remarquera que cette dernière définition apparaissant seulement au début de la quatrième partie de l’Éthique présente un infléchissement positif par rapport aux premières critiques que Spinoza adresse aux tenants de la contingence en Dieu, en l’intellect ou en la volonté divine. C’est que la quatrième partie, De la servitude humaine, s’intéresse avant tout aux rapports entre les modes finis que sont les hommes, lesquels sont nécessairement déterminés par des causes extérieures en quantité infinie faisant en sorte qu’il leur est impossible, d’un point de vue pratique, d’omettre la contingence en tant que concept opératoire marquant de l’intérieur la dynamique affective et passionnelle qu’ils établissent entre eux. Le concept de contingence devient à ce moment un outil de cette dynamique rendant possible la différenciation des rapports entre les idées ou entre l’imagination d’un individu et des relations modales qui l’enveloppent selon l’ordre commun de la nature, et il jouera un rôle capital dans la modification des images et des affects de l’esprit jusque dans la cinquième partie de l’Éthique.

13 E1p28 : « Tout singulier, autrement dit toute chose qui est finie, et a une existence déterminée, ne peut

exister, ni être déterminée à opérer, à moins d’être déterminée à exister et à opérer par une autre chose, qui elle aussi est finie et a une existence déterminée : et à son tour cette cause ne peut pas non plus exister, ni être déterminée à opérer, à moins d’y être déterminée par une autre qui elle aussi est finie et a une existence déterminée, et ainsi à l’infini. »

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s’imposerait immédiatement la nécessité de l’enchaînement causal, et non la pseudo auto-altérabilité de cette chose ? Poser que « la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de sa cause et l’enveloppe14 » n’implique-t-il pas que ce qui se trouve dans l’effet s’explique uniquement par ce qui se trouve déjà dans la cause, que celle-ci soit finie ou infinie ?

D’un autre côté, envisager la nouveauté non pas comme concept mais en tant que notion structurante du système éternel de Spinoza n’est-il pas d’emblée voué à l’échec, dès lors que l’on considère que l’éternité par laquelle la pensée se réfléchit en tant que philosophie éternelle est également celle sur laquelle elle se fonde, c’est-à-dire par « l’existence même en tant qu’on la conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle15 », soit Dieu cause de soi16 ? On se demande alors comment la nouveauté pourrait envelopper ou fournir une touche d’intelligibilité véritable à ce système philosophique qui, de surcroît, épingle autant que possible les « nouveautés17 », desquelles les hommes se font

avidement les prospecteurs sans jamais saisir la cause de cette ruée sans fin. Mais peut-on prendre de biais le système de l’Éthique de façon à ce que cette interpellation du lecteur située au beau milieu de l’appendice puisse signifier autre chose qu’une simple ironie de la part de Spinoza, chez qui les tours d’écriture polémiques distribués dans les scolies sont, sinon jamais, très rarement sans dessein philosophique ?

Mais quel serait alors le but de Spinoza à procéder de la sorte ? Car qu’est-ce qu’excogiter une nouvelle construction mentale, conceptuelle et affective au sein d’un monde éternel et infini ? Comment interpréter l’occurrence de cette remarque apparemment anti-spinoziste en plein cœur d’une critique radicale de la finalité et des superstitions dont la logique imaginaire ne fait que très rarement abstraction de la notion vague de nouveauté afin de se reproduire en ses mécanismes et ses désirs, qu’on l’envisage en ses aspects ontologiques (création du monde), théologiques (miracles, prophétie), épistémologiques (intellect

14 E1ax4. 15 E1df8.

16 E1p7 : « À la nature de substance appartient d’exister. » Et la démonstration : « Une substance ne peut être

produite par autre chose (par le corollaire de la proposition précédente); elle sera donc cause de soi, c’est-à-dire (par la définition 1), son essence enveloppe nécessairement l’existence, autrement dit, à sa nature appartient d’exister ».

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indépendant du système des causes physiques) ou passionnels (liberté de la volonté) ? Chercher à inventer une nouvelle construction philosophique ne revient-il pas à la même chose que de placer la philosophie en une position d’indigence par rapport à une fin qu’elle présupposerait extérieure à elle, en attente de la révélation de la vérité ? Dans ce cas, l’appel de Spinoza à excogiter une nouvelle configuration mentale après avoir modifiée voire rejetée l’ancienne ne serait-il pas plutôt la mise en scène de l’effet d’ignorance de ceux qui restent prisonniers de la fiction de la nouveauté ? Toutefois, si cette hypothèse est vraie, n’est-ce pas pure frivolité que de continuer à mettre en rapport la nouveauté avec la philosophie de Spinoza alors que celle-ci prétend établir une forme de connaissance qui soit éternellement vraie et nécessaire, c’est-à-dire le contraire d’un savoir notionnel vague et fictionnel ?

Vraie philosophie éternelle et appel à la nouveauté Faisons d’abord un passage au sein de la correspondance de Spinoza afin de mieux comprendre ce que peut bien signifier cet appel à l’excogitation18 d’une nouvelle

construction mentale. Le rapport plus direct que permet l’échange épistolaire avec le lecteur nous fera peut-être mieux voir la raison qui amena Spinoza à interpeller ce dernier de façon aussi étonnante dans l’appendice de la première partie de l’Éthique. Cette voie nous permettra de mettre en lumière la dynamique mentale qu’enveloppe notre paradoxe selon lequel il faudrait inventer une nouvelle construction idéelle pour saisir les choses d’un point de vue éternel. Car même si cette interpellation du lecteur devait se résoudre en une simple reproduction de l’argumentaire de l’ignorant cherchant le miracle incompréhensible alors qu’il s’imagine cibler l’éternité, il nous resterait encore à comprendre la raison pour laquelle Spinoza a décidé de mettre en scène la prison réelle et imaginaire qu’est la fiction de la nouveauté. Sans cette raison, c’est la distinction entre fiction et vérité qui devient incompréhensible, attendu qu’une vérité dépourvue de cause ou de raison ne veut rien dire du tout ou s’assimile à la fiction. C’est seulement si cette raison est comprise que nous

17 TTP, préface.

18 Nous maintenons la traduction littérale mais un peu rébarbative de Bernard Pautrat. Notons

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pourrons nous donner les moyens de répondre à la question de savoir si notre conjecture ou notre hypothèse rend possible l’analyse de la nouveauté à titre de notion ou de geste philosophique permettant de penser l’éternité ou de penser du point de vue de l’éternité. Cela revient à dire que notre entreprise cherchera à évaluer la pertinence et la possibilité du passage de la nouveauté dite notionnelle à la nouveauté en tant que concept dynamique essentiel afin de comprendre et de pratiquer pour soi-même le mouvement spécifique à la philosophie exprimée dans ou plutôt par l’Éthique. En ce sens, recourir à la correspondance devient une évidence, si l’on accorde créance à la nécessité pour la philosophie de se produire à titre d’activité critique autonome et réflexive : car s’y dessine un Spinoza s’adressant plus ou moins personnellement à son lecteur19, qui, de son côté, écrit au philosophe pour vérifier le danger que présente la nouveauté radicale de sa philosophie à l’égard du crédo religieux dont il se fait le chantre, pour le meilleur et pour le pire. Porter notre attention sur la façon dont Spinoza a traité cette vérification nous permettra donc de voir à quel point sa philosophie tolérait la nouveauté, et quel usage il a fait de cette « notion » afin de penser le rapport problématique qu’engendre chez le lecteur la prétention à l’éternité que porte à son comble le système de l’Éthique.

Cercle du vrai et du comprendre Dans la lettre 76 qu’il adresse à Albert Burgh, récemment converti au catholicisme après quelques tentatives philosophiques vouées à la destruction, Spinoza accuse réception d’une question de son correspondant qui lui demande pernicieusement « comment [il] sai[t] que [s]a philosophie est la meilleure de toutes celles qui ont jamais été enseignées dans le monde, ou qu’on enseigne encore, ou qui seront enseignées dans le futur20 ». Après une pointe d’ironie par laquelle il fait savoir à Burgh qu’il ne se place pas là où l’attend ce dernier, en rétorquant qu’il s’agit d’une « question qu’[il] serai[t] bien plus en droit de [lui]

ou, suivant le contexte, « inventer », « faire sortir de nouvelles pensées », quoique ce dernier sens ne soit pas du tout correct du point de vue lexical spinoziste.

19 Plus ou moins personnellement dans la mesure où le rapport privé en tête à tête, que nous connaissons

aujourd’hui, n’était pas le mode principal de la correspondance classique à l’époque de Spinoza où les lettres pouvaient se retrouver dans plusieurs mains à la fois, étant copiées et distribuées à l’intérieur de groupements scientifiques et littéraires qui permettaient un usage collectif des lettres, pour ainsi dire, et ce même si la lettre originale n’avait qu’un seul destinataire. À ce sujet, on lira la préface de Spinoza, Correspondance, trad. Maxime Rovere, Paris, Flammarion (GF), 2010, 464 p.

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poser à [lui] », Spinoza lui répond en introduisant un nouvel élément, la vérité, auquel n’avait vraisemblablement pas pensé son interlocuteur plus préoccupé par l’autorité de sa religion que de vraie philosophie ou de vraie religion. « Car, pour ma part, je ne prétends pas avoir trouvé la meilleure philosophie, je sais seulement qu’est vraie celle que je comprends », de continuer Spinoza qui, par là, pose un problème de prédication suggérant un rapport avec la vérité qui ne soit nullement de subordination ou d’indigence, mais plutôt de production effective. Qu’est-ce à dire ? Spinoza ne déclare pas avoir découvert la vraie philosophie, mais « qu’est vraie celle qu[’il] comprend », qu’il a connaissance d’une philosophie qu’il sait vraie. Entre ces deux formulations, la différence est à première vue dérisoire, du moins si l’on présuppose l’unité numérique de la vérité, c’est-à-dire son unicité et sa différence absolue par rapport au faux ou au non-vrai ; il semble qu’affirmer la vérité d’une philosophie ou déclarer qu’une philosophie est vraie reste à toutes fins pratiques une alternative sans enjeu véritable21. Mais c’est tout l’inverse. Dans cette phrase s’exprime toute la portée du renversement épistémologique qu’opère Spinoza en philosophie : prédiquer de la vérité la philosophie et dire que la philosophie produit de la vérité constituent deux actes mentaux n’ayant aucune commune mesure et qui supposent un rapport non pas seulement alternatif, ou de réciprocité logique, mais contraire.

D’un côté, prédiquer la philosophie de la vérité, c’est affirmer la vraie philosophie, la seule vraie philosophie, de telle sorte que dans un même mouvement est postulé aussi bien le caractère numériquement un de la vérité que de la philosophie, celle-ci étant immédiatement déduite de celle-là ; par quoi il faudrait induire de la réponse que donne Spinoza à Burgh une prétention monopolistique du vrai : la philosophie spinoziste serait la seule voie vers ou de la vérité ou, ce qui est la même chose, que la vérité est unique et que seul Spinoza la détient, captive qu’elle serait de son système. C’est probablement ce que pensait Burgh qui, par la forme de sa question, présuppose la mise sur un même plan homogène de l’éternité de la philosophie spinoziste et des trois modalités du temps, à savoir que, du passé au futur en passant par le présent, l’éternité de la philosophie spinoziste ne

20 Correspondance, op. cit., p. 372.

21 Appuhn traduit d’ailleurs différemment : « Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais

je sais que j’ai connaissance de la vraie. » Cf. Spinoza, Traité politique. Lettres, Paris, Flammarion (GF), 1966, p. 343.

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saurait admettre nulle concurrence sérieuse et qu’elle s’étalerait à tous les temps, dans toutes ses directions. – Mais est-ce vraiment ce dont il s’agit ici ? Car, si l’on se réfère à la traduction d’Appuhn, on voit que Spinoza affirme tout de même que sa philosophie donne lieu, pour lui, à la connaissance du fait qu’elle est vraie, qu’elle est la vraie et qu’il le sait. Il semble donc qu’il s’agit plutôt ici d’un problème de contexte de production d’une thèse philosophique que d’un rapport de prédication où Spinoza jouerait avec les mots en inversant la position relative du sujet et du prédicat. Dire que sa philosophie n’est pas la meilleure est pour Spinoza une manière de dire qu’il ne s’agit pas d’une concurrence objective entre sa pensée et celles des autres ; au contraire, affirmer le savoir de la vérité de sa pratique philosophique est en soi une contestation de la séparation de la vérité et de la philosophie, puisqu’il ne s’agit nullement d’une question verbale donnant lieu à diverses hypothèses au sujet de la définition la plus vraie de la vérité ou de la philosophie mais d’un savoir intrinsèque à la philosophie elle-même. Ce sont les termes du débat que veut mener Burgh que Spinoza refuse : la prédication est une affaire subordonnée et relative à la puissance de compréhension qu’engendre la vraie philosophie (alors que la fausse s’occupe, justement, de prédication et de choses de ce genre).

De l’autre côté, dire que la philosophie produit de la vérité – et pas n’importe laquelle, la vérité dont il est ici question étant le savoir de la vérité qu’engendre la philosophie – n’a pas du tout le même sens. Dans ce rapport, la philosophie apparaît première, logiquement ou formellement, et, bien que cette expression soit impropre, la vérité semble plutôt s’adjoindre à elle, voire naître d’elle à la manière d’un fruit qui éclot de l’arbre enfin suffisamment puissant pour porter ses germes jusqu’à maturation. Aussi Spinoza affirme-t-il que sa phaffirme-t-ilosophie n’est pas la meaffirme-t-illeure, qu’elle ne prétend pas écraser toute la compétition passée et future, mais « qu’est vraie celle qu[’il] comprend » – à quoi nous pourrions ajouter l’implication logique parce que sans exagérer le sens exprimé par les propos de Spinoza, ce qui donnerait : est vraie sa philosophie parce qu’il la comprend, indiquant ici le renversement dont nous parlions. Entendue de cette manière, la condition de la « vraie » philosophie n’est plus la vérité ; par ce retournement, c’est la compréhension ou l’acte de comprendre qui devient lui-même la condition suffisante de la vérité de la philosophie ou, comme dit Spinoza, de la philosophie vraie. C’est dire que le système

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éternel ne se présente pas aux yeux de Spinoza comme une vérité extérieure à laquelle le disciple de la philosophie devrait souscrire pour triompher de la guerre des philosophies ainsi que de leurs disputes techniques pour éventuellement se prédiquer soi-même de la vérité, comme le fait le croyant qui embrasse la sculpture symbolisant sa superstition et la grandeur de son âme enfin parvenue à la quiétude tant promise par ses prédécesseurs, lesquels sont rarement enclins à la destruction des préjugés mais plutôt à l’invention de nouvelles autoroutes menant à Rome, c’est-à-dire au Vatican22. D’une tout autre manière, il semble que la vérité éternelle d’une philosophie soit produite par l’acte de comprendre qu’enveloppe celle-ci, ce pourquoi Spinoza peut poursuivre sa réponse à Burgh par ces mots : « Comment le sais-je, demanderas-tu ? De la même manière, te répondrai-je, que tu sais, toi, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Et cela est suffisant, personne ne le niera, à moins d’avoir le cerveau malade ou de rêver à des esprits immondes, qui nous inspirent des idées fausses semblables aux vraies. Car le vrai indique lui-même ce qui est vrai ou faux23 ». Il semble que Spinoza considérait nécessaire d’expliquer la vérité

de sa philosophie en précisant les conditions sous lesquelles se comprend la vérité et en insistant sur les effets de l’affirmation de celle-ci. Il y a fort à parier que Burgh y vit une certaine confusion entre la causalité de la compréhension effective d’un principe vrai et le principe de raison à conséquences, dans la mesure où, selon Spinoza, la vérité de sa philosophie se rapporte à la compréhension qu’il en a, et que cette compréhension enveloppe elle-même le vrai, en quoi son correspondant pouvait vraisemblablement déceler un cercle vicieux de présupposition réciproque entre la vérité et l’acte de comprendre24.

Dans ces conditions, on se demande s’il n’était pas un peu forcé d’opposer deux types de rapports entre le vrai et la philosophie (de prédication et de production), nonobstant la modestie apparente de Spinoza dans le début de sa lettre à Burgh. Car, si la compréhension nécessite un principe vrai pour engendrer le savoir de la vérité d’une philosophie, ne faut-il

22 La lettre 76 fut probablement écrite au retour de Burgh aux Pays-Bas, qu’il effectua pieds nus, après sa

conversion au catholicisme, à Rome ; la lettre répondrait à la demande de son père qui en informa Spinoza. À ce sujet, voir l’introduction de Maxime Rovere de Correspondance, op. cit., p. 37-38.

23 Ibid., p. 372.

24 On reconnaît là la critique qu’adresse Schopenhauer au système de Spinoza : il y aurait confusion entre le

principe (logique ou formel) de raison suffisante et le principe (matériel) de causalité réelle. Voir Schopenhauer, De la quadruple racine du principe de raison suffisante, trad. Chenet, Paris, Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 1997, p. 34-40.

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pas en conclure que nous jouions avec les mots et qu’en fait Spinoza considère sa philosophie absolument vraie : c’est-à-dire que non seulement serait vraie la philosophie qu’il comprend, et qui, par conséquent, s’en trouverait validée en sa vérité, mais aussi qu’elle serait de toute éternité la meilleure et la seule à jouir de ce statut, vu qu’elle serait immédiatement fondée sur le vrai ? Plus encore, à l’aide des incriminations de Burgh, aurions-nous raison de discerner en Spinoza un nouveau chantre du monopole de la vérité qu’il serait seul à « comprendre », pouvant ainsi se permettre quelques moqueries à l’égard de ses convives qui s’éloigneraient autant de la vérité qu’ils chercheraient à inventer de nouvelles philosophies et vérités en tous genres ? Comment rendre compte de ce nouveau rapport entre la philosophie et la vérité sans s’enfermer dans un cercle vicieux qui fasse de Spinoza un adepte involontaire du finalisme métaphysique ? Car poser la compréhension comme le principe de production du vrai alors que le vrai en fonderait l’effectuation n’est-il pas identique à la logique finaliste venant séparer l’essence d’une chose de son existence, c’est-à-dire qui pose l’essence du vrai d’abord et ensuite l’existence qui, par quelque malentendu, se détournerait de sa vérité essentielle tout en étant pourtant l’effet de celle-ci, quoique aliénée et comme extérieure à la plénitude de son essence ? De la même façon que l’on suppose une séparation entre le pour-soi et l’en-soi de la vérité dès lors que l’on fait de l’invention d’une nouvelle construction mentale une simple manière de parler, il semble que prédiquer la vérité de la philosophie ou la philosophie de la vérité ne soit guère une distinction conceptuelle suffisamment fondée pour expliquer le rapport de la nouveauté avec la philosophie éternellement vraie dont parle Spinoza. Dans les deux cas, on retrouve le finalisme : de la philosophie au vrai, ou du vrai à la philosophie consciente du vrai ; de la vérité pour soi, illusoire, à la vérité en soi, et inversement. Conséquemment, il se pourrait que la distinction entre la philosophie et la vérité soit une illusion relevant de l’imagination25, si bien qu’il faille reprendre l’analyse autrement si nous ne voulons continuer à reconduire le finalisme au cœur du spinozisme, chose que nous ferons tant et aussi longtemps que nous ne comprendrons pas quelle place occupe la nouveauté au sein de la pensée.

25 L’imaginaire n’exclut pas le fait d’exister ou d’être réel, au contraire, l’imagination étant une puissance

positive à part entière, c’est-à-dire productrice d’effets. C’est d’ailleurs là tout le problème : saisir la positivité de l’usage de la notion de nouveauté chez Spinoza, laquelle reste inséparable de l’imagination. Nous y reviendrons plus loin lorsque nous aborderons de front la critique du finalisme telle qu’exprimée dans E1app.

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Mais ce rapport entre le vrai et la philosophie, s’il relève d’une logique qui n’est pas seulement imaginaire, si la différence qu’il exprime et enveloppe est irréductible à l’image que l’on se fait d’une cible dans l’espace ou dans le temps, face à laquelle la pensée se positionnerait afin de l’atteindre à l’aide des moyens du bord, c’est que la pratique philosophique vraie dont se réclame Spinoza trouve son principe d’évaluation à l’intérieur d’elle, et non dans un objet extérieur qu’elle aurait à attraper : le vrai est son propre « indice ». En ce sens, l’excogitation d’une nouvelle construction mentale ne peut se ramener à la nature transitive d’un finalisme métaphysique qui limiterait la possibilité de la nouveauté à l’espace entre le point de départ et le point d’arrivée de la pensée. Le principe de la logique finaliste n’accorde place au nouveau qu’en fonction de la fin ou de la vérité qu’elle se donne antérieurement à toute invention éventuelle, d’où suit que ce principe, la cause finale, est identique à la fin et que l’évaluation provient de l’extérieur et non de l’intérieur d’une dynamique inventive. Si la fin et le principe d’évaluation sont déjà donnés comme s’ils étaient présents dans le monde extérieur, l’innovation est immédiatement orientée par eux et doit souscrire à leur autorité. Ainsi seulement le moyen peut être dit nouveau, tandis que la fin conditionne celui-ci en lui assignant des limites (transcendantales) au-delà desquelles il perd sa fonction et devient un potentiel ennemi de la fin qu’il sert. Or, comprise de la sorte, la nouveauté n’est qu’une relation imaginaire, une question de point de vue contenant en soi-même la raison de sa chute ou de sa disparition. En effet, subordonner la différence ou la nouveauté à l’identité d’une fin transforme la nouveauté en simple voile destiné à être absorbé par celle-là. Il semble donc difficile de s’attacher à penser la nouveauté sans craindre de tomber à tout moment sous la critique du finalisme, car penser la nouveauté convoque immédiatement, automatiquement le problème de la fin de celle-ci. Par exemple, si une chose est dite nouvelle, on s’interrogera aussitôt sur la pertinence ou la validité de cette assertion, ce à quoi l’on ne peut procéder sans faire intervenir un modèle par lequel la nouveauté pourra se reconnaître. Or, c’est précisément retourner au finalisme que de comparer une chose actuelle avec une norme lui étant extérieure.

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Percevoir entre la philosophie et la vérité un rapport transitif est du même ressort que le cercle vicieux entre l’acte de comprendre et la vérité, dans la mesure où dans les deux cas le vrai est posé comme cause finale, qu’il soit éternellement présent ou seulement à venir. La séparation réelle ou formelle entre la philosophie (ou la compréhension) et la vérité (ou le nouveau) engendre une illusion de cercle logique en lequel la présupposition réciproque des deux termes réclame une solution transcendante. Car ainsi la philosophie est dépouillée de sa propre force motrice et n’enveloppe pas les conditions de production du vrai ; au contraire, elle présuppose l’extériorité du vrai. Par conséquent, est reconduite au sein du « concept » de nouveauté la différence réelle entre l’existence de la philosophie et l’essence du vrai, et ce de deux manières : ou bien la nouveauté est totalement rejetée à titre d’illusion rencontrée au cours de l’existence de la philosophie, ou bien elle prolifère à titre de justification imaginaire de la fin vraie qu’on se donne ou qu’on présuppose suivant une doctrine du progrès par exemple. Dans le premier cas est oblitérée ou écartée la difficulté que représente la compréhension nouvelle que la présupposition du vrai appelle ; alors ne reste que le problème abstrait de l’existence de la vérité, dont le fardeau de la preuve constituerait tout le travail de la philosophie, lequel ne pourrait se solder que par une abdication de la raison au profit d’une transcendance indémontrable et irréfutable. Toute l’entreprise de la philosophie se concentrerait en cette tautologie : la preuve éternelle de l’éternelle vérité par le biais de l’éternelle vérité. Dans le second cas, qui forme d’ailleurs une conséquence logique du premier, la nouveauté est cette fois embrassée et constitue toute la passion de la philosophie, laquelle n’aurait plus d’autre office que d’ornementer de façon toujours nouvelle l’éternité de sa présupposition, à savoir la nécessité de justifier de façon compréhensible l’incompréhensible vérité présente dans nos entrailles ou toujours à venir comme la terre promise de la connaissance. De ces deux cas, il résulte que le concept de nouveauté ne devient qu’apparence inessentielle menant ou bien au vrai, par son rejet, ou bien à la (fausse) compréhension, par sa prolifération, leur seule différence résidant dans le choix de la direction stratégique choisie entre le vrai et l’acte de comprendre (du vrai à la compréhension ou de celle-ci à celui-là). Or ces deux modalités de la nouveauté – illusion de transcendance et sa méthode, que Spinoza baptise du nom de « réduction à l’ignorance26 » – ne forment-elles pas précisément l’objet de la critique qu’adresse Spinoza

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à la logique finaliste dans l’appendice de la première partie de l’Éthique ? De cette destruction du finalisme, ne sommes-nous pas alors forcés de voir dans le spinozisme un rejet intégral de la nouveauté en tant que notion, concept ou fin de la philosophie ? Peut-être d’ailleurs est-il nécessaire d’en venir à cette conclusion si l’on garde à l’esprit que les nouvelles superstitions et le finalisme sont constamment critiqués par Spinoza en raison des effets de délire qu’ils engendrent27, contrairement, selon lui, à la nécessité éternelle sur laquelle s’adosse le système et qui en principe échappe totalement à la logique transitive. La nouveauté représenterait un risque majeur pour la pensée philosophique. Mais comment en faire totalement abstraction, pour nous qui sommes finis ?

Les joies de la nouveauté : lettre 21 Encore que l’interprétation consistant à dire que Spinoza rejette en fait totalement la nouveauté ait pu séduire nombre de ses commentateurs au cours des siècles – et non les moindres : Leibniz, Diderot, Kierkegaard, Johannes Climacus, Schopenhauer, Nietzsche, Bergson, Lacan, etc. –, il semble possible de diagnostiquer chez Spinoza un tout autre type d’attitude philosophique à l’égard de la nouveauté. Ne dit-il pas lui-même, dans la lettre 21, ayant cette fois Willem Van Blyenbergh pour destinataire, que, « même si, un jour, les fruits que j’ai récoltés jusqu’ici grâce à mon intellect naturel, je m’apercevais qu’ils sont faux, cela me rendrait heureux ! dès lors que là est mon plaisir, et que je m’applique à traverser la vie non dans les plaintes et les gémissements, mais dans la tranquillité, la joie et les rires, et que régulièrement, je franchis une nouvelle étape28 » ? N’est-ce pas là une occurrence de la nouveauté, au sens d’un progrès mental et affectif, en faveur de laquelle Spinoza prononce sa joie de façon à ce qu’elle soit attestée une seconde fois – la première fois étant, par hypothèse, l’interpellation de l’appendice du De Dieu – en sa valeur positive pour la philosophie, quand bien même celle-ci se voudrait éternelle ? Hélas la facilité que

27 Spinoza est très prudent à l’égard du désir de nouveauté de ses contemporains. Prenons pour preuve ce

passage de la lettre 9 où il est question d’un de ses élèves, Casearius : « Jamais je n’ai été plus méfiant qu’avec lui ! En conséquence, je voudrais que toi et nos amis, vous soyez avertis de ne pas lui communiquer mes opinions avant qu’il ne soit parvenu à un âge plus mûr. Pour l’instant, il est trop enfant, inconséquent avec lui-même, plus préoccupé de nouveauté que de vérité. Mais j’espère qu’il amendera de lui-même ces vices puérils d’ici peu d’années. Et même, pour autant que je puis juger d’après son naturel, je tiens presque cela pour certain. Ses dispositions m’encouragent donc à l’aimer ». Voir Correspondance, op. cit., p. 84.

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