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Comment inclure le lecteur dans un système philosophique ? En forgeant une fiction à son usage ? Si c’est bien le cas, dira-t-on que le système présuppose une distinction réelle entre la puissance du concept et l’outil de la fiction ? Si je me rapporte à l’Éthique comme à une grande fiction articulée, suis-je recommandé par Spinoza lui-même à procéder ainsi, ou bien je prends mes lubies pour la vraie philosophie et ne continue en fait qu’à m’enfoncer dans le délire de l’imagination confuse ? Approfondir la fiction fut l’objet du chapitre précédent. En sortir celui du premier. Que reste-il à faire si nous voulons être conséquent avec notre problème tout en le précisant plus encore ? Certes, la seule réponse valable, a fortiori spinoziste, serait celle-ci : une infinité de choses. Pour des raisons économiques évidentes, il vaut mieux circonscrire cet infini et nous décider un tant soit peu. Or, justement, la décision, c’est-à-dire le problème de la décision, a comme naturellement fait ressortir l’importance de la fiction en philosophie, puisque c’est au sein d’elle que toute décision philosophique se pose : la vraie décision, c’est celle qui commence par une auto- position de ses conditions d’effectuation et qui se reprend infiniment dans ce mouvement d’assimilation de ses objets, quitte à tout prendre et à ne rien laisser au devant de soi, transformant ainsi la question de la possibilité de la nouveauté – soit notre première tentative de comprendre le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité – en une strate éloignée du cœur du problème. En effet, la reprise infinie de la décision, ou de la fiction de la décision, éjecte progressivement la question encore abstraite de la possibilité de la nouveauté hors de la sphère d’assimilation de ma réflexion en réfléchissant aux conditions qui m’ont amené à la poser, de la même manière que nous disions que la décision se révèle finalement n’être rien de plus que la réflexion de la forme de la décision indépendamment de son objet, risquant ainsi au passage de donner une image assez paradoxale de la décision

127 Note de l’éditeur : à partir d’ici, ce qui m’est parvenu du texte de M.D. s’apparente plutôt à des notes

réflexives. J’ignore s’il avait une suite en tête ou si ces développements étaient conçus par lui comme étant aporétiques. Je les ai conservés intactes afin de ne pas donner au lecteur l’illusion d’avoir achevé sa lecture. Il semble d’ailleurs que M.D. considérait ces notes comme le commencement véritable de son œuvre. – Mais pourquoi a-t-il donc décidé d’arrêter à ce moment alors qu’il commençait à exhiber la mécanique de son discours ?

philosophique. À titre d’exemple, on s’imagine Socrate si intensément décidé qu’il oublie toute fin extérieure afin de se concentrer sur sa propre activité réflexive, seul au placard, coupé des lumières du monde, tel l’idiot assimilé par sa bêtise. C’est en quelque sorte ce que nos derniers développements ont laissé imaginer en campant la décision au sein d’un espace de fiction sans extériorité où plus rien ne semblait résister à notre envolée. Était-ce un moyen d’éviter l’abstraction théorique à laquelle nous a confinés notre première tentative de poser le problème de la nouveauté que de renverser notre perspective initiale en surenchère fictionnelle ? Après-coup, nous savons cependant que la fiction servait de condition pratique à l’instauration d’un plan de décision véritable, puisque c’est en procédant d’elle que nous avons pu éviter de faire de la décision une espèce de saut absolu dans le nouveau ou dans l’éternité. La fiction a révélé sous la forme du concept ce que nous avons appelé la « forme de la décision », son aspect réflexif de reprise de soi perpétuelle, sans que nous la rabattions immédiatement sur son objet, à savoir l’infini, la nouvelle vie, l’expérience de l’éternité. C’est par le biais de la fiction qu’a été découvert cet intervalle de réflexion, lequel ne peut être fondé sur l’infini sans convertir celui-ci en objet fini, ce pourquoi la fiction peut à bon droit être considérée par nous comme une condition pratique et concrète : elle nous a permis d’éviter de fétichiser la décision, ainsi que son objet, en transformant celle-ci en processus d’assimilation universelle des objets tombant sous sa réflexion, au lieu d’en faire une rupture temporelle inopinée. Or, la décision reste un problème car, bien qu’elle se dise à la fois d’elle-même et de l’infini, dont on a dit que finalement elle procédait, elle n’est jamais donnée, définitive, finale. Sa nature l’empêche de se fermer sur elle-même. Pourtant, il a été dit qu’elle se prenait elle-même pour objet à partir du moment où nous avons activement réfléchi sa nature réflexive, ce qui ne va pas sans causer de nouveaux problèmes, dans la mesure où l’antériorité logique de la fiction par rapport à la décision nous empêche de déduire plus qu’un rassemblement de la condition de l’assimilation et des objets rencontrés sur son chemin. Par conséquent on se demande comment nous pourrons identifier un critère différenciant la fiction et la rationalité ou l’intelligibilité de nos concepts en regard de la nouveauté qui, selon toute apparence, ne se laisse pas facilement capturer par ceux-ci (mais ce n’est là qu’un cas particulier de ce qui m’intéresse vraiment ; cela le lecteur le sait maintenant). La nouveauté est-elle vraiment du

côté des objets de la décision ? Si la nouveauté n’est pas à trouver dans les concepts, ou par les concepts, où est-elle ?

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Je suis « face » au système de l’Éthique et j’essaie d’y entrer. La question de la fiction sert de pont entre le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité, que j’entrevoie à quelques endroits du système, et ma propre existence subjective désirant la béatitude et rien d’autre. Mais je ne peux pas entrer dans le système en prétendant connaître a priori ses mécanismes, ce pourquoi je bute sur cette sentence selon laquelle les fictions ne peuvent en rien m’aider à connaître Dieu, soit l’éternité. Je pense à ces deux passages de la fin de l’Éthique :

« …Mais il faut noter ici que, quoique nous soyons à présent certains que l’Esprit est éternel en tant qu’il conçoit les choses sous l’aspect de l’éternité, pourtant, afin que s’explique plus aisément et se comprenne mieux ce que nous voulons montrer, nous le considérerons comme si c’était maintenant qu’il commençait à être, et maintenant qu’il commençait à comprendre les choses sous l’aspect de l’éternité, ainsi que nous l’avons fait jusqu’ici ; ce qu’il nous est permis de faire sans risque d’erreur pourvu que nous ayons soin de ne rien conclure que de prémisses absolument claires.128 »

« Quoique cet Amour envers Dieu n’ait pas eu de commencement […], il a pourtant toutes les perfections de l’Amour comme s’il avait pris naissance, ainsi que nous l’avons feint dans le Coroll. Prop. précéd. Et cela ne fait pas de différence, sinon que l’Esprit a eu de toute éternité ces mêmes perfections dont nous avons feint qu’elles venaient maintenant s’ajouter à lui, et ce accompagné de l’idée de Dieu comme cause éternelle129 ».

Les fictions sont des feintes, des diversions concertées. – Ai-je tenté de feindre quelque chose en forgeant un axiome fictif ? Me suis-je ainsi détourné de moi-même ? En essayant d’inclure le lecteur dans mes recherches de philosophie, n’ai-je pas présupposé mon inclusion dans le champ de la philosophie, ce champ auquel j’aurais aimé adjoindre mes lecteurs considérés comme lui étant extérieurs ? Plonger dans la fiction afin de comprendre le problème de la décision me semblait irrésistible.

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128E5p31scolie. 129E5p33scolie.

Le je est un leurre : Spinoza veut dépasser le je afin de l’intégrer dans l’entendement infini de Dieu. Approfondir la fiction équivalait à ériger le je en instance philosophique fondamentale. Mais l’axiome, pour être fictif, nécessitait un appel au nous, lequel donne consistance à la fiction, un peu comme un romancier appelle à la créance du lecteur pour faire vivre ses personnages au sein d’une communauté d’objets de sa confection. Par conséquent, la décision doit-elle être comprise comme une apparition impersonnelle de l’amour qu’a le je pour Dieu ou l’éternité ? – Mais si c’est le cas – ce que je ne saurais dire ou comprendre –, si celui dont se dit la décision est quelqu’un ou quelque chose d’impersonnel, par exemple Dieu en tant qu’il s’explique par ma condition singulière, puis- je conclure que ce n’est pas moi qui n’ai en fait ni en droit posé la décision…? Car je me suis détourné de moi-même, et je ne suis jamais revenu à moi. – Qui donc s’avance sous ce processus perpétuel que j’ai appelé la décision ? – Je sais que le terme de décision paraît tout à fait saugrenu, d’autant plus que Spinoza ne semble pas accorder si grande importance à ce geste ou à ce concept dans son œuvre. Pourtant persiste en moi la décision en tant que processus de détournement perpétuel de l’abstraction et de la transcendance que la pratique philosophique ne saurait accepter sans du même coup périr. Supposons que je me considère décidé, au sens où la décision aurait été prise par moi dans un passé récent ; pourrai-je alors continuer comme si cette décision n’avait plus aucune pertinence ou importance quant à mon développement personnel et philosophique ? J’ai le sentiment que l’impersonnalité de la philosophie éternelle n’implique pas un rejet du je bien que ce je ne soit plus nulle part à trouver actuellement, un peu comme certains peintres font disparaître leurs personnages dans la profondeur du tableau. Juridiquement parlant, quelque chose a changé qui m’empêche de poser la réalité effective de ce je qui, autrefois, posa le problème de la décision non sans courage et pathos. Néanmoins, que la décision ait été effective dans le passé ne m’autorise en rien à me représenter comme absolument ancré dans l’éternité de la béatitude spinoziste ; si c’était le cas, je me serais démêlé de l’emprise qu’a la fiction sur moi et mes démarches conceptuelles, puisque je saurais précisément en quoi la fiction m’aurait aidé à parvenir au sommet, à la libération parfaite, à la béatitude. C’est bien là exactement ce que je conteste ! Car je ne fais que présupposer mon inclusion dans le système philosophique de Spinoza, je ne peux que faire comme si je comprenais réellement

la béatitude. Ni plus ni moins. Au fond, je pose la fiction de ma béatitude afin d’éviter ce dont la décision constamment reprise me permet de me détourner, à savoir la transcendance de l’éternité, la presqu’île injustifiable de la nouveauté absolue (non pas une île, car je la pose comme pénétrable par nature). En revanche, si je suis vraiment parvenu à la vraie béatitude éternelle, à la vraie compréhension sub specie aeternitatis dont parle Spinoza, quel sens revêt dès lors l’usage de la fiction ? Vais-je dire simplement que la fiction sert mon prochain, dépravé qu’il est de ne pas s’être décidé de conquérir cette éternité dont, non sans humour, je me réclame impersonnellement ? – Celui en moi qui fixe ardemment la nouveauté de la béatitude éternelle persévère encore : il souligne incessamment l’ignorance dont je ne me laverai probablement jamais complètement ; il est comme le personnage en moi qui conteste l’unicité de ma personne dans la béatitude. Qui est-ce donc ? La décision devient impersonnelle, aussi étrange que cela puisse paraître, mais le caractère impersonnel ou asubjectif de cet acte concret de décider par rapport à ma personne n’est pas rien, il n’est pas l’avènement d’une nouveauté objective que je pêcherais dans le monde ou dans l’ensemble des idées qui me constituent.

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Je ne trouverai la nouveauté absolue nulle part dans le système de Spinoza. Elle n’est pas objective : elle est intimement liée à la modification du rapport que j’entretiens avec la pratique philosophique, avec mes idées et mes affects, par quoi on ne peut correctement la dire subjective, étant liée à l’universalité de la philosophie, encore que le caractère impersonnel généré de façon immanente par la reprise de la décision n’implique pas qu’elle n’ait aucun lien avec ma personne concrète. Ce pourquoi je devrais aussitôt me retourner vers ma personne, ou plutôt vers les causes qui me déterminent à écrire ainsi sur une question qui ne participe pas de façon évidente des problèmes que traite Spinoza au fil de son œuvre. Je pense aux influences qui m’ont amené à « extraire » le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité dans le TRE et dans l’Éthique. Quelles sont-elles ?

Je ne pourrai jamais déposer ce mémoire ; – on ne voit pas en quoi j’augmente la quantité de connaissances que nos étagères de livres recèlent déjà au sujet de Spinoza. Pire, que je ne sache pas dissimuler que mon intérêt principal soit strictement personnel m’empêche de faire comme si je construisais une règle de compréhension menant directement au savoir de l’éternité spinoziste. – Or objectiver mes désirs de réforme affective n’indique-t-il pas déjà suffisamment au lecteur que le commentaire objectif de Spinoza ne se tient pas où l’on devrait s’attendre, c’est-à-dire dans l’explication transparente des thèses de celui-ci, mais en vérité du côté de la forme d’expression de la pensée ? Si la transformation de soi forme la tâche principale de l’individu désirant plus que tout la connaissance de l’éternité, et partant de son union par la connaissance avec cette éternité, ne serait-il pas vain et contradictoire de faire comme si l’on pouvait accomplir cette tâche en s’oubliant en cours de route…? Je crois maintenant savoir que mes influences constituent en fait le seul objet de mes recherches spinozistes : je désire comprendre ce qui me fascine moi-même dans la pensée spinoziste en particulier et dans la pensée philosophique en général. – Le lecteur s’en moque fort probablement, lui qui s’est habitué à décliner toute mise en scène du sujet de l’étude philosophique du côté des obscénités signalant à l’esprit averti que la vraie philosophie s’est ici définitivement éclipsée. Mais va-t-on continuer à opiner en ce sens si la connaissance des affects qui nous composent forme en vérité le cadre opératoire et la fin de la béatitude éternelle ?

*

Devrais-je maintenant renverser mon texte sur lui-même afin de montrer qu’il est possible de faire la théorie de ses propres développements personnels en regard du problème de la nouveauté de la béatitude ? Je pourrais ainsi mettre en forme, au mieux, une conception propre et originale des choses. On dirait peut-être par après : « vous avez raison, la nouveauté est fondamentale chez Spinoza ; comment ai-je pu manquer cela ? ». – Si vous êtes ce genre de lecteur, ce dont je ne saurais me prévaloir, vous me donnez d’avance raison de ne pas théoriser mes propres développements, aussi aberrants soient-ils. Mes raisonnements ne sont pas transportables. À ce compte là, je préfère la fiction, qui me permet de faire comme si j’avais déjà une idée claire, que je désire atteindre avant d’avoir

entrepris sa quête, laquelle se définit pourtant comme un processus éternel qui n’a ni début ni fin.

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Or si je préfère la fiction, comment pourrez-vous saisir le sens de mes propos et les encadrer dans une interprétation particulière – et tout à fait contestable – des réflexions de Spinoza ? – Il n’est pas exclu que j’utilise la fiction et que je parle du problème de l’usage de celle-ci justement dans le but de détourner le lecteur de mes tentatives de l’inclure au sein de mes boucles de raisonnement. Ni que le je qui revient depuis quelques dizaines de pages soit l’auteur de ce que je pense réellement à propos de la fiction, de Spinoza, de la nouveauté et de la béatitude. Du coup, si ces mots ont ici un sens, la méfiance à mon égard est on ne peut plus justifiée. – Mais pourquoi donc le dire ? Il devrait maintenant être évident pour le lecteur que mon but est de comprendre ce que peut bien être une lecture philosophique d’une philosophie qui prenne en charge la difficulté d’inclure le rapport personnel du lecteur (soit vous et moi) avec le propos, et ce sans écarter la possibilité de générer de l’intérieur de cette lecture une gamme de processus impersonnels qui, juridiquement parlant, se rapportent à ma personne, à moi-même en tant qu’auteur amateur, mais qui réellement ne se réduisent aucunement à ma propre idiosyncrasie. Par conséquent, être méfiant est ici une arme critique que j’aurai tâché autant que possible de sculpter à l’usage du lecteur afin qu’il génère à partir de mes détournements spinozistes – mais pas seulement, d’autres ayant pu aussi bien m’influencer – un détournement de second degré qui le force à rejeter mes fictions conceptuelles.

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Mais quel sens a ce dernier commentaire ? Suis-je entrain de recadrer le cadrage de la fiction par une vue théorique que l’on pourrait, in extremis, me reprocher ? Qui est l’auteur réel de ces fictions impersonnelles qui prétendent à la production d’effets qui soient réels et concrets ? Est-ce là une nouveauté dans notre développement ? La nouveauté ne serait pas extérieure, objective, mais naîtrait de l’intérieur de ma personne à la fois éclatée et unifiée

par le paradoxe de la nouveauté et de l’éternité dont elle se fait décidément l’esclave. – Un paradoxe m’a-t-il confirmé en ma position de ventriloque impersonnel que j’aurai pourtant bien tenté d’être de façon si pathétiquement personnelle ? Quand je vise le concept, à en saisir sa nature, je me bute sur une limite indécidable entre lui et la fiction. Quand je m’enfonce dans la fiction, je me perds moi-même et oscille entre nous et moi-même dans une discussion réflexive où les personnages sont à la recherche d’une décision commune qui leur permettrait de donner leur assentiment quant à la nature de leur véritable auteur.

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Mais quels personnages ? – C’est là ce que je ne saurais dire. Lorsque j’essaie de prendre cette question au sérieux, de considérer l’éventail des différences concrètes entre ma personne braquée sur la béatitude et l’impersonnalité que celle-ci enveloppe, n’émergent que des incongruités difficiles à communiquer, des mises en scène de ma propre ignorance congénitale. Y a-t-il donc du nouveau en ma personne ? Il semble que je ne puisse rien dire sinon que mes perspectives scéniques intérieures forment les effets de la fiction de la nouveauté en moi-même. – Mais est-ce parce que je ne peux qu’ignorer ce qu’est le véritable statut de la nouveauté en moi, ou bien parce que la décision m’a retiré la perspective qui me permettait de théoriser cette nouveauté ?

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Je n’ai plus de contrôle sur la décision ; elle persévère en ma personne et ouvre les murs de la prison de la fiction de la nouveauté, sans pourtant que je puisse en sortir, tout en la voyant se reprendre, avec son caractère impersonnel caractéristique, comme si elle était en

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