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Décision et invention dans le Traité de la réforme de

l’entendement

Par M.D.

« L’homme qui se scandalise, ses paroles ne sortent pas de son fond, leur source vient du paradoxe, comme l’homme qui en parodie un autre n’invente rien, mais ne fait que le copier à rebours. »

– Johannes Climacus78

Il est l’heure de mettre la fiction en scène. Comment pourrait-il en aller autrement pour nous qui venons de frapper un mur ? Le fait que l’approche théorique aboutisse au caractère indécidable de la nature de la nouveauté nous enjoint à sauter au sein de la fiction. En effet, si la démarche philosophique se réfléchit elle-même en tant que problème, si la philosophie devient son propre problème, qu’elle le veuille ou non, sa propre ignorance la ramène aux joies et aux délires de la fiction, laquelle dispense un milieu propice à l’invention dont nous ne pouvons sortir sans d’abord déterminer à quel point nous y sommes plongés. Avant de décider de la nature fictive ou non-fictive de la nouveauté dans la philosophie éternelle de Spinoza, il nous est nécessaire de participer de la fiction de la nouveauté à notre tour, à notre manière, et de pratiquer ses cercles révolutifs interminables. C’est pourquoi l’approche choisie dans ce chapitre n’est plus de même nature que précédemment. Cette fois, il ne sera pas question du rapport de Spinoza et de ses lecteurs en général, mais de mon propre rapport problématique à la pratique d’écriture de la philosophie spinoziste. Doit-on alors croire que j’essaierai de parodier le discours de Spinoza, comme si je visais à assimiler la place ou le lieu d’énonciation de l’auteur de l’Éthique ? Je ne saurais le décider à la place du lecteur. Étant partie prenante du processus fictionnel que cherche à instaurer ce texte, il ne serait pas sérieux de ma part de prétendre être en mesure de fixer les places,

78 Kierkegaard est juridiquement responsable de ces paroles, quoiqu’il n’en soit guère le véritable auteur. À ce

sujet, voir : Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Gallimard, coll. Tel, Paris, 2002, p. 524- 525.

d’assigner les rôles et de délimiter les fonctions des participants, desquels vous faites partie ayant déjà fait un bon bout de chemin à travers mes essais « instauratifs ». Je ne tranche donc point, quoique ce ne soit peut-être pas en vertu de la raison à laquelle l’humilité d’un auteur raisonnable serait supposée m’en conforter. Je ne nie pas désirer m’assimiler le discours philosophique de Spinoza, non pas par modestie – dont on ne peut guère manquer lorsqu’on pratique les œuvres de ce philosophe – mais plutôt parce qu’il me semble drôlement plus naïf de croire être capable de fixer les places du jeu philosophique entre le lecteur et l’auteur, le récepteur et le commandant, etc. Réfléchir la nature problématique du positionnement actuel du discours philosophique transforme en problème ce qui peut pour d’aucuns apparaitre comme une évidence : Spinoza produit des thèses, on les commente de façon révérencieuse. Loin de m’accorder à cette pseudo évidence, j’approche ce rapport lecteur-auteur de façon personnelle : le caractère indécidable de la nouveauté, c’est-à-dire de son absence ou de sa présence effective dans le système de Spinoza, implique, au niveau pratique, qu’il faille décider pour soi-même de ce qu’il en est, ce qui, certes, implique d’étranges conséquences. Par exemple, au lieu de disparaitre derrière l’écriture des autres, de celle de Spinoza et de ses commentateurs, je me présente ici avec insistance afin de souligner d’abord que le problème de la nouveauté est une affaire strictement privée qui ne relève que très peu de la vérité officielle du spinozisme, laquelle est bien sûr une fiction parmi d’autres. Très peu, ai-je dit, car les conditions pratiques de la position du problème de la nouveauté chez Spinoza ne sont pas sans rapport avec la nature la plus fréquente des études sur Spinoza qui portent sur son œuvre et qui l’abordent un peu comme si elle présentait un étalage de thèses philosophiques ayant force de vérité ou non, en fonction des interprétations que l’on en tire. Toutefois, comme il n’y a pas de nouveauté objective dans son œuvre que l’on pourrait épingler au passage comme une thèse offrant une représentation objective du monde, il est évident que l’entreprise à laquelle je m’adonne ici ne saurait se confondre avec ces études théoriques, bien que la mienne puisse être très inférieure à celles-ci, ce que je n’essaierai pas de montrer, ni d’imposer. Or, l’allure cavalière de mon entreprise personnelle n’est pas purement arbitraire.

En un sens, peu de gens savent ce que Spinoza entend par éternité, si bien que douter de l’existence réelle d’un tel savoir est une des choses les mieux partagées parmi ses

commentateurs. C’est là la difficulté première du système. Qu’est-ce que l’éternité ou la béatitude éternelle ? Seulement à cette condition bien comprise la philosophie spinoziste peut-elle être dite vraie, puissante, intéressante, etc. Il n’y a cependant là rien de nouveau, d’autres posent la même exigence afin de comprendre leur doctrine, même si aujourd’hui nous n’y croyons plus ou très peu, à la mesure de notre affairement théorique personnel. Autant dire que notre contribution théorique dans le chapitre précédent n’a pas non plus réussi à solutionner ce mystère, ayant en plus mobilisé de nouveaux concepts eux-mêmes relativement indéterminés, comme s’ils ne pouvaient souffrir la circonscription complète de leur existence singulière. L’inconnu, l’invention et l’ignorance étaient des concepts forgés au passage afin de sortir du cercle du vrai et du comprendre, sortie que nous n’avons pas pu confirmer en vertu de leur nature dynamique et variable, passant du faux au vrai et de leur rejet complet de la part de Spinoza à leur introduction forcée et nécessaire afin de comprendre certains rouages capitaux du système. Forcée et nécessaire de notre point de vue, c’est-à-dire de l’intérieur de notre problème et de ses conditions singulières. Or, nous avons présumé que leur fonction était d’éviter d’enchainer la pensée dans le cercle identifié par Burgh ; – mais cela était-il nécessaire ? Car en attribuant comme fin à ces concepts de nous sortir du cercle en question, n’avons-nous pas d’emblée neutralisé notre chance de comprendre la nouveauté, laquelle n’est pas une affaire objective, disions-nous, mais toute différente (subjective ou d’une autre nature ?), ce qu’une fin extérieure au jeu circulaire de la pensée du vrai et du comprendre serait venue trahir en rapportant les moyens que nous nous sommes donnés pour comprendre ce dernier à des conditions extérieures à leur champ d’effectuation réel ? En d’autres mots, nous avons laissé dans l’ombre une face de ces concepts en ne considérant que celle tournée vers l’éternité en tant que représentation finale à atteindre, de telle sorte que le résultat escompté, la compréhension du rapport de la nouveauté et de l’éternité, s’est transformé en une impossibilité de répondre, en une indécidabilité théorique, extérieure au cercle, comme si la naissance des concepts issus de ce cercle n’avait en elle-même aucune importance et que leur effectivité n’avait de justification qu’en rapport avec d’autres concepts hiérarchiquement supérieurs ou transcendants. Le cercle du vrai et du comprendre a été analysé d’un point de vue extérieur, ou, pour le dire concrètement, le désir à la racine de l’opération avait pour fin un désir de résolution théorique définitive (d’où la question portant sur la possibilité de la nouveauté).

En conséquence, j’ai failli à mes propres concepts, en tirant leur singularité du côté de la solution théorique jamais trouvée ! Comment cela est-il possible ? L’auteur d’un concept n’en est-il pas nécessairement le maître en tous points ? Il semble bien que non, puisque nous avons oublié en cours de route l’origine des concepts au profit de leur fin, et ce même si nous n’avons jamais laissé croire au lecteur que nous possédions une solution concrète à notre problème de la nouveauté et de l’invention d’une nouvelle construction mentale. Aurions-nous par hasard manqué de quelque chose ? Avons-nous trop concédé au désir théorique de la philosophie en n’accordant aucune attention particulière à l’invention de nos propres concepts ? D’un autre côté, n’était-ce pas une trahison commandée par la fidélité au texte qu’exige justement l’interprétation théorique ? Suis-je moi-même divisé entre deux manières de faire de la philosophie, voire possédé par elles, l’une théorique et l’autre personnelle ? Après tout, le lecteur se demande peut-être encore si la nouveauté traitée n’est pas celle que nécessite la béatitude éternelle de Spinoza mais bien le désir de briller de ma personne.

Mais n’ai-je pas dit quelques lignes plus haut qu’il était par nature indécidable de déterminer le caractère fictif ou non de la nouveauté, si bien que la théorie serait dans son plein droit de juger de la sorte, quand bien même je me dénuderais et me mettrais en scène en tant qu’auteur véritable à la seconde suivante ? Et pourquoi pas ? Mettre en scène la fiction, celle de la philosophie et de ses composantes, n’engendre pas un rejet de la théorie. Parlons plutôt d’une recontextualisation pratique bien méritée. Si la mise en scène de la fiction de la nouveauté s’adresse bel et bien aux ignorants, n’est-il pas légitime de ma part de désirer me mettre en scène de façon fictionnelle afin d’assumer mon ignorance congénitale, que le discours théorique tend par nature à dissimuler en séparant la puissance d’imaginer de la pensée de ses productions théoriques ? Or, en vertu de l’échange des places qu’implique la puissance assimilatrice de la fiction, il n’est pas absurde de considérer Spinoza lui-même comme un ignorant parmi d’autres, de telle sorte que lui voler le clavier électronique des mains – qu’il n’a jamais utilisé de son vivant, à son grand malheur, lui qui l’a pourtant inventé par anticipation en composant l’Éthique ainsi – n’a rien d’un déshonneur, ni d’une trahison. Au contraire, si la philosophie est l’invention d’une sagesse singulière, me marier à l’ignorance de Spinoza est plus que recommandé,

dans la mesure où c’est ainsi que je me donnerai la possibilité de réfléchir les conditions de l’invention de mes propres conditions d’invention, lesquelles m’autoriseront à m’emprisonner volontairement au sein de la fiction de la nouveauté afin de copier à rebours les moyens qu’il s’est donnés pour mettre en rapport son ignorance élective avec sa compréhension singulière de l’éternité. Je dis bien mettre en rapport l’ignorance d’un individu singulier avec la compréhension singulière qu’il a de l’éternité, et non supprimer l’ignorance par la force absolue de l’éternité d’une définition, puisqu’il n’est dit nulle part qu’une telle chose puisse s’effectuer. Trancher cette question est affaire de théoricien, soit ce que je ne suis pas et dont je fais ici mon mea culpa. Jouer d’abord la fiction pour elle- même est ma tâche ; c’est seulement ensuite, ou pendant la joute, que sera décidé si la nouveauté est l’apax de la philosophie éternelle ou une simple fiction extérieure à la vraie compréhension éternelle. Or, si j’écarte le désir esquissé par le chapitre précédent que nous avons maintenant reconnu et qui était de sortir de la fiction, du cercle du vrai et du comprendre ainsi que de la constellation conceptuelle qu’il a engendrée, comment pourrai- je décider de la nature fictive ou non fictive de la nouveauté sans me faire violence, sans me contraindre de l’intérieur de la fiction – que je désire mettre en scène pour elle-même – à sortir de cette fiction ? De quelle valeur sera mon jugement s’il tire toute sa force de l’intérieur de la fiction de la nouveauté ? Peut-on proférer des jugements vrais ou adéquats qui ne soient pas de même nature que ceux produits par une démarche théorique restant extérieure à son objet ? Plus essentiellement encore, comment me décider à désirer juger de cela sans m’arracher de mon propre sol, lequel est le fruit de ma propre imagination, de la fiction – mieux, de celle qui naît de l’assimilation de ma personne par la performance philosophique du texte de Spinoza ? Pour décider de l’éternité et de son acquisition personnelle, ne faut-il pas d’abord nous confronter à ces problèmes réfléchissant la dimension fictionnelle de la philosophie ?

Ainsi, afin de décider au sens fort, il faudra participer au processus de l’invention d’un problème ou d’un champ problématique au sein duquel naît le problème de la décision, grâce auquel nous parviendrons peut-être à élucider notre problème principiel, à savoir celui de la présence ou non de la nouveauté en philosophie, particulièrement au sein de

celle de Spinoza. Je sauterai cette fois dans le Traité de la réforme de l’entendement79, après l’Éthique, car s’y dessine explicitement le problème de la décision en philosophie, soit un problème pratique qu’il faut nécessairement poser si je veux comprendre celui de la nouveauté. J’essaierai de suivre et de prolonger certains mouvements exprimés par cette œuvre, en réfléchissant de façon concrète les gestes fictionnels que pose Spinoza pour son lecteur – ou plutôt que je poserai pour mon lecteur, sous le chef de mon ignorance têtue et pourtant réflexive. Dois-je préciser que les résultats auxquels ce chapitre parviendra n’auront dans le meilleur des cas rien à voir avec la démarche théorique qui habituellement s’empresse d’écarter de la sphère du problème philosophique instauré tout ce qui relève de l’idiosyncrasie de son auteur ? À partir de maintenant, la compréhension de la différence entre la fiction de la nouveauté et la nouveauté passera par une réflexion des conditions intrinsèques à l’instauration fictionnelle de la décision, lesquelles seront à leur tour mêlées de fiction, comme si la fiction formait le sol que la pensée ne pouvait pas ne pas poser afin de se penser elle-même et, plus fondamentalement, afin que je me décide moi-même. Car il ne s’agit que de cela : comment décider d’inventer une vie nouvelle qui soit éternelle ?

*

Décision L’ouvrage de Spinoza le plus explicite sur la question de la nouveauté, le TRE, est aussi celui qui, dès le premier paragraphe, pose le plus clairement l’éternité comme réalisation de la philosophie et, partant, de la liberté, pour nous hommes de la vie commune. Le problème inaugural s’énonce comme suit : « je résolus finalement de chercher s’il y avait quelque chose qui serait un bien véritable, capable de se communiquer et qui, une fois tout le reste rejeté, serait l’unique affection de l’âme ; bien plus, s’il y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me feraient jouir pour l’éternité d’une joie suprême et continue80. » La décision est claire : le narrateur vise l’éternité, ni plus ni moins. Pourtant,

79 Spinoza, Œuvres I, Premiers écrits, Traité de la réforme de l’entendement, trad. Beyssade, PUF, Paris,

2009, p. 60-155. – Dorénavant : TRE. Toutes les citations de Spinoza renverront au numéro du paragraphe cité.

dès le départ et au même moment, la nouveauté et l’éternité sont implicitement mises en rapport, à travers le concept de découverte, qui suggère aussi bien la découverte d’une chose préexistante que l’invention de celle-ci. D’abord, on ne voit guère de problème, dans la mesure où l’éternité faisant l’objet de la décision du narrateur, ou du je, n’est pas encore atteinte ou réalisée, tout reste à faire, ce pourquoi il est facile de restreindre la portée de la découverte ou de l’invention à une simple manière de parler, ou à la rhétorique à laquelle nous ont habitués les philosophes de l’Antiquité comme Épictète et Épicure qui ont fréquemment introduits leurs traités par un prologue de circonstance. Or, il suffit de lire la suite de ce premier paragraphe pour voir que la constellation de sens introduite par ce concept n’était que la découverte, littéralement, d’un champ à inventer, à instaurer. Tout de suite, le je du texte porte son attention sur ce qui vient d’être décidé, en pesant le poids de certitude de ce désir extrême :

« Je dis que finalement je résolus : à première vue, en effet, il semblait inconsidéré, pour une chose alors incertaine, d’en vouloir perdre une certaine. Je voyais bien les avantages que l’on tire des honneurs et de la richesse, et que j’étais contraint de renoncer à leur recherche si je voulais m’appliquer sérieusement à une autre chose nouvelle (rei alli novae). Si jamais le bonheur suprême s’y trouvait, je me rendais compte que je devrais en être privé ; si au contraire il ne s’y trouvait pas et si je m’y appliquais exclusivement, je serais alors aussi privé du bonheur suprême81. »

La décision est d’emblée divisée par le caractère paradoxal de sa forme. D’un côté, l’objet de la décision est la jouissance « pour l’éternité d’une joie suprême et continue », tandis que, de l’autre, l’avènement de cette jouissance est pensé comme une naissance à l’éternité qui, du point de vue affecté du narrateur, semble absolument nouvelle. La cause de cette division dans l’énonciation est indiquée par le marqueur temporel « finalement », qui introduit l’alternative entre les choses de la vie commune et la nouveauté absolue à venir que représente l’éternité pour le narrateur, en suggérant un double point de vue sur la décision, soit l’après-coup et l’avant, le retour sur la décision et le moment imminent de la décision. Autrement dit, l’éternité est soit absolument nouvelle, soit présente, sans que nous le sachions encore, au sein de la vie commune, ce qui veut dire qu’elle serait à découvrir ou à inventer de l’intérieur de cette vie commune. Or, si elle est à inventer, l’éternité ressortira paradoxalement aussi comme nouvelle, bien que de manière relative, si l’on considère la découverte de l’éternité comme un événement allant tout à fait de soi, et ce même si ses

effets ne s’en feront pas moins sentir comme majeurs pour le découvreur renaissant en joie. Par conséquent, les deux possibilités de l’alternative ressortent comme nouvelles, du point de vue du découvreur, si bien qu’il nous semble jusqu’à maintenant arbitraire de dire que nous décidons de l’éternité ou de la nouveauté. Le narrateur aurait aussi bien pu s’engager dans la recherche de la nouveauté que dans celle de l’éternité, puisqu’il semble que ni l’une ni l’autre ne fait l’économie de la nouveauté, ce qui renvoie sa décision à une décision en faveur d’un oxymore, d’une fiction ou bien trop facile à atteindre, ou bien impossible, étant donnée la contradiction dans laquelle se trouverait notre héros de fonder son existence sur une pure chimère. Toutefois, il s’avère que le narrateur spinozien ne refuse point la frivolité de la conséquence, lui qui enchaîne avec cette question fort problématique, que nous prenons ici, soit dit en passant, pour principale focale d’exploration du TRE : « ne serait-il pas possible, par chance, de parvenir à une nouvelle règle de vie, ou du moins à une certitude à son sujet, sans changer l’ordre et la règle commune de ma vie ?82 ». En effet, comment éviter la question du changement de soi sans changement à partir du moment où

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