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Clair-obscur : suivi de «Cette vie mystérieuse des mots» : la grammaire de la création chez Gabrielle Roy

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Clair-obscur

Suivi de «Cette vie mystérieuse des mots» :

la grammaire de la création chez Gabrielle Roy

Mémoire

Isabelle Houde

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Ce mémoire présente un recueil de nouvelles traversé par une succession de moments de clarté et d’ombre caractéristiques de la notion de deuil. La réflexion subséquente à ce recueil s’inspire de la vision de la création littéraire de Gabrielle Roy. L’essence de cette «grammaire» de la création est vue comme un ensemble de quatre conditions nécessaires à l’émergence d’une œuvre littéraire. Au moment d'entreprendre l'écriture, il ne faut pas prendre conscience des intentions qui nous habitent, demeurer disponible pour que la grâce de l’inspiration nous permette d’accéder au trésor d’images logé dans notre inconscient, prêt à rejaillir et à être ordonné par le fruit du travail en une œuvre de «vivante vérité» où, à la suite de Gabrielle Roy, il est possible d’atteindre «cette vie mystérieuse que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours parviennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout neuf».

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Introduction générale... 1

Section création Ŕ Clair-obscur ... 3

La biche ... 5

Hampton Beach ... 11

Silence ... 25

Clair-obscur ... 31

Section réflexion Ŕ «Cette vie mystérieuse des mots» : la grammaire de la création chez Gabrielle Roy ... 39

Introduction ... 41

Règle I : Ne pas prendre conscience des intentions qui nous habitent... 43

Règle II : Être disponible pour accueillir la grâce de l’inspiration ... 49

Règle III : Trouver la clé de son trésor d’images intérieur ... 55

Règle IV : Ordonner les images pour que la vérité jaillisse à travers la fiction ... 63

Conclusion ... 69

Bibliographie ... 73

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«Et c’est ainsi que peu à peu, pour rompre cette gêne atroce qui existe entre l’être qui va mourir et celui qui va lui survivre, je me pris à lui parler du ciel.» Gabrielle Roy, La Détresse et l’Enchantement

À mes parents, pour leur soutien indéfectible; À Alexandre, pour la patience

et les encouragements; À Jean-Noël, pour les franches discussions

et l’accompagnement; À Jeanne et Laurie, à qui j’aurais voulu pouvoir parler du ciel plus longtemps.

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Introduction générale

Le présent mémoire est conçu en deux temps. D’abord, un recueil de nouvelles de fiction, intitulé

Clair-obscur, présente quatre histoires comme autant de visions sur la mort, la perte et le deuil. La biche raconte comment la rencontre d’un chevreuil frappé sur le bord de la route changera la vie d’un

trentenaire parti à la chasse. Dans Hampton Beach, une dame d’une cinquantaine d’années part en pèlerinage dans une station balnéaire du New Hampshire à la rencontre de ses souvenirs. Silence, quant à elle, aborde la difficulté d’un vieil homme à comprendre la mort de sa femme. Finalement, dans Clair-obscur, la nouvelle-titre, une dame très âgée et aveugle vivant dans une solitude profonde est troublée par l’arrivée d’une lettre lui étant adressée.

Par la suite, un essai vient mettre en relief le travail derrière ce recueil de nouvelles. Cette réflexion s’intéresse à l’expérience de la création littéraire chez une des grandes dames de la littérature canadienne, Gabrielle Roy. Puisant à même l’œuvre de l’écrivaine et différents ouvrages qui lui ont été consacrés, ce texte propose un retour a posteriori sur le cheminement de l’auteure du présent mémoire. Y sont élaborées quatre «règles de grammaire» de la création littéraire : ne pas prendre conscience des intentions qui nous habitent, être disponible pour accueillir la grâce de l’inspiration, trouver la clé de son trésor d’images intérieur et finalement, ordonner les images pour que la vérité jaillisse à travers la fiction.

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La biche

Aujourd’hui, Éric est prêt à tuer.

Tout est dans le coffre du pick-up. Les douilles, la carabine, l'habit de camouflage. Depuis le temps qu’il attend cette journée. Il freine brusquement. À deux mètres, là, devant, un chevreuil gît sur l’asphalte givré. Un obus éclaté tout droit sorti de la forêt.

Éric range le camion sur l'accotement et s’approche de la bête. La poussière de vitre craque sous ses bottes. Il jauge l’animal. Une grande femelle, puissante. Elle n’est pas morte. Son ventre, constellé d'éclats de verre, s'élève et s'abaisse. À peine. Le sang, encore clair, s'écoule en ruisseaux tranquilles vers la mare qui mouille ses flancs. Une victime toute fraîche dont le cœur palpite, à bout de souffle. Les quatre pattes fracassées dans un élan malheureux. Éric approche sa main du pelage brun, encore tiède. La biche relève la tête. Les paupières engourdies, elle le fixe pendant quelques secondes d’éternité. Son regard. Celui qui ne redoute plus la mort.

L’adrénaline se décharge dans les veines d’Éric. Il sent la sueur grimper dans son cou. Un pétillement douloureux assaille le creux de son ventre. Tout son corps reconnaît ce regard qu’il a croisé une seule fois, il y a 20 ans; son esprit s’y refuse avec violence.

D’un coup, la tête de la biche retombe. Ses naseaux laissent péniblement s’échapper les dernières chaleurs d'un corps qui s'éteint. La bête étouffe, et pourtant, Éric sent que quelque chose la retient en ce monde. Troublé, il pose sa main sur la tête de l'animal. Il attend la mort. Espère qu'elle viendra vite. Une voiture peut tourner le coin à tout moment, mais il ne se résout pas à quitter l’animal agonisant. Il sait qu'il pourrait tout simplement prendre sa carabine dans son camion, tirer sur la bête, proprement, sans attendre. Pour lui éviter de souffrir. C'est ce qu’il fait, habituellement.

Pas aujourd’hui. Le regard placide de la biche a ouvert une brèche en lui, un abîme profond au bord duquel Éric lutte pour ne pas perdre pied. Il lutte comme ce chevreuil, devant lui, qui attend, criblé de vitre, prêt à rendre les armes.

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la bête par ses pattes arrières, passe un bras sous son abdomen et la tire vers le bas-côté de la route. Il dépose la biche dans l'herbe glacée qui craque sous son poids et se teinte de rouge.

La femelle tord son cou, pousse un soupir. Sa tête s’échoue. Les naseaux frémissent, sentent, explorent le peu d'air qui y entre encore. Et puis, plus rien. La bête pousse son dernier souffle sans plus attendre, les yeux grands ouverts.

Éric recule, effrayé par son propre geste. Il regrette d'avoir troublé l'agonie de cette biche. Il essuie son front. Remarque tout à coup l'entaille qu'il s'est infligée à la main.

Puis il aperçoit tout autour de lui, sur le sol, entre les feuilles écarlates, des taches de sang. Beaucoup trop de sang pour cette seule petite entaille sur sa main. Éric pivote sur lui-même, promène son regard contre la lisière de la forêt. Un morceau de tissu déchiré pend d’un buisson tout près. Éric s'y aimante.

Une botte. Là, dans un petit amas qui tient plus de la neige que du givre. Il chancelle, accélère. Contourne le buisson.

Les jambes d’Éric cèdent sous lui.

Une vieille dame est étendue dans les feuilles mortes. Ses cheveux blancs bouclés auréolent son front ensanglanté. Elle est étrangement enveloppée dans une cape de laine, comme si quelqu’un avait voulu la couvrir. Ses lèvres bleuies reposent entrouvertes, dans un demi-sourire.

Éric rampe et s'accroupit près d'elle, fouille son corps à la recherche de signes vitaux. Il trouve son aorte, qui tremble sous la peau frêle de son cou. Il approche l’oreille de sa bouche. Il se tend, complètement immobile. La forêt aussi retient son souffle. Un faible râle expiré par la vieille dame effleure la joue d'Éric. Il se relève, explore le corps de la femme, parsemé de coupures superficielles. Il sait que les pires blessures se cachent toujours à l'intérieur. Des bombes à retardement enfouies sous la peau. Il hésite à déshabiller la vieille, sûrement déjà en hypothermie.

Il empoigne son téléphone pour appeler les secours. Il compose, cherche à nouveau le pouls de la dame. Si faible. Et lent. Mais bel et bien existant.

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L'opératrice du 9-1-1 répond. La ligne coupe. Éric donne ses coordonnées rapidement, en espérant que quelqu’un l’entend à l’autre bout du fil. Pas de réponse. Il laisse tomber le téléphone dans l’herbe gelée. Il sait que la vieille ne tiendra probablement pas jusqu’à l’arrivée des secours. Il touche sa peau, beaucoup trop froide. L'air glacé de la mi-novembre a déjà fait son œuvre. Éric enlève son manteau, retire son chandail. La chair de poule se répand sur son torse nu. Il ouvre le grand châle de laine enroulé autour de la vieille. Dessous, un chemisier blanc encore immaculé. Sans y penser, il le déboutonne, l'arrache presque. Puis il s'étend près de la dame, repasse son manteau par-dessus ses épaules et utilise le châle pour les couvrir, tous les deux. D'un coup, il colle son corps à celui de la vieille. Éric se crispe, comme sous une douche qui manque soudainement d'eau chaude. Il grimace. Mais resserre son étreinte.

Il n'y a plus que lui et la vieille dame, poitrine contre poitrine. La forêt se remet à bruire autour d’eux. Une étrange langueur engourdit Éric peu à peu. À mesure que lui-même perd sa chaleur, il sent les chairs raidies de la vieille se ramollir. Il ne sent plus l'urgence fouetter l'adrénaline dans son sang. Son visage est à quelques centimètres de celui de la vieille, où le sang commence à sécher dans les égratignures. Il entend toujours ce faible râle qui persiste à s'échapper de ses poumons. Elle est si paisible. De larges pattes d'oies s'étendent comme des deltas du coin de ses yeux jusqu'à la lisière de ses cheveux. Sa peau, tachetée par le temps et le soleil, paraît translucide.

Éric la trouve belle. Avec cette flamme qui vacille, mais tient toujours au creux de son corps usé. Ses lèvres rosissent. Il continue de la tenir collée contre son corps.

Il croit avoir sa mère sous ses yeux, à cet instant. Le mirage d’un avenir inexistant. À quoi aurait-elle ressemblé, à cet âge? Si seulement il était rentré plus tôt de l’école. Éric se met à trembler. L’abîme ouvert en lui par le regard agonisant de la biche grandit sous ses pieds. Le regard de sa mère. Un regard doux et paisible. Résigné devant la mort. Pendant que son corps, secoué par les cahotements de ses poumons, cherche de l’air à travers sa trachée bloquée. Sa mère, sur le bord du comptoir de la cuisine, étouffée par un bout de carotte qu’elle vient de peler. Un accident stupide, une agonie solitaire. Il est rentré de l’école et l’a découverte, à peine vivante, réduite à deux grands yeux affolés perdus au milieu d’un visage convulsé. Des yeux bleus qui rencontrent les siens, se calment d’un coup sec et se plantent dans son cœur. Deux clous qui s’enfoncent en lui et lui martèlent que tout ira bien. Puis d’un coup deviennent figés dans ce regard douloureusement soulagé. Il s’est étendu près

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heures plus tard. Il les a retrouvés ainsi prostrés, l’un contre l’autre. Il a récupéré Éric dans ses bras, l’a arraché à sa mère. Il lui a dit : «Ce n’est pas de ta faute». Ils n’en ont jamais reparlé depuis. Vingt longues années de silence tacite. Éric a trouvé dans la chasse le seul exutoire efficace pour sa peine. Tenir entre ses mains la carabine. Avoir le pouvoir de tuer. Ou de laisser en vie.

Éric frissonne, serre un peu plus fort la vielle dame. Il cherche sa main, fouille le long de leurs chairs emboîtées. Il la trouve perchée sur ses hanches saillantes qui bombent sa jupe. Il la saisit, la tient fermement. Aussi inerte que la main de sa mère. Cette fois, il ne la lâchera pas.

Leur cocon devient tiède, à mi-chemin entre sa chaleur à lui et sa froideur à elle. Les pores hérissés de leur peau se calment un à un. Leurs deux corps aux forces contraires se tiennent enlacés dans un équilibre inusité.

Éric a l'impression de redonner la vie.

C'est beaucoup de pouvoir entre les bras d'un seul homme.

Il ne sait plus depuis combien de temps ils sont là, lui et la vieille dame. Il décide de l'appeler Suzanne. Suzanne, comme sa mère. Il refuse de défaire son étreinte. Les secours ne viendront sûrement jamais. Ils mourront tous les deux, enlacés, tranquillement grignotés par le froid qui revient peu à peu s’installer sur leurs corps. Les réserves d’Éric s’amenuisent, mais il n’a plus peur. Il contemple Suzanne, se perd dans le dédale de ses cheveux blancs emmêlés, s’égare sur la rondeur montagneuse de sa joue, se noie dans les gerçures de ses lèvres entrouvertes. S’accroche à ses yeux clos, si parfaitement immobiles et impénétrables.

Autour, le vent s'agite. Éric perçoit des sirènes, des voix fortes qui résonnent contre les arbres. Comme un tourbillon qui vrille ses tympans. Il a froid. Il sent sous son corps le carrelage glacé de la cuisine, entre ses bras le corps rigide de sa mère.

Les voix s'approchent, posent des questions, lancent des appels sans réponse. Éric se demande qui ils cherchent comme ça. Il ne faudrait pas réveiller Suzanne. Elle doit continuer de refaire ses forces. Il s’agrippe à elle, à son corps. Il ne veut pas que les grandes personnes qui tournoient autour de lui emmènent le corps de sa mère encore tiède. Il ne veut pas que son père le cueille comme une fleur fraîche qu’on sauve d’un bouquet fané.

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Et soudain, les voix au-dessus d'eux.

ŕ Monsieur, ça va? Qu’est-ce qui s'est passé? Êtes-vous blessé? Depuis combien de temps êtes-vous là?

Des mains sur leurs corps. Éric refuse de défaire son étreinte. Il a peur qu'ils cassent Suzanne. Elle est si fragile. «C’est pas ma faute, quand je suis arrivé, elle était déjà comme ça, j’aurais dû arriver plus tôt…» répond-il faiblement à l’ombre qui le surplombe.

Il n'a pas la force de tenir plus longtemps. On le sépare de Suzanne. Il sent confusément qu'on le couvre de couvertures. Quelqu'un le porte jusqu'à la lisière du bois.

Il entrevoit, quelques mètres plus loin, la masse sombre de la biche morte. Et croit apercevoir, entre deux moments d'égarement, un jeune faon au pelage moucheté qui renifle le corps de sa mère, poussant des petits coups de museau sur son corps inanimé.

Puis, devant lui, un policier.

ŕ Où… trouvé la dame? …vu l'accident?

Tout s’embrouille. Éric ne répond pas. Il n'est pas certain que les questions s'adressent bel et bien à lui. Une ambulancière s'interpose.

ŕ … pas en état… hypothermie… Mais vous, avez-vous une idée de ce qui s'est passé? … un piètre état.

Éric s'accroche à cette phrase, dans un sursaut de conscience.

ŕ On a retrouvé un homme… voiture sévèrement accidentée… complètement perdu. Alzheimer, sûrement. Il cherchait sa femme… percuté le chevreuil et a continué sa route sans s'apercevoir… éjectée dans l'impact.

ŕ Éjectée de la voiture? Elle a de la chance d'être encore en vie, si c'est le cas. ŕ C'est fou comme hypothèse, je sais…

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Éric jette de nouveau un regard vers le chevreuil. Le faon a disparu. Un mirage. Il se sent happé par un tremblement de terre. Tant d'impuissance entre ses deux mains. C'est trop pour un seul homme. Il perd pied dans l'inconscience.

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Hampton Beach

Le lit n’est défait qu’à moitié. Comme tous les matins depuis deux ans. Pauline replace la couette. Son regard s’accroche, une seconde de trop, sur l’autre moitié. L'Intouchable. Et l’envie lui prend, pour la première fois, de s’y étendre. Sauter la clôture. S’enfouir sous les draps et y chercher son odeur. Elle lisse machinalement la soie. Un océan, pense-t-elle, ne sachant trop si elle se laissera submerger. Le lit tangue devant ses yeux…

Étourdie, Pauline s’arrache à la chambre et descend dans la cuisine d’un pas chancelant, troublant à peine le silence plat de la maisonnée. Une autre journée de canicule suintante. Pauline s’appuie contre le comptoir, cherchant un peu de stabilité pour calmer son tremblement intérieur. Puis elle force son regard à se perdre dans la contemplation du petit matin ordinaire, par la fenêtre au-dessus de l’évier. Les feuilles de l'érable rouge sont immobiles. Elle devient peu à peu immobile, elle aussi. Se réfugie dans cet endroit en elle où elle arrive à ne plus y penser.

Quand elle se remet en marche, Pauline sent son genou droit céder. Elle s’agrippe au comptoir, un instant. Fait craquer ses articulations endolories par l’humidité.

À la sortie du garage, elle caresse par habitude le tissu qui recouvre la décapotable rouge. Elle s’arrête net. Pianote quelques instants, jaugeant la silhouette irrégulière de la voiture. La couverture beige, une muselière sur une gueule béante pleine de dents de métal. Pauline déglutit. La chaleur déroute son esprit. Jamais, avant aujourd’hui, elle n’a eu envie de libérer la carcasse dérobée au regard des passants par ce vulgaire drap. Personne pour voir cette tache de sang et de rouille au milieu de sa cour. Et pourtant, tout le monde sait. Pauline, troublée, s’arrache à son envie et embarque dans sa vieille Corolla. Elle ouvre la fenêtre pour agrandir cet espace qui la retient prisonnière d’une angoisse nouvelle.

Pourquoi, aujourd’hui, n’arrive-t-elle pas à faire semblant? Elle joue si bien le rôle, chaque matin depuis deux ans. Pauline a peur d’avoir oublié les répliques de la scène qu’elle se joue tous les jours pour y croire. Pour se croire heureuse.

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Elle se met en route vers la halte-routière, filant pour échapper à la bête qui menace de se réveiller dans la cour.

Elle ralentit dans l’entrée menant à son lieu de travail, minuscule boursouflure sur le tracé de l’autoroute entre Villeroy et Laurier-Station. Le dernier camion à s’y être arrêté pour la nuit s’enfuit sur la voie de service. Pauline se gare dans le stationnement désert, à côté de la roulotte. Un silence morne l’accueille à l’extérieur. Pas de voiture sur le bitume. Une seconde d’indolence dans l’ondoiement de l’autoroute Jean-Lesage.

Elle s’assoit sous un arbre, essaie d’oublier sa frayeur. Il lui reste un quart d’heure de grâce avant de devoir entamer la ronde des toilettes et la coulée de la première carafe de café Ŕ au percolateur, spécifie l’affichette bien en vue qui oblige Pauline à tenir la promesse d’hospitalité signalée à renfort de fleurdelisés sur le bord de la grand-route.

Elle essuie quelques gouttes qui perlent sur son front. Le geste lui procure cette désagréable sensation qui perdure les jours de canicule Ŕ l’impression que l’air qu’elle déplace autour d’elle est aussi chaud que la bouffée d’un four à 450° F.

La camionnette de ravitaillement s’engage dans le stationnement. Pauline se relève. S’accroche à l’érable un instant, en équilibre précaire. Son collègue Claude, descendu de son camion, la voit qui chancelle et esquisse un geste brusque de la main, comme s’il voulait la rattraper. Il réchappe sa maladresse en lui envoyant la main et en essayant de se composer un visage joyeux. Pauline n’aime pas ses regards empathiques, et il le sait. Depuis son retour, elle dégage une aura mystérieuse, faite de solitude assumée. Une huître complètement refermée sur une perle disparue.

Pauline se glisse dans la roulotte. L’air surchauffé lui noue la gorge quelques instants. Elle met en marche la cafetière.

Il est déjà 8h.

Pauline fouille sous son comptoir, trouve ses gants jaunes, en caoutchouc épais. Munie de son attirail de nettoyage, elle s’aventure vers les toilettes, pousse la porte, plonge en apnée dans l’air appesanti d’odeurs, et commence à effacer méticuleusement les dépôts d’inconnus que la nuit a laissés derrière elle.

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Midi. La halte devient un asile pestilentiel pour touristes défraîchis. Les voitures s’enfilent en guirlandes dans l’enclave. Pauline ne peut qu’être témoin de l’empilage de détritus autour des poubelles et du trafic de papiers-mouchoirs qui s’organise entre les femmes en file devant les toilettes. Elle engrange les dollars, charge le filtre de café à une vitesse éclair, mais reste engluée sur sa chaise. Le ventilateur a rendu l’âme dans un soupir inaudible. Pauline se noie dans le vacarme des voitures, des enfants qui courent et des «Avez-vous de la crème glacée?» Elle répond «Non», la gorge engourdie par un malaise qui ne la quitte plus depuis ce matin. Le sédatif de la routine ne fait plus effet.

Un camion s’enfile dans l’allée réservée aux voitures. Pauline rend la monnaie à une cliente en suivant le véhicule du regard. Il s’arrête en face de la roulotte, triomphal, en plein milieu de la voie. Il affiche les couleurs d’un réseau de télé. Pauline frémit. Elle ne doit pas y penser. Mais elle y pense, plus que jamais. Elle pense aux images qui repassaient à la télé de sa chambre d’hôpital, le jour après l’accident. Un journaliste qui s’écarte pour laisser voir des morceaux de ferraille, puis un corps enveloppé de blanc qu’on emporte tranquillement dans l’ambulance.

«Accident spectaculaire…»

Elle n’est plus là. Sûrement déjà sur la table d’opération pour qu’on répare les fractures béantes de son corps. Et qu’on raccommode tous les petits trous dans sa peau.

Pour l’autre corps enveloppé de blanc, il n’y avait plus d’urgence. Pas assez, en tous cas, pour empêcher un camion, pareil à celui qui vient de se garer dans la halte-routière, d’atteindre l’endroit de «l’accident spectaculaire» et de larguer un journaliste à temps pour le téléjournal de 22h.

ŕ Do you have any refreshments? Un frisson secoue Pauline.

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Pauline toise froidement son interlocutrice, une vieille Américaine bien charpentée, vêtue d’un costume de lin beige et portant fièrement le sac-banane à la taille. Elle s’arrache un sourire de convenance. L’intérieur des joues lui tire.

ŕ I beg your pardon?

ŕ Something refreshing, dit la vieille en faisant résonner le ing comme du cristal qui grince. Pauline lui pointe les boissons dans le réfrigérateur.

Un homme habillé d’un veston cravate passe la tête à l’intérieur de la cabane. Un sourire lui fend le visage. Pauline avise le micro qu’il tient à la main, arborant le logo de la chaîne. Elle remarque surtout le cameraman, dehors, qui filme des plans du pavillon des toilettes.

ŕ Grosse journée, à ce que je vois! lance le journaliste, débonnaire.

Pauline s’enfonce dans sa chaise. Elle le reconnaît; c’est lui qui a réalisé le reportage il y a deux ans. Son sourire étincelant achève de lui glacer l’intérieur. En contraste, l’air surchauffé qui entre à petites doses dans ses narines l’étouffe. Et ce douloureux picotement qui se répand comme une traînée de poudre au coin de ses yeux…

ŕ Bonjour, madame. Rémi St-Gelais, journaliste. Vous êtes employée ici?

Pauline hoche furtivement la tête. Le journaliste esquisse un mouvement pour lui serrer la main, mais s’arrête en la voyant esquiver le contact.

La voix de Pauline se râpe contre sa gorge sèche : ŕ Qu’est-ce que je peux faire pour vous?

ŕ Eh bien! À pareille date, l’an dernier, le gouvernement annonçait d’importants travaux pour moderniser ses haltes routières. On voulait voir ce que ça donne, un an plus tard… explique-t-il, comme s’il badinait avec une vieille connaissance.

Tout ce que Pauline voit, c’est son visage, ce matin-là, qui badine sur un ton à peine plus sérieux, à propos de «l’accident spectaculaire». Ce visage parfait, cette mâchoire équarrie, cette coupe de

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cheveux nette dégageant des tempes volontaires… Et cette bouche agressante qui fait crisser à ses oreilles la mort de Gilles. «Le conducteur, un homme dans la cinquantaine de Notre-Dame-de-Lourdes, est mort sur le coup. Sa passagère a été blessée sévèrement, mais on ne craint plus pour sa vie. Les experts en reconstitution d’évènements ont été appelés sur les lieux…»

Pauline fixe le journaliste, ses yeux fanés par les souvenirs. ŕ Madame?

L’intonation, faussement inquiète, brise la torpeur de Pauline. Elle se lève de sa chaise. Sa réponse fuse d’un trait :

ŕ Ce n’est pas vraiment la bonne journée, je suis désolée. Vous pouvez toujours faire le tour, si vous voulez… C’est un endroit public, après tout!

ŕ Merci, madame…?

ŕ Pauline. Mon nom est Pauline.

Et on ne craint plus pour ma vie, a-t-elle envie d’ajouter.

ŕ Voulez-vous nous accorder une entrevue à la caméra? Vous êtes la mieux placée pour nous parler de l’état de nos haltes-routières, insiste le journaliste, flatteur.

ŕ Je ne travaille pas ici depuis longtemps, ment Pauline.

Une demi-vérité, se justifie-t-elle intérieurement. L’an dernier, à pareille date, elle réapprenait à marcher.

ŕ Vous devez quand même avoir quelque chose à dire, Pauline! renchérit le journaliste. Vous êtes aux premières loges…

Aux premières loges de la catastrophe. Pauline revoit le ciel noir, les phares aveuglants qui foncent droit sur eux.

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ŕ J’ai… beaucoup de travail, articule-t-elle en regardant au-dessus de l’épaule du journaliste. Le sang revient lui piquer les joues et la chaleur aiguë renfloue son ardeur.

ŕ Très bien, merci quand même, Pauline, déclare le journaliste en s’éclipsant hors de la cabane. Pauline se détourne, fait mine de chercher quelque chose sous le comptoir. Elle renifle discrètement, puis plante son regard dans le soleil qui entre par la fenêtre. Avec l’espoir de s’oublier pour un moment. La chaleur étourdissante achève son équilibre bancal et elle retombe sur sa chaise.

Une toute petite plume flétrie.

***

Pauline réveille la maison en y pénétrant d’un pas las. Elle reste un moment sur le seuil, dans la pénombre de l’intérieur aux rideaux tirés. Elle se sent vieille comme le monde.

Il reste un peu de salade dans le réfrigérateur. Pauline s’en prépare une assiette et s’installe à la table, d’où elle peut voir la télévision. Elle allume. C’est l’heure des nouvelles.

Le raclement de la fourchette contre la porcelaine déraille dans son esprit. La dame de la météo s’avance devant son écran, ballerine dansant au gré des fronts et des dépressions. Soleil, soleil, soleil. La télé brille d’une dizaine de petits feux orangés à côté d’endroits que Pauline ne visitera jamais. «Environnement Canada maintient toujours son avertissement de chaleur intense sur toute la province… Et maintenant, les destinations soleil. Floride, c’est beau et c’est encore plus chaud qu’ici, des orages à Cape Cod…»

Et dans le tableau, une destination dont les lettres font frémir la matière grise de Pauline : Hampton Beach. Soleil. 32 °C. La présentatrice météo s’évapore dans ses nuages, la lectrice de nouvelles réapparaît et Pauline n’entend pas les mots «halte routière» et «mauvais état». Son attention s’égare dans le centre de table en verre rempli de sable et garni de coquillages. Elle contemple le vide entre les grains de sable, ce vide infini et pourtant rempli de ce qui la rattache encore à ce monde.

Elle revient à elle dans un grand frisson, ferme la télévision brusquement, jette sa salade presque entière au compost et grimpe à sa chambre. Elle se glisse sous la couette de soie encore fraîche. Une idée folle perce peu à peu la lourde inertie dans laquelle elle s’est emmurée. Les tremblements

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de cette journée éprouvante se calment, doucement bercés par la folie qui germe en elle, emmenant ses pensées dans un tango improbable.

Et elle a une irrépressible envie de danser.

*** ŕ T’es certaine que tu veux y aller seule?

Claude lève un sourcil, le droit, comme à chaque fois que quelque chose le chicote. Pauline s’arme d’un sourire triste. Les gens n’ont jamais été aussi bons avec elle que depuis la mort de son mari. ŕ Merci, Claude, t’es ben gentil, mais c’est mon petit pèlerinage, tu comprends?

Claude mord sa lèvre inférieure.

ŕ Bon, ok. S’il y a quoi que ce soit, tu connais mon numéro, lance-t-il avec un rire nerveux.

Pauline sourit, se hisse sur la pointe des pieds pour lui faire la bise. La barbe grisonnante de Claude lui râpe la joue et remue, quelque part dans le profond sous-sol de sa mémoire, des grillages cadenassés qu’elle ne veut pas ouvrir. Pas maintenant.

Claude range la valise de Pauline dans la soute de l’autobus qui envoie des bouffées de polluants dans l’air matinal.

ŕ T’as ton passeport, toujours? lance-t-il à Pauline, agité par un tressaillement de malaise.

Pauline, une jambe sur le marchepied du bus voyageur, se retourne et tapote son sac à main en souriant.

Claude hoche la tête, puis, pour briser le malaise, lui envoie un salut militaire et s’éclipse, les mains dans les poches.

Pauline monte, avise un siège libre tout au fond de l’autobus. Elle s’y glisse, range son sac à main. Elle jette un coup d’œil à la ronde. Son sourire triste se mue en une moue mi-coupable, mi-amusée quand elle fait glisser ses pieds hors de ses chaussures. Elle les pose sur le repose-pied et agite ses

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orteils. Puis, elle perd son regard à l’extérieur, insensible à la beauté ordinaire des étoiles du matin qui abandonnent une à une le ciel derrière le dépanneur Lachance express.

Un pèlerinage, murmure-t-elle, émerveillée par le mot.

Elle ne voit pas Claude qui agite la main, la tête sortie par la fenêtre de son camion. Le chauffeur a allumé les lumières dans l’autobus et ce qu’elle voit, tout à coup, est son propre reflet dans la fenêtre, et ses cheveux qu’elle vient de teindre en blond. Un large sourire se répand sur son visage.

***

L’autoroute s’étire devant les yeux grands ouverts de Pauline. Enfin.

Elle s’endort rarement dans les transports. Souvent, c’était elle qui conduisait la décapotable, au retour d’Hampton Beach. Encore gorgée de l’empreinte saline de l’océan, elle roulait, regardant droit devant, pendant que Gilles s’assoupissait. «Je ne m’endormirai pas, promis», lui disait-il. Aussitôt la ville voisine d’Exeter passée, il ronflait. Pauline s’enivrait alors du grondement du moteur, les mains soudées au volant, et laissait la pénombre grandir en elle comme l’aube d’un prochain voyage. Les étoiles s’allumant une à une tissaient un rideau de théâtre qui tombait sur la scène de leurs fins de semaines estivales. La représentation aurait de nouveau lieu dans une semaine, s’il faisait beau. Au rythme des kilomètres qui s’enroulaient sur l’odomètre, Pauline se délestait de son costume de scène, couvert de sable et de soleil. Quand la voiture entrait dans les montagnes, au bout de quelques heures, la nuit s’était tout à fait installée. La route rapetissait et se faufilait entre les hautes falaises rocheuses. Cachée du monde dans cette ombre profonde, Pauline sentait l’engourdissement la gagner. Elle boutonnait à reculons sa chemise de femme ordinaire, préposée à la halte-routière qui retournerait demain au boulot, préparerait le café, nettoierait les toilettes. Aux douanes, Gilles se réveillait. Une fois la frontière passée, il prenait la roue. Alors seulement, Pauline s’endormait à son tour, délestée du poids de la marée puissante qui l’avait de nouveau repoussée jusqu’ici, aux frontières du Québec.

ŕ Hi, ma’am, can I see you passport?

Pauline tend son livret au douanier américain. ŕ Why are you going to the United States?

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ŕ Only for a trip, to the beach. Hampton Beach. ŕ And how long are you going to stay?

Pauline réfléchit un instant. ŕ One week…

… if I come back, ajoute-t-elle intérieurement. Au douanier, elle n’offre qu’un sourire poli. Il lui tend son passeport et elle retourne se caler dans son siège. Enfin, les lignes sont passées.

***

La fièvre frivole qui animait Pauline se dissipe peu à peu. Depuis une heure, la pluie ruisselle contre les vitres teintées de l’autobus. Pauline ne reconnaît rien de ses voyages habituels. La morne verdure du Vermont l’ennuie. Le babillage franco-anglo de ses voisins du devant l’ennuie. L’odeur prononcée de la femme assise à ses côtés l’ennuie. Pauline remet ses souliers et s’étourdit dans la contemplation des lignes blanches qui filent à toute allure en contrebas.

De Boston, elle ne voit qu’un terminal triste et bondé. Elle se laisse porter comme une balle de ping-pong, traînant maladroitement sa petite valise vers le transfert qui l’emportera jusqu’à Exeter. L’orage monte en elle comme en dehors. Elle passe le reste du trajet à contempler ses ongles fraîchement vernis.

***

Pauline se retrouve seule au bout du trajet de la dernière navette qui l’emmène d’Exeter à Hampton Beach. De longues minutes à regarder par la fenêtre les marais salants à l’entrée de la station balnéaire, triturés par le vent et ternis par la pluie. Pauline refuse une telle entrée en matière. Elle veut un retour triomphal, sous le soleil. Un retour digne de ce pèlerinage.

ŕ C’est ici, Madam, lui indique le chauffeur en plein milieu d’une rue que Pauline ne reconnaît pas. Elle sort sans manteau sous la pluie battante et reste un moment désorientée. Elle n’avait pas cru bon de réserver une chambre d’hôtel. Elle avait pensé si naïvement que tout se présenterait à elle

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comme par magie. Pauline s’ébroue avec sa valise en direction d’une ruelle et s’engouffre dans la première bâtisse où elle aperçoit un écriteau Vacancy.

Dégoulinante, elle vacille sur le seuil.

Le minuscule hall. La lampe verte posée sur le bureau d’accueil. Le velours rouge du tapis et des fauteuils usés.

ŕ Madame Pauline? Oh mais bonjour!

Se retourner. Fuir, tout de suite. Pauline rougit. Une petite femme ronde s’avance vers elle, mi-surprise, mi-amusée.

ŕ Je pensais que vous aviez oublié le chemin! On ne vous a pas vus depuis si longtemps! Au moins un an, peut-être! Êtes-vous même venus l’an passé? Gilles est allé garer la voiture? Vous auriez dû nous appeler!

Le tonnerre gronde à l’extérieur. Pauline sursaute. Perdue. Elle est complètement perdue dans cet endroit pourtant si familier. De tous les établissements hôteliers d’Hampton Beach, il a fallu que ses pas égarés par la pluie la conduisent ici, dans cette auberge infestée de souvenirs.

ŕ Pauline? Vous sentez-vous bien? Tenez, asseyez-vous, il fait si mauvais dehors.

Eilean tient encore le fort, au Beachside Inn. Toujours aussi replète, toujours aussi avenante. Pauline ne croyait pas qu’un pèlerinage la mènerait si près de ses souvenirs. C’est ce qu’elle souhaitait, mais elle pensait garder le contrôle. S’approcher près, très près de ses souvenirs, le nez collé dessus, même, mais pas les deux pieds dedans, le cœur à l’envers.

ŕ Tenez, prenez un café pour vous réchauffer, insiste Eilean, l’air soucieux.

Pauline tente un faible sourire avant de plonger ses lèvres dans le café brûlant. Tout pour ne pas avoir à affronter le regard de la propriétaire de l’endroit où ils venaient toujours. Eilean se dirige vers une fenêtre étroite et jette un coup d’œil sur la rue.

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Pauline baisse les yeux et replace machinalement sa frange humide. ***

Un message. Un si court message. Pauline s’use le cœur. La chambre de l’auberge, celle où ils s’arrêtaient toujours, tangue devant la force des souvenirs qui y résident encore. Pauline prend le stylo et le papier déposés sur le bureau. Elle en avait demandé quelques feuilles à Eilean, après lui avoir brièvement annoncé la mort de Gilles. La propriétaire s’est montrée consternée mais affable. Discrète, aussi. Elle lui a préparé la chambre en vitesse. Pauline a enfilé des vêtements secs et s’est installée au bureau.

«Cher Gilles»

Elle n’arrive pas à aller plus loin. Gilles lui semble si loin. Plutôt, elle se sent si loin elle-même de cette chambre, de cette époque qui contient la fleur de sa vie. Une fleur fanée. À son entrée au Beachside Inn, tout a reflué en elle. Le couvercle sur la marmite de sa mémoire s’agite férocement comme la mer qu’elle a entrevue sous l’orage qui secouait la baie à sa sortie de la navette. Elle a trop bien enchaîné ses souvenirs. Avec le tas de ferraille qui dort dans la cour, le vulgaire reste de décapotable rouge qui a signé la fin de sa vie complémentaire. Elle doit faire quelque chose. Dire quelque chose.

«Cher Gilles»

Les yeux à sec, la tête si vide. Et ce besoin oppressant, la pluie battant contre les fenêtres, de lui écrire, à Gilles. Mais il n’est plus là. Comment s’adresser à lui, comment lui dire «tu» s’il n’existe plus? Comment le recréer? Elle doit impérativement lui redonner sa place dans cette chambre de motel.

«Cher Gilles»

Une autre feuille. Pauline se débat furieusement avec le souvenir de son visage. Le trait arrondi de sa mâchoire couverte d’une barbe rugueuse. Il ne se rasait jamais pendant les fins de semaines à la plage. Le nez… Comment était son nez? Pauline repasse une main invisible sur le visage flou. Un nez cassé, le sang sur les joues. Une vague s’échoue sur le sable de sa mémoire et efface l’horrible

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Tremblotante, elle se lève, va trouver son sac à main sur le lit aux traits tirés. Dans la pochette arrière, une photo écornée. Prise juste ici, quelques dizaines de mètres plus loin. Lui dans ses bermudas, elle dans une jupe légère. Elle retourne au bureau, pose la photo, l’observe longuement. «Mon Loup»

Son loup de mer. Le bateau tangue encore, mais maintenant, elle a une ancre. ***

Pauline laisse ses pieds la mener paresseusement à travers la longue baie presque déserte. Après l’orage d’hier, elle retrouve dans un drôle de décalage la plage qu’elle aimait tant. Comme une impression surannée. Hampton Beach n’est que sable et brume.

Seuls quelques joggeurs ont osé braver la fraîche matinée. La tempête de la veille a semé des débris sur la plage. Pauline met ses mains dans les poches de son survêtement. Au contact de la bouteille, elle se ressaisit et se dirige vers la mer.

Pauline choisit un petit coin de sable sec. Elle enlève successivement son chandail, son pantalon. Presque nue. Son maillot de bain comme seul rempart contre l’air marin.

Elle descend lentement vers la limite de l’eau, risque un orteil contre l’écume d’une vague mourante. Puis, presque d’un bond, son corps entre dans la marée montante. Noués par le froid, ses pieds frottent contre le sable lourd et dense. Irrémédiablement, Pauline avance vers le fond de cette scène irréelle, ses cheveux secs encore balayés par la brise.

Il doit y avoir un bout à l’horizon, une fin du monde qu’on finit par toucher, se dit-elle. Un bout de fin du monde dans lequel se lover et se laisser bercer à l’infini.

Une vague se casse quelques mètres devant Pauline et se répand dans un rapide brouhaha blanc autour d’elle, attaquant tous les pores de son ventre comme une bruine d’aiguilles glacées.

Que cela est bon! Et doux. Une lente chair de poule colonise son corps. Une douce chaleur, à peine perceptible, enfle du centre de ses cuisses jusqu’à leur surface.

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Un si bref message, au final. Elle avait d’abord pensé que cet exercice serait libérateur. Qu’elle étalerait sur des pages et des pages toute l’absence de Gilles dans sa vie. Qu’elle exorciserait l’immobilité qui la paralysait depuis ce temps. Il n’en est rien.

Le souvenir de son mari, conjuré par la photo, est devenu si net et si clair qu’elle n’a trouvé que quelques mots. Et celui, en particulier, qu’elle ne lui avait jamais dit.

Adieu.

La longue cicatrice se réveille le long de sa jambe, émoustillée par le sel et le froid. Pauline penche son torse, un pas attirant l’autre vers le soleil caché derrière un banc de brume. La vague suivante s’échoue sur elle, éclaboussant ses seins, sa bouche et ses cheveux tout à la fois. Une autre vague la renverse alors qu’elle s’essuie les yeux. Mer par-dessus bord, sens dessus dessous, tasse d’eau dans les narines. Pauline reprend pied dans la vague suivante, qui la repousse vers la plage, trébuchante, lourde, empêtrée.

Elle se relève dans quelques centimètres d’eau, épargnée par le ressac l’espace d’un instant. Le souffle coupé.

Et soudain, un goût de sel et de rire.

Comme une cascade qui ruisselle le long de ses côtes, s’éveille, chatouille la gorge au passage, tinte comme un écho au creux de l’oreille.

Et puis clairement, enfin. Pauline hoquète l’eau salée. Tousse le bonheur d’être enfin déglacée, au sein de l’océan. Débarrassée par l’eau saline d’Hampton Beach de ce vernis qui craquait, un peu plus chaque matin depuis deux ans.

La mer l’a rejetée. La fin du monde ne veut pas d’elle. La bouteille. Elle l’a échappée. Un regard à la ronde. Rien.

Pauline frissonne, transie. Elle rebrousse chemin, remonte vers la plage. Se couche sur le sable, y plonge ses mains, sculpte un oreiller sous sa tête.

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Silence

Les planchers ne craquent jamais dans les salons funéraires. Les fleurs fanent, les prières s’égrènent; que des bruits étouffés. Comme les pantoufles de Germaine qui effleuraient le plancher avant qu’elle ne s’effondre au petit matin. Comme le sanglot qui s’est pris au piège dans la gorge de Jean-Guy et ne veut plus en sortir.

Le jour où le silence est arrivé dans la maison, quelque chose s’est éteint dans le cœur du vieil homme. Ce n’est pas la passion. Il n’y avait plus d’urgence dans leurs gestes. Tout au plus le pétillement des sourires qu’ils se réservaient encore spontanément, comme au temps de leurs premières œillades amoureuses. Maintenant, Jean-Guy promène son regard sur les paupières closes de Germaine, sur ses lèvres scellées peintes d’un rouge trop criard. Il y a longtemps qu’elle ne se maquillait plus, pense Jean-Guy en se levant du prie-Dieu.

Du coin de l’œil, il croit la voir bouger. Il pense à son regard taquin. Il se retourne en souriant, plein d’espoir. Une blague de son imagination. Germaine est éteinte, pour de bon.

Jean-Guy se trouve stupide. Il reviendra demain.

Dehors, la nuit de février est tombée. Les nuages blancs détonnent sur fond de ciel anthracite. Les roues des voitures crépitent dans la gadoue. Les talons hauts des femmes qui s’en vont au bras de leur mari claquent dans la tête de Jean-Guy. Une main s’accroche à la sienne. Le vieil homme tressaille. Germaine. Ils ne se touchaient plus tellement. Sauf peut-être un baisé volé ici et là. Leurs pieds entremêlés dans le lit pour se réchauffer. Et sa main dans la sienne quand ils regardaient la télé le soir. Jean-Guy ne se retourne pas, de peur qu’on lui dérobe cette dernière illusion.

Il doit se rendre à l’évidence. La main qu’il tient n’est pas osseuse. Elle est trop petite. Trop chaude. Sa petite-fille. Le soubresaut d’un soupir s’accroche dans sa poitrine. Un autre sanglot avorté. Ce n’est pas ce soir qu’il pleurera.

Le vieil homme entraîne la petite Daphné avec lui, la fait monter derrière la voiture de son fils et s’assoit auprès d’elle. Juchée sur son siège, la fillette babille avec une poupée de chiffon. Hébété,

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Jean-Guy perd son regard dans le paysage invisible qui se déroule derrière la vitre de la voiture. Il connaît par cœur chacun des quatre kilomètres séparant l’entrée du village de leur maison de campagne. Il a l’intention d’apprendre au plus vite ceux qui le séparent du cimetière. Pour imprimer le chemin dans son corps. En espérant qu’il soit moins lourd à porter pour ses enfants le jour où ils le mettront en terre.

On lui avait bien dit que Germaine était sur ses derniers milles. En revenant de chez le médecin, ils en ont parlé, un peu, assis l’un devant l’autre à la table de la cuisine. L’inquiétude de Jean-Guy débordait du bout de ses lèvres, mais il n’osait pas la laisser couler. Germaine, elle, avait les yeux pleins de calme. Elle a noté quelques phrases dans un calepin usé. Quelques considérations pratiques. Puis elle a passé sa main sur la joue de Jean-Guy, et lui a souri pour l’encourager. Il avait honte d’être celui qui a peur. Même s’il ne savait pas comment le dire, elle a su comment répondre. Ils se sont assis devant la télé. Lovée dans sa chaise berçante, la vieille a étendu ses maigres jambes couvertes de varices et croisé ses pantoufles sur le pouf. «On a eu une belle vie, tu sais.» Jean-Guy a déplié son La-Z-Boy et a ravalé son amertume. Une bouchée trop grosse pour qu’il puisse trouver la force de répondre autre chose que : «Je sais». Leurs mains se sont jointes, au centre, dans le vide.

Ils sont peu sortis. Le mois de janvier a été impitoyable et hurlant. Le vieil homme a tout tenté pour retenir les heures dans ses grands mains chaudes, en peuplant leurs journées de romans épais, de thé brûlant, de longs feuilletons télé. Malgré les feux de foyer avec la famille tout autour et les petits-enfants sur les genoux, Germaine a continué de filer à toute allure sur le chemin qui s’étiolait devant elle. On lui a dit, à lui, que sa santé était de fer. Que sa charpente le mènerait bien loin encore sur la route. Il aurait voulu être fait d’un métal plus fragile. Et manquer d’essence, en même temps que sa femme, sur l’accotement.

***

Jean-Guy s’assure que tout le monde dort. Il enfile son manteau et ses bottes, sans même les attacher. Il sort, referme la porte délicatement. Le vieil homme étend une couverture sur le perron et s’y assoit. Tant qu’à avoir un châssis de fer, mieux vaut en profiter.

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La nuit est humide et douce. Immobile. En bas des marches, des petites bottes ont laissé quelques traces. La poupée de sa petite-fille gît là, le visage contre la neige. Jean-Guy la récupère et brosse la poudre blanche de ses cheveux de laine. Il reconnaît une des poupées anciennes que Germaine aimait garder dans un coffre de cèdre au grenier, pour que ses petites-filles apprennent à «catiner». Jean-Guy se sent gauche avec cette poupée dans ses mains. Il la laisse choir sur ses genoux, et croise les mains sur son ventre. En signe de prière, peut-être. Il ne sait pas trop à qui s’adresser. À Dieu, sûrement. Mais s’il existe vraiment, en ce moment, Jean-Guy a plutôt envie de le bouder. Et surtout, de lui demander pourquoi.

La neige scintille sous la lumière du portique. Au bout de la cour, un lampadaire éclaire une portion du chemin étroit qui court devant la maison. De l’autre côté, de grands conifères ploient sous la neige. Au-delà, vers le village, un arc de lumière orangée donne à la nuit sa clarté diffuse. Jean-Guy absorbe tout ce qu’il peut de cette paix. Rien ne peut bousculer une nuit comme celle-là. Rien ne pouvait bousculer la tranquillité que Germaine et Jean-Guy s’étaient construite. Le cœur au chaud comme au bord du poêle, par une nuit d’hiver calme et constante. Le cœur de Germaine était devenu trop froid, simplement. Et s’ils avaient fui l’hiver, ensemble?

Un bruit trouble Jean-Guy. La porte d’entrée s’ouvre. Son fils s’assoit à ses côtés. Ses grandes bottes délacées. Marc inspire profondément, mais ne dit rien. Il prend la poupée sur les genoux de son père, l’assoit sur lui, coiffe ses cheveux. Au bout d’un moment, quelques flocons s’éparpillent devant leurs yeux égarés dans l’horizon. Avec toujours plus d’insistance, la neige fraîche zigzague dans l’air et brouille la profondeur de la nuit. Ils restent là, statues de glace sans langue. Engourdi, Jean-Guy se lève en s’appuyant sur l’épaule de son fils. Ce soir, il dormira dans le La-Z-Boy.

***

Le plancher du salon funéraire ne craque toujours pas. Le bois franc est pourtant pris d’assaut par toujours plus de gens à l’air contrit. Ils ont tous le cœur dolent pour Jean-Guy, pour ses enfants. Le vieil homme acquiesce, sourit tristement. Il accepte cette affection mais ne sait qu’en faire. Germaine, elle, avait le tour pour parler aux gens. Elle avait le tour de le faire parler, lui. Maintenant, ses lèvres sont closes, peintes d’un rouge si criard. Maintenant, Jean-Guy n’a plus de mots. Il a l’impression de n’être aux yeux du monde qu’un vieux bourru aux pensées engourdies. Des pensées

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à la fois éthérées et insaisissables comme le ciel, à la fois lourdes et impénétrables comme du plomb.

Une accalmie s’installe enfin et Jean-Guy se laisse glisser sur une chaise au fond de la salle. Daphné vient vers lui, avec la poupée encore humide de sa nuit sous la neige. Il hisse sa petite-fille sur ses genoux. Elle se blottit, frêle, dans les bras de son grand-père, la joue contre sa chemise de soie rayée. Il la berce, elle somnole. Avec cet être chaud contre son corps, Jean-Guy retrouve une parcelle de paix. Il la tient comme un rempart. Tenu au calme pour respecter le sommeil de sa petite-fille, il n’a même pas besoin de chercher les mots.

Pourtant, on le réclame. Le prêtre lui demande de préparer quelques paroles pour prier au moment solennel de la fermeture du cercueil. Son fils vient le chercher, récupère sa fille dans ses bras. Jean-Guy le suit mollement. Tout le monde est réparti en demi-cercle autour du cercueil. Sa fille est agenouillée devant la dépouille, la tête enfouie dans ses mains. Son petit-fils, à ses côtés, lui flatte gentiment le dos. Ils se relèvent, le prêtre commence une prière. Il fait signe à Jean-Guy de continuer, s’il le veut bien. Mais le vieux ne bouge pas d’un poil. Le regard soudé aux lèvres de Germaine, il attend. Jean-Guy attend qu’elle lui suggère quoi dire. Rien ne vient. Alors, il ne dit rien. Il enregistre la dernière image de sa femme qui flottera dans son esprit. Germaine, silencieuse, paisible. Inaccessible.

Pas un son n’émane du cercueil qu’on referme délicatement. Puis, le déluge. Jean-Guy se retourne. Son fils, le corps secoué de sanglots, a enfoui sa tête dans le cou de Daphné, qu’il tient toujours dans ses bras. Chaque nouveau spasme qui agite le corps de Marc étrangle le cœur de son père. Jean-Guy ne l’a jamais vu pleurer depuis ses 10 ans. Marc dépose la petite Daphné au sol et se réfugie dans les bras de sa sœur. La fillette abandonnée balaie la pièce du regard et court à nouveau vers son grand-père. Elle lui enserre les jambes d’un long câlin. Il la prend dans ses bras. Elle est lourde, mais Jean-Guy l’oublie.

ŕ Grand-Papa, pourquoi tu pleures pas, toi?

Sa petite-fille le regarde, ses timides yeux bruns sondant les siens. Jean-Guy répondrait bien, mais il faudrait qu’on lui souffle la réponse. Pour l’instant, du souffle, il n’en a assez que pour déposer un

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bec mouillé sur le front de la fillette et l’emmener dans le vestiaire mettre son beau manteau propre des grandes occasions.

***

L’orgue résonne fort, dans la petite église. Dans les oreilles de Jean-Guy, les sons cognent encore plus. Discrètement, il baisse le volume de son appareil auditif alors que le cortège se met en marche vers la sortie. Étouffée, la musique s’enfonce mieux en lui. Il se sent loin de toute cette agitation qui bouscule dans son esprit des mots qui ne veulent rien dire. Mort, perte, deuil, paradis. L’arithmétique de ce langage lui fait défaut.

Le cimetière n’est pas très loin. La file de voitures s’ébranle pour presque rien. Le soleil, couvert par les nuages depuis le matin, émerge pour éblouir l’assemblée. Jean-Guy plisse des yeux. Il suit du regard le cercueil de Germaine qui est apporté au-dessus de sa tombe. Il fait terriblement froid. Le curé invite tout le monde à poser un dernier geste. Des mots, encore des mots. Les six petits-enfants de Jean-Guy vont tour à tour déposer une rose blanche sur le lit éternel de leur grand-mère. La petite Daphné, engoncée dans son manteau, y place aussi la poupée avec un air trop solennel pour ses quatre ans. Ses lèvres remuent un adieu naïf. Puis, tour à tour, les proches font leur propre signe, effleurent le cercueil. La longue file s’amenuise et les corps transis retournent se blottir dans les voitures. Jean-Guy reste à l’écart. Il veut être seul. Il n’arrive plus à quitter du regard les inscriptions sur la pierre tombale. La date, fraîchement gravée, du décès de sa femme. Et son nom à lui, déjà écrit dans le marbre. Il contemple le vide qui figure après son année de naissance. Avec quels chiffres le remplira-t-on?

Il s’approche en dernier. Plus personne ne regarde. Il enlève son gant, pose une main sur le cercueil. Celle qui tenait la main de Germaine devant la télé. L’érable verni est déjà givré. Jean-Guy lève les yeux et aperçoit la poupée. Sans y penser, il la glisse sous son manteau. Il reste un moment immobile. On le croit sans doute en train de prier, de faire un adieu. Dans sa tête, il ne dit rien. Sa fille arrive, lui prend le bras. Elle l’entraîne doucement vers les colonnes de fumée qui montent des tuyaux d’échappement. Jean-Guy ne se retourne pas.

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C’est l’heure du départ. Ses enfants lui demandent s’il se sent bien, s’il se sent prêt. Jean-Guy acquiesce; il sait pertinemment qu’ils doivent tous retourner dans la grande ville, à leur gagne-pain, à leur école. Un autre monde que le sien. Ils le serrent tous bien fort, un à un. La petite Daphné a adopté une nouvelle poupée au grenier. Jean-Guy la laisse l’apporter sans dire un mot.

Il les regarde partir par la baie vitrée. La journée est splendide. Les rayons du soleil réchauffent le bois franc égratigné du salon. Jean-Guy est seul. Seul pour la première fois depuis que le silence est arrivé dans la maison.

Le plancher craque alors qu’il se dirige vers le vestibule. Jean-Guy récupère la poupée dans son manteau. Il la retourne dans ses mains. Il s’en veut, un instant, de l’avoir dérobée à son dernier repos, d’avoir volé le cadeau d’une petite-fille à sa grand-mère. Une étiquette pend à l’extérieur de la robe miniature. Jean-Guy s’y attarde. Une inscription délicatement brodée de fil rouge. Fait à la main par Germaine. La main de Germaine. Celle qui cousait. Celle qu’il tenait quand ils regardaient la télé. Celle qu’elle a posée sur sa joue, en lui souriant, pour le consoler.

Le silence dans la maison et le silence dans la tête de Jean-Guy se brisent. Avec la petite poupée collée contre sa joue, le vieil homme pleure, enfin.

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À Matante Lolo et Matante Pom

Clair-obscur

La vieille dame se berce depuis un long moment déjà. Elle contemple la moustiquaire, ou peut-être le mur de brique qui se trouve au-delà. C’est difficile à dire, elle-même ne le sait pas. Ses iris bleus, deux billes de verre dépoli, se tiennent immobiles dans les replis de ses paupières molles qui s’abattent et remontent à un rythme lent. Le soleil du matin qui s’étire sur son visage laisse apparaître sur ses lunettes une fine couche de poussière.

La vieille ne voit pas. Ou si peu. Des fragments d’ombres dansant sur un fond terne. La cécité s’est attaquée à ses yeux avec la patience d’une tortue. Si lentement, en fait, que la dame ne se souvient plus avoir déjà bien vu. Même les images dans sa tête deviennent des tableaux impressionnistes. Ces visions floues et impromptues la réjouissent. Elle les appelle ses souvenirs-Monet. Elle a toujours aimé ce peintre. Depuis cette visite, à son premier voyage, dans un musée de Paris… Lequel était-ce, déjà? Enfin, cette peinture, qui portait le nom d’un oiseau, Le corbeau, non, La pie, c’est cela… L’oiseau, petit point noir perché sur une clôture, dans un paysage inondé de neige et brossé par le soleil froid et sincère de janvier… Un frisson dans le dos, cette douce impression d’être devant la campagne de son enfance. Un jour, une amie lui a offert un calendrier en couleurs d’œuvres de Monet dont elle ne s’est jamais départie. Il doit être là, près du lit, accroché au mur. Qu’importe si elle ne le voit plus maintenant. L’émotion reste imprimée dans son cœur. Chaque jour, le visage baigné de lumière, elle laisse remonter en elle des souvenirs enfouis qui se transforment en peintures éphémères. Elles éclatent sur la surface de sa conscience comme de petites bulles de vérité qui s’évaporent à jamais.

ŕ Bonjour Madame Girard! Comment allez-vous?

La vieille cesse de se bercer, mais ne tourne pas la tête. La voix cristalline de la préposée se perd comme une réverbération dans son âme. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, la mélodie de la voix humaine sollicitait toute son attention. Elle écoutait les nouvelles à la télé, distinguant à peine le

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mouvement des corps, encore moins celui des lèvres. Une fois l’écran devenu complètement invisible, elle s’est accrochée à la radio. L’actualité, sa vieille compagne, lui radotait un présent réconfortant. L’écoulement des jours et des heures prenait racine dans son esprit quand il s’arrimait au tsunami en Asie, aux frasques des politiciens à Québec, à la récession aux États-Unis. L’univers, dans ces moments, existait encore en dehors d’elle-même. Maintenant, l’écho des autres, ceux qui passent comme des fantômes, vient à peine trouer le nuage diffus de ses pensées.

ŕ Ça va, ça va, répond-t-elle de sa voix éraillée.

Ça ne va pas tant que ça, à vrai dire. Elle a été le bâton de vieillesse de ses parents; maintenant, elle se retrouve sans bâton, et toute pleine de vieillesse. Elle sent parfois, confusément, qu’elle débordera de vieillesse et tombera sur le plancher, sur le chemin de la salle de bain. Un pot de fleurs fanées dont on ramassera les miettes sur la moquette. C’est comme ça que ça va finir, s’imagine-t-elle régulièrement. Elle espère que le bon Dieu trouvera le chemin de sa chambre et viendra enfin la chercher, elle, avec sa peau pleine de sillons craqués comme un disque trop écouté et ses os aussi fragiles que les coupes en cristal de sa mère. Avec son cœur traître et pourtant si tenace. Dans son vocabulaire, la mort n'est plus un mot; c’est un matin sans réveil.

Le vide progresse en elle, se répand telle une plante araignée. C’est cela, se dit-elle, comme la plante araignée qui ne cesse de grandir et dans laquelle elle s’accroche tous les jours quand elle se lève de son lit pour aller à sa chaise. Pour repousser ce néant gris et froid, la vieille se berce comme elle le fait depuis ce matin, caressant le bout des appuie-bras. Elle laisse son esprit se remplir de traînées de couleurs vagabondes. Elle entend parfois un bruissement. Elle croit reconnaître la voix de ses ancêtres qui lui chuchotent que cette solitude finira bientôt.

Aujourd’hui, elle s’est réveillée avec un pressentiment étrange et une question en tête, persistante et claire comme elle n’en avait plus eu depuis des semaines, des mois, des années peut-être. Dans le flou habituel de ses pensées matinales, elle s’est demandé quel âge elle avait. Elle n’en a plus aucune idée. Depuis que son univers s’est sournoisement refermé sur elle, la vieille n’a plus de repère. Puisque le temps semble l’avoir oubliée, elle a abdiqué. Ce matin, la tête sur l’oreiller, elle a eu beau chercher dans tous les replis de sa mémoire, elle n’y a trouvé que des taches de peinture pastel. La vieille dame s’est alors extirpée du lit et installée dans sa chaise, un pas et demi plus loin, prenant appui sur le rebord de la table de nuit. Elle a tiré le store, juste assez pour que le soleil

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vienne chatouiller son visage. Puis elle s’est mise à se bercer et à attendre. Attendre la réponse qui viendra sûrement un jour. Elle n’a plus la force de courir vers ses pensées. Il lui faut accepter le fait qu’elles garderont toujours une longueur d’avance, la laissant seule avec l’ombre d’elle-même. Depuis, elle se berce en espérant que le soleil viendra réchauffer cette ombre et la fera complètement fondre. Elle pense que si elle laisse son visage assez longtemps dans la lumière, sans bouger, la clarté se fera en elle. Car elle sait que cet instant de lucidité repartira comme un train en gare qui exhale bruyamment sa vapeur, filant déjà vers l’avant sur des rails grinçants. La vie n’attend pas après les vieux. Peu lui importe, au fond. Ce qu’elle veut connaître, c’est son âge. Pas combien de temps il lui reste à vivre, non. Plutôt depuis combien de temps elle vit.

ŕ Vous avez eu du courrier, Madame Girard. Voulez-vous que je vous l’ouvre?

La vieille tourne enfin la tête, la bouche entrouverte. Dans un geste brouillon, elle signifie à la préposée qu’elle ne veut pas.

ŕ Ma nièce Josette… Josette a va me l’ouvrir, articule-t-elle, la voix enrouée. A va sûrement v’nir t’à l’heure.

Elle se berce quelques secondes, laissant son regard errer dans la direction de la jeune femme, qui fait bruisser les draps du lit.

ŕ La lettre, là… j’peux-tu l’avoir? se ravise la vieille d’une voix faible, presque implorante. ŕ Bien sûr, tenez!

Elle reçoit le courrier sur ses genoux. Elle le sent, tout léger, juste là, sur la flanelle qui protège ses jambes décharnées. Elle approche ses doigts de l’enveloppe, à tâtons. Elle s’applique à en découvrir les contours. Le regard voilé par le soleil, le visage penché vers la fenêtre, elle essaie de deviner la couleur de l'envoi. Elle suit du bout des doigts le «v» formé par son cachet. La forme vibre dans ses mains. Elle devine l’adresse rédigée sur le devant. «Anne Girard, 348, 4e Rang…» Il lui semble,

soudainement, que plusieurs autres enveloppes l’attendent dans la boîte aux lettres au bout de la longue allée qui relie la maison de ferme au chemin de terre. Elle se sent soulevée par le désir de les trouver, de les compter, de les contempler une à une, avant de les ouvrir, délicatement, avec le

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contenu dans ces lettres. Elle enfile ses chaussures. Ouvre la porte moustiquaire. Ça sent bon le printemps. Le soleil éclate sur le champ nu fraîchement labouré. L’odeur des rôties embaume les alentours de la maison. Elle court, elle vole presque vers la boîte aux lettres. «Mademoiselle Girard, du courrier pour vous», lui crie le facteur au bout du chemin.

ŕ Voulez-vous que j’aille vous porter à la salle à manger? C’est déjà l’heure de déjeuner, lui annonce la préposée.

La vieille revient à elle. Son souvenir-Monet s’étiole peu à peu. Ses jambes tremblotent, comme si elles avaient réellement parcouru cette distance rêvée.

ŕ Ok, oui, ce s’rait ben fin, répond-elle finalement.

Avec l’aide de la préposée, elle s’assoit dans la chaise roulante qu’elle utilise pour descendre à la salle commune.

ŕ Je peux-tu amener la lettre avec moi? demande-t-elle soudainement. ŕ Bien sûr, Madame Girard, que vous pouvez l’amener. Tenez.

De nouveau, cette présence réconfortante entre ses mains. La préposée pousse la vieille dans sa chaise, tranquillement. Hors de la chambre, des voix s’agitent autour d’elles. La télévision de Madame Tremblay. Monsieur Lenoir qui parle un peu trop fort, de l’autre côté du couloir. Anne sent qu’elle frôle de sa main ballante la jaquette d’une autre résidante. La préposée prend de la vitesse. Il se crée une brise sur le visage de la vieille. Les fenêtres sont sûrement ouvertes : les lilas de la cour intérieure saturent l’air d’un parfum sucré. Elle voudrait en cueillir. Elle sent les ciseaux dans sa main. Saisit une branche. Coupe une tête rose, l’autre crème. Elle les ramène à l’intérieur. Ça sent si bon. Elle remplit un verre d’eau, y dépose le petit bouquet. Monte à l’étage le porter sur la table de chevet de sa vieille mère, qui gît recroquevillée dans son lit. Un petit sourire se dessine sur le visage de la vieille. Et sur celui d’Anne. «Merci, ma belle Anne, qu’est-ce que j’f’rais sans toé à maison, hein?» Sa mère, aux dernières lueurs de sa vie, illuminée par le crépuscule doré qui entre par la haute fenêtre. «J’cré ben qui m’en reste pus pour trop longtemps icitte. Tu me promets, ma fille, que tu f’ras toute tes voyages, toutes ces belles affaires que tu rêves pis que tu m’parles, quand j’irai r’joindre ton père

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en haut?» Ben oui, Maman, je vous le promets, qu’elle répond. «Je travaillerai fort toute ma vie s’il faut, pis j’irai à Londres, pis à Paris, voir si là-bas les lilas sentent aussi bon qu’ici».

ŕ Ça sent bon, hein, Madame Girard? C’est la saison des lilas. Vous aimez ça beaucoup, je pense, les lilas.

La préposée, à nouveau, efface tranquillement les lueurs pastel qui s’étaient peinturées dans l’esprit d’Anne.

ŕ Oh oui, j’aime beaucoup ça. Ma mère aussi, a l’aimait beaucoup ça. On en avait plusieurs dans le jardin chez nous.

La chaise roulante tourne subitement. Anne se retrouve dans une salle remplie du babillage des autres pensionnaires. Remplie aussi de leurs odeurs, moins agréables que celle des lilas dans la cour.

ŕ Et voilà, Madame Girard. Vous êtes rendue à bon port. Jacinthe vous amènera votre bol de gruau. C’est bien ça que vous voulez ce matin?

ŕ Oui, oui, mon gruau. Merci.

À nouveau, la vieille se retrouve seule, son enveloppe dans les mains. Elle s’agite. Il lui tarde de connaître le contenu de cette lettre. Elle picore à peine dans son bol.

De retour à sa chambre, elle s’installe à nouveau dans son fauteuil. Et attend. Attend l’arrivée de Josette, sa nièce. Elle l’aime comme si c’était sa fille. Entre tous les visages devenus flous, celui-ci est toujours clair. Il lui revient en mémoire, figé dans l’état où il était, du temps où Anne voyait encore. Pourtant, il doit bien avoir changé, son visage. Sa nièce Josette, un jour, est devenue tante aussi. Et ses neveux et nièces, eux aussi, sont devenus oncles et tantes. Trois générations sous Anne. Aucune ne descendant d’elle. Aujourd’hui, plus que tous les autres jours, elle désire la visite de Josette. Elle doit savoir ce que contient la lettre qui continue de vibrer entre ses mains. En fait, c’est la jeune Anne qui tremble dans le corps de la vieille Anne. Elle tremble d’excitation devant le mystère bientôt dévoilé de ces deux missives, devant son avenir qui est cacheté dans l’une d’elle, provenant d’une école de l’Ouest du pays où elle veut entrer comme institutrice. Dans le village où le

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avant de partir. La deuxième lettre est de lui. Une invitation à le rejoindre, sûrement. Depuis des semaines que la belle Anne attend ces lettres en secret. Pas question d’en parler avant que ça ne se concrétise. La jeune femme n’en peut plus. Elle déchire l’enveloppe de la première lettre. On l’accepte à l’école Saint-François, elle est attendue pour le début des classes, en septembre. Le beau grand André, lui, si fort et si vaillant, ne l’attendra pas. C’est ce qu’il écrit dans la deuxième lettre. «Paraît qu’il y a des bonnes jobs, aux States, de l’autre bord des lignes. Bien payées, moins dures que les longues journées passées dans la plaine à essayer de se bâtir de quoi vivre. Attends-moi pas, fais ta vie avec quelqu’un d’autre qui te mérite plus que Attends-moi.» Anne s’écroule.

Et sursaute. De retour dans sa vieille peau de Madame Girard, prise en étau entre ses yeux qui ne voient plus et son esprit qui revit trop clairement ce moment. En a-t-elle jamais parlé à quelqu’un? Elle, la vieille fille qui a tant voyagé, celle qui a vu tant de choses. Celle qu’on a jalousée d’avoir mené une vie si libre. Celle qu’on a oubliée, ici, dans son foyer. En fait, personne ne l’a volontairement oubliée; c’est seulement qu’au fil du temps, ses compagnons de route sont presque tous disparus. Il ne reste que quelques étrangers, dans les chambres d’à côté, des voisins plus ou moins anonymes, qui vont et viennent, arrivent et meurent. Une famille de fortune. En échange de celle qu’elle n’aura jamais fondée. La vieille Anne tremble devant tant de lucidité, le cœur transpercé de regrets qu’elle avait jugulés depuis si longtemps qu’elle les croyait disparus, effacés. Elle est seule, voilà. Seule, aveugle et tout simplement à bout d’âge.

ŕ Ah ben! Matante Anne!

La voix de Josette. La vieille Anne, secouée par les larmes, échappe l’enveloppe qu’elle tenait entre ses mains. Ses narines sont à nouveau happées par le parfum des lilas. Mauve. Elle se souvient si bien de cette couleur. Elle l’apaise. Comme un ciel couchant d’août qui laisse présager encore quelques belles journées d’été.

ŕ Josette, ah, ma belle Josette. Que j’suis contente de t’voir.

ŕ Mais qu’est-ce qui se passe, Matante Anne? Pourquoi vous pleurez comme ça?

Anne sent une main sur son épaule, puis d’un coup on la serre comme une poupée de chiffon. Quelle chaleur…

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