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Ne pas prendre conscience des intentions qui nous habitent

Gabrielle Roy, dans sa lettre à Marie Grenier-Francoeur, insiste pour dire qu’elle n’a «pas été consciente à aucun moment en écrivant ce livre [La Montagne secrète] des intentions que vous y décelez5». L’ignorance de ses propres intentions serait, selon elle, une condition essentielle pour

«s’abandonner à l’ivresse de la création6». Mais un auteur peut-il vraiment se soustraire à l’idée d’un

but? Pour Louis Francoeur, l’idée n’est pas de nier que des intentions puissent exister, mais plutôt qu’il ne faut pas «chercher à les connaître7».

Cette idée de «mystère intentionnel» semble particulièrement chère à Gabrielle Roy, comme si ce mystère lui-même constituait une poussée suffisante pour mettre son écriture en marche. Pour Louis Francoeur, en effet, «combien de fois Gabrielle Roy n’a-t-elle pas témoigné elle-même de ce Ŗvif désir d’écrire, né tout aussi instantanémentŗ8». Gabrielle Roy en livre un bon exemple quand elle

raconte, dans La Détresse et l’Enchantement, à quel point elle ignorait tout de sa possible carrière d’écrivaine au moment où elle emmagasinait la matière nécessaire à ses œuvres futures :

Ainsi je pensais arriver à boucher quelque peu le trou fait dans mes économies par tout l’imprévu de l’hiver précédent. Voilà pour l’instant tout ce que j’escomptais de mon passage à la Petite-Poule-d’Eau qui allait pourtant imprégner ma vie entière de son indicible attrait. Mais tout le reste, qui me serait donné par surcroît : la découverte d’un des lieux du monde les plus enchanteurs; la nostalgie qu’il déposerait en moi pour toujours du recommencement possible de l’expérience humaine sur terre; le livre qui en résulterait bien longtemps plus tard; la bonne fortune de ce livre Ŕ roman pour ainsi dire d’une petite école perdue au bout du monde et qui en serait la première Ŕ devenant livre d’étude en de nombreuses écoles du pays et d’ailleurs; tout ce rebondissement inouï, alors que je partais pour la Petite-Poule-d’Eau, m’était aussi caché que nous l’est en fin de compte presque tout l’essentiel de notre destination. Et qu’il est bon qu’il en soit ainsi! Aurais-je pressenti un peu ce qui allait m’advenir que déjà sans doute l’aventure m’eût été moins profitable9.

Il s’agit d’apprivoiser l’idée que «l’essentiel de notre destination» nous reste pour ainsi dire caché. Il faut considérer le désir d’écrire comme un besoin et ne pas écrire pour atteindre un but, mais plutôt

5 Louis FRANCOEUR, «Esquisse d’un art poétique sur une lettre inédite de Gabrielle Roy», art. cit, p. 244. 6 id.

7 ibid., p. 235. 8 ibid., p. 236.

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écrire parce qu’il faut écrire. En somme, comme elle le dira en en 1947 à la journaliste Dorothy Duncan, du Maclean’s Magazine, «il est bon de ne jamais se définir trop précisément10».

Gabrielle Roy dira de l’époque où elle s’est mise à écrire pour en faire carrière : «Et je me jetai dans l’écriture exactement comme l’on se jette à l’eau sans savoir encore nager11.» D’une certaine façon,

elle sent qu’elle ne doit pas commander le but, car il s’imposera de lui-même. Dans Le temps qui m’a

manqué, suite inachevée de La Détresse et l’Enchantement, elle écrira à plusieurs reprises qu’elle ne

sait pas pourquoi elle écrit : «Je travaillais mais ne sachant plus pourquoi. En fait, depuis ce temps- là, ai-je jamais su pourquoi j’écrivais, est-ce que ceux qui se livrent à cette bizarre occupation le savent vraiment. […] Ne sachant plus pour qui ni pourquoi je travaillais, ni même vers quoi me menait un si dur effort, j’étais possédée par la volonté d’arriver au plus vite là où je ne savais pas que j’allais12.» Elle essaie de tendre vers «là où elle ne sait pas qu’elle va», le «point», comme l’appelle

Maurice Blanchot dans Le livre à venir. Dans son essai où il se questionne sur le mouvement «d’où viennent tous les livres», Blanchot élabore sur ce qu’il appelle la loi secrète du récit. Par le biais d’une métaphore impliquant Ulysse et le chant des sirènes, il explique que le «mot d’ordre qui s’impose aux navigateurs est celui-ci : que soit exclue toute allusion à un but et une destination13».

L’intention, en somme, ne doit pas être évoquée, réfléchie, et ce, même si elle existe. L’idée, c’est de se laisser imprégner par le «mouvement impérieux», selon Blanchot, qu’on peut associer au «vif désir d’écrire14» ressenti par Gabrielle Roy :

Le récit est mouvement vers un point, non seulement inconnu, ignoré, étranger, mais tel qu’il ne semble avoir, par avance et en dehors de ce mouvement, aucune sorte de réalité, si impérieux cependant que c’est de lui seul que le récit tire son attrait, de telle manière qu’il ne peut même «commencer» avant de l’avoir atteint, mais cependant c’est seulement le récit et le mouvement imprévisible du récit qui fournissent l’espace où le point devient réel, puissant et attirant15.

Ainsi, à la suite de Maurice Blanchot, on peut penser que si Gabrielle Roy ne désire pas connaître l’intention qui l’habite au moment de se mettre à écrire, c’est pour mieux lui laisser l’espace pour se déployer à son insu dans le récit et devenir un point «réel, puissant et attirant». Une condition

10 Dorothy DUNCAN, «Le triomphe de Gabrielle», dans Rencontres et entretiens avec Gabrielle Roy, 1947-1979, édition

préparée par Nadine Bismuth, Amélie Desruisseaux-Talbot et François Ricard, avec la collaboration de Jane Everett et Sophie Marcotte, Montréal, Les Éditions du Boréal (Cahiers Gabrielle Roy), 2005, p. 34.

11 François RICARD, Gabrielle Roy, une vie, Montréal, Les Éditions du Boréal, 1996, p. 198.

12 Gabrielle ROY, Le temps qui m’a manqué, Montréal, Les Éditions du Boréal (Boréal Compact), 2003, p 89. 13 Maurice BLANCHOT, Le livre à venir, Paris, Gallimard (coll. Folio/Essais), 2008, p. 12.

14 «Or en même temps que cette paix si longtemps absente revenue m’habiter, je découvris en moi, ce matin-là, le vif

désir d’écrire, né tout aussi instantanément.» Gabrielle ROY, La Détresse et l’Enchantement, op. cit., p. 391.

nécessaire qui pousse l’artiste à aller de l’avant, à l’image de ce que vit le personnage de Pierre Cadorai dans La Montage secrète de Gabrielle Roy : «Son œuvre était devant lui encore, toujours devant lui. Tant de fois pourtant, il l’avait vue pousser devant ses yeux; ou plutôt, sans la voir, en avait-il eu le sentiment, la nostalgie inguérissable. Il pensa aux chiens de traîne dont Sigurdsen disait que, pour qu’ils courent bien, il faut les garder sur leur faim16.» Ainsi, cette première «règle de

grammaire» de la création littéraire commanderait de se laisser d’abord porter par le mouvement et non par la destination.

Or, il n’est pas nécessairement évident de savoir apprivoiser ce mouvement, cette ignorance parfois anxiogène du but. Maurice Blanchot, cette fois analysant le cheminement d’artiste de Proust, avance ceci :

De quoi donc est-il [Joubert] occupé? Peut-être n’aimerait-il pas qu’on pût dire qu’il le sait. Il sait plutôt qu’il cherche ce qu’il ignore et que de là vient la difficulté de ses recherches et le bonheur de ses découvertes : «Mais comment chercher où il faut quand on ignore même ce que l’on cherche? et c’est ce qui arrive toujours quand on compose et quand on crée. Heureusement, en s’égarant ainsi, on fait plus d’une découverte, on a des rencontres heureuses…» On a souvent l’impression que, s’il a alors un ouvrage en tête, c’est pour envelopper et pour dissimuler, à ses yeux mêmes, de ce dessein ordinaire le dessein plus secret, difficile à saisir et à traduire, dont il se sent chargé17.

Dans mon propre cheminement de création littéraire, il m’a parfois été difficile d’ignorer tout but, tout dessein. Une idée me venait, et avec elle, ce qui m’apparaissait son essence. Souvent, aussi, mon directeur de mémoire me posait la question suivante : «Qu'est-ce qui veut se dire dans cette nouvelle?» J'ai dû méditer longtemps cette question, et apprivoiser ce qu'elle sous-entendait. Mes premières réponses à cette question étaient toujours d'ordre rationnel : quelle est l'histoire, qui sont les personnages, que font-ils. Jusqu'à ce que je comprenne que la vraie réponse était plutôt d'ordre émotif. Ce qui voulait se dire à travers mes nouvelles c'était : la difficulté d'accepter son impuissance devant la mort dans La biche; la détresse sous-jacente qui émane d'un deuil occulté dans Hampton

Beach; la difficulté de se laisser aller à vivre des émotions trop vives, dans Silence; finalement, la

solitude profonde d'un être qui n'attend plus rien de la vie dans Clair-obscur. Ces réponses, je n'ai pu les trouver qu'après le premier jet de mes nouvelles. Ainsi, il m'apparaît important de ne pas trop chercher à connaître les intentions qui m’habitent au premier jet; elles existent, c'est indéniable, mais

16 Gabrielle ROY, La Montagne secrète, nouvelle édition, Montréal, Les Éditions du Boréal (Boréal Compact), 2008,

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vouloir les formuler a priori peut être nuisible pour voir émerger les émotions à travers le récit. C’est une condition pour que le but d’une nouvelle se réalise pleinement, à mon insu. Si je me fixe un but, si je me précise à moi-même mes intentions avant de commencer à écrire, je modèlerai mon écriture à ce but. Je rationaliserai mes écrits. Et par là, j’évacuerai toute notion de création littéraire. Ma nouvelle deviendra en quelque sorte un essai, plein de sens, oui, mais du sens rationnel, différent du sens émotionnel, celui-là qui touche le lecteur sans trop qu’il sache pourquoi. Les émotions ne sont pas rationnelles. Elles ne sont pas réfléchies, elles surgissent, comme ça. C’est pourquoi mon écriture doit elle aussi surgir sans être dirigée. Il y a, comme l’explique Gabrielle Roy à Silver Donald Cameron dans un entretien en 1971, une grande fragilité en début de création; une trop grande réflexion peut briser un élan, une idée : «Je n’appellerais pas ça une superstition, mais j’ai peur d’évoquer ce sur quoi je travaille avant que cela n’ait pris son envol, quand c’est encore à l’état embryonnaire, encore très frêle et très fragile. À cette étape, j’ai très peur d’en parler ou même d’identifier l’idée autour de laquelle j’erre et que j’essaie de capturer, vous comprenez18

Par contre, là où il devient important de chercher à connaître les intentions qui nous habitent, c'est au moment de retravailler une nouvelle. C'est à ce moment qu’il est important d'identifier, à tâtons parfois, ce qui veut se dire à travers le récit. Les émotions principales qui se dégagent d'une nouvelle, une fois bien identifiées, m'ont aidée à recadrer mes récits, qui souvent s'éparpillaient un peu trop. L'intention devient ici synonyme de l'émotion qui traverse le récit et il devient primordial de la connaître. Il ne faut jamais s'éloigner de cette émotion, au risque de voir le rythme du récit, sa profondeur et sa vérité en souffrir.

Dans la première nouvelle que j’ai écrite expressément pour mon projet de maîtrise, Hampton Beach, j’ai très bien expérimenté l’erreur de vouloir connaître mes propres intentions, de trop vouloir identifier l’idée que je poursuivais alors que tout était encore trop fragile. Je voulais parler d’une dame ordinaire, qui vit une épreuve extraordinaire, et choisit finalement d’abandonner la carapace derrière laquelle elle s’était réfugiée à la suite du deuil de son mari. À trop vouloir exprimer cette idée, j’en suis venue à mettre énormément de détails dans mon écriture. Trop, en fait, et je m’y suis perdue. L’histoire s’allongeait, prenait différentes directions… Quand mon directeur de mémoire m’a demandé ce qui voulait se dire dans cette nouvelle, j’ai répondu sensiblement ce que je viens de

18 Silver Donald CAMERON, «Gabrielle Roy : un oiseau à la fenêtre de la prison», dans Rencontres et entretiens avec

détailler ici. Cela m’a fait comprendre que je ne réalisais pas cet objectif, à trop vouloir le poursuivre. Il m’est apparu clair que je m’étais éloignée du mouvement de départ qui m’habitait quand j’ai voulu m’atteler à écrire cette histoire. Il a souvent été difficile pour moi de me détacher des premières versions de mes textes; cela m'a été difficile, en fait, jusqu'à ce que je réussisse à me détacher des mots pour me concentrer sur l'émotion qui les traversait. C’est à l’image de ce que retient Marc Gagné, dans Visages de Gabrielle Roy, du discours que l’auteure a présenté lors de sa réception du prix David :

[…] au-dessus du désir, de l’idée, de l’action et de la matière, il existe un autre élément, global celui-là, en qui ils s’unifient [pour former l’œuvre d’art]. Un autre élément dont l’importance est de premier ordre. Gabrielle Roy l’appelle l’émotion. Ainsi s’exprime-t-elle dans le Discours de

réception du prix David :

«Peut-être faudrait-il tenter de ne pas trop l’oublier, de nos jours où nous sommes tellement portés à mettre de côté cette vérité élémentaire : ce n’est pas par la technique, par l’extérieur, par le dehors que se renouvellent essentiellement l’art et les formes. Mais par l’intérieur, par le centre et le cœur, par la vision que suscite une émotion fraîche. En somme, par le contenu d’émotion qui déborde de chaque instant de notre existence et qui donne à nos œuvres le souffle.»

L’émotion met en branle les facultés créatrices. Cependant, il importe de préciser que l’émotion à laquelle fait appel l’artiste, n’est pas immédiatement consécutive à un choc premier et brut. C’est une émotion seconde étroitement liée au regard19.

Il importe donc de prendre un certain recul et de développer un regard intérieur sur un récit pour en comprendre la vraie émotion. C’est ce qui m’a permis, au bout de plusieurs versions, d'arriver à épurer mes récits, à les rendre constants et les faire concourir à obtenir leur vie propre. Comme l’expose Maurice Blanchot dans Le livre à venir, «le récit n’est pas la relation de l’événement mais l’événement lui-même20». Pour que le récit devienne un événement propre et non seulement un

événement raconté, je dois devenir le récit lui-même et non sa simple traductrice. Mais quelle est exactement la nature de ce mouvement auquel j’ai réussi peu à peu à m’abandonner? Comment se manifeste l’inspiration et comment agit-elle vraiment?

19 Marc GAGNÉ, Visages de Gabrielle Roy, l’œuvre et l’écrivain, suivi de Jeux du romancier et des lecteurs (extraits) par