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Évolution du sens des termes de couleur et de leur traitement poétique : l'élégie romaine et ses modèles grecs

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Évolution du sens des termes de couleur et de leur

traitement poétique

L’élégie romaine et ses modèles grecs

Thèse

Lydia Pelletier-Michaud

Doctorat en études anciennes

Philosophiae Doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

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Résumé

Les termes de couleur, anciens ou modernes, ne peuvent être réduits à la dénomination de catégories servant à diviser le spectre des visibles : cet ensemble lexical unique mérite d’être considéré comme un phénomène linguistique et littéraire à part entière. Pourtant, trop souvent encore, les études portant sur le vocabulaire de la couleur tendent à subordonner le système langagier au phénomène physique, conséquence indirecte de la recherche d’objectivité qu’une vision positiviste attribue aux sciences de la nature. Les termes de couleur sont alors examinés selon des critères qui ne correspondent pas à leur véritable essence – une attitude qui, dans le cas des langues anciennes, mène à des constats d’imprécision injustifiés. Dans les faits, l’emploi des termes de couleur transcende largement la dimension visuelle : leur nature se révèle essentiellement subjective, et ce à plus forte raison dans les textes littéraires, dont se compose l’essentiel du matériel dont nous disposons pour étudier les cas du grec et du latin. Plutôt que de mettre l’accent sur les différences entre conceptions anciennes et modernes, cette étude aborde la couleur en tant que phénomène culturel dans une optique de continuité ; elle vise à montrer que l’analyse littéraire de textes poétiques anciens peut nourrir une réflexion sur la nature des couleurs et sur les processus qui mènent à leur conceptualisation.

Après avoir posé les bases d’une réflexion sur la nature de la couleur (Chapitre I), cette thèse étudie le traitement poétique des termes de couleur et, de façon plus générale, l’utilisation des procédés littéraires faisant appel au chromatisme, chez les élégiaques latins (Ovide, Properce, Tibulle et le Corpus Tibullianum) et Catulle, à partir de leurs principaux modèles grecs d’époque alexandrine (Théocrite, Callimaque) et archaïque (poésie lyrique et épopée homérique). L’étude se focalise autour de quatre grands thèmes qui correspondent à des images littéraires développées par les poètes élégiaques – le « petit livre coloré » (Chapitre II), le « portrait en rouge et blanc » (Chapitre III), l’« amant pâle » (Chapitre IV) et la « mer céruléenne » (Chapitre V).

Le corpus principal, approché dans l’ordre chronologique inverse, est envisagé sous l’angle de la réécriture. En effet, l’imitation émulative se trouve au cœur du processus créatif des poètes latins, qui élaborent leur identité d’auteurs en réinventant les vers de leurs prédécesseurs ; ce procédé amène les poètes à reprendre et à enrichir des images littéraires colorées, donnant naissance à des topoi et à des associations d’idées qui, au fil des siècles, tendent à se cristalliser sous la forme de termes de couleur abstraits.

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Abstract

Color terms, in modern and ancient languages alike, cannot be reduced to sections of the visible spectrum: this complex and rather unique lexical ensemble deserves our full attention as a linguistic and literary phenomenon. Yet color vocabulary is still too often regarded as an imperfect means to describe visual perceptions, a system that fails to achieve the precision of optical science. This idea, a consequence of the quest for objectivity which natural sciences are hoped to provide, does not reflect the true nature of color terms and induces an important bias in their study: as a result, many classical philologists have come to judge Greek and Latin color vocabularies as underdeveloped and their use by ancient authors as clumsy. The purpose of color terms is not limited to description in terms of chromatic acuteness: in fact, this vocabulary proves to be subjective by nature. This is even truer about its literary use, and literature constitutes the main material available to study color terms in Greek and Latin. Instead of looking for differences between ancient and modern conceptions, this study focuses on continuity and on color as a cultural phenomenon; its aim is to show that the analysis of ancient poetry can contribute to a more general reflection on the nature of colors and to our understanding of how they become concepts.

Beginning with a chapter devoted to the nature of color (Chapter I), this dissertation studies the poetic treatment of color terms and, more generally, the use of literary devices pertaining to chromatism in Roman Elegists (Ovid, Propertius, Tibullus and the Corpus Tibullianum) and Catullus, as well as in their Greek models from the Hellenistic (Theocritus, Callimachus) and Archaic (lyric poetry and Homeric epics) periods. The study focuses on four poetic figures – the “little, colorful book” (Chapter II), the “red and white portrait” (Chapter III), the “pale lover” (Chapter IV) and the “cerulean sea” (Chapter V). Each of these chapters surveys the meaning of Latin vocabulary and expressions through the Greek verses they refer to.

The corpus is approached in reverse chronological order, with more specific attention paid to intertextuality and rewriting: imitatio plays in fact a crucial role in the creative process of Latin poets, who construct their identity as authors as they interpret and transform pre-existing text. The colorful imageries that are thus being developed over centuries give birth to topoi and strong associations between emotions and realities that tend to crystallize in the form of abstract color terms.

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Table des matières

Résumé ... III   Abstract ... V   Table des matières ... VII   Remerciements ... XIII   Introduction ... 1   État de la question ... 6   Intérêt du sujet ... 15   Visées ... 19   Corpus ... 20  

Approches théoriques et méthodologie ... 21  

Chapitre I – La couleur dans le langage et les langages de la couleur ... 25  

1,1 - Les paradoxes de la couleur ... 25  

1, 1, 1 - Un concept fuyant ... 25  

1, 1, 2 - Le refus de la couleur ... 25  

1, 1, 3 - Les philologues et la couleur : un discours normatif ... 27  

1, 2 - La couleur et le mot : trois préjugés tenaces ... 32  

1, 2, 1 - La couleur et les sciences de l’optique ... 32  

Avant Newton : Aristote et la postérité des théories antiques ... 32  

La couleur comme catégorie scientifique ... 35  

La naissance des couleurs primaires ... 39  

La couleur-longueur d’onde et la couleur-formule chimique ... 42  

Les sciences sont-elles plus précises que le langage ? ... 43  

1, 2, 2 - Les couleurs et la linguistique moderne ... 46  

Les théories psycho-linguistiques de la couleur : universalisme et structuralisme ... 46  

Les termes de couleur fondamentaux selon B. Berlin et P. Kay ... 48  

L’exemple du français ... 51  

Les langues anciennes et les termes de couleur fondamentaux ... 54  

Nommer la couleur ou cartographier l’espace chromatique ? ... 58  

Les « noms propres » de couleur ... 60  

La stérilité du débat linguistique ... 64  

1, 2, 3 - Couleur, littérature et affectivité ... 66  

Le refus de l’approche littéraire par les philologues ... 66  

Comment traduire les termes de couleur ? ... 69  

Sens propre, sens figuré. Langue écrite, langue parlée ... 70  

Les termes de couleur, un vocabulaire subjectif par essence ... 73  

Les mots de couleur : un vocabulaire polysémique et subjectif ... 78  

Pour une approche littéraire ... 79  

Un universalisme symbolique et affectif ... 80  

Les deux fonctions de la couleur : catégoriser et évoquer ... 81  

1, 3 - La naissance d’un langage : esthétique de la poésie amoureuse ... 83  

1, 3, 1 - Palette lexico-chromatique de la poésie amoureuse ... 83  

1, 3, 2 - Deux contrastes dominants, deux axes d’opposition ... 87  

1, 3, 3 - Le paysage chromatique de la poésie amoureuse : symboles, décors, protagonistes ... 89  

Le rêve d’Ovide interprété ... 89  

Le parti pris coloriste : une esthétique du désir ... 94  

Le poète et le peintre ... 95  

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L’âge d’Or des poètes ? La naissance d’une nouvelle forme poétique ... 98  

Les chemins de la couleur : images colorées au fil des réécritures ... 100  

1, 4 - Ego : Une identité littéraire en construction. Le poète, l’amant, le Romain ... 105  

Chapitre II – Un joli petit livre coloré ... 111  

2, 1 - Un petit livre aux grandes ambitions : Catulle et la tradition hellénistique ... 113  

2, 1, 1 - La dédicace à Cornélius Népos ... 113  

La couronne de Méléagre et l’ouvrage de Pindare ... 115  

La dédicace de Cinna à Aratos ... 119  

2, 1, 2 - La fable de Suffenus ... 124  

2, 2 - Un livre en robe de mariée : l’offrande amoureuse de Lygdamus ... 132  

2, 2, 1 - Un présent pour Neæra ... 132  

2, 2, 2 - Les fiancées de Catulle ... 136  

Le Chant d’Hyménée ... 136  

La lettre à Allius ... 142  

2, 2, 3 - Le souhait de Cornutus ... 155  

2, 3 - Le recueil en mission diplomatique ... 156  

2, 3, 1 - Un livre en habits de deuil ... 156  

2, 3, 2 - Les adieux à Corinne ... 163  

2, 3, 3 - Le « livre-émissaire » ... 170  

2, 3, 4 - Martial, lecteur d’Ovide ... 174  

2, 4 - Conclusion ... 176  

Chapitre III – Pudeur de pourpre sur visage de neige. Genèse et tribulations d’une image littéraire érotique ... 185  

3, 1 - Les portraits ... 186  

3, 1, 1 – Trois portraits élégiaques ... 186  

3, 1, 2 - Trois portraits hellénistiques ... 191  

3, 1, 3 - Les modèles archaïques ... 197  

Sappho, la fille-fleur et la fille-fruit : une beauté fragile et éphémère ... 201  

Le teint fleuri de la jeunesse ... 202  

Sappho et la fille-lune : la beauté puissante et rayonnante ... 206  

3, 1, 4 - La naissance d’un contraste : un modèle épique ... 208  

L’Aurore aux doigts de rose ... 208  

La bossette d’ivoire teinte d’écarlate ... 210  

3, 1, 5 - La vierge et le soldat mourant ... 215  

3, 2 - Les poèmes tissés et le fil qui chante : les métaphores textiles chez Catulle et Ovide ... 222  

3, 2, 1 - L’épyllion, chef-d’œuvre miniature de Catulle ... 222  

3, 2, 2 - Les Minéides, fileuses, tisserandes et conteuses ... 230  

3, 3 - Vt pictura poiesis ... 234  

3, 3, 1 - L’ecphrasis au sens propre ... 234  

3, 3, 2 - Du poème tissé au poème peint ou ciselé ... 243  

3, 4 - De la citation littéraire à la couleur abstraite ... 245  

3, 4, 1 - Juxtaposer, mélanger, se transformer : une véritable réflexion sur la nature de la couleur ... 245  

3, 4, 2 - De l’invention du rouge ou Pourquoi un visage « de pourpre » paraît-il plus naturel qu’un visage « de safran » ? ... 248  

3, 4, 3 - La postérité de l’image ... 254  

3, 5 - Une esthétique controversée : le rôle d’Ovide dans l’évolution du topos ... 257  

3, 5, 1 - Le « portrait de Lavinia » chez Virgile ... 258  

3, 5, 2 - La méfiance de Cicéron ... 265  

Chapitre IV – Le poète-amant, un « homme pâle » ... 271  

4, 1 - Le credo ovidien : palleat omnis amans ! ... 271  

4, 1, 1 - Les causes du pallor amoureux (chez les élégiaques) ... 275  

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4, 1, 3 - Physiognomonie : la pâleur dans les portraits d’hommes célèbres ... 281  

4, 2 - Aux sources archaïques de la pâleur amoureuse ... 286  

4, 2, 1 - Homère ... 286  

La thématique amoureuse dans l’épopée : le désir qui enveloppe l’esprit ... 286  

a) Changer de couleur chez Homère : perdre son « beau teint » (χρόα κάλον) ... 289  

b) Le lâche dont le teint change (τρέπεται χρώς) et qui pâlit (ὠχράω) ... 290  

c) La peur verte (χλωρὸν δέος) et le guerrier vert de peur (χλωρὸς ὑπὸ δείους) ... 293  

4, 2, 2 - Sappho et les manifestations du désir : « plus verte que l’herbe » (χλωροτέρα ποίας) ... 294  

4, 3 - Symptômes de l’amour chez Théocrite ... 297  

4, 3, 1 - Simaitha, amante et empoisonneuse (Idylle II) ... 298  

4, 3, 2 - Aischinès, l’amoureux ridicule (Idylle XIV) ... 304  

4, 3, 3 - Le mot θάψος ... 308  

4, 3, 4 - Sappho médecin ... 321  

4, 3, 5 - Les herbes qui font pâlir et la morsure bleuâtre de la jalousie (pallens, liuor, liuidus) ... 325  

4, 4 - De la peur pâle au printemps verdoyant : χλωρός et uiridis ... 329  

4, 5 - La pâleur amoureuse réhabilitée ... 350  

4, 5, 1 - Le jeune homme coloré par l’amour (Tib. I, 8) ... 353  

4, 5, 2 - De belles pâleurs féminines ... 356  

4, 5, 3 - Militat omnis amans ... 359  

4, 6 - Conclusion ... 365  

Chapitre V – La naissance de la mer bleue ... 369  

5, 1 - La parure barbare de Cynthie (Prop. II, 18d) ... 369  

5, 1, 1 - La « couleur belge » et les Germains roux ... 371  

5, 1, 2 - Les Bretons peints en bleu de César ... 374  

5, 1, 3 - Autres peuples « céruléens » : Germains, Agathyrses et Haries ... 378  

5, 1, 4 - Le type du « roux aux yeux bleus » : l’étranger venu du froid ... 381  

5, 1, 5 - Comment peut-on comprendre le passage de Properce ? ... 383  

5, 1, 6 - Caerula forma ... 385  

5, 2 - Le terme caeruleus chez Catulle et chez les élégiaques latins ... 387  

5, 2, 1 - La mer céruléenne, locus horridus ? ... 387  

5, 2, 2 - Les Néréides en tant que divinités charmantes ... 395  

5, 2, 3 - La mer des bucoliques grecs ... 401  

5, 3 - La mer γλαυκή et le lion γλαυκιόων de l’Iliade ... 405  

5, 3, 1 - Le sens du verbe γλαυκιάω ... 408  

5, 3, 2 - Athéna γλαυκῶπις et le μένος ... 411  

5, 3, 3 - Diomède en lion sanguinaire (Iliade X, 482-488) ... 411  

5, 3, 4 - Héraclès aux Enfers (Odyssée XI, 601-627) ... 412  

5, 3, 5 - Les imprécations homériques d’Ariane ... 415  

5, 4 - De Charybde en Scylla : monstres marins et écueils κυάνεοι ... 418  

5, 4, 1 - L’épithète homérique κυάνεος ... 420  

5, 4, 2 - Le voile de Thétis et le sourcil de Zeus ... 422  

5, 4, 3 - L’adjectif κυάνεος et son référent κύανος : « un bleu sombre et luisant » ... 426  

5, 4, 4 - Homère en modèle de Phidias ... 429  

5, 5 - Se parer pour faire peur ... 432  

5, 5, 1 - La panoplie des héros homériques ... 432  

Les serpents κυάνεοι de l’armure de Ménélas ... 432  

Les lions χαροποί du baudrier d’Héraclès ... 434  

Les peaux de bêtes fauves et bigarrées des Achéens ... 435  

5, 5, 2 - Quelques reprises alexandrines ... 436  

Le lion de Némée ... 436  

Héraclès enfant et les serpents d’Héra (Thcr. Id. XXIV) ... 437  

5, 5, 3 - Une reprise latine ... 438  

5, 6 - La naissance du bleu ... 440  

5, 6, 1 - Γλαυκός, χαροπός et κυάνεος : des adjectifs en mal de référent chromatique ? ... 440  

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5, 7 - Les Néréides et la mer érotisées ... 448  

5, 7, 1 - L’importance du thème des Argonautiques ... 448  

5, 7, 2 - Thétis, déesse bleue ... 449  

5, 7, 3 - En grec, de beaux yeux couleur de mer ... 452  

5, 7, 4 - Le sourcil « bleu » érotisé ... 454  

5, 8 – Un changement de sensibilité face au bleu ? ... 456  

5, 8, 1 - Le « tabou » des yeux bleus en latin ... 456  

5, 8, 2 - De nouvelles teintures venues du Nord ? ... 458  

5, 8, 3 - « Glauque » ... 459  

5, 8, 4 - La mer verte d’Ovide ... 460  

5, 8, 5 - Portrait d’une Néréide triste ... 461  

Conclusion ... 463  

La matière homérique et la manière alexandrine ... 463  

La comparaison homérique ... 465  

L’accumulation des comparants : un outil de l’abstraction ... 465  

Des matières aux couleurs ... 466  

Du grec au latin : deux systèmes sémantiques, un langage poétique ... 467  

La versatilité chromatique d’Ovide : in utramque partem ... 468  

La couleur menteuse et le poète sincère ... 469  

Annexes ... 475  

Annexe A ... 477  

Annexe B ... 479  

Annexe C ... 482  

Annexe D ... 489  

Bibliographie des ouvrages cités ... 491  

Abréviations (dictionnaires, ouvrages de référence et ressources en ligne) ... 491  

Ouvrages de référence ... 491  

Éditions et traductions de sources anciennes (corpus principal seulement) ... 491  

Études modernes ... 494  

Index ... 511  

Index des passages cités et commentés ... 511  

Index des mots latins relatifs à la couleur ... 512  

Index des mots grecs relatifs à la couleur ... 516  

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« On dit que dans une des langues parlées par les indigènes de l’Amérique du sud, peut-être en Amazonie, il existe plus de vingt expressions, vingt-sept, crois-je me souvenir, pour désigner la couleur verte. Comparé à la pauvreté de notre vocabulaire en la matière, il semblerait qu’il devrait être facile pour eux de décrire les fôrets dans lesquelles ils vivent, au milieu de tous ces verts minutieux et différenciés, à peine séparés par de subtiles et presque impalpables nuances. Nous ne savons pas s’ils l’ont tenté un jour ni s’ils ont été satisfaits du résultat.

Ce qu’en revanche nous savons, c’est qu’une quelconque monochromie, par exemple, pour ne pas aller plus loin, la blancheur apparemment absolue de ces montagnes, ne résout pas non plus la question, peut-être parce qu’il y a plus de vingt nuances de blanc que l’œil est impuissant à distinguer, mais dont il pressent l’existence. La vérité, si nous sommes prêts à l’accepter dans toute sa crudité, c’est tout bonnement qu’il est impossible de décrire un paysage avec des mots. Ou plutôt, c’est possible, mais cela n’en vaut pas la peine. Je demande s’il vaut la peine d’écrire le mot montagne si nous ne savons pas quel nom la montagne se donnerait à elle-même. La peinture est déjà autre chose, elle est parfaitement capable de créer sur la palette vingt-sept tons de vert bien à elle qui se sont échappés de la nature, et quelques-uns de plus qui ne leur ressemblent pas, et c’est ce que nous appelons art, comme il convient. Les feuilles de tombent pas des arbres peints. »

José Saramago, Le voyage de l’éléphant (2008) Traduit du portugais par G. Leibrich

« Le pêcheur demeurait sur la rive, s’attendant à voir l’ondine reparaître ; tout à coup il vit l’eau briller d’un doux éclat et comme s’animer d’une beauté nouvelle. Elle miroitait et scintillait et répandait un éclat rose et blanc pareil à celui qui joue à l’intérieur des coquilles.

Lorsque cette eau miroitante vint battre les rives, elles semblèrent aussi se métamorphoser. Elles embaumèrent plus fort. Une tendre lueur les éclaira et leur donna une douceur insoupçonnée. Le pêcheur comprit ce qui se passait : les ondines ont en elles quelque chose qui les fait paraître plus belles que toutes les autres femmes. Le sang de l’une d’entre elles s’étant mêlé aux vagues, sa beauté illuminait le paysage : désormais ces rives héritaient du pouvoir d’inspirer de l’amour à tous ceux qui les contempleraient et de les attirer par une sorte de nostalgie. »

Selma Lagerlöf, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson (1960) (Le mythe de la naissance de Stockholm) Traduit du suédois par T. Hammar

Berlin, du blonde blonde Frau Ich bin dein kühler Freier Dein Himmel ist so hunde-blau, Darin hängt meine Leier

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Remerciements

Je tiens ici à exprimer toute ma gratitude à mes directeurs de recherche, Alban Baudou et Adeline Grand-Clément, qui m’ont accompagnée de leur soutien sans faille jusqu’à l’aboutissement de ce projet. Le premier suit avec patience et dévouement mes démêlés avec la couleur depuis la maîtrise ; la seconde a généreusement accepté de se joindre à l’aventure et, par son dynamisme et ses lumières, lui a apporté un souffle nouveau. Pour les échanges riches et stimulants, les relectures attentives, pour leur disponibilité à toute épreuve, leur confiance et leurs encouragements, je les remercie sincèrement ; les pages qui suivent leur doivent beaucoup.

Mes remerciements chaleureux vont également à André Daviault, qui a accepté de faire la prélecture du manuscrit et a contribué par ses remarques à son enrichissement. Enseignant marquant de mes toutes premières années d’études en lettres classiques, je lui dois également d’avoir jadis fait connaissance avec Catulle et Ovide.

Je veux également exprimer ma reconnaissance à tous les membres du jury, qui ont accepté d’évaluer ce travail, lui ont fait l’honneur d’une lecture attentive et critique, et dont les commentaires nourris ont fait de la soutenance une expérience particulièrement stimulante : outre les trois personnes déjà mentionnées, mes plus vifs remerciements vont à David Konstan, pour ses questions judicieuses et précises, ainsi qu’à Thomas Schmidt, pour ses remarques critiques, et pour avoir aussi contribué à l’élaboration du projet de thèse dans ses premières ébauches. Je remercie également Pascale Fleury d’avoir accepté de présider le jury.

Ce projet a bénéficié pendant trois ans du support financier accordé par le Programme de bourses d’études supérieures du Canada (C.R.S.H.), dont je tiens à remercier les intervenants. Ma reconnaissance va également aux donateurs et administrateurs du Fonds de recherche Georges-et-Theodora-Trakas, grâce auquel j’ai pu effectuer un séjour à Athènes aussi profitable d’un point de vue académique qu’enrichissant sur les plans culturel et humain.

Les années de thèse furent émaillées de rencontres amicales et professionnelles marquantes. Mes pensées vont vers les enseignants et collègues qui, tout au long de mon cheminement, m’ont éclairée de leur savoir et inspirée par leur humanisme.

Sans tous les nommer ici et avec l’assurance qu’ils sauront se reconnaître, je tiens à remercier mes proches, famille et amis, qui tout au long de cette entreprise m’ont encouragée à persévérer et rassurée lorsque j’étais dans le doute ; par leur présence chaleureuse ou leur soutien à distance, ils ont adouci les périodes les plus difficiles et magnifié les moments de joie.

Je dédie le fruit de mon travail à Jean, mon premier lecteur et mon soutien de tous les instants, que je remercie de tout cœur pour sa patience, sa confiance, et pour les spaghetti aglio, olio e peperoncino. Ohne dich hätte ich es nicht geschafft, Alter.

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Introduction

Évoquant son premier rendez-vous avec Lesbia dans la maison d’Allius, complice de ses amours, Catulle compare son amante à la fidèle Laodamie :

Aut nihil aut paulo cui tum concedere digna Lux mea se nostrum contulit in gremium, Quam circumcursans hinc illinc saepe Cupido Fulgebat crocina candidus in tunica.

En rien – ou de si peu ! – ne lui cédait ma digne Lumière, lorsqu’elle trouva refuge dans mes bras,

Elle autour de laquelle Cupidon, voletant sans cesse de-ci, de-là, Brillait, éclatant de blancheur dans le safran de sa tunique1.

En quelques vers seulement, le poète concentre quatre allusions à la lumière et à la couleur qui suffisent à composer un tableau éloquent, image bien connue de l’Amour conduisant la jeune fiancée à son promis2

. Le procédé d’enargeia, dans ce passage, ne sert pas à décrire la réalité visuelle d’une scène : les couleurs représentent une vue émotive, elles sont métaphores – ecphrasis certes, mais ecphrasis du sentiment. De la même façon qu’Amour, dans cet extrait, est à la fois abstraction et personnification3

, les termes de couleur de l’écriture poétique permettent de matérialiser l’émotion sous les yeux de l’esprit. Ainsi, Catulle, en évoquant l’image du dieu accompagnant les pas de Lesbia – qu’il appelle par ailleurs sa « lumière », l’être dont il ne pourrait se priver4

–, transforme le rendez-vous secret des deux amants en cérémonie nuptiale, présidée par un Cupidon dont la blancheur éclatante atteste la pureté des sentiments en jeu, drapé d’une tunique couleur de safran, attribut traditionnel du mariage romain. Le poète exprime ainsi

1 Cat. 68, 131-134.

2 T. Mantero (1979), p. 168-170, retrace la tradition mythologique et picturale évoquée par Catulle. Ce poème sera analysé plus en détails dans le Chapitre II (cf. ci-dessous, p. 142 et suivantes).

3 Sur la relation entre les divinités homériques et leur utilisation dans la poésie, cf. B. Snell (1994 [1946]), p. 367-391.

4 Chez les poètes élégiaques, comme chez les poètes grecs, c’est la lumière, davantage que l’air, qui apparaît comme l’élément nécessaire à la vie. Cf., dans la même pièce, les v. 92-93, à propos du frère de Catulle ; le poète revient également, à la fin du poème, sur l’idée de Lesbia en tant que lumière (v. 162). Cf. aussi Cat. 5, 4-6 ; Prop. II, 14, 29, II, 28b, 59 et I, 29, 1 (mea lux), ainsi que Prop. II, 15, 49 ; Ov. H. VII, 169, H. XIII, 23 et H. XV, 188 ; Ov. Tr. III, 3, 52 (lux mea) ; V, 9, 37 (lumen uitale). Cf. enfin, chez les Grecs, Bacchyl. Ep. 3, 75 et 159.

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les aspirations d’ego – son « moi » poétique – à un amour loyal et durable, à un engagement solennel bien que vécu en marge de la société.

En évoquant ce premier rendez-vous sous la forme d’un tableau idéalisé, le poète fait également ressortir toute l’amertume de la déception vécue face à l’échec d’une relation amoureuse5 : les termes de couleur permettent ici de dépeindre une scène telle qu’un amant désespéré la fait revivre et la magnifie dans son souvenir.

Par sa nature allégorique et, plus directement encore, du fait de la tradition iconographique à laquelle elle se réfère, la scène décrite par Catulle ne manque pas d’évoquer le travail d’un peintre. On aurait cependant tort de réduire l’art du procédé ecphrastique à la description ou à l’imitation d’une œuvre picturale. L’une des Anecdotes d’Ion de Chios rapportées dans les Déipnosophistes d’Athénée résume particulièrement bien la distinction fondamentale qui existe entre les pigments qu’emploie le peintre et les mots, matière première du poète6

.

L’histoire met en scène Sophocle dans un banquet, fleuretant avec un jeune échanson7 . Voyant rougir (ἐρυθριάω) le jeune homme qui lui servait à boire, le poète se tourne vers son voisin pour citer Phrynichos, soulignant la justesse de son expression poétique 8

: λάμπει δ᾽ ἐπὶ πορφυρέαις παρῇσι φῶς ἔρωτος, « sur ses joues de pourpre brille la lumière de l’amour ». L’homme9

, un professeur de grammaire érétrien – ou érythréen, s’amuse le narrateur10 – réprimande alors le poète pour son usage du terme πορφύρεος, qu’il juge abusif. En effet,

5 En comparant Lesbia à Laodamie, le poète évoque un couple divin au destin malheureux puisque l’héroïne mythique ne connaîtra qu’une seule nuit avec Protésilas. À propos de ce passage et de la distinction qu’il faut faire entre le poète-amant et l’auteur historique, voir ci-dessous, Chapitre II.

6 L’anecdote d’Ion de Chios a été amplement commentée dans les études portant sur la couleur dans l’Antiquité. Cf. notamment A. Grand-Clément (2009b) ; L. Villard (2002), p. 6-7 ; E. Irwin (1974), p. 17-18 ; A. La Penna (1955), p. 145-146 ; L. Gernet (1957), p. 319 et H. L. Lorimer (1936), p. 14-15.

7 Ath. XIII, 81 Kaibel = XIII, 603f-604d Olson. Nous présentons ce passage ainsi que notre traduction, suivis d’un bref commentaire, en Annexe A. Cf. aussi ci-dessous n. 918.

8 Sophocle loue la création poétique de Phrynichos : ὡς καλῶς Φρύνιχος ἐποίησεν εἴπας · […], « comme Phrynichos a versifié / créé de belle façon, lorsqu’il a dit : […] ».

9 Il semble s’agir de la même personne, mais cela n’est pas clair.

(17)

raisonne-t-il, si un peintre représentait les joues d’un garçon avec de la pourpre, « celui-ci ne serait dès lors plus beau », 1, Y/ f5+ ,#-ª3 7#P/1+5111

. Se moquant de l’étroitesse d’esprit de son interlocuteur, Sophocle lui réplique alors que, suivant une telle logique, il ne goûtera certainement pas davantage les vers de Simonide :

%&+*&=%* Wª 45T.#513

‚'½4# 7:/¢/ #2*N/13

D’une bouche de pourpre,

La jeune fille fit entendre sa voix12

Il s’agit pourtant d’un passage particulièrement apprécié par les Grecs (51½3 k--)4+/ '“ 'z2¹4*#+), rappelle Sophocle en appelant son interlocuteur « étranger », œ 0N/'. Le Tragique poursuit : il en va de même du poète qui chante « Apollon aux cheveux d’or » (82641,T.#/ ^T--:/#) – c’est une allusion à Pindare13

–, puisqu’un peintre ferait un tableau moins réussi en donnant au dieu des cheveux dorés (8264N#3 ,T.#3) plutôt que noirs (.'-#P/#3). Enfin, suppose Sophocle, l’instituteur a sans doute peu d’admiration pour le poète qui fait usage de l’épithète ¾1&1&M,56-13. Si l’on trempe en effet les doigts dans une teinture couleur de rose ('z3 ¾T&'1/ 82Ã.#), on risque d’obtenir des mains semblables à celles d’un teinturier en pourpre (127621$M716 8'½2#3), c’est-à-dire tachées de colorant, et non à celles d’une belle femme (%6/#+,ª3 ,#-¹3). Sophocle n’a pas à en dire plus : son interlocuteur – tout comme le reste de l’auditoire, qui éclate de rire – a parfaitement compris l’allusion à Homère et, honteux d’avoir été ainsi confondu, se tait14

.

Ce passage illustre de façon éloquente le fait que l’usage poétique des termes de couleur transcende le visuel, et montre que les commentateurs grecs de la seconde sophistique en étaient parfaitement conscients. L’anecdote rappelle également que la lecture d’un texte poétique par

11 Le professeur insinue que Sophocle, qui certes s’y connaît en poésie, est moins expert en matière de beauté (5ª

,#-T3). Il poursuit en affirmant qu’il ne faut surtout pas « représenter le beau par ce qui ne semble pas l’être », 5ª ,#-ª/ 5Ä .¦ ,#-Ä 7#+/1.N/Á 'z,M('+/. Cette réflexion constitue peut-être, de la part du grammairien, une référence maladroite à Platon (Rép. 420a-b) ; cf. A. Rouveret (2006).

12 Ath. XIII, 81 = Sim. 81 Page. 13 Cf. Pd. O. VI, 41.

14 Cf. Luc. Pro im. 26 à propos de la notoriété de l’expression ¾1&1&M,56-13 et de son association directe avec

(18)

celui qui ne connaît pas les conventions propres à un tel langage conduit à des interprétations absurdes. La pourpre des joues du jeune homme chez Phrynichos, celle de la bouche d’une jeune fille chez Simonide, l’or des cheveux d’Apollon chez Pindare et les doigts de rose de l’Aurore chez Homère ne désignent pas platement des pigments ou des matières. Leur aspect coloré est indissociable d’autres valeurs – l’aspect somptueux de l’étoffe, l’éclat du métal, la délicatesse de la fleur, voire sa douceur et son parfum.

C’est le propre de l’écriture poétique que de faire l’économie des mots et de laisser place à l’interprétation. Pour cette raison, la richesse sémantique du vocabulaire de la couleur, sa polysémie et son pouvoir évocateur lui confèrent un statut particulier chez les poètes. Tenter de réduire la complexité du vocabulaire chromatique à un rôle descriptif, ornemental ou formulaire revient donc à refuser au langage poétique sa singularité et, partant, à éviter la confrontation au véritable sens du texte.

Le bref extrait de Catulle présenté plus haut illustre fort bien cette richesse spécifique. On remarque ainsi que les termes crocinus, dont la valeur chromatique oscille entre l’orangé et le rouge15

, et candidus, qui exprime un blanc éclatant et lumineux16

, sont rapprochés à dessein au milieu du vers 134 pour établir un contraste marquant. Or le poète crée un effet semblable dans le carmen 61 lorsqu’il décrit le visage d’une jeune mariée17

; il reprend alors l’image popularisée par les poètes alexandrins consistant à décrire un corps jeune et séduisant dans des tons de blanc et de rouge et qui, nous le verrons, leur permet de tisser un lien fort avec les poètes archaïques18

. Pour ce rendez-vous adultère, ce sont les atours de Cupidon qui remplacent le visage rougissant de la jeune vierge19 ; le contraste évoque aussi bien entendu la beauté féminine, le charme de la fiancée imaginaire du carmen 64. Mais en revêtant Cupidon d’un habit crocinus, adjectif

15 À propos de la polysémie chromatique des termes liés au crocus et au safran, cf. ci-dessous, n. 492 et 493. 16 À la différence d’albus, qui note un blanc mat.

17 Catulle emploie toutefois dans cet autre poème des termes différents : luteus et albus (Cat. 61, 194-195). Cf. ci-dessous, Chapitre II, p. 139 et suivantes.

18 Ce procédé littéraire fait l’objet du Chapitre III. Cf. notamment Prop. II, 3, 9-24. Le « portrait en rouge et blanc » intègre souvent comme comparants des fleurs de couleurs contrastantes entremêlées, image de la couronne sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir (cf. ci-dessous, Chapitre II, p. 115 et suivantes, ainsi que Chapitre III, p. 197 et suivantes).

19 En attribuant ces couleurs non pas à Lesbia, mais à Cupidon, Catulle concentre la beauté de l’image sur l’émotion et l’éloigne de la personne qui l’a déçu.

(19)

d’emploi inédit20

en poésie latine, le poète envoie le lecteur bien au-delà de son propre recueil et des codes du mariage romain : le terme ne manque pas, en effet, de rappeler l’adjectif κροκόπεπλος, seconde épithète de l’Aurore homérique21

.

Il apparaît dès lors que, pour saisir la pleine valeur poétique d’un terme de couleur, il ne suffit pas de chercher à déterminer la nuance qu’il exprime – et qui peut être vague ou plurielle, comme dans le cas de crocinus, ou très spécifique, comme pour candidus : il est également nécessaire de décoder les allusions à des faits sociaux – ici, le rôle du safran dans la cérémonie du mariage –, culturels – la représentation mythologique et picturale d’Amour – et, surtout, littéraires. En effet, comme le rappelle Sophocle aux dépens du professeur de grammaire, pour apprécier Phrynichos, il faut une sensibilité particulière, à laquelle la simple logique ne peut suppléer : on doit connaître la poésie, connaître Homère. Et si l’on n’est pas à même de saisir la beauté de son expression, on ne peut tout simplement pas prétendre être un Grec : grec, dès lors, Catulle l’est davantage, de ce point de vue, que le malheureux Érétrien.

Les termes de couleur, ces mots que l’on utilise pour tenter de décrire une réalité intangible, mais bien perceptible, sont définis en grande partie par leur histoire poétique. Ils ont acquis leur sens au fil des divers rôles que leur ont fait jouer les auteurs qui en ont usé par le passé. Pour comprendre l’écriture de Catulle, dernier des poetae noui dont l’œuvre nous soit accessible, et des élégiaques romains – Tibulle, Properce et Ovide –, il faut donc s’intéresser aux lectures qui furent les leurs. Or le paysage littéraire dans lequel ont baigné tous ces poètes est dans une large mesure imprégné, pour ne pas dire constitué, de culture grecque22

. Comme Ovide le rappelle dans L’art d’aimer à celui qui voudrait suivre sa voie, connaître les deux langues

20 Il l’est du moins pour nous, qui n’avons bien sûr accès qu’à une partie fort limitée de la production poétique latine d’époque républicaine et impériale. À propos de l’emploi de ce terme en prose, cf. ci-dessous, p. 146-148.

21 Cf. ci-dessous, p. 146 et ca.

22 Davantage que le « bilinguisme » – notion au demeurant floue –, c’est cette familiarité avec la littérature grecque comme latine que les poètes désignent par l’expression utraque lingua (cf. E. Valette-Cagnac [2005]) ou, comme Ovide ici, linguae duae. Il est frappant de constater que nombre d’études abordent cette question à partir du célèbre passage d’Aulu-Gelle portant sur les termes de couleur en grec et en latin (Gell. II, 26 ; cf. M. Bradley (2009), p. 230-233 et ci-dessous, n. 198).

(20)

n’est pas une option : cura sit et linguas edidicisse duas23

. Les poètes alexandrins ont en effet exercé une influence directe sur leur écriture, mais également, à travers eux, les poètes archaïques : au premier rang, les lyriques, mais aussi l’incontournable œuvre homérique. Comme les alexandrins, auteurs-bibliothécaires, les auteurs de ce que nous pourrions appeler la poésie amoureuse latine revendiquent une culture livresque et la réécriture est au cœur de leur processus créatif : c’est en prenant appui sur des modèles grecs qu’ils ont défini leur originalité et assis la légitimité de leur écriture. Pour comprendre le sens qu’ils donnent au vocabulaire complexe de la couleur, il était donc naturel d’appuyer notre analyse sur une lecture précise de leurs prédécesseurs grecs.

État de la question

Le vocabulaire de la couleur a fait l’objet de réflexions littéraires dès l’Antiquité. En effet, non seulement les Anciens ont élaboré des théories de la vision24

et discuté à propos de la richesse du lexique chromatique en grec et en latin25

, mais ils se sont également penchés sur le sens des termes26

et, comme nous l’avons vu avec Athénée, sur les ressorts de leur utilisation poétique. Pourtant, cet aspect de la couleur a été relativement peu étudié par les philologues de l’époque moderne : peu à peu délaissé au profit de considérations jugées plus sérieuses, l’aspect littéraire du problème de la couleur chez les Anciens a été pendant longtemps tenu en marge du débat scientifique, pour ne refaire surface que tout récemment.

Pour retracer les origines du débat philologique moderne sur les termes de couleur dans la littérature ancienne, il faut remonter à la publication, en 1810, de la Théorie des couleurs (Zur

23 Ov. A. A. II, 122 ; cf. ci-dessous, Annexe C, p. 482, pour le passage concerné. 24 Cf. notamment le traité Περὶ χρωμάτων du Pseudo Aristote.

25 Cf. Aulu-Gelle (II, 26), dans un dialogue qui met en scène le philosophe Favorinus et le rhéteur Fronton, confrontant la richesse de la langue latine à celle du grec en matière de couleurs. Dans ce dialogue, Fronton s’applique à démentir l’assertion de Favorinus selon laquelle le vocabulaire latin serait moins riche que le grec. Cf. ci-dessous, p. 57 et n. 198 et 200.

26 Les commentateurs tardifs et les glossateurs ont également cherché à expliquer la signification des termes chromatiques chez les auteurs classiques. Cf. notamment les commentaires de Servius renvoyant à des passages homériques, par exemple à propos de l’adjectif luteus (Serv. En. VII, 26, cf. ci-dessous, n. 496 et 500) ou au sujet d’une image colorée (En. XII, 66-67, cf. ci-dessous, n. 957, 960 et 963). Sur l’attitude d’Aulu-Gelle et de Servius par rapport à la couleur dans un autre passage de Virgile, cf. G. Rosati (1987), p. 139-141.

(21)

Farbenlehre27

) de Goethe28

. Dans la partie dite « historique » de ce traité, le philosophe rassemble des textes de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe

siècle dans le but de documenter une histoire anthropologique de la couleur29

; l’attention du lecteur est alors attirée sur les particularités de la « dénomination des couleurs des Grecs et des Romains »30

, qui selon Goethe apportent des arguments contre la vision mécaniste de Newton, jugée étroite et erronée. Alors que l’argumentaire goethéen pour une conception de la couleur attentive au phénomène considéré dans toute sa complexité – qui par ailleurs lui attira les foudres de la communauté scientifique – allait trouver assez rapidement des échos chez les peintres et les philosophes, l’exemple homérique, objet d’une interprétation abusive qui prendrait bientôt une ampleur étonnante, allait plutôt servir à alimenter, dans le domaine de la philologie classique, le positivisme scientifique justement décrié par Goethe31

.

C’est d’abord l’homme d’État et homérisant W. E. Gladstone qui fit état d’un lexique chromatique « vague et imprécis » chez Homère32

. Le linguiste et philosophe L. Geiger33

proposa

27 Ce traité comporte trois volets : la partie didactique (I) contient la Farbenlehre goethéenne proprement dite ; la partie polémique (II) consiste en une attaque contre Newton ; enfin, la partie historique (III) rassemble les textes des théories de la couleur depuis l’Antiquité, dans le but de construire une histoire des couleurs. Nous aurons l’occasion de revenir sur les travaux de Goethe dans le Chapitre I.

28 La question de la couleur fut le thème d’échanges entre J. W. von Goethe et A. Schopenhauer. Nous ne traiterons pas ici de la vision de ce dernier, mais il nous semble pertinent d’indiquer que, d’accord avec Goethe pour écarter le modèle newtonien, le philosophe publia quelques années plus tard ses propres réflexions sur la couleur sous le titre Über das Sehn und die Farben (1816) ; une version révisée de ce traité a paru en 1854. 29 Cette partie a fait l’objet d’une traduction récente par le philosophe M. Élie : J. W. Goethe, Matériaux pour

l’histoire de la théorie des couleurs, traduit par M. Élie, préface d’É. Escoubas, 2003 (Zur Farbenlehre, 1810). 30 Le passage sur les langues anciennes (p. 65-69) a été rédigé par un collaborateur de Goethe, le philologue

F. W. Riemer.

31 Il faut toutefois relever les articles allemands beaucoup plus nuancés, comme ceux de K. E. Goetz (1905 et 1908), cf. ci-dessous, note 37, ainsi que celui de H. Schultz (1911), cf. ci-dessous, n. 38.

32 W. E. Gladstone s’est concentré sur l’utilisation de la couleur chez Homère dans le troisième tome de sa volumineuse étude Homer and the Homeric Age (1858) : cf. la section IV, « Homer’s Perception and Use of Colour », p. 457-499. Il remarque : « […] Homer’s perceptions of the prismatic colours, of colours of the rainbow, which depend on the decomposition of light by refraction, and a fortiori of their compounds, were, as a general rule, vague and indeterminate ». Près de deux décennies plus tard, l’auteur publiait un article, « The Colour Sense » (1877), dans lequel il endossait la théorie évolutionniste de H. Magnus (cf. ci-dessous, n. 35). Sur la pensée de W. E. Gladstone, cf. N. P. Hickerson (1983).

33 L. Geiger, Zur Entwicklungsgeschichte der Menschheit. Vorträge (1871) et Ursprung und Entwicklung der menschlichen Sprache und Vernunft (1872 [1868]). Le premier titre a fait l’objet d’une traduction anglaise par D. Asher : Contributions to the History of the Development of the Human Race. Lectures and Dissertations (1880). Cf. surtout le chapitre III, « On Colour-Sense in Primitive Times and its Development », p. 48-63. Selon L. Geiger, non seulement la vision en couleurs, mais également les sens olfactif et auditif étaient chez les Anciens peu développés.

(22)

ensuite une hypothèse physiologique pour expliquer les expressions étonnantes, telle « la mer couleur de vin », οἶνοψ πόντος, qui apparaissent dans l’Iliade et l’Odyssée : les Anciens auraient été aveugles à certaines couleurs34

et, pour cette raison, n’auraient disposé que d’un nombre réduit de termes pour décrire – maladroitement – cette réalité sensible. Pour L. Geiger, le texte homérique témoignait d’un stade d’évolution antérieur des organes sensoriels humains. Reprise et développée par l’ophtalmologue H. Magnus35, la thèse évolutionniste (les idées de Darwin étaient dans l’air du temps36

), promettait de clore les discussions autour des nombreux problèmes d’interprétation que posaient les termes de couleur chez les auteurs de l’Antiquité, ce qui fit évidemment réagir les philologues37

. Les travaux de L. Geiger et de H. Magnus, largement critiqués, provoquèrent ainsi la controverse qui allait amener les chercheurs à s’intéresser au

34 Ironiquement, c’est également chez Goethe que L. Geiger (1880 [1871]), p. 55-56, déclare avoir puisé l’idée d’une cécité au bleu chez les Anciens.

35 H. Magnus, Die geschichtliche Entwicklung des Farbensinnes (1877), ouvrage traduit en français par J. Soury, Histoire de l’évolution du sens des couleurs (1978), a cherché à déterminer l’ordre d’apparition des couleurs dans le spectre du visible chez l’humain.

36 Dans l’introduction de son ouvrage Le sens des couleurs chez Homère (1883), p. X, A. de Keersmaecker s’est d’ailleurs insurgé contre une telle relecture : « […] s’il eût été possible de ridiculiser l’œuvre de Darwin, les inventeurs de l’évolution historique du sens des couleurs auraient dépassé, à cette besogne, tout ce que les naturalistes d’occasion ont pu, dans cet ordre d’idées, imaginer de plus follement absurde ». L’ophtalmologue belge croyait plus volontiers en une affection de la vue propre à la personne d’Homère, maladie qu’il se faisait fort d’identifier (p. 7). Il constate cependant rapidement, à la lecture des textes, qu’il n’y a aucun lieu de supposer une déficience visuelle de la part de l’auteur et modifie l’hypothèse qui deviendra également sa conclusion (p. 8) : « S’il règne, à certains passages des œuvres d’Homère, une confusion apparente ou réelle dans la désignation verbale des couleurs, il faut en voir la cause dans le vague inhérent à ces désignations elles-mêmes, – désignations adéquates d’ailleurs à des connaissances techniques très-imparfaites – bien mieux que dans un état physiologique embryonnaire du sens chromatique ». Cette nouvelle proposition s’approche de la perspective de J. André (1949), cf. ci-dessous, p. 9, n. 40 ainsi que p. 29.

37 Cf. entre autres A. Marty, Die Frage nach der geschichtlichen Entwicklung des Farbensinnes (1879) et K. E. Goetz, « Waren die Römer blaublind ? » (1905 et 1908). Ce dernier fait une analyse particulièrement sensible du vocabulaire latin pouvant désigner la couleur bleue, écartant de façon magistrale l’hypothèse selon laquelle les Romains auraient été aveugles à cette nuance : il montre en effet que les arguments en faveur de cette théorie pourraient être utilisés pour affirmer la même chose des modernes. Cf. également la critique de l’anthropologue J. Geoffroy, « De la connaissance et de la dénomination des couleurs dans l’Antiquité » (1875) ; bien qu’il décrie l’idée avancée par H. Magnus selon laquelle les Anciens avaient des perceptions visuelles sous-développées, l’auteur fait toutefois souvent référence à la prétendue « supériorité » intellectuelle de l’homme moderne (cf. notamment p. 282-283). En 1921, en conclusion d’une brève étude du vocabulaire de la couleur en grec classique, M. Platnauer réaffirmera l’hypothèse selon laquelle la terminologie déficiente causée par un défaut de perception – ou par un manque d’intérêt (cf. ci-dessous, n. 93). La thèse de F. E. Wallace (Color in Homer and in Ancient Art. Preliminary Studies, 1927) concluait au contraire à une sensibilité possiblement plus aiguë chez les Anciens que chez les modernes. Vivement critiquée par M. Platnauer dans son compte rendu de la Classical Review (1928), p. 175-176, elle fut accueillie assez favorablement par M. E. Kober (Classical Views [1933], p. 166). En marge de ces débats, les articles de T. R. Price, « The Color-System of Vergil » (1883) et de N. G. McCrea, « Ovid’s Use of Colour and Colour-Terms » (1894) cherchent à déterminer, dans une optique newtonienne quelque peu schématique, quelles portions du spectre les poètes avaient favorisé dans leur expression.

(23)

vocabulaire chromatique dans les langues anciennes38

– d’abord plus spécifiquement dans l’épopée homérique39

.

Dans la seconde moitié du XXe

siècle, une fois la théorie du daltonisme des Anciens définitivement rejetée, la philologie traditionnelle s’empara sans tarder du problème de la couleur. « Percevoir les couleurs et les nommer sont deux choses distinctes »40 : cet énoncé

38 Parmi les plus anciennes études, notons les articles de H. Blümner, « Über die Farbenbezeichnungen bei den römischen Dichtern » (1889), « Die rote Farbe im Lateinischen » (1889) et « Die Farbenbezeichnungen bei den römischen Dichtern » (1892), l’étude en trois parties de S. Ehrenfeld consacrée au vocabulaire chromatique chez Pline et faisant montre de sa grande richesse, « Farbenbezeichnungen in der Naturgeschichte des Plinius » (1907, 1908 et 1909), ainsi que l’article de H. Schultz, « Das koloristische Empfinden der älteren griechischen Poesie » (1911), qui reconnaît chez Homère « une aptitude à distinguer les coloris de façon extrêmement subtile » (« ein außerordentlich feines koloristisches Differenzierungsvermögen »), fondée davantage sur la comparaison paraphrastique que sur l’emploi de mots abstraits, et chez qui il reconnaît même une sensibilité goethéenne (p. 17) – ce dont on ne saurait s’étonner en regard de la grande influence qu’ont eue les auteurs Anciens sur la Farbenlehre de Goethe. Il ne faut pas confondre ce dernier chercheur avec W. Schultz, auteur de la monographie Das Farbenempfindungssystem der Hellenen (1904) ; ce dernier, tout en rejetant l’hypothèse évolutionniste, était partisan de la théorie du daltonisme des Anciens. La méthode de W. Schultz consiste à réunir le plus d’occurrences possibles d’un adjectif (e. g. χλωρός), sans opérer de distinction entre les époques et les genres littéraires, pour déterminer le spectre couvert par cette couleur (e. g. τὸ χλωρόν). Cette façon de faire le conduit à affirmer, par exemple, que le terme χλωρόν pouvait signifier à la fois « rouge sombre, rouge-brun, rouge clair, jaune-rouge, rouge-jaune, jaune, vert-jaune, jaune-vert, vert et vert sale » (p. 73) ; c’est ce type de résultat qui l’amène à conclure que les Grecs de l’Antiquité étaient incapables de distinguer le bleu du jaune (p. 187 : « es stellt sich demnach als sehr wahrscheinlich dar, daß die Hellenen blaugelbblind waren » [c’est l’auteur qui souligne]). Une thèse de 1923 de l’Université de Munich a été entièrement consacrée à la signification du terme caerulus / caeruleus et à son évolution (I. Widnmann, Bedeutung und Verwertung des Wortes caerul(e)us. Ein Beitrag zum Verständnis antiker Farbenbezeichnungen). Nous n’avons malheureusement pu accéder qu’à un bref résumé de cet ouvrage, dont les conclusions ne sont pas dénuées d’intérêt (cf. ci-dessous, Chapitre V, n. 1611). Plusieurs travaux réalisés à cette époque portent sur le symbolisme religieux des couleurs dans l’Antiquité, mais ces études n’abordent pas la question de la valeur affective des termes de couleur dans le cadre littéraire ; en outre, ils examinent sans distinction les occurrences de la couleur chez les prosateurs et chez les poètes. Il s’agit des travaux de M. E. Armstrong, The Significance of Certain Colors in Roman Ritual (1917), sur les couleurs écarlate, pourpre, blanc / noir et or, et la thèse de doctorat de F. M. Dana, The Ritual Significance of Yellow Among the Romans (1919). Notons également, dans la même veine, l’article d’E. Wunderlich, « Die Bedeutung der roten Farbe im Kultus der Griechen und Römer » (1926), ainsi que les ouvrages de K. Meyer, Die Bedeutung der weissen Farbe im Kultus der Griechen und Römer (1927) et de G. Radke, Die Bedeutung der weissen und der schwarzen Farbe im Kult und Brauch der Griechen und Römer (1936).

39 Cf. notamment A. E. Kober, The Use of Color Terms in the Greek Poets, including all the Poets from Homer to 146 B. C., except the Epigrammatists (1932) ; l’auteure a également publié un article sur le sujet, qui reprend les conclusions générales de sa monographie : « Some Remarks on Color in Greek Poetry » (1934). Étude précieuse par son exhaustivité, il est toutefois regrettable que, s’intéressant à un corpus réparti sur près de six siècles, A. E. Kober n’aborde pas l’aspect évolutif de la terminologie étudiée ; l’auteure tend également à écarter les problèmes d’interprétation que posent certains termes en minimisant l’importance de la précision terminologique dans l’écriture poétique. Mentionnons également l’article de M. Riemschneider-Hoerner, « Farbe und Licht bei Homer » (1941).

40 J. André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine (1949), p. 19. L’auteur a également souligné l’importance de tenir compte de la nature poétique ou prosaïque des textes dans lesquels les termes de couleur

(24)

fondamental de J. André (1949), repris abondamment depuis41

, allait, avec les travaux d’une poignée d’autres chercheurs42

, rapatrier la question dans le domaine de l’étude des textes. Avec pour objectif celui d’appréhender le vocabulaire grec et latin de la couleur dans son ensemble, la plupart des recherches menées à cette époque couvrent un corpus très large et visent à saisir la valeur exacte des termes latins et grecs par la confrontation des exempla. Ces monographies, privilégiant rigueur et exhaustivité, ont souvent pris la forme de relevés de vocabulaire commentés. L’empressement des philologues à déterminer pour chaque terme de couleur la nuance précise qu’il exprimait devait nécessairement les conduire dans certaines impasses ; ainsi les problèmes d’interprétation furent-ils parfois éclipsés, car l’on minimisait alors l’importance accordée par les poètes à l’expression de la couleur. Quoique leur nature ne leur permît pas de considérer toute la portée littéraire de la question, les ambitieuses recherches menées pendant cette période ont cependant l’immense mérite d’avoir abattu un colossal – et nécessaire – travail de défrichage43

.

Ces enquêtes de large portée permirent en outre de rappeler qu’il ne suffit pas de rassembler toutes les occurrences d’un même terme pour que sa signification devienne aussitôt

sont employés ; dans l’article « Sources et évolution du vocabulaire des couleurs en latin » (1957), J. André accorde une importance particulière à l’évolution du vocabulaire chromatique latin. À propos des limites de l’approche de J. André, cf. ci-dessous, p. 29.

41 Cf. notamment A. Christol (2002), p. 29, n. 1, et M. Capponi (2009), p. 25.

42 E. Irwin, Colour Terms in Greek Poetry (1974), a concentré ses efforts sur les termes χλωρός, κυάνεος et λειριόεις, ainsi que sur le contraste clair-obscur. Cette auteure explore les implications non-chromatiques des adjectifs étudiés, choisissant elle aussi la méthode de confrontation des occurrences. Elle a par la suite signé plusieurs articles portant sur des questions plus spécifiques liées à la terminologie chromatique, « Odysseus’ “Hyacinthine Hair” in Odyssey 6.231 » (1990) et « Colourful Sheep in the Golden Age. Vergil, Eclogues 4.42-45 » (1989), avant de s’intéresser au rôle des fleurs dans la description de belles femmes chez les poètes grecs : « Roses and the Bodies of Beautiful Women in Greek Poetry » (1994). E. Handschur fait figure de pionnière avec sa thèse portant sur un corpus plus réduit : Die Farb- und Glanzwörter bei Homer und Hesiod, in den homerischen Hymnen und den Fragmenten des epischen Kyklos (1970). Cet ouvrage, à l’instar de celui d’A. E. Kober (cf. ci-dessus, n. 39), présente le catalogue de tous les termes pertinents relevés dans le corpus choisi, qui sont alors étudiés essentiellement du point de vue sémantique ; l’étude s’intéresse cependant à un corpus plus circonscrit, ce qui permet à l’auteure de tirer des conclusions plus précises quant à l’usage et à la signification des termes de couleur.

43 Il faut également mentionner la contribution de N. V. Baran qui a publié, dans la série Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, un bilan sur la question de la couleur dans la littérature latine, « Les caractéristiques essentielles du vocabulaire chromatique latin (Aspect général, étapes de développement, sens figurés, valeur stylistique, circulation) » (1983). Il s’est intéressé tant à la formation des termes de couleur latins qu’à leur évolution, ainsi qu’à leurs emplois particuliers chez différents auteurs. On peut déplorer une certaine généralisation dans les démonstrations, faiblesse inhérente à de nombreux essais dans le domaine ; l’article de N. V. Baran a cependant le mérite d’avoir confirmé le potentiel de recherche de ce sujet.

(25)

limpide44

. Au contraire, les tentatives de généralisation firent ressortir le caractère unique des passages où le sens des termes de couleur décourageait toute tentative d’interprétation. Ceci amena de nombreux philologues à publier sous forme d’articles leurs réflexions sur des problèmes particuliers de traduction liés au vocabulaire chromatique. En réduisant ainsi leur champ d’investigation, ces chercheurs ont pu examiner attentivement le rôle des termes de couleur dans des contextes précis45. Certains d’entre eux, dont A. La Penna46, H. Dürbeck47, R. J. Edgeworth48

et M. F. Ferrini49

, alimentèrent le débat de leurs nombreuses publications successives, dont la forme brève et le caractère concis allait favoriser dans la communauté philologique l’émergence d’une discussion nourrie sur la couleur. R. J. Edgeworth et H. Dürbeck

44 Cf. les travaux de P. G. Maxwell-Stuart, qui avait entrepris de consacrer une étude lexicale à chaque adjectif de couleur en grec ancien, en se concentrant sur les écrits scientifiques et techniques pour en établir le sens « premier » avant d’examiner les textes poétiques à l’aune de ces résultats (cf. ci-dessous, n. 247). Seuls les deux premier tomes de ce vaste projet sont parus : Studies in Greek Colour Terminology. Vol. I : Γλαυκός ; vol. II : Χαροπός (1981).

45 Il faut également mentionner les quelques articles de cette nature parus antérieurement. Cf. R. Bénaky, « Des termes qui désignent le violet dans l’Antiquité et de la signification des épithètes composées de ἴον “violette” » (1915) ; A. Ernout, « Cruor, cruentus » (1922) ; J.-R. Vieillefond, « Note sur πορφύρα, πορφύρεος, πορφύρω » (1938) ; L. Deroy, « À propos du nom de la pourpre. Le vrai sens des adjectifs homériques » (1948).

46 A. La Penna, « Properzio e i Poeti Latini dell’ Età Aurea » (1950) ; « De Ionis Chii fragmento quod tradit Athenaeus XIII, 603 E ss. » (1955), déjà mentionné ci-dessus ; « Problemi di stile catulliano » (1956) ; « Rubor e inpudentia da Pompeo a Domiziano (nota a Tacito, Agr. 45.2) » (1975) ; « La parola translucida di Ovidio. Sull’episodio di Ermafrodito, Met. IV 285-388 » (1983) ; « Le atre faci delle Erinni. Nota a Ovidio, Her. 11,103 (105) » (1987) ; « Il nigror di Lucilio. Ipotesi su due frammenti » (1988) ; « Fuluus / flauus : un dubbio su Sidonio Apollinare, Carm. 22, 178 » (1995).

47 H. Dürbeck, « Zur Methode der Semasiologen bei der Bedeutungsbestimmung von Farbenbezeichnungen » (1968) ; « Ξουθός und χλωρίς » (1968) ; « δαφοινός und δαφοινέος » (1971) ; « Die Entstehung des Bildetyps ὑπόλευκος und einzelne Gebrauchsweisen » (1985). En plus de ces articles, H. Dürbeck a publié sa thèse sous forme de monographie : Zur Charakteristik der griechischen Farbenbezeichnungen (1977).

48 R. J. Edgeworth, « What Color is Ferrugineus ? » (1978) ; « Associative Use of Color in the Aeneid » (1979) ; « Does Purpureus mean “Bright” ? » (1979) ; « Epithets for Honey » (1979) ; « “Inconsistency” in Vergil and in Homer » (1981) ; « Terms for Brown in Ancient Greek » (1983) ; « The Purple Flower Image in the Aeneid » (1983) ; « Sappho fr. 32,14 L-P, χλωροτέρα ποίας » (1984) ; « Luteus : Pink or Yellow ? » (1985) ; « The Ivory Gate and the Threshold of Apollo » (1986) ; « “Off-Color” Allusions in Roman Poetry » (1987) ; « “Saffron-colored” Terms in Aeschylus » (1988) ; « Color Clusters in Homer » (1989b), et enfin « Horace Epodes 16.7 : Caerulea Pube » (1989a). Plusieurs des articles sus-mentionnés sont repris en annexe de l’ouvrage issu de la thèse de doctorat de l’auteur (ci-dessous, n. 50).

49 M. F. Ferrini, « Il problema dei termini di colore nella poesia omerica », (1978) ; « I termini di colore nella lirica greca arcaica » (1979) ; « Un nuovo studio sui termini di colori nella poesia greca » (1980) ; « L’epiteto di colore negli scoli a Omero » (1994) ; « Μέλαν ὕδωρ : concezioni e interpretazioni » (1995) ; « Τὸ μὲν Α λευκὸν τὸ δὲ Β ἄνθρωπος. Λευκός e μέλας nella filosofia greca » (1998) ; « La porpora e il mare » (2000) ; « Ἰοδνεφές, un epiteto per la lana (Odissea 4, 120-135) » (2005), ainsi que « Acqua e riflessione della luce in un paso dei Problemata del Corpus Aristotelicum (932a, 32s) » (2006). On doit également à cette auteure prolifique une édition critique avec traduction et commentaire du traité Περὶ χρωμάτων du Pseudo Aristote (Pseudo Aristotele I colori, 1999).

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firent notamment ressortir l’importance des modèles grecs dans la compréhension de certaines expressions latines équivoques. Même si la portée littéraire de la question chromatique n’était pas encore totalement reconnue, il apparaissait désormais clairement que les termes de couleur posaient un problème plus complexe que celui de leur signification purement descriptive : leur rôle ne se réduisait définitivement pas à « nommer la couleur ».

Les chercheurs étaient désormais prêts à reconsidérer le problème de façon globale, comme l’avait fait J. André, mais cette fois d’un point de vue plus littéraire : il ne s’agissait plus de puiser dans le corpus poétique les adjectifs chromatiques pour leur attribuer ensuite une traduction unique et définitive, mais bien de chercher à déterminer le sens que prend l’évocation de la couleur dans un contexte d’utilisation particulier. Le même R. J. Edgeworth (1992)50

, suivi dans sa démarche par J. Clarke (2003)51

, proposa ainsi d’analyser le vocabulaire des couleurs dans la poésie à travers une approche structurelle du langage : partant de l’hypothèse selon laquelle l’accumulation de couleurs serait un moyen pour le poète de marquer un temps fort, émotionnellement chargé, du récit, ces chercheurs analysèrent le rôle de la couleur en tant que marqueur de transition, respectivement chez Virgile et chez Catulle, Properce et Horace. Ces deux chercheurs ont ainsi fait ressortir à la fois l’importance des termes de couleur dans le discours poétique et la prédominance de leur valeur affective. Certes, en s’intéressant moins à la valeur précise de chaque terme pris individuellement qu’à la signification des « enchaînements » et des « accumulations » de couleurs (colour sequences, colour clusters), leur approche tendait à réduire l’importance accordée aux choix des termes par les poètes ; c’est néanmoins à ces deux antiquisants que revient le mérite d’avoir enclenché le dialogue entre philologie classique et théorie littéraire.

50 R. J. Edgeworth, The Colors of the Aeneid (1992). Il s’agit de la version révisée et augmentée de la thèse de l’auteur, parue près de vingt ans plus tôt sous le titre The Uses of Color Terms in the Aeneid (1974). Les articles déjà mentionnés « Associative Use of Color in the Aeneid » (1979) et « Color Clusters in Homer » (1989) procèdent d’une démarche semblable.

51 J. Clarke, Imagery of Colour and Shining in Catullus, Propertius and Horace (2003). Cf. également « Colours in Conflict : Catullus’ Use of Colour Imagery in C.63 » (2001) et « Colour Sequences in Catullus’ “Long Poems” » (2004).

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