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1,1 - Les paradoxes de la couleur

1, 1, 1 - Un concept fuyant

« Des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Même s’il n’y a rien de plus faux – le dicton populaire est sans cesse démenti par une foisonnante production littéraire et scientifique – on a souvent préféré éclipser la question de la couleur, faute d’arriver à la décrire de façon objective. En tant qu’objet d’étude, la couleur peut en effet passer pour un sujet trivial. Cette impression de banalité, d’évidence qui lui est associée est fortement imputable au fait qu’il s’agit d’ouvrir les yeux pour en faire l’expérience. Mais le sentiment général d’insignifiance de la couleur reflète peut-être encore davantage le constat d’impuissance de toutes ces disciplines pour lesquelles elle demeure un objet insaisissable, à tel point que l’on se voit contraint de la réduire soit à ses composantes mathématiquement quantifiables79

, soit à un rôle strictement décoratif, accessoire, répondant à des critères purement subjectifs.

1, 1, 2 - Le refus de la couleur

Le rejet de la couleur par les poussinistes, durant la deuxième moitié du XVIIe s. français80

, constitue une illustration probante de cette méfiance. J. Lichtenstein, dans son ouvrage La couleur éloquente (1989), raconte l’étonnant conflit qui opposa les coloristes aux partisans du dessin. Cette querelle avait pour enjeu le statut social des peintres : avec la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648, leur condition passe de vil métier à profession libérale81

. Mais cette nouvelle reconnaissance est aussitôt menacée par l’attitude des académiciens eux-mêmes : les professeurs de peinture ont peu d’affinités avec l’enseignement

79 Par exemple, la longueur d’onde électromagnétique d’un faisceau coloré ou la composition chimique d’un pigment.

80 La querelle a déjà eu lieu en Italie, un siècle plus tôt. Cf. J. Lichtenstein (1999 [1989]), p. 161. 81 Cf. J. Lichtenstein (1999 [1989]), p. 154.

magistral et ce dédain est interprété comme une incapacité à produire un discours sur l’art. Or c’est là précisément le mandat de l’Académie. Pour les artistes théoriciens, partisans du dessin, la couleur est coupable de cet échec – il faut donc la sacrifier. Puisant leurs arguments chez Platon et Aristote, ils affirment la primauté de la ligne, seul élément de la peinture qui selon eux se prête à l’enseignement82. La couleur, irréconciliable avec un discours théorique et rendue suspecte par son inexplicable pouvoir de séduction, est reléguée aux artisans-teinturiers, simples techniciens dont le peintre, désormais promu au rang d’artiste, doit à tout prix se dissocier.

Plus récemment, plusieurs chercheurs se sont intéressés au « mythe de la Grèce blanche »83

. Dans un article consacré à la question au XIXe

s., A. Grand-Clément a retracé les fondements philosophiques de ce préjugé historique dont elle a montré que la persistance relevait de l’obstination idéologique84

. Alors que, dès la fin du XVIIIe

s., preuve était faite de la polychromie de l’art antique, de nombreux penseurs ont lutté avec acharnement contre l’évidence afin de préserver un idéal esthétique établi à la Renaissance. À partir de la définition de cette sobre esthétique du dépouillement par J. J. Winkelmann, A. Grand-Clément a montré que, par le refus de la couleur, par son association avec un art primitif85

, voire barbare, « c’est l’esthétique contemporaine qui projette ses propres canons sur une Grèce classique imaginée, réinventée »86

. En somme, la Renaissance redessine l’art de l’Antiquité en lui retirant ses

82 Cf. J. Lichtenstein (1999 [1989]), p. 72 : « Condamnée par Platon au nom de ses couleurs, la peinture est sauvée par Aristote grâce à son dessin ». Nous verrons que l’idée d’un rejet unilatéral de la couleur par Platon et Aristote mérite d’être nuancée. Cf. la conclusion de l’article d’A. Baj (2009), p. 150 : « Les textes que nous avons analysés ne permettent pas de dévoiler une théorie complète des couleurs : à la limite nous avons affaire à des fragments théoriques qui ne riment pas ensemble. Platon et Aristote, dans certains cas, négligent les couleurs, s’en méfient, les oublient ; dans d’autres cas, ils confèrent aux couleurs une place très importante : la couleur n’est pas une propriété parmi les autres, mais elle peut aussi être le point de départ qui permet de construire un discours scientifique. Parfois les couleurs sont des outils pour comprendre le monde scientifique ». Pour notre part, nous ne voyons pas là d’incohérence et comprenons mal la volonté de considérer un ensemble aussi hétérogène que « la couleur » comme un tout devant nécessairement être perçu comme positif ou négatif par Platon et Aristote.

83 C’est le titre de l’ouvrage que P. Jockey (2013) a consacré à cette question. Selon cet auteur, la « chromophobie » de l’art renaissant aurait son origine à Rome (p. 50-86).

84 Cf. A. Grand-Clément (2005).

85 On retrouve notamment cette idée chez L. Geiger (1880 [trad. d’un ouvrage de 1871]), p. 61 : « It would seem, indeed, that we must assume a gradually and regularly rising sensibility to impressions of colour, analogous to that which renders glaring contrasts of colour so unbearable to a cultivated taste, while the uneducated taste loves them ».

couleurs, tout en justifiant ce choix, encore une fois, par les discours philosophiques des Anciens eux-mêmes.

Selon J. Lichtenstein, la condamnation de la couleur tiendrait à son rapport particulier au langage87

. Difficile à nommer, elle appartient au domaine du sensible, condamnée à demeurer dans l’univers du contingent sans pouvoir s’élever vers le monde des idées88.

1, 1, 3 - Les philologues et la couleur : un discours normatif

Le rejet de la couleur n’a pas épargné le domaine de la philologie classique : sans cesse reformulée, la question des couleurs dans les langues anciennes est souvent tranchée de façon catégorique avec une légèreté parfois surprenante.

À partir du milieu du XIXe

s. surtout89

, les chercheurs ayant étudié la terminologie chromatique en grec ou en latin concluent presque invariablement par un jugement sans appel : « pauvre, lacunaire », voire « déficient » ou même « simpliste » et « incohérent » 90

, le lexique de

87 Cf. J. Lichtenstein (1999 [1989]), p. 12 : « […] la couleur, c’est le sensible dans ou plutôt de la peinture, cette composante irréductible de la représentation qui échappe à l’hégémonie du langage, cette expressivité pure d’un visible silencieux qui constitue l’image comme telle. L’impuissance des mots à dire la couleur et les émotions qu’elle suscite, ce lieu commun de tous les discours sur la peinture, traduit un désarroi plus fondamental devant une réalité sensible qui déroute les procédures habituelles du langage ». À propos de l’idée selon laquelle les mots ne peuvent décrire l’œuvre picturale, cf. la préface de P. Ball (2010 [2005, trad. d’un ouvrage de 2001]), p. 7, dans laquelle l’auteur illustre parfaitement cette idée grâce à la description d’un tableau de Jean-François Millet par le critique Lonrenz Dittman. Cf. également J. Gage (1981), p. 1, qui introduit son article en commentant un passage de la correspondance de Rubens dans lequel le peintre regrette de n’avoir que les mots de Pline pour contempler les tableaux d’Apelle ou de Timanthe.

88 Cf. J. Lichtenstein (1999 [1989]), p. 73-74.

89 Selon J. Gage (1981), p. 24, l’ancien premier ministre britannique et homme de lettres W. E. Gladstone (1858, 1877) aurait initié cette tendance.

90 W. E. Gladstone (1858) utilise un tel vocabulaire dans les sous-titres de son chapitre sur la terminologie chromatique chez Homère (chapitre III, p. 457-499 : « Homer’s Perception and Use of Colour ») : « Signs of immature perception in Homer » (p. 458), « Remarkable omissions to specify colour » (p. 477), « Conflict of the colours assigned to the same object » (p. 475). M. Platnauer (1921), p. 162, utilise le terme « defective » pour qualifier le vocabulaire chromatique d’Homère à Xénophon (cf. ci-dessous, n. 93) ; H. Osborne (1968), p. 283, emploie l’adjectif « jejune » dans une perspective tout aussi généralisatrice (cf. ci-dessous, n. 91). Plusieurs philologues ayant analysé des passages particuliers ont taxé les auteurs anciens d’incohérence (« inconsistency », cf. ci-dessus, n. 67). C’est nous qui soulignons ici les termes traduits en français dans le texte.

la couleur dans les langues anciennes aurait tout simplement été inapte à décrire les perceptions visuelles91

.

Cette affirmation pose la question de savoir selon quels critères il serait possible de juger du degré de précision d’une langue. M. Platnauer concluait son article de 1921 sur le vocabulaire de la couleur en grec classique par l’affirmation suivante : « la terminologie chromatique des Grecs est clairement déficiente en regard de celle [sic92] des modernes »93. Il se montrait à peine moins radical que l’anthropologue J. Geoffroy qui, en 1875, écrivait : « on ne peut […] pas demander aux anciens, dans l’expression de leur pensée, cette exactitude toute moderne qui caractérise notre langage, devenu vraiment scientifique : nous croyons que, sur ce […] point, il n’y a pas de discussion possible »94

.

Ces écrits remontent à bien loin, il est vrai. Cependant, même si les propos se feront par la suite de plus en plus nuancés, on persistera longtemps à poser comme une évidence l’idée que les langues anciennes, en matière de couleurs, présentent un lexique désorganisé et imprécis face aux langues modernes, compatibles avec la rigueur scientifique. Progressivement, la

91 Si la terminologie chromatique grecque et latine paraissait insuffisante ou incompatible avec les moyens d’expression modernes, c’était, selon ces chercheurs, parce que les Anciens n’éprouvaient pas le besoin de décrire leur environnement de façon précise en termes de couleurs du fait que leur sensibilité et, par conséquent, leur vocabulaire, n’étaient pas encore suffisamment développés pour qu’ils puissent exprimer efficacement leurs impressions visuelles. Cf. ci-dessous, n. 93 et H. Osborne (1968), p. 283 : « We may summarize as follows. The Greeks were not given to careful discriminations of colour hue and there is little evidence of attention to hues except possibly within the violet-purple band. The Greek colour-vocabulary was jejune and the available terms were bunched into a small number of groups. Within each group the terms did not differentiate in virtue of hue but were either used indifferently as synonyms of differentiated in respect of brightness and intensity ». H. Osborne est en outre contradictoire : il veut montrer qu’en grec ancien le concept de nuance (hue) a peu d’importance, mais classe le vocabulaire des Anciens selon ce critère qu’il leur dénie. Quelques auteurs de la même époque se sont en revanche montrés beaucoup plus nuancés (cf. ci-dessous, p. 30, n. 99).

92 L’auteur parle de la terminologie chromatique des modernes, comme s’il n’existait qu’une seule langue « moderne » et qu’une seule manière de lexicaliser la couleur ; cet emploi du singulier montre à quel point la complexité du vocabulaire chromatique est facilement oubliée.

93 M. Platnauer (1921), p. 162 : « The conclusion seems to me irresistible, and it is that the Greeks’ colour terminology is frankly defective as compared with that of the moderns. This may come from one of two causes : either that the Greeks were definitely colour blind, or at least that colours made a much less vivid impression upon their senses (which might account for their painting of statues) ; or, as I think is more likely, that they felt little interest in the qualitative differences of decomposed and partially absorbed light » (c’est nous qui soulignons).

comparaison entre Anciens et Modernes glissera vers une distinction hiérarchique entre sciences, perceptions humaines et langage, mais toujours sur la base de l’intuition et de l’évidence.

J. André, dans l’introduction de son ouvrage de 1949, exprime sans détour l’idée selon laquelle les « véritables » couleurs ne sont pas celles que l’œil humain perçoit, ni celles que les mots désignent, mais bien celles que la science permet de définir : « jamais la couleur ne nous parvient […] à l’état d’intégrité que la science conçoit »95. Si la formule s’est adoucie, c’est toutefois en substance la même idée que l’on retrouve, en 2001, chez M. Perrin : « n’oublions pas l’écart entre la couleur réelle (que le physicien moderne définit en termes de longueur d’onde), la couleur perçue (qui renvoie au domaine culturel et social), et la couleur nommée (qui constitue le terrain de chasse du linguiste) »96

. La couleur « vraie » ne serait donc accessible ni par la vue, ni par le langage, mais seulement grâce aux instruments des sciences de l’optique.

Selon ce raisonnement, le terme de couleur serait éloigné par deux degrés de la « réalité ». Or à l’imperfection biologique de la perception humaine et aux limites du langage, plusieurs commentateurs ajoutent un troisième facteur d’imprécision : l’affectivité. Telle est en effet l’opinion de J. André, auteur par ailleurs conscient de la richesse du vocabulaire chromatique dans les textes anciens et des particularités du langage poétique. Le philologue estime en effet que la couleur, après avoir été dénaturée par notre organe imparfait, subit une seconde altération en traversant « le prisme déformant [des] sentiments ou [des] intentions préalables »97

. Les émotions exerceraient donc une forme de distorsion sur la réalité : elles empêcheraient une vision objective des couleurs – partant, une dénomination juste et précise98

.

95 J. André (1949), p. 11.

96 M. Perrin (2001), p. 156-157. Dans ce passage, l’auteur résume la pensée de M. Pastoureau. C’est nous qui soulignons.

97 J. André (1949), p. 11.

98 Dans une brève étude sur l’ « esthétique de la couleur dans la langue latine », A. Camarero (1960) expose d’abord la théorie évolutionniste d’H. Magnus pour ensuite porter son attention sur le vocabulaire chromatique latin – sans toutefois fournir de références précises –, avant de conclure que l’« insuffisance » (insuficiencia) des lexiques grec et latin est plus imputable à des facteurs psychologiques et à des critères esthétiques qu’au degré de perception visuelle. L’helléniste L. Gernet (1957), dans son analyse d’un passage d’Homère sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, se montre beaucoup plus nuancé. Il considère néanmoins lui aussi

Il s’est bien sûr trouvé des voix pour faire entendre leurs objections, prônant une lecture du texte ancien plus attentive à sa nature99

, mais celles-ci sont demeurées marginales. En effet, le rapport aux sciences optiques et à la linguistique est apparu comme un angle de recherche plus sérieux que l’analyse littéraire.

De façon générale, on peut donc affirmer que les philologues ont étudié le vocabulaire de la couleur dans les langues anciennes avec une perspective doublement normative : ils l’ont jugé déficient par rapport à la réalité objective décrite par les sciences physiques et par rapport aux langues modernes, se fondant sur trois prémisses non exprimées. Celles-ci pourraient se formuler ainsi : (1) la science donne accès aux couleurs avec une exactitude que les langues ne peuvent atteindre dans leurs désignations, parce que les facultés perceptives de l’humain sont imparfaites ; (2) les langues modernes permettent de référer avec plus de précision que les langues anciennes à des nuances spécifiques ; et enfin, (3) les émotions déforment la perception, introduisant un facteur subjectif qui compromet à son tour une dénomination efficace des couleurs.

que l’émotion affecte la perception de la couleur (p. 319) : « il apparaît ici que le sentiment de la couleur affecte et en quelque sorte déplace la perception de la couleur […] » (c’est l’auteur qui souligne).

99 Il faut rendre justice à K. E. Goetz (1905 et 1908), qui offre des analyses plus sensibles et dément l’hypothèse selon laquelle les Romains auraient été aveugles au bleu. Nous nous permettons également de reproduire la belle tirade de G. Allen (1892 [1879]), p. 267, également citée par ses détracteurs B. Berlin et P. Kay (1999 [1969]), p. 137-138 : « As regards the Akhaians, Mr. Gladstone tells us that they could not have understood real colours by their apparent colour terms, because the words are used so loosely. Here, green means green : there, it means fresh or young. So be it. Has Mr. Gladstone never heard of red blood, red skies, red brick and red Indians ? Do Englishmen never talk of a green old age, or Americans of green corn, which is really pale yellow ? Is not red blood confronted with sangre azul, and red wine with the petit vin bleu ?[...] Did any man ever really possess red hair or blue eyes ? In short, are not colour terms always vague, and are they not vaguer in the idealized language of poetry than anywhere else ? ». La conclusion de G. Allen est cependant quelque peu décevante, rappelant les passages cités en début de chapitre : « The later Greeks were themselves aware of the deficiency in their colour-vocabulary, as is shown by a passage in Athenaeus (Deipnosophists, XVIII, 31) ». Il s’agit d’une référence fantôme, le Banquet des Sophistes ne comportant que 15 livres. G. Allen fait probablement référence au fragment d’Ion de Chios (Ath. XIII, 81) évoqué en introduction (cf. ci-dessus, p. 2 et suiv.). Comme nous l’avons vu, ce passage n’a pas pour thème l’insuffisance du vocabulaire chromatique, mais l’usage particulier qui en est fait chez les poètes. En revanche, dans le passage connu d’Aulu-Gelle, il est bien question de la prétendue pauvreté du vocabulaire chromatique latin par rapport au lexique grec et, de façon plus générale, de l’insuffisance du langage pour décrire la variété des couleurs du monde, une réflexion qui vaut pour toutes les langues, modernes ou anciennes (cf. ci-dessous, p. 56 et suiv.).

Ces idées méritent d’être remises en question. Dans la première partie de ce chapitre, nous tenterons de retracer l’origine des trois idées reçues sur la couleur dans le langage que nous venons d’énoncer. Ce faisant, nous serons amenée à nous pencher sur différentes façons d’appréhender et de définir la couleur adoptées à diverses époques et dans le cadre de disciplines variées. Nous proposons ainsi d’examiner comment l’idée de couleur a évolué à travers la philosophie et les arts, les sciences naturelles ainsi que la linguistique, au fil d’un exposé portant sur les diverses théories ayant participé à l’élaboration des visions modernes de la couleur. Nous aimerions ainsi montrer de quelle façon les écrits des philologues sur la couleur dans les langues anciennes s’inscrivent dans un débat d’idées beaucoup plus vaste.

Ainsi, plutôt que de mettre l’accent sur les différences entre les conceptualisations anciennes et modernes de la couleur, nous tenterons de retracer leur évolution dans une optique de continuité. En effet, il nous semble que, d’une part, il n’est pas lieu de réitérer des recherches menées avec succès dans le passé100

, et que, d’autre part et à plus forte raison, il s’avère beaucoup plus pertinent, considérant l’objet de notre travail, d’observer la persistance des idées anciennes dans les rapports modernes à la couleur. Cette continuité, bien réelle, s’observe particulièrement dans la littérature. La vision qui prévaut, soit celle d’un avant et d’un après Newton, entretient l’idée selon laquelle les Anciens percevaient et comprenaient la couleur d’une façon radicalement différente de la nôtre. Remettre en question cette conception permettra, croyons-nous, de rendre les termes de couleur dans la littérature ancienne plus faciles à comprendre et plus signifiants.

À la lumière de ces réflexions, nous tenterons une définition préliminaire du rôle de la couleur en tant qu’élément du langage et de la culture littéraire ; nous nous efforcerons ensuite de mettre en évidence quelques traits communs à l’écriture des élégiaques romains et à celle de leurs prédécesseurs grecs, et surtout la façon dont ces particularités s’expriment à travers une utilisation poétique de la couleur.

100 Cf. surtout A. Grand-Clément (2011a) pour la Grèce archaïque, M. Bradley (2009) pour le Haut-Empire romain, ainsi que les nombreux recueils récents cités en introduction.

1, 2 - La couleur et le mot : trois préjugés tenaces

1, 2, 1 - La couleur et les sciences de l’optique

On considère volontiers que la publication de l’Optique de Newton, en 1704, trace une ligne entre les conceptions anciennes et modernes de la couleur101

. C’est en effet une tension latente millénaire qui se résout avec l’assimilation de la couleur à une donnée mesurable : encore aujourd’hui, le prisme de Newton et son heptade chromatique symbolisent le triomphe de l’objectivité scientifique et de la raison sur le mystère de la couleur. Pourtant, en mettant en évidence l’hétérogénéité de la lumière blanche102

, Newton est loin d’avoir rejeté en bloc les conceptions antiques.

Avant Newton : Aristote et la postérité des théories antiques

Au cours de l’Antiquité et du Moyen Âge, un grand nombre de théories sur la couleur se succèdent. M. Blay, dans son ouvrage sur la conceptualisation newtonienne de la couleur, les répertorie tout en notant leur continuité frappante103

. Toutes procèdent d’un schéma semblable, en trois volets : couleurs primaires et mélanges ; spectre linéaire s’échelonnant du blanc au noir ;

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