MÉDITATIONS AUTOUR DE SOCRATE
Thèse
JEAN-FRANÇOIS BERGERON
Doctorat en philosophie
Philosophiæ Doctor (Ph.D.)
Québec, Canada
© Jean-François Bergeron, 2017
MÉDITATIONS AUTOUR DE SOCRATE
Thèse
JEAN-FRANÇOIS BERGERON
Sous la direction de :
iii
Résumé
Socrate, aujourd’hui. Quelle pertinence ? Quelle utilité ? Que nous enseignerait-il ? De quoi
nous libérerait-il ? Où nous mènerait-il ? Répondre à ces questions, indubitablement, c’est
refaire le procès de Socrate, donner notre jugement sur ce dernier. Remarquons que, jour
après jour, notre monde serait très près de condamner, comme les Athéniens de l’époque, le
philosophe. Alors que nous nous imaginerions une distance infinie entre les contempteurs
de Socrate et nous, notre parenté en est presque immédiatement démontrée par cette seule
opinion. D’ailleurs, notre préoccupation centrale est de bien déterminer ce qui, dans notre
monde, encouragerait la mise à mort de Socrate et ce qu’il incarne parfaitement, la
philosophie. Notre thèse est là, qu’est-ce qui tue Socrate ? Y répondre éclairera aussi les
questions se résumant au bien supposé qu’il peut faire à notre civilisation. Bref, tentons de
ne point répéter les mêmes bourdes que certains Athéniens. Il nous faut, impérativement,
devenir meilleurs, nous tourner vers le Bien. Nos vies en dépendent. Nous dépendons de
Socrate.
iv
Abstract
Socrates today. What relevance? What use? What would he teach us? What would he free
us from? Where would he lead us? To answer these questions, no doubt, is to do over again
the trial of Socrates, and to judge the latter ourselves. It is noteworthy that, day after day,
our world remains very near condemning the philosopher, as did the Athenians of that time.
While we might imagine there may lie an infinite distance between those despisers of
Socrates and ourselves, our actual kinship with them is almost immediately brought to the
fore by this opinion alone. Our central concern here is, in point of fact, precisely to
determine what, in our present world, would indeed encourage the killing of Socrates as
well as of what he perfectly embodies, philosophy. There lies our thesis: what is it that kills
Socrates? To try to answer this should also help clarify all questions related to what good a
Socrates may bring to a civilization such as ours; in a word, then, how not to repeat such
blunders as those committed by the Athenians against him. We must imperatively become
better, turn to the Good. Our lives depend on it. We depend on Socrates.
v
Table des matières
Résumé ... iii
Abstract ... iv
Table des matières ... v
Dédicace ... xii
En guise de prélude…... xiii
Remerciements ... xv
Avant-propos ... xx
Méditations autour de Socrate ... 1
Première partie : remarques introductives et préliminaires ... 3
1. À l’aube de l’existence : le stress ! ... 3
2.
Le souhait ... 5
3.
La rencontre fatidique ... 13
3.1. Le premier contact ... 13
3.2. Lorsque nous devînmes l’Oracle de Socrate ... 15
4. L’Obsession ... 17
4.1. Une nuance bien personnelle ... 23
5.
À propos de deux idiosyncrasies surprenantes d’ordre essentiellement
stylistiques ... 24
5.1. Nos notes ... 24
5.1.1. Petite digression sur la tradition critique en Occident 30
5.1.2. Des critiques possibles de nos notes ... 32
5.2. À propos de ce style bon à nous faire damner ... 33
vi
6.1. La problématique ... 38
6.2. Les sources dites socratiques ... 40
6.3. Le Socrate rapporté par Xénophon ... 46
6.4. Au cœur de ces sources, de multiples problèmes ! ... 57
6.5. L’auteur supposé ... 57
6.6. De la langue utilisée et des dates de composition conjecturées
... 60
7. Socrate et ses critiques, intelligents ... 63
7.1. Premier point critique : l’impossible connaissance de soi ... 65
7.2. Deuxième point critique : une décadence morbide ... 68
8. Pour l’avènement d’un Socrate renouvelé ... 71
8.1. Le Socrate musicien ... 71
8.2. Le Socrate platonicien, tout simplement ... 73
9. Socrate et la philosophie ... 75
10. Pourquoi les Anciens ? ... 81
10.1. Les attaques ... 82
10.2. Une source créatrice intarissable ... 82
10.3. Un réservoir de vies illustres ... 88
10.4. Pour nous comprendre nous-mêmes ... 89
10.5. L’apprentissage de la modestie ... 99
10.6. L’apprentissage de la solidarité, de notre humanité ... 103
Deuxième partie : Le perpétuel assassinat de Socrate ... 105
1.
Pour un éloge de la lenteur ... 108
vii
1.2. Un procès éclair ... 116
2.
Pour une morale du radotage ... 118
3.
Pour en finir avec le désir de plaire... 124
4.
Pour en finir avec la banalisation des grands thèmes et des questions
cruciales ... 128
5.
Pour philosopher : liberté, liberté et encore liberté !... 132
5.1. Petite note additionnelle sur le thème de la liberté : ce que
Socrate et Platon nous en ont montré ... 140
6.
Le mythe de la raison non passionnée ... 144
7.
De l’amour socratique pour la jeunesse ... 148
7.1. Pour le Bien et le Futur ... 151
8. La profonde maxime de tout dialogue sérieux : « Aller aux sources ! » ..
... 154
9. De l’amitié véritable... 157
10. L’horizon du mieux ... 161
11. Ici et maintenant ... 166
12. Pour un recul silencieux, une coupure solitaire et réflexive ! ... 169
13. Pour en finir avec le conformisme ... 174
13.1. Nul n’est plus savant que Socrate ... 176
13.2. Vivre justement ... 178
13.3. Petite note supplémentaire et pertinente à l’usage des
scientifiques ... 182
14. Pour en finir avec une tolérance de surface ou Éloge des véritables
rencontres ... 184
14.1. L’ombre ... 185
viii
15. Pour être socratique : d’abord et avant tout la foi ! ... 188
16. La bouette des odieux tabous de la censure ... 192
17. Éloge de la responsabilisation ... 214
18. Retrouver l’enfant perdu ... 218
18.1. D’abord et avant tout : les questions ! ... 220
18.2. L’incarnation des vertus philosophiques ... 223
18.3. Et maintenant ? ... 224
18.4. En guise de supplément : accepter le jeu ! ... 224
19. Pour en finir avec le premier degré ... 225
20. Le mythe fallacieux des Nuées ... 230
20.1. Se frotter au réel ... 231
20.2. S’accorder concrètement avec ses pensées ... 233
21. Pour en finir avec les travers antiphilosophiques de notre démocratisme
triomphant ... 243
21.1. De l’égalité mal comprise : le culte dément du relativisme .. 243
21.2. Le culte démentiel de la majorité ... 248
21.3. Le socle de la Cité ... 250
21.4. Le point d’orgue : la destruction de l’individu ... 251
22. Les pleurs de Socrate ou De l’horrible dégradation médiatique de
l’humanité ... 252
22.1. Le problème affolant de la destruction de l’intériorité ... 253
22.1.1. Le triomphe sans pareil de la médiocrité ... 254
22.1.2. L’ubiquité médiatique ... 255
22.1.3. De la tyrannie de l’Audimat ... 257
ix
22.1.5. De l’amenuisement culturel ... 261
22.2. Sur le chemin détruit de la vérité ... 263
23. La publicité : inqualifiable immondice ... 273
24. Socrate et les poètes ... 277
24.1. L’éloignement de la vérité ... 278
24.2. Sur l’authenticité et la sincérité ... 280
24.3. La double ignorance des artistes ... 281
24.4. Quand le Cœur, irréfléchi, transperce la divine Raison ... 283
24.5. Une vantardise individuelle de haut niveau ... 284
24.6. Que faire ? ... 285
25. La question du corps et de l’esprit socratique ! ... 287
25.1. Le reniement de la liberté ... 287
25.2. L’honneur que nous devons au corps ... 288
25.2.1. L’illustration de la santé ... 292
26. De la douceur, simplement... 296
26.1. De la naissance à la mort : place à la douceur ... 296
26.2. Éducation et douceur : couple inséparable ... 298
26.3. Douceur et tragédie ... 300
27. Les voyages mis à l’examen ... 301
27.1. Une bien vieille mode ! ... 301
27.2. L’interrogation ... 303
27.2.1. Le but ultime, vrai : la réflexion philosophique ... 303
27.2.2. Commencer par le plus près, commencer par soi ! 306
x
28. Le gouffre éducatif de l’emploi ... 309
28.1. Les promesses illusoires du bon emploi ... 309
28.2. L’oubli de la philosophie ... 312
29. Le monstre débilitant de la paresse ... 314
30. Les passions et les désirs au crible du mieux ... 317
31. Petite note additionnelle essentiellement platonicienne : de la beauté des
environnements de vie... 320
32. Voir l’âme ... 323
33. Socrate : buveur invétéré ... 325
34. Notre système judiciaire : assassin du socratisme ... 328
34.1. L’étonnement ... 328
34.2. Voleur, violeur et tueur : pour le bien… ... 329
34.3. Pour une justice éducatrice ... 331
34.4. De la magistrature : pourriture infecte ! ... 332
34.4.1. La question financière ... 332
34.4.2. L’oubli de la Vérité ... 334
35. Sur l’hôtel sacré de la Justice : ne rien omettre ! ... 336
35.1. De bonnes personnes ... 337
35.2. Franz Stangl et Jerry Givens ... 337
35.3. Lâchement ouvrir la porte aux injustices pour se sauver ! .... 344
35.4. Un refus peut tout changer ... 345
Troisième partie : éléments pour la rédaction d’une conclusion ... 349
1. Sur l’art de conclure ... 349
2. Toujours tout recommencer, examiner et réexaminer : l’acte de penser
... 351
xi
3. L’amour de l’enfance ... 352
Bibliographie ... 355
1. Précision ... 355
2. Bibliographie ... 355
xii
À deux vrais amis
i,
Étienne Bourdon et Alexandre Jacob-Roussel dit Jâco,
Qui donnent sens à cette existence
ii.
Nous leur devons tout.
Et la Vie.
i « Deux vrais amis vivoient au Monomotapa : / L’un ne possédoit rien qui n’appartînt à l’autre. / Les amis de
ce pays-là / Valent bien, dit-on, ceux du nôtre. / Une nuit que chacun s’occupoit au sommeil, / Et mettoit à profit l’absence du soleil, / Un de nos deux amis sort du lit en alarme ; / Il court chez son intime, éveille les valets ; / Morphée avoit couché le seuil de ce palais. / L’ami couché s’étonne ; il prend sa bourse, il s’arme, / Vient trouver l’autre, et dit : “ Il vous arrive peu / De courir quand on dort ; vous me paroissiez homme / À mieux user du temps destiné pour le somme : / N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ? / En voici. S’il vous est venu quelque querelle, / J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point / De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle / Étoit à mes côtés : voulez-vous qu’on l’appelle ? / –Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point : / Je vous rends grâce de ce zèle. / Vous m’êtes, en dormant, un peu triste apparu ; / J’ai craint qu’il ne fût vrai ; je suis vite accouru. / Ce maudit songe en est la cause. ” / Qui d’eux aimoit le mieux ? que t’en semble, lecteur ? / Cette difficulté vaut bien qu’on la propose. / Qu’un ami
véritable est une douce chose ! / Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ; / Il vous épargne la pudeur / De les lui découvrir vous-même. / Un songe, un rien, tout lui fait peur / Quand il s’agit de ce qu’il aime. » Jean de LA FONTAINE, « Les deux Amis », Les fables de La Fontaine, deuxième recueil, livre VIII, § xi, pp. 253 et 254. Notre mise en évidence. « Vn homme entendit fraper à ſa porte à une heure indûë : Il demanda qui c’eſtoit ; & quand il ſceut que c’eſtoit un de ſes meilleurs amis, il ſe leva, & s’habilla, enſuite commandant à ſa ſervante d’allumer de la chandelle, & de le ſuivre, il l’alla trouver. Cher ami, lui dit-il en l’abordant, je ne puis vous voir ici ſi tard, ſans m’imaginer que vous venez ici pour emprunter de l’argent, pour me prier de vous ſervir de ſecond, ou pour chercher une compagnie qui vous divertiſſe. J’ai pourvû à ces trois choſes, pourſuivit-il : Si vous avez beſoin d’argent, voilà ma bourſe ; ſi vous avez des ennemis, je vous offre mon bras & mon épée ; & ſi c’eſt l'amour qui vous met en campagne, voilà ma ſervante qui eſt aſſez agreable pour vous donner la ſatisfaction que vous deſirez : En un mot, tout ce qui dépend de moi eſt à voſtre ſervice. Je ne ſouhaite rien moins que tout cela, répondit ſon Ami ; je venois ſeulement ſçavoir l’état de voſtre ſanté, parce que je craignois que le mauvais ſonge que je viens de faire ne fût véritable. » PILPAY, « De deux Amis. », Les fables de Pilpay, philosophe indien ; ou La conduite des rois., chapitre iii, pp. 273 et 274. « Si la nature humaine a paru souvent traitée avec sévérité par La Fontaine, s’il ne flatte en rien l’espèce, s’il a dit que l’enfance est sans pitié et que la vieillesse est impitoyable (l’âge mûr s’en tirant chez lui comme il peut), il suffit, pour qu’il n’ait point calomnié l’homme et qu’il reste un de nos grands consolateurs, que l’amitié ait trouvé en lui un interprète si habituel et si touchant. Ses Deux Amis sont le chef-d’œuvre en ce
genre ; […] » Charles-Augustin SAINTE-BEUVE, « La Fontaine », Causeries du lundi (tome septième), p. 421. Notre mise en évidence. « Qui a peint comme lui l’amitié […] ? » Hugues-Félicité Robert de LAMENNAIS,
Esquisse d’une philosophie (tome troisième), seconde partie, livre neuvième, chapitre ii, p. 407. Nos mises en
évidence.
ii « Ceci fait, il nous reste à traiter de l’amitié. L’amitié est une vertu, ou tout au moins, elle s’accompagne de
vertu. De plus, elle est absolument indispensable à la vie : sans amis, nul ne voudrait vivre, même en
étant comblé de tous les autres biens. » ARISTOTE, Éthique de Nicomaque, livre VIII, chapitre premier, 1, p. 229. Notre mise en évidence.
xiii
En guise de prélude…
Il se peut que des lecteurs trouvent que je dis des banalités. Mais qui est
scandalisé est toujours banal. Et moi, malheureusement, je suis scandalisé.
Pier Paolo P
ASOLINI, « L’ignorance vaticane comme paradigme de
l’ignorance de la bourgeoisie italienne », Écrits corsaires, 25 janvier 1975,
p. 141.
Mais nous n’avons pas encore touché à la profondeur la plus déterminante de la
posture intérieure de Socrate. Celle qui conteste et anticipe les dérives qui vont
suivre au cours des siècles jusqu’à nous.
Jacques G
RAND’M
AISON, « Les racines grecques », Réenchanter la vie Du
jardin secret aux appels de la vie, tome II Réconcilier l’intériorité et
l’engagement, troisième partie, p. 245.
[…] Socrate est un philosophe dont chacun peut s’inspirer.
Claudie M
ARTIN-U
LRICH, « “ Je pareillement ” : la figure de Socrate dans
les Essais de Montaigne », La figure du philosophe dans les lettres anglaises
et françaises (XVI
e-XVIII
esiècles), p. 31.
L’homme dont les idées sont le plus vivantes dans la société contemporaine,
c’est Socrate.
Émile B
OUTROUX, « Socrate fondateur de la science morale », Études
d’histoire de la philosophie, § V, p. 93.
De façon évidente ou cachée, Platon demeure notre contemporain. […] il suffit
de le lire pour qu’il se découvre immédiatement notre contemporain, un homme
qui s’entretient avec nous de problèmes qui sont encore les nôtres.
Marcel D
ESCHOUX, « Conclusions », Platon ou le jeu philosophique, § III,
pp. 416 et 417.
[…] il y a une actualité de Platon. La distance, […] franchie enfin, grâce à la
puissance des idées, par Platon lui-même, devient pure illusion et préjugé
d’érudit : Platon est notre contemporain
iii.
Victor G
OLDSCHMIDT, Platonisme et pensée contemporaine, p. 174.
Lire Platon est une épreuve décisive : ceux qui rechignent, protestent,
ragent, objectent par prurit, en lisant cette œuvre, demeurant incapables
iii Notons qu’en ce passage Victor Goldschmidt rapporte une position résumant en partie une « querelle » sur
xiv
d’y prendre l’appui pour leur propre parole créatrice, montrent qu’ils ne
sont pas philosophes.
Pierre T
ROTIGNON, « Introduction à la lecture du PARMÉNIDE de
xv
Remerciements
Mon cher Amour… La Thèse maintenant achevée, je te prendrai tout doucement la main, je
t’embrasserai amoureusement, tendrement, follement et nous poursuivrons nos périples de
beauté et d’amour sur tous les coins de notre petite planète. Jusqu’au bout du monde !
Après tant d’heures de travail, de stress et d’angoisse, j’ai seulement envie de me retirer
près de toi, toi, l’Amour de ma Vie.
…
Père, Mère et Frère. Je vous dois la meilleure part de ce que je suis. Votre présence, votre
bonté et votre soutien constituent une source intarissable d’inspirations vertueuses.
Je vous aime.
…
Maître. Cher Maître. Comment vous dire que, sans vous, rien de tout cela n’existerait ?
Comment vous convaincre de l’importance fatidique
ivque vous avez eue sur mon
iv « No less surprising than the silence of Plato’s “I” is something else that necessarily corresponds to this
silence, namely, the incomparable status of Socrates in Plato’s works. Where else do we find anything similar to this phenomenon: that a philosopher, for decades, designates the most important things he has to say by the name–or conceals them behind the name–of someone else, his teacher? Aside from the Laws, there is no written work of Plato’s in which Socrates is not present. For the most part, he says the decisive things; at the least, they are said in his presence. If we ask what the predominance of this figure means in Plato’s written work, the answer can only be given from the work itself. On the level of Plato’s life, however, the answer must first be that Plato had a fateful encounter in comparison with everything else–his intercourse with other people, even Dion; travel into distant lands, even to the Pythagorean sages or the Egyptian priests; political action, even his interference in Sicilian affairs–was merely episodic. For all this left more or less definite traces in his works, but only traces. The greatness of the one fateful encounter comes out by contrast with these episodes. The fateful encounter was Socrates. » Paul FRIEDLÄNDER, Plato 1 An Introduction, partie première, chapitre 6, pp. 127 et 128. Notre mise en évidence. « Il a fallu que l’héritage socratique marque profondément Platon pour qu’il en vienne à faire de lui la figure mythique que nous connaissons. » Sylvie SOLÈRE-QUEVAL, « Un Platon désolidarisé de Socrate Le Platon de Marrou Un pédagogue par dépit ? Le Platon d’H.-I. Marrou », Que reste-t-il de l’éducation classique ? Relire « le Marrou » Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, quatrième partie, p. 192.
xvi
développement qui ne fait que commencer
v? Comment vous prouver que vous avez été
l’une des rencontres les plus importantes de ma vie ?
Cher Maître ! C’est à ce point un plaisir et un charme, vous côtoyer, travailler avec vous
que, je vous en prie, recalez-moi aux tribulations bachelières… Ainsi, je recommencerais
tout avec vous. Loin de perdre mon temps, je revivrais d’immenses instants de bonheur.
Un bonheur philosophique.
Bref, pour vous, j’accepterais sans hésiter la proposition du diable de démon
vi.
Et, pour ne pas être déçu, je souhaiterais ardemment qu’il revienne avec la même
interrogation si emballante à chaque fin d’éternité.
Ah oui… Remerciez pour moi, comme il se doit, votre gouvernement, si bon, si doux qui
accepte encore et toujours de vous soutenir et vous partager
vii.
…
v « […] à trente ans l’on est, au sens de la haute culture, un commençant, un enfant. » Friedrich NIETZSCHE,
« Ce que les Allemands sont en train de perdre Le crépuscule des idoles ou Comment on philosophe au marteau », Le crépuscule des idoles suivi de Le cas Wagner, § 5, p. 71.
vi « Le poids le plus formidable. – Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la
plus solitaire de tes solitudes et te disait : “ Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre – et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau – et toi avec lui, poussière des poussières ! ” – Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : “ Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! ” Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question “ veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois ? ”, cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, combien il te faudrait que tu t’aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation, que cette suprême et éternelle consécration ? – » Friedrich NIETZSCHE, « Le gai savoir », traduit de l’allemand par Henri ALBERT et traduction révisée par Jean LACOSTE, Œuvres (deuxième volume), livre quatrième, § 341, p. 202.
vii « Ma tâche, enfin, n’a été rendue possible que grâce à la meilleure moitié de moi-même, mon épouse
Christine ; même ceux qui la connaissent ne peuvent soupçonner à quel degré. » Thomas DE KONINCK, Les
xvii
Alexandre Sadetsky ! Je me dois de vous remercier infiniment d’avoir accepté de travailler
sur mon cas dans le cadre des examens doctoraux. Vous êtes, avec votre compagne, Tania
Mogilevskaïa, un des meilleurs enseignants que je connaisse. Votre culture, votre très
grande intelligence, vos réflexions lumineuses, votre enthousiasme, votre passion et votre
profonde humanité rayonnant fortement à travers votre incomparable gentillesse, votre
dévouement et votre somptueuse humilité ont toujours été pour moi un modèle
d’excellence, un modèle à suivre, tout comme votre femme !
N’en doutons point ! L’humanité serait transformée si nous comptions un peu plus de gens
comme vous deux.
…
Antoine Cantin-Brault… Votre écoute, votre capacité de vous mettre réellement dans la
peau des autres, votre bonté et votre bienveillance, qui n’ont d’égales que celles de notre
maître commun, Thomas De Koninck, fait de vous un camarade inestimable dans cette
difficile montée
viiià laquelle nous astreint toute philosophie sérieuse.
Vos remarques si brillantes et si stimulantes sur mes amas de mots constituèrent pour moi
un trésor inépuisable.
Donc, j’espère avoir été digne de celles-ci, de vous et de vos rires fous, qui, plus d’une fois,
depuis que je vous connais, m’ont permis de garder le regard sur les meilleurs horizons.
…
viii « Après avoir décrit l’état ordinaire de la caverne, Socrate raconte comment un prisonnier en sort. S’il y
songeait, il pourrait se libérer lui-même, car il n’a pas les mains liées. Mais comme il se croit bien là où il est, dans la sécurité des opinions, il doit en être tiré de force. Ainsi, les premières tentatives pour le détourner des opinions reçues lui semblent contre nature. Il se plaint et résiste. Qu’à cela ne tienne, on le conduit aux statues, au feu et sur la montée rude et escarpée qui mène vers l’extérieur. » Bernard BOULET, « La montée Sur l’allégorie de la caverne », Allégorie de la caverne, Les Amoureux rivaux, Lakhès et Ion, p. 87. Notre mise en évidence.
xviii
Jean-François de Raymond et Gabor Csepregi. Remerciements les plus vifs, à vous deux,
pour vos commentaires plus que pertinents et constructifs qui me permettront assurément
d’améliorer le texte de ma thèse en vue d’une plus grande diffusion. Merci et j’espère
sincèrement avoir l’honneur et le privilège de collaborer encore avec vous dans un futur pas
si lointain.
…
Martin Ouellet. Vieux fou, poète tragique et comique de la décadence alcoolique, tu fais
l’essentiel, malgré toi, malgré eux.
Tu philosophes.
Avec les bizarres, bariolés et autres phénomènes des bas-fonds, soi-disant.
Optimiste à ta manière.
Bonne femme assurément.
Je ne t’oublie pas.
…
Hommage tout spécial, ici, aux artisans et artisanes œuvrant avec dévouement au sein des
bibliothèques, notamment universitaires. Sans eux, cette thèse ne serait que chimère et
l’éducation supérieure un songe lointain. Souhaitons plus qu’ardemment que certains riches
potentats des administrations universitaires
ix, qui les coupent sans vergogne
x, en prennent
un jour ou une nuit conscience !
ix « Les professeurs de l’Université Laval ne sont pas choqués par le “ rattrapage ” salarial du recteur Denis
Brière, voté par le conseil d’administration. “ C’est sûr, une hausse de 17 % dans le contexte économique actuel, c’est plus difficile à avaler, mais c’est correct. Denis Brière travaille fort. Il mérite le même traitement que les autres recteurs ”, dit John G. [Gordon] Kingma, président du Syndicat des professeurs de l’Université Laval. Les étudiants trouvent cette hausse “ inacceptable ”, compte tenu que la facture imposée aux étudiants
xix
Remerciements particuliers à monsieur Richard Dufour dont les conseils, les pistes et les
suggestions sont toujours d’une remarquable utilité. Son dévouement pour les élèves est
tout à fait exceptionnel et nous souhaitons encore longtemps son aide pour nos recherches.
…
Au final, remercions immensément tous ceux et celles qui, de près ou de loin,
consciemment ou non, ont pu alimenter cette réflexion sur Socrate.
Bref, Humanité, « gloire et rebut de l’univers
xi», comment ne pas te remercier ?
Le temps des hommages étant terminé, place, maintenant, à la thèse…
ne cesse de hausser depuis quelques années. “ Son augmentation de 37 000 $ suffirait pour faire vivre quatre étudiants ! ” lance Barbara Poirier, de la CADEUL. Le Journal de Québec rapportait hier que le salaire de Denis Brière est passé de 230 421 $ à 270 000 $. » Louise LEMIEUX, « UL : la hausse du salaire du recteur ne choque pas les profs », p. 16. « Si les salaires des professeurs ont beaucoup augmenté ces dernières années, ceux des cadres des universités se sont accrus encore davantage. Cette semaine, on apprenait que le recteur de l’Université Laval (Denis Brière) allait profiter d’une augmentation de 17 % pour l’année en cours. Celui-ci a indiqué candidement : “ Je n’ai pas demandé cette augmentation et je n’ai rien à voir dans cette décision. ” Pourquoi le conseil d’administration de cette université a-t-il accordé une telle augmentation dans le contexte économique actuel et malgré le fait que l’Université Laval est fortement déficitaire ? Poser la question, c’est y répondre… » Vincent DUPUIS, « Une inaction gouvernementale coûteuse », p. A6. « College presidents,
paid enormous salaries as if they were the heads of corporations, are judged almost solely on their ability
to raise money. In return, these universities, like the media and religious institutions, not only remain silent about corporate power but also condemn as “political” all within their walls who question corporate malfeasance and the excesses of unfettered capitalism. » Chris HEDGES, Death of the Liberal Class, chapitre I, p. 11. Notre mise en évidence.
x « La bibliothèque de l’Université Laval subira, elle, des compressions de près 800 000 $, qui entraînent
l’abolition de neuf postes de commis. L’Université Laval amputerait aussi le budget d’acquisition de nouveaux livres de plus de 600 000 $, rapporte Radio-Canada. » LE DEVOIR, « Nouvelles coupes à l’Université Laval », p. A2.
xx
Avant-propos
En guise d’avant-propos, nous proposons l’exposé de présentation de notre thèse que nous
effectuâmes lors de notre soutenance. Nous pensions que cela était une bonne idée puisque
ce texte explique certaines décisions que nous prîmes quant à la confection de notre travail.
Le voici donc !
Socrate n’est pas un philosophe parmi les autres ; il est le totem de la
philosophie occidentale. En chaque pensée qui s’éveille et s’interroge, il revit ;
en chaque pensée qu’on humilie ou qu’on étouffe, il meurt à neuf. La place
exceptionnelle qu’il tient dans notre culture est celle du héros fondateur, du
père originaire, qui s’enveloppe dans une obscurité sacrée, et que chacun porte
en soi comme une présence familière. Il appartient inséparablement à l’histoire
et au mythe de l’esprit
xii.
Jacques Brunschwig
Monsieur le Président du jury,
Messieurs les Membres du jury,
Chers amis,
Vous que j’aime,
Notre thèse. Comment vous la présenter ? Comment lui
rendre parfaitement justice tout en la défendant adéquatement ? Une image nous est venue
en tête au cours des derniers jours, celle du silène. Ce silène aux abords si hideux, si
monstrueux, qu’emploie Alcibiade, dans Le banquet de Platon (215a), pour peindre
Socrate, est peut-être ce qui convient le mieux pour notre travail qui porte lui-même sur la
figure socratique.
Effectivement, aux premiers abords, n’y aurait-il point plusieurs raisons rendant
complètement ridicule notre démarche ?
En premier lieu, en quoi une personne ayant vécu il y a près de 2500 ans nous serait-elle
utile, pour nous, qui vivons en une société si éloignée tant géographiquement que
temporellement de l’antique Athènes ? Ne sommes-nous guère beaucoup plus évolués que
tous ces Athéniens, y inclus Socrate, en de multiples domaines comme en témoigne entre
xxi
autres nos connaissances scientifiques nombreuses et nos miracles technologiques, qui
selon l’usage, nous permettent ou de nous sauver ou de nous tuer, mais de manière
tellement plus efficace qu’à cette époque si lointaine ? Et, politiquement, notre démocratie
n’est-elle point meilleure, plus inclusive ? Alors, ne serait-ce pas perdre notre temps sur
quelque détail empoussiéré de l’histoire qui, franchement, ne saurait rien nous apporter et
que nous aurions mieux fait de laisser enterré que de nous occuper de Socrate ? N’aurait-il
point fallu orienter, plutôt, nos préoccupations sur quelque problématique beaucoup plus
moderne et d’actualité pour notre monde qui, hélas, connaît encore bien des misères comme
nous l’indiqueraient le martèlement tragique de nos médias jour après jour et des auteurs
comme Michel Beaud
xiii?
En deuxième lieu, Socrate, pour reprendre l’accusation d’un Calliclès (Gorgias, 490e), d’un
Hippias (Xénophon, Les Mémorables, livre IV, chapitre iv, 6) ou les remarques finalement
élogieuses d’un Alcibiade (Platon, Le banquet, 221e et 222a), n’est-il point répétitif ? De
plus, à considérer toute la littérature, si cela est possible, dont il est l’origine depuis sa mort
jusqu’à nous, pourrions-nous seulement apporter quelque pensée nouvelle sur cette figure
plus qu’usée ? Bref, tout n’a-t-il point été dit sur lui qui, d’ailleurs, n’a pas dit
grand-chose ? Qu’ajouterions-nous sans risquer de tomber dans quelque bavardage redondant ?
Alors, pourquoi seulement faire une thèse sur lui ? C’est à n’y rien comprendre.
En troisième lieu, toute réflexion en philosophie ne devrait-elle point se baser, le plus
possible, sur les propres écrits de ceux et celles que nous étudions, nous évitant ainsi les
dérives d’interprétation ou les erreurs les plus honteuses dans lesquelles nous mèneraient
trop souvent les sources secondaires ? Or, pour Socrate, que faire ? Avons-nous seulement
un écrit de sa part ? Certes, il aurait rédigé, nous raconte Platon dans le Phédon (60c et d),
quelques vers dédiés à Apollon ainsi qu’une adaptation de la prose d’Ésope, qui,
manifestement, ont été perdus, si jamais ils furent effectivement rédigés ce dont doutent
Léon Robin et son collaborateur Joseph Moreau
xiv, mais… Mais au fond nous ne possédons
xiii Voir la note 57 à la page 19 de la présente thèse.
xiv Léon Robin, en collaboration avec M.-Joseph Moreau, note que leur « réalité […] est très douteuse ». Léon
ROBIN (en collaboration avec M.-Joseph MOREAU), « Phédon Notes », Œuvres complètes I, avril 1993, p. 1369, note 1 de la page 769.
xxii
rien de lui ! Absolument rien ! Certes, nous pouvons passer par quelques sources comme
les écrits platoniciens, xénophoniens, aristophaniens ou même certains passages de l’œuvre
aristotélicienne, mais ces dernières sources nous permettent-elles vraiment d’accéder à ce
que fut Socrate, de retrouver le Socrate réel, le Socrate historique ? Ce dernier n’est-il pas à
jamais perdu ? Si oui, à quoi bon s’occuper de lui, en parler ? Ne devrions-nous pas plutôt
orienter nos recherches sur les auteurs en tant que tels et ne considérer Socrate, alors, que
comme l’un des personnages des auteurs désignés précédemment et qui posséderait plus ou
moins de liens avec la figure de l’homme réel qui a existé jadis ? Bref, ne faudrait-il point
étudier Socrate dans la mesure où il nous en révélerait sur les pensées d’un Platon ou d’un
Xénophon et s’arrêter là et ne faire nulle supposition sur la source commune de ces deux
auteurs par exemple ?
En quatrième lieu, pourquoi donc s’intéresser à un type condamné par les Athéniens
eux-mêmes à l’issu d’un procès où un vote majoritaire fut tenu parmi 501 juges ? N’y aurait-il
pas un danger, pour notre État et notre jeunesse, à réhabiliter cette figure, pour évoquer
certaines accusations à son égard, dont celle de corrompre la jeunesse (Platon, Apologie de
Socrate, 24b et Xénophon, Apologie de Socrate, 10) ?
En cinquième lieu, pourquoi s’attarder et longuement, pendant des centaines de pages, sur
un être dont une des principales formules, pour résumer ses dires, était la suivante : « Je
sais que je ne sais pas. » (Platon, Apologie de Socrate, 21d) Que pourrait-il alors nous
apprendre, nous enseigner ? Que tirerions-nous d’une personne qui prétend ne rien savoir ?
Voilà quelques interrogations légitimes. Tentons, toutefois, à l’aide des réponses que nous
leur apporterions, de faire voir ce qui serait proprement attirant dans notre projet et notre
thèse.
Primo, à la fin de la première partie de notre rédaction doctorale, nous répondrions à ces
critiques qui n’ont cure des Anciens, les trouvant beaucoup trop vieux et, surtout, peu utiles
pour nous, aujourd’hui. Nous montrâmes, pour une série de domaines ou de
questionnements, leur pertinence en raison de la source créatrice intarissable qu’ils
xxiii
représentent. De fait, pour bien des disciplines, bien des courants d’idées (démocratie,
division du travail, égalité entre les hommes et les femmes), bien des institutions
(tribunaux, lois, droits de la personne), l’origine est là et, parfois, à peine dépassée. D’autre
part, s’intéresser aux Anciens, Grecs ou Latins, c’est aussi, ultimement, s’intéresser à nous,
mieux nous comprendre puisque notre civilisation et notre culture leur doivent beaucoup,
comme en témoignent éloquemment nombre de mots de notre si belle langue. Nous
soutiendrions aussi que cela apparaît manifeste lorsque nous nous immergeons dans cette
somptueuse étendue lacustre constituée des bribes de l’art et de la littérature antiques qui
nous sont parvenues miraculeusement. Effectivement, nous serons, à un moment ou un
autre, touchés par leurs auteurs pris, en bien des points, avec les mêmes questionnements
sur la vie et les mêmes problèmes impérieux
xvà affronter. Comme si, entre eux et nous,
étant humains, il y avait toujours une parenté de pensées et de sentiments. Dès lors,
comment ne point développer une solidarité passionnée pour eux et nous considérer comme
leurs héritiers dans leurs recherches qui sont aussi les nôtres ?
Dans le même ordre d’idées, un de nos objectifs principaux est de justement réactualiser la
figure de Socrate, de comprendre en quoi elle s’avère plus pertinente que jamais pour notre
monde, et ce, pour maintes dimensions de nos vies ou beaucoup de nos soucis, tant
individuels que collectifs.
Pour ce faire, nous expliquâmes tout d’abord, toujours dans la première partie de notre
ouvrage, notre position quant à cette question obsédante du Socrate historique. Loin de
prétendre que ce dernier est complètement inatteignable, nous avons avancé que certaines
sources sont particulièrement intéressantes pour nous renseigner sur son cas (entre autres
Platon, Xénophon et Aristote), surtout si nous prenons le temps de bien les lire, les
comparer et les méditer. Nous nous sommes attardés à expliquer que certaines thèses
récentes opposant radicalement le Socrate de Platon et le Socrate de Xénophon ne
tiendraient pas vraiment, surtout quant à l’essentiel de ce qu’incarnerait la figure socratique.
Pour nous, la différence entre le Socrate platonicien et le Socrate xénophonien en serait une
d’accent. Toutefois, des différentes sources socratiques, Platon, pour nous, occupe une
xxiv
place prépondérante étant donné les perspectives philosophiques grandioses qu’il nous
serait permis de développer à partir de son Socrate, mais qui ne rentrerait pas
inéluctablement en contradiction avec les écrits socratiques de Xénophon dont nous
hésitons, à l’encontre de plusieurs dont Benjamin Constant
xviou Bertrand Russel
xvii, à
qualifier de médiocre ou de peu philosophique. Platon, pour nous, a peut-être mieux exposé
ce que fut Socrate, le cœur de Socrate, parce qu’il aurait, plus philosophe que Xénophon,
mieux compris celui qu’il a suivi, d’ailleurs, beaucoup plus longuement que Xénophon
(entre huit à dix ans, pour Platon
xviii, contre seulement trois ans pour Xénophon
xix).
C’est que nous pensons que Platon a saisi pleinement la dimension philosophique de
Socrate. Inspiré notamment par notre lecture de l’éloge que fait Alcibiade de Socrate dans
Le banquet platonicien (214b à 222b), nous en sommes venus à soutenir que Socrate
incarnait la philosophie et que le tuer, tel que nous le formulons pour la deuxième partie de
notre thèse, c’est renier non seulement la meilleure part de l’humain, de ce que nous
sommes, mais aussi nous embourber en de nombreuses difficultés en plus de répéter le
même crime misologique que les Athéniens lors du procès de Socrate. Notons qu’il n’est
pas anodin que Platon, dans le dialogue relatant les derniers instants de son maître, le
Phédon, aborde ce thème de la misologie (89d à 91b). La table nous paraissait mise pour
interpréter cette mise à mort de Socrate comme un crime de lèse-majesté contre la
réflexion, la philosophie. Ajoutons, au passage, qu’en 91a, n’est-ce pas les accusateurs de
Socrate qui sont évoqués, à savoir ceux qui aiment à triompher et non point chercher le vrai
ou la sagesse, à l’instar des véritables philosophes ?
Bien évidemment, avant de nous lancer dans l’exposé de la pertinence de la figure
socratique et ce qu’elle nous permettrait d’éviter de malsain en l’acceptant et la
ressuscitant, il serait indispensable d’exposer et de répondre aux meilleurs critiques de
celle-ci. D’ailleurs, qui sont ses contempteurs ? Nous nous entendons, ses aristarques
intelligents ? En connaissez-vous ? Peut-on vraiment reprocher quoi que ce soit à Socrate,
xvi Voir la note 162 à la page 48 de la présente thèse. xvii Voir la note 162 à la page 48 de la présente thèse. xviii Voir la note 161 à la page 48 de la présente thèse. xix Voir la note 160 à la page 47 de la présente thèse.
xxv
si nous considérons son existence ou sa pensée, les deux étant intimement liées ? Nous
avons posé ce type de questions à plusieurs reprises à notre directeur de thèse, monsieur
Thomas De Koninck. Il nous répondait, si nous avons compris, tel Socrate, qui aimait à se
répéter, toujours la même chose : premièrement, qu’il ne connaissait point de critiques qui
puissent résister à Socrate et, deuxièmement, qu’il ne voyait pas ce que nous pourrions
reprocher à Socrate. Bref, il nous laissait toujours, à son habitude, insatisfait, ne nous
donnant jamais les réponses souhaitées, comme Socrate d’ailleurs. Pourquoi donc se
montrer insatisfait ? C’est que, vous en conviendrez, quelle suprême utilité ce serait que de
tomber sur quelque examinateur sérieux de Socrate ! Ne nous donnerait-il point, en fin de
compte, un Socrate amélioré, voire réinventé, encore plus parfait ?
Certes, pourquoi ne pas évoquer le plus grand des adversaires, dirait Jacques Brunschwig
xx,
un certain philosophe allemand incontournable dont vous aurez deviné le nom : Nietzsche ?
Toutefois, nous montrerions, encore dans la première partie de notre rédaction, en quoi les
critiques nietzschéennes ne résisteraient pas vraiment à Socrate.
Par exemple, la critique nietzschéenne du connais-toi toi-même socratique, de la
connaissance de soi comme objectif, nous la résumerions à certaines limites que posent
Nietzsche quant à ce projet, selon lui, typiquement apollinien
xxi: limites de faisabilité et
dangerosité pour l’existence, possibilités de graves nuisances pour la grande vie instinctive.
C’est d’ailleurs pour cette dernière raison qu’il en viendrait à proposer le fameux deviens ce
que tu es
xxii, faisant plus appel au côté affectif ou instinctif des humains, ne produisant
nullement qu’un type de vie valable comme dans le cas de la position socratique ou
platonicienne qui favoriserait nécessairement la vie philosophique, idéalement. En fin de
compte, tout ce que dit Nietzsche, cette supposée impossibilité de nous connaître et les
conclusions qu’il en tirerait ne s’inscrivent-elles pas encore en une connaissance de soi ?
De nos limites ou nos impossibilités ? Donc, Nietzsche, souhaitant fort se départir de
Socrate sur ce point, quant au fond, y reste attaché plus que jamais. Une manière de
confirmer que Socrate n’est pas dépassé, même par Nietzsche !
xx Jacques BRUNSCHWIG, « L’influence de Socrate Socrate et les écoles socratiques », p. 247. xxi Voir la note 231 à la page 66 de la présente thèse.
xxvi
Nietzsche blâmerait aussi Socrate en ce qu’il aurait amené la raison partout : sur l’art, les
mythes et le divin
xxiiiparticipant ainsi à la déliquescence de plusieurs formes de vies
xxiv.
Socrate serait donc un décadent
xxv, en ce sens. Or, Nietzsche ici oublierait la visée
essentielle du socratisme : celle du mieux. Comment s’y refuser ? Comment accepter de
vivre dans l’erreur ? Qui y consentirait ? De se faire tromper ? Comment Nietzsche ne
peut-il point voir, en Socrate, l’appel, l’appel à une vie plus vraie et mepeut-illeure, plus vertueuse ?
Justement, la proposition esthétique de Nietzsche ne mène-t-elle pas, en définitive, aux
pires vies ? La grandeur, la vraie, n’est-elle pas éloignée de tout mal ? Il y a quelque chose
d’inhumain dans la critique de Nietzsche à l’égard de Socrate. Inhumain peut-être en ce
qu’il appréhenderait mal l’humain.
Deuxièmement, Socrate serait aussi un décadent en ce qu’il ne fuit guère la mort
xxvi. Mais
Nietzsche comprend-il bien que, justement, en fuyant la mort, il aurait fui la vie qu’il avait
menée ? Qu’accepter de vivre aurait été, ici, la décadence par excellence, le reniement de
son élan, de son instinct, pour prendre un vocable nietzschéen ? Nietzsche ne manquera
guère d’interpréter les dernières paroles du maître comme une confirmation de sa
critique
xxvii. « […] nous devons un coq à Esculape. » (Platon, Phédon, 118a.) (Traduction
de Monique Dixsaut.)
Toutefois, cette interprétation, brillante, certes, est loin d’être la seule qui puisse nous
éclairer. Surtout, elle s’accorderait mal avec la vie même de Socrate… Ne serait-ce pas
plutôt un nietzschéen, tout à fait comme Nietzsche, qui voudrait être libéré de la vie
xxviii?
De plus, remarquons que Socrate, semble-t-il, affecta une certaine prudence toute sa vie
connaissant la réaction possible des Athéniens s’il avait fait ouvertement de la politique…
Rendu vieux, c’est une excuse de plus pour s’adresser à la Cité tel qu’il est, égal à
lui-même. Il n’a aucune raison de renier sa vie, de s’amender. Non seulement défend-il
xxiii Voir la note 242 à la page 68 de la présente thèse. xxiv Voir la note 243 à la page 68 de la présente thèse. xxv Voir la note 241 à la page 68 de la présente thèse. xxvi Voir la note 251 à la page 69 de la présente thèse. xxvii Voir la note 252 à la page 70 de la présente thèse. xxviii Voir la note 254 à la page 70 de la présente thèse.