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Dynamique sociale du phénomène de harcèlement psychologique au travail : le rôle joué par les collègues et les supérieurs

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Dynamique sociale du phénomène de harcèlement

psychologique au travail : le rôle joué par les collègues

et les supérieurs.

Thèse

Julie Dussault

Doctorat en sociologie

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Julie Dussault, 2014

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Résumé

Le harcèlement psychologique au travail est un phénomène répandu causant plusieurs torts à la santé des victimes et au bon déroulement des organisations de travail. Les facteurs à son origine et sa prévention continuent de susciter un grand intérêt. Or, il a longtemps été considéré comme le fait de personnes à la structure de personnalité perverse et narcissique. Cette conception a d’abord permis d’adopter des pratiques de prévention et d’intervention psychologiques. Récem-ment, plusieurs recherches ont décelé un lien entre certains facteurs psychosociaux du travail et le harcèlement psychologique; des démarches de prévention visant la réorganisation du travail en sont issues. Cette thèse propose de poser un regard davantage sociologique sur le phénomène. Quelques 20 entretiens individuels menés auprès de victimes ou témoins de harcèlement psycho-logique au travail évoluant dans les services correctionnels québécois ont permis d’identifier trois constantes : 1) Ordinairement, des collègues ou des supérieurs agissent en complices avec le har-celeur. Plus souvent passif, ce type de complicité se traduit par l’inaction; les témoins ignorent volontairement la situation ou minimisent son impact. Quelques fois, cette complicité est de type actif. Ces derniers participent alors, à leur tour, au harcèlement de la victime; 2) Le soutien offert aux victimes est pratique commune. Celui des collègues est toujours discret et ne résout pas le harcèlement. Seul le soutien plus incisif, offert par les supérieurs hiérarchiques, permet d’y mettre fin; 3) La présence d’une culture de tyrannie et d’incivilité au travail qualifie tous les milieux de travail des victimes, laissant présager que la tolérance de formes plus ténues de violence pourrait rendre possible l’émergence de formes plus nuisibles. Ces résultats ont permis de constater la présence d’un appareil représentationnel collectif qui rend acceptable le harcèlement dans les milieux de travail. Ceci met aussi en porte-à-faux les conceptions individualistes selon lesquelles le harcèlement serait le fait d’individus qui réagissent compulsivement à la pression au travail, ou participent à l’idéologie de compétition pour y garder leur place. Nous posons l’hypothèse que le harcèlement psychologique au travail serait plutôt une stratégie collective répandue de survie du groupe dans le contexte tendu actuel des milieux de travail.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Liste des tableaux ... ix

Liste des figures ... xi

Remerciements ... xiii

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 : Les principales typologies des formes de violence et les principales théories sociologiques portant sur les causes de la violence ... 5

Les dimensions objective et subjective de la violence ... 6

La face objective de la violence ... 6

La face subjective de la violence ... 8

Indépendance et complémentarité des dimensions objective et subjective de la violence ... 8

Les causes de la violence ... 9

1re cause : Les défaillances ou excès du système ... 11

Violence expressive et violence instrumentale ... 12

Violence politique ... 17

Violence institutionnelle ... 24

Violence symbolique ... 29

Le point sur cette première cause de la violence ... 30

2e cause : Le vide social ... 31

L’atteinte du sujet ... 32

3e cause : Le trop-plein social ... 37

L’expulsion du sujet... 38

Conclusion ... 42

CHAPITRE 2 : Principales typologies des formes d’autorité, de pouvoir en organisation et de division du travail et pertinence de ces champs conceptuels dans l’explication des attitudes et des comportements au travail ... 45

Les transformations du monde du travail ... 45

Transformation de l’univers carcéral ... 46

Les attitudes et comportements en entreprise ... 47

L’autorité au travail ... 48

Les types d’autorité hiérarchique au travail ... 50

L’encadrement autocratique ... 52

(6)

Styles de gestion, attitudes et comportements au travail ... 56

Le pouvoir informel en entreprise ... 62

La régulation autonome ... 63

La division du travail ... 66

La répartition technique des tâches ... 66

La parcellisation des tâches ... 67

Le travail décloisonné ... 69

Individualisme et collectivisme : contradiction ou complémentarité ... 72

La division sociale du travail ... 75

Conclusion ... 78

CHAPITRE 3 : Psychodynamique du travail : dynamiques sociales du travail et processus de régulation par la violence face aux contraintes du travail ... 81

La rationalité subjective ... 82

La reconnaissance au travail ... 84

Le jugement de beauté... 85

Le jugement d’utilité ... 86

Les dynamiques sociales au travail : deux cas de figure ... 86

Coopération et confiance ... 87

Les stratégies collectives de défense ... 89

Incohérence et méfiance ... 89

Nouvelles pratiques de gestion et dynamiques sociales au travail ... 90

Nouvelle source de souffrance ... 93

Analyses de la violence au travail ... 96

Rapport critique à la réalité du travail ... 97

Outil individuel d’atteinte de la performance ... 98

Outil collectif d’atteinte de la performance ... 101

Conclusion ... 105

CHAPITRE 4 : Modèle d’analyse ... 107

Synthèse des éléments théoriques retenus ... 107

Vers un projet de recherche ... 110

La question de recherche ... 112

Modèle d’analyse ... 115

(7)

La culture de l’incivilité et de la tyrannie ... 115

Les formes de complicité ... 120

Les formes de soutien offert au harcelé ... 124

Le maintien du harcèlement psychologique ... 130

L’articulation entre les variables ... 130

La première hypothèse spécifique ... 130

Les deuxième et troisième hypothèses spécifiques... 136

La quatrième hypothèse spécifique ... 138

L’hypothèse principale ... 139

CHAPITRE 5- Méthodologie de recherche ... 141

La population à l’étude ... 141

L’échantillon ... 142

L’échantillonnage raisonné ... 143

La sélection des cas à l’étude ... 144

La méthode de collecte des données ... 145

La méthode d'analyse des données ... 147

Conclusion ... 148

CHAPITRE 6 : Présentation des données ... 149

Quelques mises en garde ... 149

Les données... 150

Le harcèlement psychologique au travail : la perception des participants à l’étude ... 150

Le harcèlement psychologique : les cas à l’étude ... 163

Les répercussions du harcèlement psychologique au travail ... 163

Les manifestations du harcèlement psychologique au travail ... 169

La complicité et le soutien ... 170

La complicité passive des collègues ... 174

La complicité passive des supérieurs ... 176

Complicité active des collègues ... 180

Complicité active des supérieurs ... 181

Soutien aux victimes offert par les collègues... 183

Soutien aux victimes offert par les supérieurs ... 184

Action de la cible ... 187

(8)

CHAPITRE 7 : Discussion et recommandations ... 193

Le contexte d’émergence du harcèlement psychologique au travail ... 194

Culture mixte : à la fois caractérisée par la petite tyrannie et les incivilités ... 195

Culture de l’incivilité ... 195

Culture de la tyrannie ... 196

L’importance d’agir sur les plus petites formes de violence ... 196

Le maintien des situations de harcèlement psychologique ... 198

La complicité des supérieurs ... 200

La complicité des collègues ... 200

L’importance de comprendre pourquoi un milieu de travail est malsain ... 201

L’importance de renforcer le collectif de travail ... 202

Étudier les situations pour qu’elles ne se reproduisent plus ... 203

L’aggravation des situations de harcèlement psychologique au travail ... 203

La résolution des situations de harcèlement psychologique au travail ... 207

Les situations résolues ... 208

Les situations non résolues ... 210

Les actions des victimes ... 211

Créer une culture de l’intolérance de la violence ... 212

Instaurer des mécanismes efficaces d’intervention en matière de violence au travail ... 213

Le harcèlement : un phénomène profondément collectif ... 214

CONCLUSION ... 217

Bibliographie ... 227

Annexe 1 : Cahier d’entretien ... 235

Annexe 2 : Données sur les conséquences du harcèlement psychologique au travail des cibles interviewées ... 245

Annexe 3 : Données sur la culture d’incivilité et de tyrannie tirées des entretiens ... 251

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Liste des tableaux

Tableau 1 Styles d’encadrement hiérarchique ... 51

Tableau 2 Types de pouvoir et situations de travail ... 59

Tableau 3 Cadre conceptuel des nouvelles formes de qualification du travail ... 70

Tableau 4 Caractéristiques de la culture d’entreprise ... 116

Tableau 5 Indicateurs de la petite tyrannie ... 119

Tableau 6 Éléments considérés dans l’étude de la culture des milieux étudiés ... 120

Tableau 7 Catégories de complicités passives des collègues et supérieurs témoins de situations de harcèlement psychologique au travail ... 122

Tableau 8 Complicités actives des collègues et supérieurs témoins de situations de harcèlement psychologique au travail ... 124

Tableau 9 Soutien des collègues et des supérieurs témoins de situations de harcèlement psychologique au travail ... 125

Tableau 10 Types de violence (bullying) au travail et leur niveau de sévérité ... 127

Tableau 11 Atteintes à la santé des cibles de harcèlement au travail... 165

Tableau 12 Manifestations directes et indirectes de harcèlement psychologique ... 169

Tableau 13 Types de complicité et de soutien1 ... 171

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Liste des figures

FIGURE 1 : PHASES DES INDICATEURS DÉTAILLÉS DES ATTEINTES À LA SANTÉ ... 128

FIGURE 2 : TYPES DE MANIFESTATION DE VIOLENCE ET DE CULTURE ... 194

FIGURE 3: TYPES DE COMPLICITÉ DES COLLÈGUES ET DES SUPÉRIEURS ... 199

FIGURE 4: TYPES DE COMPLICITÉ ET ATTEINTES À LA SANTÉ ... 204

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Remerciements

Je tiens à souligner l’exceptionnel support offert par mon directeur de thèse, monsieur Daniel Mercure. Je me sens hautement privilégiée d’avoir pu bénéficier de la vivacité saisissante de son esprit d’analyse. Monsieur Mercure s’est toujours montré d’une très grande disponibilité et a por-té un inpor-térêt très senti pour mon projet de recherche. Il a aussi su me communiquer sa passion pour la sociologie et m’a permis de croire en mes idées. Je veux aussi remercier mon co-directeur, monsieur Michel Vézina avec qui j’ai eu l’immense chance de cheminer tout au long de mes études doctorales. Côtoyer cette personnalité scientifique reconnue internationalement comme étant un pilier dans le domaine de la santé psychologique au travail m’a permis d’être au fait des plus récentes avancées en la matière. Monsieur Vézina est par ailleurs une personne d’une géné-rosité incommensurable, et possède avant tout des qualités humaines qui suscitent l’admiration. J’aimerais aussi exprimer ma reconnaissance à feu monsieur Pierre St-Arnaud qui a été impliqué dans les premières étapes de mon projet de recherche. Son engouement communicatif pour la sociologie et son plaisir évident à inculquer l’amour de la science ont incontestablement participé à maintenir mon propre enthousiasme envers mon objet de recherche. J’aimerais aussi remercier les membres de mon jury de thèse, monsieur Jacques Rhéaume, madame Chantal Leclerc et ma-dame Madeleine Pastinelli, pour avoir pris le temps lire et d’évaluer ma thèse. Je ne peux pas pas-ser sous silence la générosité des agents correctionnels qui ont participé à mon étude. J’aimerais les remercier de m’avoir fait confiance en me racontant des situations souvent très émotives en ayant pour espoir que ma recherche pourra aider à prévenir le harcèlement psychologique au travail. Je veux également souligner l’apport de plusieurs de mes collègues de la recherche au CSSS de la Vieille-Capitale et plus particulièrement celui de l’équipe de recherche sur les interrelations personnelles, organisationnelles et sociales du travail (RIPOST). Que ce soit via des activités scien-tifiques ou à caractère plus social, ils ont su bien m’entourer, m’encourager et entretenir des dé-bats qui m’ont fait évoluer en tant que chercheuse. J’aimerais souligner l’apport spécial de Lise Lévesque qui a agi à titre de réviseure pour cette thèse et qui m’a maintes fois encouragée à per-sévérer. La qualité de la langue française de ma thèse s’en est grandement trouvée améliorée. Mon projet de doctorat n’aurait par ailleurs jamais pris forme sans le soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), de l’Institut de recherche en santé et sécu-rité du travail Robert-Sauvé (IRSST), de l’équipe de recherche RIPOST, du groupe interdisciplinaire de recherche sur l’organisation et la santé au travail (GIROST) et du fond de soutien du Départe-ment de sociologie de l’Université Laval. J’aimerais offrir mes plus sincères remercieDéparte-ments à mes proches et aux membres de ma famille. Merci simplement d’avoir toujours été là. Un merci tout spécial aussi à Guy, l’homme de ma vie qui croit en moi et qui fait que je crois aussi en moi. Enfin, mon plus grand coup de cœur va à mes enfants, Nathan et Mylan qui ont sans l’ombre d’un doute été ma plus grande source de motivation à toutes les étapes de mon cheminement doctoral!

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INTRODUCTION

À partir de l’étude d’un phénomène social particulier, le harcèlement psychologique au travail, notre dessein est de mieux comprendre les comportements individuels dans un con-texte de travail que certains qualifient de « postmoderne » traversé par de nombreux boule-versements politiques, économiques et sociaux. À l’ère où les explications psychologiques (ou plutôt psychologisantes) ont bonne presse et où la montée de l’individualisme est sou-vent scandée, nous montrons que les valeurs, les normes et les rôles sont toujours des con-cepts (issus de la sociologie classique) utiles pour comprendre les comportements indivi-duels, bien qu’ils doivent être repensés. Ainsi, cette recherche aborde la question du lien entre l’individu et la société, jadis essentiellement caractérisé par l’opposition, et désormais de plus en plus envisagé comme une complémentarité. À travers l’étude des comportements hostiles sur les lieux de travail, nous montrons que, bien qu’il s’agisse là d’actions indivi-duelles engagées en toute liberté, elles sont également soutenues par des forces collectives. Comme l’indique Demeuleneare, sociologue spécialisé sur la question des normes sociales:

Un acteur obéit toujours à des décisions individuelles ─ il pourrait prendre d’autres décisions ─, mais ces décisions sont le plus souvent soutenues par un appareil représentationnel collectif, dans le sens où l’individu n’est pas le seul à se représenter ce qu’il se représente, et que ces représentations tendent à varier en fonction des groupes (et à être soutenues ou rejetées par les différents membres de ces groupes) et à être transmises à l’intérieur de ces groupes, ou au-delà (Demeulenaere, 2007, p. 11).

Notre manière d’envisager les comportements individuels considère la relative autonomie de l’individu, sa capacité d’adapter les dispositions acquises aux situations vécues. Cette conception s’oppose à la vision déterministe de la théorie de l’apprentissage comme condi-tionnement, selon laquelle l’individu est passif et ses comportements se limitent à repro-duire des schèmes acquis.

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L’importance de la dimension du choix rationnel s’inscrit dans la tradition de la psychoso-ciologie. Ainsi, nous cherchons à comprendre pourquoi des individus adoptent des compor-tements associés au harcèlement psychologique au travail. Vu de l’extérieur, ce type de comportement apparait comme étant illogique, un non-sens, ou encore comme étant le fait de personnalités perverses et narcissiques. La perspective multidimensionnelle adoptée ouvre plutôt la porte à l’étude du rôle joué par d’autres acteurs que ceux impliqués directe-ment dans la relation caractérisée par le harcèledirecte-ment, soit le groupe de collègues ou les su-périeurs hiérarchiques; sortir de la relation bourreau-victime pour expliquer l’émergence et le maintien du harcèlement psychologique au travail étant l’un des défis actuels de l’étude scientifique de ce phénomène. C’est notamment ce qu’évoquent Faux et Detroz (2009) après avoir analysé des recherches publiées sur une période de 15 ans. Ces auteurs souli-gnent également la nécessité, dans les recherches futures, d’aller plus loin que la descrip-tion des faits et des conséquences du harcèlement pour en expliquer les processus com-plexes.

En tant que sociologue, il est d’abord fondamental de décrire et d’objectiver le réel afin de rendre compte des réalités vécues et ensuite de faire jaillir des modèles d’analyse qui expli-quent les relations observées. C’est cet objectif qui nous a animés tout au long de cette re-cherche. Tout comme de nombreux Pères de la sociologie, le travail, comme objet social, nous est apparu comme étant une des portes d’entrée appropriée pour pouvoir aborder les faits sociaux. En tant que lieu essentiel de socialisation, l’entreprise apparaît bien comme une affaire de société (Sainsaulieu, 1990). Or, tel que décrit dans le dictionnaire de la socio-logie, « au sens fort, socialiser, c’est transformer un individu d’un être asocial en un être social en lui inculquant des modes de penser, de sentir et d’agir. Une des conséquences de la socialisation est de rendre stables les dispositions du comportement ainsi acquises » (Boudon, Besnard, Cherkaoui, & Lécuyer, 2003).

Le processus d’intériorisation des valeurs et des normes rend communes un certain nombre de règles sociales et rend le groupe plus cohésif. Grâce à l’analyse d’entrevues réalisées

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auprès de 20 agents correctionnels québécois victimes (18) ou témoins (2) de harcèlement psychologique au travail, nous verrons comment ce phénomène prend naissance dans un processus de socialisation soutenu par le groupe. Nous avancerons même, au plan théo-rique, que la violence s’inscrit dans certains milieux de travail telle une norme, et qu’elle permet ainsi à l’appareil productif de fonctionner. Or, nous pensons, tout comme Durand et Pinchon (2003), que les normes sont des instruments efficaces de reproduction des antago-nismes de classe.

Cette thèse vise à montrer, à l’instar de Lapeyronnie (2001), que la violence contemporaine s’inscrit dans un processus hautement collectif. Nous exposons que le harcèlement psycho-logique au travail n’est pas le fait d’acteurs isolés. Il prend place dans des milieux de travail où des formes plus bénignes de violence sont acceptées et tendent à se maintenir aussi long-temps que le groupe de collègues et l’autorité hiérarchique le tolèrent. Cette clémence vis-à-vis de la violence semble aussi utile à l’existence du harcèlement psychologique. Cet ar-rangement social cohérent et implicite dissimule un fondement objectif que nous croyons être de l’ordre d’une stratégie collective de défense du groupe pour faire face aux con-traintes du travail caractéristiques des milieux contemporains. Ainsi s’amalgament les rela-tions de pouvoir entre le harcelé, le harceleur, le groupe et l’organisation, de manière à constituer une structure complexe et régulière que l’on peut qualifier de fonctionnelle, au sens sociologique, pour le groupe, bien qu’elle apparaisse aux yeux des profanes comme étant néfaste pour les individus et l’organisation.

Afin de bien aborder notre objet de recherche, nous avons d’abord fait un détour conceptuel du côté des sciences sociales. Nous nous sommes donc intéressés aux théories qui tentent de cerner les mécanismes sociaux et qui expliquent l’éclosion des différentes formes de violence et nous avons étudié celles qui scrutent les forces et les pouvoirs qui animent les interactions sociales dans les milieux de travail. Au chapitre 1, grâce à la présentation des types de violence et des causes de la violence, nous tenterons de mieux cerner le phéno-mène pris dans son terme plus général. Cette partie nous permettra d'aborder les

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concep-tions plus anciennes du concept de la violence. Nous verrons ensuite comment la violence est conçue, à l’époque contemporaine, à partir de la dichotomie du vide et du trop-plein social. Au chapitre 2, nous tentons de mieux comprendre les attitudes et les comportements au travail en fonction des formes d’autorité et de division du travail. Ces champs classiques de la sociologie du travail nous aideront à appréhender les forces qui animent les groupes et les individus dans les milieux de travail; des éléments théoriques fort utiles dans l’étude du harcèlement psychologique au travail. Cette réflexion nous mène au chapitre 3 où seront abordées les dynamiques entre les individus et les groupes dans les milieux de travail. Nous examinerons comment la psychosociologie conçoit les situations propices à l’éclosion du harcèlement psychologique au travail. Ainsi, nous serons à même de constater quels éclai-rages supplémentaires sont nécessaires pour pousser plus loin la compréhension du phéno-mène.

Pour sa part, le chapitre 4 présente le modèle d’analyse adopté dans le cadre de notre re-cherche. Les dimensions étudiées et les variables à l’étude y sont minutieusement définies. Les hypothèses soutenues y sont également formulées. Le chapitre suivant présente la mé-thodologie de recherche, soit le mode de collecte de données et leur mode d’analyse. Le chapitre 6 présente les données collectées de manière descriptive. Le chapitre 7 expose des données agrégées obtenues grâce au croisement de variables à l’étude et à leur analyse. On y retrouve aussi les principales conclusions de l’étude et les recommandations pour les mi-lieux de travail. Une brève réflexion théorique est également proposée en conclusion de cette recherche.

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CHAPITRE 1

:

Les principales typologies des formes de violence et les

principales théories sociologiques portant sur les causes de la

vio-lence

La violence est un objet d’étude complexe, d’abord en raison de la diversité des phéno-mènes auxquels il est associé. Le mot violence est accolé à plusieurs faits individuels ou collectifs, tels le crime, la guerre, les meurtres, les menaces, l’intimidation, les émeutes, les bagarres, le harcèlement, etc. Néanmoins, la violence rend aussi les scientifiques du social perplexes puisque les principaux protagonistes qu’elle met en cause, c’est-à-dire ceux qui en usent et ceux qui en sont les proies, sont si variables qu’ils vont parfois jusqu’à s’échanger leurs rôles. Il n’est effectivement pas rare qu’une victime devienne elle-même bourreau, et vice-versa. D’autres fois encore, ces rôles se confondent; un individu peut ef-fectivement retourner la violence contre lui-même. La frontière qui circonscrit la violence est aussi fort changeante en fonction, notamment, du temps, de l’espace et des groupes so-ciaux. Ainsi, on voit parfois apparaître la violence sous de nouveaux visages, alors que ses formes prédominantes changent selon les ensembles sociaux étudiés.

Devant cette complexité que l’on attribue largement à la violence, il apparait juste de se demander s’il est possible de la comprendre, de manière universelle et intégrée, ou encore si chaque phénomène de violence n’est pas plutôt unique et répond ainsi à une logique qui lui est propre. Est-ce parce qu’elle est complexe que la violence se présente sous de nou-veaux visages selon les cas étudiés, ou est-ce parce qu’il s’agit de phénomènes distincts? Au-delà de ce questionnement qui demeure, on peut certainement penser que la compré-hension d’un phénomène particulier de violence facilitera grandement celle d’autres phé-nomènes de même nature. Ce sera l’occasion d’établir les ressemblances entre différents cas de violence, et d’approfondir les éléments qui semblent les distinguer. À cet effet, la perspective de présenter les principales typologies des formes de violence apparaît grande-ment pertinente, en vue d’étudier un cas particulier de violence, soit celle qui sévit entre les membres du personnel des services correctionnels québécois.

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Cependant, avant de se prêter à un tel exercice, il est d’abord apparu judicieux de distinguer deux dimensions de la violence qui lui sont attribuées par quasi-consensus dans la littéra-ture scientifique, soit sa dimension objective et sa dimension subjective. Il semble que, peu importe le phénomène étudié, la violence se présente sous ces deux facettes. Cette bifurca-tion théorique permettra un éclairage pertinent à la recension des idéaux types qui sera sub-séquemment présentée.

Les dimensions objective et subjective de la violence

Plusieurs auteurs s’entendent pour dire que la violence revêt à la fois une dimension objec-tive et subjecobjec-tive. Nous verrons que la distinction et l’articulation de ces deux facettes de la violence, soit d’une part sa réalité concrète et, d’autre part, ses représentations, tantôt facili-tent, tantôt rendent plus complexe sa compréhension.

La face objective de la violence

Un point de vue objectif ou objectivant s’inscrit dans une perspective à caractère universa-liste. En ce sens, il prétend valoir pour tous et en tous lieux. L’objectivité pure de la vio-lence ferait de ses manifestations des phénomènes reconnus universellement comme tels. C’est à partir de limites objectives, faisant consensus, qu’il serait possible de reconnaître clairement le caractère violent d’un phénomène.

La dimension objective de la violence se dissimule plus précisément derrière sa mise en acte qui rend possibles la mesure et la quantification du phénomène étudié. Cette dimension fait de la violence un objet visible, perceptible, aisément observable. Pour être identifié comme étant de la violence, un phénomène doit être objectivable empiriquement à l’aide de statistiques par exemple. Le caractère objectif des manifestations physiques est en ce sens plus facilement appréciable et plus difficilement contestable que celui des manifestations de nature psychologique, morale ou même symbolique. C’est d’ailleurs pour cette principale raison que certains auteurs préfèrent limiter leurs analyses sur la violence à ses manifesta-tions physiques, celles-ci présentant des figures de cas plus limpides. C’est le cas,

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notam-ment, pour Wieviorka (2005) qui a mené plusieurs recherches dans différents pays afin de mieux cerner les manifestation de haine et de violence. Toutefois, d’autres analystes de la violence préfèrent accorder un statut bien réel aux manifestations morales ou psycholo-giques de la violence, quoiqu’ils reconnaissent qu’elles sont beaucoup plus difficiles à ob-server. Michaud (1986), un philosophe dont la spécialité est la question de la violence so-ciale, nous convie à penser aux sociologues américains qui refusent que la violence soit définie à partir de ses seuls dégâts matériels et physiques, alors que les persécutions mo-rales et psychologiques leur apparaissent comme étant d’un degré de gravité tout aussi con-sidérable. Toutefois, un point de vue essentiellement objectif porté sur la violence invite également à la prudence. Si on qualifie de violence toutes les atteintes à la personne et à ses valeurs, on risque de banaliser le phénomène et de penser que tout est violent.

Alors que la dimension objective de la violence apparaît tout de même comme nécessaire pour qualifier une conduite de violent, il serait erroné de la considérer affranchie de toute subjectivité. En effet, les atteintes physiques perpétrées envers les personnes ne sont pas toutes associées à des cas de violence, en tout temps et en tous lieux. Citons l’exemple de la correction physique dans les écoles du Québec qui était encore la norme dans les années 60, et qui consistait à donner des coups de règle aux enfants moins dociles. À cette époque, personne ne s’en indignait. Il ne s’agissait pas là de cas de violence, mais de discipline. Plus près de nous, rappelons que la fessée donnée par les parents est toujours l’objet de débats, à savoir s’il s’agit là d’un geste abusif et violent, ou plutôt d’un simple droit paren-tal lié à l’éducation des enfants. Parallèlement à sa dimension objective, ces exemples illus-trent bien la nécessité de tenir compte de la face subjective de la violence.

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La face subjective de la violence

Un point de vue subjectif demeure relatif en ce qu’il peut varier selon le lieu et la personne qui l’énonce. La subjectivité de ce point de vue relève ainsi davantage de critères « norma-tifs », lesquels peuvent être institutionnels, juridiques, sociaux et parfois même personnels et elle varie selon la sensibilité et la vulnérabilité des individus

Contrairement à sa dimension objective, la dimension subjective de la violence est invi-sible. Elle est de l’ordre du ressenti, du vécu, de la représentation. De nombreuses varia-tions culturelles sont observables quand vient le temps de distinguer ce qui est violent de ce qui ne l’est pas, selon les sociétés et les époques. Cette composante normative de la vio-lence dessine les limites des approches objectives et rend difficile, à l’échelle d’une nation, par exemple, la comparaison de cas de violence. Selon Dejours (1999), fondateur de la psy-chodynamique du travail et qui s’est intéressé principalement au travail et aux relations qui s’y trament, pour un comportement violent, on peut trouver des configurations subjectives très différentes les unes des autres. La subjectivité de la violence lui donne un caractère, fuyant, instable.

Indépendance et complémentarité des dimensions objective et subjective de la violence Les dimensions objective et subjective de la violence doivent être considérées à la fois in-dépendamment et conjointement. Il semble, selon Michaud (1986) qui a scruté en profon-deur le phénomène de la violence qu’ « il ne peut pas y avoir de voie moyenne entre l’un et l’autre point de vue; on ne peut que corriger l’un par l’autre en prenant chaque fois du re-cul, c’est-à-dire en changeant de perspective » . Cette circulation d’un point de vue à l’autre semble inévitable. En ce sens, Wieviorka (2000) nous invite aussi à ne pas rester fixés trop longtemps sur l’une des dimensions de la violence, sans quoi nous risquons d’y attribuer une trop grande importance.

Si ce travail, cette circulation, qui est aussi mise sous tension, n’est pas pos-sible, ou apparaît particulièrement difficile, cela signifie que la société concer-née est incapable ou rétive à penser sa propre violence passée et présente, soit

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parce qu’elle considère qu’elle en est exempte, et n’a donc à se préoccuper du phénomène, ni de sa hantise, soit parce qu’elle postule l’identité de la violence objective et de la violence subjective - ce qui revient à proclamer l’inutilité de l’analyse et de la réflexion, puisque les sentiments, les opinions, le sens com-mun ou les représentations correspondraient étroitement à la réalité du phéno-mène (Wieviorka, 2000, p. 48).

Il serait aussi erroné de penser la violence perçue et la violence concrète au sein d’une rela-tion corrélative. C’est pourtant ce cas de figure qui a récemment été observé en France et dans plusieurs autres pays occidentaux où le thème de la sécurité est devenu une préoccupa-tion napréoccupa-tionale prioritaire, où l’on postule communément que le sentiment d’insécurité, me-suré notamment dans les sondages d’opinion, est un indicateur de l’intensité de la violence objective liée au crime, à la délinquance et au terrorisme. Cette façon de conceptualiser a pour effet de délégitimer la violence, de la confondre avec le sentiment d’insécurité, qui agit pourtant selon ses propres règles. En somme, il s’avère capital de considérer la vio-lence sous ses deux facettes, celle subjective et objective, sans toutefois accorder une im-portance plus grande à l’une ou à l’autre, ni confondre ces deux dimensions bien distinc-tives.

Les causes de la violence

À partir d’un examen soigné de la littérature en sciences sociales, nous avons relevé trois grandes causes de la violence : 1) les défaillances ou excès du système; 2) le vide social, la perte de repères sociaux; 3) le trop-plein social, l’hypersocialisation. Ces causes générales de la violence seraient en fait, principalement associées à des époques historiques dis-tinctes, qui sont successives. Ainsi, la première cause présentée correspondrait davantage à l’étude des violences de l’ère qui précède celle actuelle (soit à partir des années 60, jusque dans les années 90), alors que les deuxième et troisième causes seraient beaucoup plus ac-tuelles. Évidemment, les causes plus anciennes peuvent toujours être observées dans l’ère récente, puisque que les changements sociaux s’opèrent en fait sur une période de temps indéfinie et différente selon les endroits, les sociétés, etc. Notons par ailleurs qu’il y a con-sensus quant à la cause associée à la période passée, qui fait toutefois l’objet de multiples interprétations, alors que les causes de l’époque contemporaine font plutôt l’objet d’un

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dé-bat théorique que nous présenterons plus loin. Les tenants contemporains des deux camps opposés quant à la nature des formes de violence contemporaines s’entendent toutefois sur la nécessité d’imaginer de nouveaux outils analytiques pour penser la violence, parce que de profondes modifications ont eu lieu dans le paysage d’ensemble du monde où nous vi-vons. Les catégories antérieures d’analyse de la violence leur apparaissent désormais ina-daptées, insuffisantes ou secondaires.

Nous passerons maintenant en revue les trois grandes causes de la violence répertoriées, tout en identifiant, pour chacune d’elles, les types de violence qui leur sont associés. Nous verrons que les types sont particulièrement abondants et développés dans la perspective plus classique, alors qu’étant à ses premiers balbutiements, les nouveaux paradigmes pro-posés font l’objet de peu de propositions d’analyse.

Plusieurs auteurs ont recours à la construction d’idéaux types afin de poser un regard socio-logique sur la violence. Puisqu’un idéal type est une construction théorique présentant une synthèse de ce qui est commun à plusieurs faits sociaux, il s’avère un outil précieux dans la présentation d’un point de vue particulier sur la violence. À la lecture de la recension des principaux idéaux types de la violence que nous avons identifiés et que nous proposons (sans pour autant être exhaustive), nous serons à même de constater l’extrême complexité de cet objet. Chaque idéal type nous permet d’appréhender une forme plus ou moins éten-due de violence. Alors que certains idéaux types sont pensés isolément, d’autres sont con-çus ensemble avec la prétention d’embrasser ainsi un plus grand nombre de situations de violence. On remarquera également que les types imaginés ne sont pas mutuellement exclu-sifs. Les frontières qui les séparent demeurent imprécises, parfois même fuyantes. Les réali-tés qu'ils expriment se chevauchent souvent.

L’inventaire que nous présentons ne vise pas à aligner, les unes après les autres, les façons d’envisager la violence. Dès lors, ça reviendrait à dire que toutes les typologies proposées

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s’équivalent dans le temps et dans l’espace et qu’il suffit, pour analyser une situation de violence, de piger parmi les types proposés et de trouver lequel colle le mieux à ce qui est observé. L’exercice que nous proposons consiste plutôt, dans un premier temps, à réperto-rier les idéaux types élaborés par les chercheurs en sciences sociales, puis à montrer s’ils arrivent à expliquer les formes contemporaines de la violence. Au terme de cet exercice, nous constaterons la nécessité de construire de nouvelles typologies, davantage aptes à ex-pliquer la réalité sociale actuelle.

1re cause : Les défaillances ou excès du système

La première cause de la violence identifiée dans la littérature prend nettement racine dans le social. Elle y est en porte à faux. Il s’agit des défaillances du système, c’est-à-dire de ses ratés, ses blocages, ou encore de ses excès, soit les injustices sociales, soit les abus produits envers certains groupes. Dans cette perspective, les producteurs de la violence sont ou ceux qui sont défavorisés par l’arrangement social en place, ou ceux qui craignent de voir leurs privilèges établis perdre en légitimité. Cette attention dirigée sur les auteurs de la violence (plus que sur ses victimes) soulève un questionnement sur le sens qu’ils attribuent à leur situation sociale. Les typologies recensées montrent que les points de vue sur cette question divergent. Ils convergent toutefois sur un autre propos selon Wieviorka (2005) : la violence qui émerge des défaillances ou des excès du système vient troubler l’ordre établi ou défier l’État.

Cette perspective place la violence en situation d'opposition ou, au contraire, en position de renforcement de l'ordre établi. La violence vise ici, d'une manière ou d'une autre, à modeler le social, à le braver, ou minimalement, à lui résister, le remettre en cause. La revue des types de violence associés à ces dysfonctionnements ou abus du système permettra d'éclai-rer ce point de vue.

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la distribution du pouvoir dans le champ social. Concentrées davantage sur un niveau d’analyse en particulier, les différentes constructions sociales présentées ne s’y limitent toutefois pas.

Dans un premier temps, nous verrons que les types de violence expressive et instrumentale attirent davantage notre attention au niveau microsocial, soit sur l’individu, son rapport aux structures et les relations qu’il entretient avec les autres. Dans un deuxième temps, les diffé-rents types de violence politique et la violence institutionnelle se concentrent davantage sur la réalité méso-sociale. Ils nous transportent au cœur même des structures sociales, celles des organisations politiques, des différentes institutions sociales, la prison par exemple. Enfin, le concept de violence symbolique nous plonge dans une analyse beaucoup plus fo-calisée sur le niveau macrosocial, en référence à une analyse des rapports sociaux de classe.

Violence expressive et violence instrumentale

La violence expressive et la violence instrumentale, sont parfois considérées indépendam-ment. C’est le cas, notamment, chez les auteurs plus classiques qui ont construit ces idéaux types. Dans les approches sociologiques plus récentes, on fait plutôt référence à ces deux formes de violence en matière de complémentarité. On estime alors qu’ensemble, elles em-brassent un plus vaste éventail de manifestations violentes.

Violence expressive

Cette première manière de concevoir la violence explique ce phénomène par l’état du sys-tème bien plus que par l’acteur, comme l’exprime Wieviorka (2005). Selon cette perspec-tive, la violence mettrait en exergue les dysfonctionnements du « système » et l’incapacité du pouvoir politique à confronter le changement. Le regard qui est ici posé sur la violence jette un éclairage sur ces blocages structurels « interdisant à de trop nombreux individus la mobilité sociale à laquelle ils aspirent, ou l’accès aux valeurs légitimes – la consommation par exemple » (Wieviorka, 2005, p. 145). La violence est ici envisagée comme l’indicateur

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d’une pathologie sociale. Elle apparaît tel un symptôme de l’anomie sociale, l’indice d’un affaiblissement du lien social.

Selon les variantes les plus rudimentaires de cette perspective, préconisées notamment par le sens commun et l’approche fonctionnaliste classique, la violence remplirait essentielle-ment une fonction d’évacuation (telle une soupape) des frustrations des individus envers les injustices sociales qui les oppriment. Confrontés à certaines situations asphyxiantes, les individus finiraient par les trouver insupportables et par « exploser ». La violence est ainsi associée à l’impulsivité, à la réactivité, à la colère soudaine, à l'emportement. Elle prend des airs de rage, de fureur. Elle est une manifestation de la perte de contrôle de soi, immé-diate, subite, instantanée, non préméditée. Une version plus élaborée de ce type de violence repose sur l’hypothèse de la frustration relative, selon laquelle ce phénomène serait le fruit d’une privation qui marque l’écueil entre les aspirations individuelles et les impossibilités structurelles de les atteindre.

Si cette conception de la violence comme étant l’expression des frustrations individuelles peut favoriser la critique sociale, par ceux qui étudient le phénomène, elle présente néan-moins une conception réductrice du rôle social de l’acteur. Incapable de distanciation, de recul quant aux injustices qu’il subit, l’individu qui a recours à cette violence « chaude » (ou à chaud) ne chercherait ni à se venger, ni à protester contre les forces sociales qui le confinent dans des positions défavorables (Dejours, 1999). Écorché vif, l’individu violent serait plutôt dans une position essentiellement réactive face à sa situation présente. La lence apparaît ainsi dénuée de sens pour son auteur (Wieviorka, 2005). Associant la vio-lence à un réflexe humain, le concept de viovio-lence expressive a aussi pour effet de naturali-ser ce phénomène.

Cette conception est réductrice puisqu’elle associe la violence aux individus marginaux, aux exclus qui n’ont pas d’autre ressource et qui sont animés par le ressentiment et la

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han-tise. De plus, l’hypothèse de la frustration relative ne réussit qu’à expliquer certains cas de violence, alors qu’elle échoue dans l’interprétation des actes de violence, notamment ceux perpétrés par des individus solidement ancrés dans la société.

Enfin, les enjeux derrière les inégalités sociales, les injustices ou les imperfections du « système » demeurent obscurcis dans le concept de violence expressive. Wieviorka (2005) offre une solide critique de la théorie de la frustration relative :

« L’outil analytique que constitue la théorie de la frustration relative repose sur un déterminisme pauvre, et sur l’idée d’un mécanisme sommaire, sur une psy-chologie plutôt rustre qui laisse peu de place, dans l’analyse, à l’étude des rap-ports sociaux, à l’insertion des acteurs dans des conflits plus ou moins institu-tionnalisés, au sens qu’ils mettent à agir, y compris de manière violente, ou à la perte de sens que peut venir signifier le recours à la violence » (p. 155)

La violence instrumentale

Le deuxième type d’explication sociologique de la violence vise la production d’explications compréhensibles des décisions individuelles, venant ainsi combler l’une des faiblesses associées au concept de violence expressive, en avançant l’idée voulant que l’acteur choisisse une solution parce qu’il sait ou croit savoir que c’est dans son propre inté-rêt. Selon cette perspective utilitariste, la violence est conçue comme étant un moyen, illé-gitime, d’arriver à une fin, souvent légitime. L’analyse fonctionnaliste de la criminalité telle que proposée par Merton (1957), représente un exemple concret de ce type d’interprétation où les individus qui ont recours à la violence sont ceux qui n’ont pas accès, sinon difficile-ment, aux ressources légitimes qui permettraient d’arriver aux fins légitimées socialement. Selon cette perspective instrumentale de la violence, cette dernière résulte d’une prémédita-tion claire. Délibérée, voulue, calculée, elle est considérée comme un instrument, une res-source. Selon Wieviorka (2005), l’acteur n’est pas un être réactif défini par ses frustrations. Ses conduites sont plutôt fixées selon les buts qu’il se donne.

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Pour sa part, la sociologie de l’action ne porte pas uniquement sur les manifestations de violence individuelle. Elle s’intéresse également à la dimension collective de ce phéno-mène. Dans sa version la plus réductrice, elle envisage les violences collectives comme étant le résultat de l’association d’individus autour de choix communs, mais établis indivi-duellement. Concernés par un même objectif, des individus s’associeraient pour l’atteindre et useraient, pour ce faire, de la violence, puisque les autres moyens qui se présentent à eux leur semblent inefficaces. Tel qu’indiqué par Wieviorka (2005), cette conceptualisation demeure restrictive :

« Dans ce cas, le caractère singulier de la ressource en question n'est même pas envisagé, comme si la violence pouvait être mise sur le même plan que l’argent, les moyens matériels, les réseaux de solidarité, comme si elle pouvait être par-faitement contrôlée par celui qui y a recours et n’être pour lui qu’un outil tech-nique, sans le moindre lien avec ses émotions, ses passions, ses désirs, son iden-tité personnelle, ou collective, ses pulsions, bref, tout ce qui échappe à la ratio-nalité pure » (p. 220).

La théorie de la mobilisation des ressources offre une variante plus élaborée de l’analyse de la violence instrumentale collective et lui confère une dimension politique. Cette perspec-tive associe la violence à des contestations sociales ou politiques. Elle apparait comme une forme d’expression de l’action collective. Sont ici considérées certaines formes de conflits collectifs, ceux dont l’enjeu est l’accès ou le maintien des acteurs au niveau du système politique.

La violence instrumentale suppose que l’acteur social est un fin calculateur, et qu’en plus, il maîtrise et comprend bien le cours des évènements. Cette perspective du « choix rationnel » est très contestée par d’autres approches accordant une plus grande importance au rôle dé-terminant joué par les structures sociales.

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Une autre critique de cette façon d'envisager la violence est qu'elle est alors exclusivement conçue comme étant la ressource de ceux qui la mettent en acte. La violence pourrait être la ressource de ceux qui tirent bénéfice de la situation sans qu’ils en usent pour autant. C'est ce que conçoivent les défenseurs de l'idée de la violence comme expulsion du sujet, comme nous le verrons plus loin.

Selon Wieviroka (2005) l’apport principal de l’approche instrumentale c’est de dénaturali-ser la violence. Néanmoins, selon cet auteur, adopter cette approche, « c’est négliger qu’elle [la violence] est de l’ordre de la transgression des règles fondant le lien social et l’appartenance à la collectivité politique, et pas seulement l’expression de la raison instru-mentale » (Wieviroka, 2005, pp. 178-179).

Arendt (1972), réputée pour ses productions philosophiques sur l’activité politique, le tota-litarisme et la modernité, répond à certaines de ces critiques dans la conception très origi-nale qu'elle offre à la notion de violence instrumentale. Pour elle, l'utilisation de la violence est rationnelle, sans pour autant être dénuée de sensibilité humaine. Dans cette perspective, la violence est toujours précédée d’une émotion, la fureur. Et cette émotion ne nait pas du sentiment d’être personnellement victime d’une injustice, mais « seulement au cas où l’on a de bonnes raisons de croire que ces conditions [de domination par l’hypocrisie] pourraient être changées, et qu’elles ne le sont pas » (Arendt, 1972, p.162). C’est pourquoi la violence éclate si souvent devant l’hypocrisie démasquée. Cette colère serait davantage provoquée par la rationalité trompeuse qui justifie un comportement plutôt que par les intérêts qui sont ainsi couverts. Ce passage de Arendt (1972) résume bien cette idée.

*…+ arracher le masque d’hypocrisie dont l’adversaire couvre son visage, révéler les tortueuses machinations et les manipulations qui lui permettent de dominer sans utiliser les moyens de la violence – c’est-à-dire se lancer dans l’action au risque d’être écrasé pour proclamer la vérité – telles sont aujourd’hui encore les plus fortes motivations de la violence, telle que nous la voyons se manifester sur les campus ou dans la rue (Arendt, 1972, p. 165).

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Cette violence prend naissance parce que les tribunes pour dénoncer ces injustices ou ces hypocrisies sont inexistantes, ou trop difficilement accessibles. Ainsi, la violence des ci-toyens croîtrait à mesure que se bureaucratise la vie publique. Le régime bureaucratique serait, toujours selon Arendt (1972), une tyrannie sans tyran : rendant parfaitement ano-nymes les décisions et les actes de l’État, ce système rendrait difficile, même impossible la discussion, l’expression de revendications. C’est contre cette privation de la liberté poli-tique et du pouvoir d’agir que seraient tournés nombre d’actes de violence.

Toutefois, la capacité réelle de la violence de changer des choses est grandement remise en question par Arendt (1972). Selon cette auteure, la violence arriverait à des transformations politiques seulement lorsque ses objectifs sont fixés dans le court terme. Quand elle est l’unique moyen de se faire entendre et qu’elle cherche à attirer l’attention du public, elle peut s’avérer efficace, et déboucher sur la mise en place de réformes. Mais parce que nous ne pouvons concevoir les conséquences finales de nos actes, nous ne pouvons prévoir les conséquences à long terme des actes de violence. Ils se révèlent ainsi de très mauvais moyens pour guider des révolutions ou mener au progrès.

La proposition d’Arendt (1972) se révèle un trait d’union intéressant entre une approche davantage centrée sur l’individu, et une orientée sur les structures, dont celles relevant du domaine politique en particulier. Cela nous amène à explorer les approches principalement axées sur la distribution du pouvoir dans la société à partir des concepts de violence poli-tique et de violence institutionnelle. Le pouvoir étant défini dans son sens général par le philosophe anglais Russell (1938) comme étant la capacité de produire des effets recher-chés. Il s’inscrit dans des relations asymétriques entre acteurs ou groupes d’acteurs, les-quelles supposent une distribution inégale des ressources entre eux.

Violence politique

Dans son sens classique, la violence politique est relative à la distribution du pouvoir à l’intérieur d’un gouvernement ou d’un État. Elle s’applique essentiellement à des situations particulières qui laissent peu de place à l’expression d’un conflit et qui relèvent davantage

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de la rupture que de l’échange, de l’impossibilité de débattre d’une situation. Se distinguant de la notion de conflit (politique), la violence politique vise la destruction de l’autre, ou s’inscrit dans un pur rapport de force. Alors que le conflit qu’il soit individuel ou collectif, comme dans le présent cas de figure, est plutôt la révélation manifeste d’oppositions entre des parties, soit des manifestations d’antagonismes ouverts pour l’acquisition, la possession ou la gestion de biens rares, matériels ou symboliques (Boudon, Besnard, Cherkaoui, & Lécuyer, 2003). Lorsqu’on adjoint le recours à la violence, il ne s’agirait plus simplement d’un conflit politique, mais plutôt de violence politique. D’autres parleront toutefois de conflit violent alors que des hostilités prennent place et que les positions sont irréconci-liables et se radicalisent. La violence politique, dans sa conception classique, englobe trois types particuliers de violence qu’il importe de distinguer : la violence sociopolitique dif-fuse, la violence politique d’en haut et la violence politique d’en bas.

Ces trois premiers types de violence politique ont pour lacune de s’appliquer davantage à un monde où l’État jouait un rôle central, alors que le paysage politique a grandement changé au cours des dernières décennies. Parallèlement aux transformations du domaine politique, la période contemporaine a effectivement vu apparaître de nouvelles formes de violence politique. Ce sont celles qui tentent de s’éloigner du pouvoir politique, pour s’en émanciper, tout en gardant contact avec lui, n’écartant pas la possibilité de s’en emparer pour établir leur légitimité. Nous verrons qu’alors que la violence infrapolitique s’éloigne de la sphère politique par le bas, la métapolitique tente de le faire vers le haut. Ces vio-lences visent à conférer aux sphères économique et idéologique une valeur supérieure à celle de la sphère politique.

La violence sociopolitique diffuse

La violence sociopolitique diffuse, est la violence du peuple. De portée locale et limitée, cette violence souvent extrême est de l’ordre de l’émeute, des rixes et des bagarres entre groupes. Elle est associée aux mouvements de foule toujours spontanés. Ces mouvements « témoignent de l’état de sociétés où le recours à la violence collective n’est pas encore

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exclu, où la violence n’est pas le monopole de l’État, mais demeure un élément normal de la vie sociale et politique » (Michaud, 1986, p. 24). Ainsi elle fut endémique dans certaines villes où les moyens de communication étaient limités, et où les forces policières étaient réduites et peu efficaces. Quelques manifestations contemporaines de ce type de violence sont toutefois toujours observées (il n’y a qu’à penser à l’émeute qui a eu lieu, il y a une quinzaine d’années à Québec lors des célébrations de la Saint-Jean-Baptiste). Mode d’autodéfense, plus que de contestation tournée contre les représentants politiques et les décisions qu’ils prennent, cette violence ne débouche jamais sur une réorganisation sociale. Elle est l’expression d’une voix à qui le pouvoir en place ne permet pas de s’exprimer légi-timement. Ce type de violence ne bénéficie non plus de la légitimité collective.

La violence politique « d’en bas »

La violence politique d’en bas est celle tournée contre le pouvoir, celle qui vise précisément la réorganisation de celui-là : c’est celle des soulèvements et des révolutions. Ces violences sont davantage susceptibles d’éclater sous les régimes politiques démocratiques où la vio-lence répressive de l’État est généralement moins efficace et moins dissuasive (Michaud, 1986). Elle est aussi plus répandue là où elle bénéficie d’une certaine légitimité collective. Perçue comme étant le moteur du changement social, cette forme de violence peut effecti-vement être conçue comme un moyen politique légitime. La France est un exemple type où cette violence bénéficie de la légitimité de la population en général. Ajoutons enfin que, selon Michaud (1986), le déploiement de cette violence nécessite un certain degré de cons-cientisation collective des situations inégalitaires.

Wacquant (2006) réfère clairement à ce phénomène particulier lorsqu’il écrit sur les vio-lences urbaines contemporaines, plus précisément sur celles qui surgissent dans les ban-lieues françaises et les ghettos noirs des États-Unis. Selon lui, ces émeutes endémiques sont une réaction aux transformations économiques et sociopolitiques récentes qui ont fragilisé le tissu social de fractions moins favorisées de ces sociétés, soit « au retrait partiel (en Eu-rope continentale) ou complet (aux États-Unis) des institutions publiques dans les territoires

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de la relégation au fil des deux décennies passées » (Wacquant, 2006, p. 261). Il considère également que cette forme d’expression par la violence est le résultat du musèlement struc-turel des populations les plus dépourvues :

« Si les formes directes et spontanées de protestation infrapolitique par le biais de désordres publics, de saisie de biens et de destruction de propriété se sont ré-pandues dans les faubourgs pauvres des sociétés avancées, c’est aussi que les formes organisées de pression sur l’État ont décliné avec le dérèglement puis la panne des instruments traditionnels de représentation politique des classes po-pulaires » (ibid., p. 36).

Fait particulier, ces violences dites urbaines éclateraient, selon Wacquant (2006) là où l’autorité des forces de l’ordre (les policiers) est ouvertement contestée. Enfin, elles débou-cheraient parfois sur une réorganisation sociale en faveur des populations qui expriment leur misère, mais pas toujours, comme ce fût le cas, notamment en France dans les années 90. Le cas échéant, toujours selon Wacquant (2006), la violence enjoindrait à la politisation du « problème » par la renégociation des droits sociaux, économiques et attachés à la ci-toyenneté. Or cette politisation aurait souvent pour issue de les restreindre. Ces violences ont par ailleurs souvent pour effet de renforcer les préjugés envers ceux qui les manifestent. Elles sont communément associées à des conflits ethniques et conçues comme la preuve catégorique de l’existence de groupes ethniques qui se définissent justement par leurs com-portements antisociaux (Wacquant, 2006). Plus encore, ces violences urbaines poussent les autorités à renforcer la criminalisation de la misère des populations précarisées.

La violence politique « d’en haut »

La violence politique du pouvoir d’en haut, comme l’exprime Michaud (1986), est celle « mise en œuvre pour établir le pouvoir politique, le maintenir et le faire fonctionner » (Michaud, 1986, p. 29). Selon Arendt (1972), elle est en fait un moyen légitimé que l’homme utilise afin de dominer l’homme. Cette violence politique est souvent l’instrument des États oppressifs, ceux despotiques et tyranniques, notamment.

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La violence politique d’en haut s’exprime aussi à travers la répression politique. Afin d’affirmer son pouvoir monopolistique et sa suprématie sur le peuple, l’État en use avec intensité et ferveur. S’exerçant dans des situations particulières, la répression politique, qui a pour organe les forces de l’ordre (la police et parfois l’armée), met temporairement entre parenthèses certains droits et libertés démocratiques, afin de réaffirmer l’autorité étatique, son pouvoir monopolistique. Survenus au Québec, les évènements d’octobre 1970 consti-tuent un exemple concret de répression politique. À la suite de l’enlèvement de deux per-sonnalités politiques par le Front de libération du Québec, le gouvernement canadien a in-voqué la Loi des mesures de guerre, laquelle a suspendu, temporairement, les droits civils pour « la sécurité, la défense, la paix, l’ordre et le bien-être du Canada » (War Mesures Act, s.d., cité dans Université de Toronto, 2007). L’invocation de cette loi spéciale, malgré son caractère incontestablement brutal, bénéficiait de l’aval de la majorité de la population, selon les résultats de sondages menés à l’époque.

De façon discrétionnaire, l’État, même très démocratique, peut user de la violence comme l’indique Wieviorka (2005): « il peut s’agir de pratiques contraires au discours officiel, comme chaque fois qu’existent, en démocratie, la torture, les abus policiers ou militaires de tous genres » (Wieviorka, 2005, p. 74). Il en va de la recherche des intérêts étatiques, ou plus personnels, des personnes qui gouvernent.

La violence politique du pouvoir est aussi celle d’un État en guerre contre un autre pays. Selon Michaud (1986), visant à affirmer l’hégémonie politique d’un État sur l’échiquier mondial, la violence militaire engendrée par la guerre « dépend de manière décisive de moyens de destruction disponibles, de l’organisation des forces et de la logistique – tous des éléments liés aux possibilités financières » (p.21). Jouissant d’une certaine légitimité populaire, la cruauté des guerres contemporaines éveille peu la sensibilité des populations témoins de ce spectacle sanglant. Ceci notamment en raison du traitement médiatique des guerres, lequel engendre une certaine banalisation du phénomène. À force de voir des morts

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et des massacrés, les téléspectateurs en viennent à s’habituer à ces images pourtant de plus en plus évocatrices.

Après avoir présenté ces trois types de violence politique qui dépeignent bien une réalité pas tout à fait révolue, voyons maintenant deux autres types de violence politique, qui té-moignent davantage de la déchéance actuelle du monopole étatique.

Violence infrapolitique

La mondialisation, et avec elle, la libération des échanges économiques et l’internationalisation des marchés financiers, ont amené les États à privilégier le dévelop-pement des intérêts économiques privés au détriment des intérêts politiques. Cette faveur accordée au domaine économique a engendré une violence de type infrapolitique. Cette violence est celle des trafiquants de drogue, d’objets volés, d’enfants ou d’organes hu-mains, qui cherchent davantage à éloigner l’État de leurs activités économiques, que de s’emparer du pouvoir ou de s’intégrer dans le système politique. Quoi que ces dernières actions soient parfois des issues envisagées.

Le recours à la force peut ici s’effectuer par la corruption de l’armée ou de la police; elle vise à dissuader quiconque voudrait contester les nouveaux intérêts et le pouvoir écono-miques qui dominent désormais les intérêts politiques. La violence infrapolitique, particu-lièrement celle du crime organisé, cherche, selon Wieviorka (2005), aussi à s’installer dans un climat politique paisible : « mafias et gangs sont peu enclins à tolérer des conduites de protestation sociale ou politique au sein des territoires qu’ils contrôlent, car de telles con-duites pourraient attirer l’attention des médias ou même susciter l’intervention de la puis-sance publique » (p.59).

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Notons que la criminalité économique ne s’installe pas seulement dans les zones économi-quement dynamiques, elle construit aussi son nid dans les territoires ravagés par la guerre, ceux délaissés par les grandes puissances économiques mondiales.

La violence métapolitique

Dans un autre ordre d’idées, la montée de la violence liée aux poussées identitaires cultu-relles ou religieuses vient contrecarrer la thèse selon laquelle la modernité est l’ère du pro-grès et de la raison, au sein de laquelle les traditions et les identités particulières perdent de l’importance : « dans cette perspective, la violence devrait elle aussi, être conjuguée à la raison, ou sinon régresser, ou bien devenir instrumentale plus qu’expressive ou identitaire, du moins dans ses expressions les plus décisives, ou bien s’atténuer » (Wieviorka, 2005, p. 61).

La violence métapolitique élève au-dessus du politique les significations religieuses, éthiques, idéologiques ou identitaires qu’elle porte pour affirmer leur suprématie. Cher-chant à subordonner le politique, donc souvent à s’emparer de ses institutions, cette vio-lence fréquemment sans frontière répond à la crise identitaire engendrée par la modernité. La violence métapolitique exprime un projet de société répondant aux déceptions ressenties par la population, lequel s’inscrit à côté de celui de la modernité.

L’ensemble des types de violence politique présentés ici s’applique à des situations bien particulières, mettant en jeu l’État. Elles ne peuvent expliquer des formes de violence plus « quotidiennes », telle la violence conjugale, celle tournée contre les enfants, ou bien exer-cée entre employés. Toutefois, ces types de violence politique ont pour avantage de mettre en lumière les rapports de pouvoir autour desquels les individus ou les groupes d’individus s’affrontent sur la scène politique, ainsi que les enjeux qu’ils soulèvent. C’est également ce à quoi réfère le concept de « violence institutionnelle » dont il sera maintenant question, dans des termes davantage sociaux que politiques.

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Violence institutionnelle

Le concept de violence institutionnelle a d’abord été approfondi et propagé par deux prin-cipaux auteurs, Foucault et Goffman à l’époque où le rôle joué par plusieurs institutions sociales (par exemples : l’asile, la prison, l’école) était grandement remis en question, soit à la fin des années 1960 et 1970. Pour ces auteurs et ceux qui ont repris plus tard ce concept, les institutions qui prennent en charge les individus le font dans le but de modeler, de fa-çonner leurs comportements, afin qu’ils deviennent plus compatibles avec les normes préé-tablies, ou à une vie sociale harmonieuse. Loin d’utiliser la force physique pour contraindre les individus à être dociles, les institutions auraient plutôt recours à une forme de violence plus insidieuse : elle consiste à imposer des normes sociales, à faire peser sur les individus une menace de restriction des libertés individuelles.

Foucault, dans Surveiller et Punir (1975) élabore le concept d’institution disciplinaire à partir de l’étude de la prison qui en fournit, selon lui, l’exemple le plus complet. Basée sur les disciplines, soit différentes techniques dont la surveillance, le contrôle hiérarchique et la compartimentation, la prison vise à dresser et modeler les corps dans le but non pas de ré-habiliter les individus, mais plutôt pour répondre à une fonction normalisatrice lorsqu’il retournera en société. L’individu y est transformé afin qu’il puisse répondre à une fonction normalisatrice de délinquant lors de son retour dans la société. En ce sens, l’institution car-cérale contient à la fois un aspect individualisant et totalisant. Elle exerce un pouvoir coer-citif sur les individus, sur leur corps et leur esprit et cela afin de les faire entrer dans une norme préétablie, dans le moule disciplinaire.

Pour Foucault (1975), la violence ne suppose pas toujours l’agression, elle peut être beau-coup plus douce et discrète. Ainsi, bien que la diminution du recours à la violence extrême et sanglante comme instrument de pouvoir ou de réplique à ce pouvoir, souvent étatique, soit généralement considérée comme un signe d’évolution et d’humanisation, Foucault voit plutôt là une mutation des formes de violence. C’est que l’objet de la violence se serait dé-placé; alors que le corps était autrefois ordinairement la cible des manifestations de

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vio-lence, l’âme serait désormais davantage visée. Pour illustrer ce déplacement, il présente l’exemple de l’opération punitive.

Forme moderne d’exercice du pouvoir, la violence institutionnelle est notamment justifiée, sanctionnée et légitimée par les savoirs médicaux et les sciences humaines. Cette combinai-son constitue un dispositif de savoir-pouvoir au service des acteurs dominants. C’est ainsi, dira Foucault (1975), qu’ « un savoir, des techniques, des discours ‟scientifiques″ se for-ment et s’entrelacent avec la pratique du pouvoir de punir » (p.30). L’institution apparaît, pour Foucault (1975), davantage comme un appareil de pouvoir, de reproduction des inéga-lités sociales, que, comme elle prétend l’être, une réponse aux maux de la société. Par exemple, selon l’analyse qu’en fait Foucault (1975), la prison ne constituerait pas un dispo-sitif de réforme du déviant, mais plutôt une forme de violence légale et même crimino-gène, l’instrument de « l’efficacité inversée ».

Dans un même ordre d’idées, bien que ses réflexions relèvent davantage d’une perspective interactionniste, Goffman (1979) soutient que la compréhension des situations de violence se situe au cœur des interactions sociales. Selon sa perspective, la violence est une réponse au mépris et les rituels d’interaction permettent le contrôle de la violence.

Goffman (1979) s’intéresse aussi à la prison qu’il considère comme une institution totale, soit la forme la plus globale et entière que peut prendre l’institution et qu’il définit comme « un lieu de résidence ou de travail où un grand nombre d’individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent en-semble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et rigoureusement réglées » (p.41). Les reclus s’y trouvent soumis au pouvoir absolu des gardiens qui contrôlent tous les aspects de leur vie. Un ensemble de techniques et de moyens y sont utilisés afin de dé-pouiller le détenu de son individualité première et ainsi le faire entrer dans le moule de l’institution. Il s’agit là de ce que Goffman (1979) nomme la « mortification de la

Figure

Tableau 1 Styles d’encadrement hiérarchique
Tableau 2 Types de pouvoir et situations de travail
Tableau 6 : Éléments considérés dans l’étude de la culture des milieux étudiés  Culture d’entreprise
Tableau 7 : Catégories de complicités passives des collègues et supérieurs témoins de  situations de harcèlement psychologique au travail
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