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Dans ce chapitre, nous présentons d’abord une synthèse des éléments théoriques qui ont jusqu’à présent guidé l’orientation de notre recherche. Nous soulignerons notamment les principaux éléments qui mèneront au projet de recherche. Ce chapitre expose aussi le mo- dèle d’analyse construit dans le cadre de cette recherche. Ce modèle vise à dresser un por- trait opérationnel des repères et des pistes qui guideront le travail d’observation et d’analyse qui en découlera. La construction du modèle d’analyse émerge principalement des réflexions présentées dans les chapitres précédents, d’entrevues exploratoires menées auprès de leaders syndicaux et ministériels des services correctionnels québécois au début de 2007 et d’une expérience de recherche pertinente de quelques années auprès des agents des services correctionnels québécois. Par la suite, la méthodologie de recherche présentera l’ensemble des opérations qui servira à tester le modèle d’analyse présenté préalablement en vue de confirmer ou d’infirmer les hypothèses formulées. Nous nous pencherons alors sur l’objet à l’étude en nous questionnant sur les données qui aideront à la validation des hypothèses. Les étapes qui seront exposées sont déterminantes dans l’enchaînement de la recherche, puisque subséquemment, les données rassemblées seront systématiquement ana- lysées.

Synthèse des éléments théoriques retenus

Notre odyssée dans les chapitres précédents nous conduit à effectuer une réflexion syn- thèse, laquelle permettra de dresser une ligne directrice pour notre projet de recherche. Rappelons que dans une perspective élargie, nous cherchons, dans cette thèse, à mieux comprendre pourquoi des individus se mettent en action, dans les milieux de travail, à tra- vers l’expression de gestes et de comportements pouvant être qualifiés de violents. À partir de l’étude des différentes typologies des formes de violence et des causes de la violence, nous constatons tout d’abord que deux principales perspectives s’affrontent afin de propo- ser un schéma conceptuel de la violence dans sa forme moderne : l’une voit à l’origine de la violence le vide social, l’autre, le trop-plein social. Ces deux schèmes conceptuels préten- dent embrasser le phénomène de violence dans sa forme contemporaine. Or, la violence se serait transformée au fil du temps de façon concomitante avec la société. Le processus

d’individualisation engendré par la fragmentation des grands repères sociaux et par le culte de l’individu serait au cœur de ces transformations.

Le travail et son marché ne font pas exception. La délégation de l’autorité dans les milieux de travail vers les employés, leur plus grande autonomie et leur plus grande responsabilité décisionnelle se reflètent notamment dans la transformation des styles de gestion observée au cours des dernières décennies. Anciennement du type autocratique, le gestionnaire actuel est passé au type participatif, consultatif et démocratique, laissant davantage à lui-même l’employé. Or, ce changement, laissant croire à un assouplissement du lien hiérarchique et cette plus grande responsabilisation des travailleurs recèle aussi un revers : une augmenta- tion de la surveillance et une plus grande injonction de performance individuelle. De même, les nouvelles formes de division du travail visent à la fois à mettre en compétition les indi- vidus et, paradoxalement, à les contraindre à coopérer pour atteindre les objectifs fixés par la haute administration.

La théorie du vide social, rappelons-le, repose sur la nouvelle définition du monde actuel qui se caractérise par plusieurs formes de désengagements et processus de désaffiliation. Que ce soit au sein de la sphère familiale ou du travail par exemples, les individus sont de plus en plus invités à se définir par eux-mêmes plutôt que par des structures sociales. Sommés d’exister par eux-mêmes et de s’inventer eux-mêmes, les individus en viendraient à ressentir l’angoisse du vide. L’individualisation semble omniprésente dans le monde du travail actuel. Alors qu’il y a exacerbation de la mise en valeur du savoir être et de la per- sonnalité, on attend de chacun qu’il s’investisse dans son travail, soit original et créatif. En bout de course, on fait miroiter la possibilité de se réaliser à travers cette mobilisation de la subjectivité dans l’activité de travail. Alors il devient difficile de fonctionner habilement dans cet univers où les règles, les enjeux et les rapports sont de plus en plus imperceptibles, difficiles à déchiffrer, voire contradictoires et oppressantes. Les risques inhérents au mar- ché étant dorénavant assumés par les travailleurs et non plus par l’entreprise, et la producti- vité dépendant maintenant de chacun, et non plus seulement des membres de

l’administration. De plus, cette prescription de se construire soi-même rend de plus en plus insupportables les échecs et les obstacles. Dans ce contexte, la violence permettrait de mettre en action l’identité menacée, d’exprimer la souffrance, la honte de l’échec. Bien que la théorie du vide social n’ait jamais été prise en compte dans ces termes dans les milieux de travail, certaines perspectives s’en approchent. C’est notamment le cas de celle de De- jours (1993) qui voit dans la violence qui surgit sur les lieux de travail l’expression d’une souffrance des individus face à leurs conditions subjectives de travail qui s’avèrent contrai- gnantes. Qualifiée de réactionnelle, cette violence, nous l’avons vue au chapitre 3, permet- trait au sujet de s’exprimer lorsqu’il se sent lui-même agacé par l’incapacité de se défaire de la domination symbolique dans laquelle l’inscrit son rapport au travail. Véritable frac- ture entre le désir de se réaliser dans le travail et le manque de moyens dont il dispose pour ce faire, le recours à la violence permettrait à l’individu de ne pas perdre son identité de sujet, de se mettre en action, mais violemment. Une autre perspective du même ordre voit dans la violence une ressource qui permettrait aux individus d’atteindre leurs objectifs de productivité, harmonisés avec ceux de l’entreprise. Le harcèlement serait ainsi induit par la mise en compétition des individus sur les lieux de travail. L’exaltation de l’intérêt person- nel favoriserait aussi ce genre de comportements hostiles.

Bien que la thèse du vide social parvienne à exprimer avec justesse le point de vue des in- dividus violents et à prendre en compte le contexte contraignant des milieux de travail, elle néglige par ailleurs de mettre en lumière l’antagonisme qui qualifie pourtant le rapport au travail. La théorie du trop-plein social permet de rendre visibles les enjeux sociaux qui se cachent derrière les actes de violence. Cette conception de la violence suppose que les indi- vidus violents sont plutôt soutenus par un collectif qui partage une sous-culture rustre, structurée et fort contraignante. Selon ce paradigme, l’individu violent n’use pas de la vio- lence pour s’exprimer en tant que sujet. Il le fait plutôt parce qu’il y est contraint. Et ce se- rait là la seule avenue possible des individus d’exister socialement. Et il s’agirait là d’une prescription provenant de l’extérieur. Ainsi, le groupe des dominés se définit dans la vio- lence, parce que c’est le seul choix que leur laisse le groupe des dominants.

Dans les milieux de travail, l’approche de la psychodynamique du travail se rapproche grandement de la perspective du trop-plein social. La violence dans les milieux de travail apparait comme une idéologie collective de défense, soit, la seule voie que le groupe em- prunte pour faire face aux contraintes du travail, lorsqu’elles se durcissent. Cette violence est le fait de collectifs cohésifs et solides, qui ont recours au quotidien à des agissements et des paroles hostiles. Cette perspective remet en scène les antagonismes de classe qui carac- térisent le rapport au travail. Elle met aussi en lumière la transformation des collectifs de travail qui jadis étaient davantage structurés afin de défendre les conditions des travailleurs. Dans l’entreprise moderne, il y aurait perversion des collectifs de travailleurs désormais en concordance avec les objectifs de productivité. Pour s’adapter à l’environnement contrai- gnant du travail, pour répondre à des impératifs parfois contradictoire, les groupes sont sommés d’user de la violence pour évacuer ceux qui nuisent et pour faire vivre l’idéologie centrée sur la productivité. Mais très peu de recherches à ce jour ont su démontrer ce carac- tère collectif et social de la violence dans les milieux de travail. Notre thèse vise à montrer que malgré les différentes formes de désengagement dans les milieux de travail et de désaf- filiation, cela ne signifie pas la disparition de toute forme de sociabilité. Au contraire, on assisterait à la naissance de nouveaux collectifs forts et dont les normes sont très astrei- gnantes.

Vers un projet de recherche

Beaucoup d’écrits scientifiques ont offert un portrait détaillé des nouvelles réalités du tra- vail. Mais très peu portant sur l’étiologie de la violence dans les milieux de travail ont su incorporer explicitement les transformations du travail dans leurs analyses. Certes, les nou- velles contraintes du travail ont été identifiées comme étant liées à des phénomènes comme le harcèlement psychologique au travail, mais le processus social par lequel cette éclosion survient demeure obscure. C’est peut-être d’ailleurs ce qui explique que l’on continue d’attribuer si largement à la violence au travail un caractère essentiellement individuel. Nous croyons que pour rendre visible la face collective de la violence, il est nécessaire d’observer comment se comportent les collègues et les supérieurs hiérarchiques dans les situations de violence qui surgissent sur les lieux de travail. Nous croyons que nous devons

montrer qu’ils ne sont pas indifférents aux actes de violence dont ils sont témoins, voire qu’ils jouent un rôle actif dans l’éclosion de cette violence.

Notre dessein est de montrer que les collectifs de travail demeurent présents dans les mi- lieux de travail et que leur rôle, bien qu’il se soit perverti, continue de revêtir une grande importance dans l’articulation des rapports de domination sur les lieux de travail. Pour ce faire, nous élaborerons un projet de recherche qui vise à mettre en lumière la vie collective chargée qui pousse des individus à participer collectivement à l’éclosion et au maintien de la violence dans les milieux de travail. Nous proposons d’observer comment se comportent les collègues et les supérieurs hiérarchiques dans les milieux de travail où sont survenus des cas de harcèlement psychologique. La population à l’étude est celle des agents correction- nels québécois. L’étude que nous proposons s’intéressera à la fois aux comportements des individus dans les milieux de travail et aux comportements des groupes. Il faudra nécessai- rement décrire les réactions des témoins du harcèlement psychologique au travail mais aus- si la culture qui supporte le harcèlement au travail. Mais au final, il ne faut pas perdre de vue que ce n’est pas tant ces comportements et cette culture qui nous importent, mais plutôt l’appareil représentationnel qu’ils composent.

Rappelons que cette recherche vise à mieux comprendre le phénomène de violence lorsqu’il surgit entre membres du personnel dans les milieux de travail. Dans le cadre de cette étude, nous envisagerons la violence entre membres du personnel, comme étant un phénomène de socialisation. Par socialisation, nous entendons l’intériorisation de normes et de valeurs, remplissant essentiellement les trois fonctions suivantes : 1) rendre stables les dispositions du comportement acquis; 2) rendre siennes les règles sociales extérieures à l’individu; 3) augmenter la solidarité entre les membres du groupe (Boudon et col., 2003). Nous allons mettre en lumière le processus d’intériorisation des contenus et des structures, puis analyser les comportements qui s’en suivent.

Soulignons que cette perspective sociologique se distingue d’autres recherches en la ma- tière portant sur les seuls facteurs individuels (profils des agresseurs ou des victimes), inte- ractionnels ou organisationnels liés au phénomène. Nous nous inscrivons donc dans la ligne directrice s’intéressant aux dimensions culturelles associées à la violence. Notons là aussi que les perspectives sont très variées (Jauvin, 2003). Plus précisément, nous tenterons de comprendre comment émergent, subsistent et prennent fin des situations de violence entre des individus qui travaillent ensemble, en considérant qu’ils ne font pas que réagir à une structure en place, mais qu’ils participent aussi à la construction de leur environnement de travail. À l’instar de l’école de la perspective de l’interactionnisme symbolique, nous con- sidérons que les individus modifient leurs comportements en fonction de celui d’autrui. Notre recherche propose une analyse des interactions sociales, tout en tenant compte de l’environnement social dans lequel elles prennent forme.

Venant teinter l’ensemble du protocole de recherche, cette approche postule que le phéno- mène de violence entre membres du personnel est dynamique. Son émergence est fonction de la manière dont les différentes interactions sociales sont amalgamées. À cet égard, De- jours (2005) mentionne d’ailleurs que « toute activité de travail [est] soumise à une régula- tion par des interactions entre des personnes […] qui implique donc une analyse de la dy- namique intersubjective qu’on doit préférer à l’analyse solipsiste » (p. 53).

La question de recherche

D’entrée de jeu, l’objet soumis à notre étude est clairement identifié comme étant les situa- tions de harcèlement psychologique entre membres du personnel. Le harcèlement psycho- logique au travail a été préféré à d’autres formes de violence au travail puisqu’il s’agit là d’un objet précis, mieux défini que d’autres et parce qu’il fait par ailleurs l’objet d’un cer- tain consensus au Québec, notamment parce qu’il est légiféré. À cet effet, l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail définit le harcèlement psychologique comme suit :

Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psycholo- gique » une conduite vexatoire se manifestant, soit par des comportements, des

paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, la- quelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié. (2002, c. 80, a. 47.)

Notre question de recherche de départ se pose ainsi : quel est le rôle joué par les collègues et les supérieurs dans les situations de harcèlement psychologique entre membres du per- sonnel d’une même organisation de travail?

Le harcèlement psychologique est un processus qui se construit dans le temps à travers di- vers évènements qui détériorent de plus en plus les relations entre le harceleur et sa cible. Quelques études nous montrent comment s’articulent les échanges entre un bourreau et sa victime. Comment ce premier cherche-t-il à paralyser sa proie jusqu’à ce que sa mort psy- chique s’ensuive (Bilheran, 2006). Plusieurs chercheurs ont mis en évidence la dimension intersubjective de ce processus, la collective n’ayant été qu’effleurée jusqu’à présent et ne commençant qu’à éveiller l’intérêt des scientifiques.

L’importance d’aborder le harcèlement psychologique au-delà de la relation harceleur- harcelé a récemment été soulignée par Vézina et Dussault (2006). Nous considérons, dans notre étude, que la dimension collective joue un rôle déterminant et considérable dans l’étiologie du harcèlement au travail. Le but en est de démasquer et de dénoncer les pra- tiques collectives qui normalisent la violence dans les milieux de travail.

Notre hypothèse générale pose que le harcèlement psychologique résulte d’un phénomène profondément collectif, c'est-à-dire qu’il peut être induit par le milieu de travail, telle une norme sociale. À l’instar de Bilheran (2006), nous soutiendrons que « la neutralité en termes de harcèlement moral est un leurre. Il existe différentes réactions de la part de l’environnement » (p. 89) qui normalisent les comportements associés au harcèlement psy-

chologique. Nous ferons ressortir l’importance du rôle joué par les collègues et les supé- rieurs dans les situations de violence psychologique au travail.

Par ailleurs, notre cadre d’analyse permettra de répondre aux quatre sous-questions sui- vantes, lesquelles découlent directement de notre question de départ :

Q1 : Dans quel contexte social émerge le harcèlement psychologique au travail? Q2 : Dans quel contexte social subsiste le harcèlement psychologique au travail?

Q3 : Dans quel contexte social s’aggravent les situations de harcèlement psychologique au travail?

Q4 : Dans quel contexte social peut prendre fin une situation de harcèlement psycholo- gique au travail?

À partir de nos quatre sous-questions, nous avons formulé les hypothèses de recherche sui- vantes. Celles-ci seront davantage détaillées dans une section subséquente portant sur l’articulation entre les variables de notre modèle d’analyse.

H1 : Le harcèlement psychologique au travail s’inscrit dans un processus de socialisation qui prend naissance dans la sous-culture de l’incivilité et de la tyrannie.

H2 : Les formes actives et passives de complicité des collègues et des supérieurs contri- buent au maintien dans le temps des situations de harcèlement psychologique au tra- vail.

H3 : Les formes actives et passives de complicité des collègues et des supérieurs contri- buent à l’intensification des situations de harcèlement psychologique au travail. H4 : Les formes de soutien des collègues et des supérieurs permettent de freiner et même

de mettre fin aux situations de harcèlement psychologique au travail.

Afin de cerner le caractère collectif des situations de harcèlement psychologique dans les milieux de travail, comme notre hypothèse principale le suggère, et de répondre aux quatre

sous-questions qui en découlent et que nous venons de poser, nous proposons de mettre à l’épreuve le modèle d’analyse suivant. Le modèle présenté n’est qu’une façon d’organiser les données qui seront recueillies.

Modèle d’analyse

Le modèle suggéré présente est une construction abstraite du sujet de recherche et n’a pas la prétention d’inclure tous les aspects qui le concernent. Des choix se sont imposés, cer- taines dimensions ont été privilégiées, alors que d’autres ont dû être laissées de côté parce qu’elles contribuent moins à la compréhension du sujet de recherche et s’éloignent des ob- jectifs poursuivis par la chercheuse. Voici d’abord comment elle circonscrit les concepts (variables) à l’étude, puis suivra la logique d’articulation qui les lie entre eux.

Les variables à l’étude

Il y a cinq variables prisent en considération dans cette étude. L’une est indépendante, soit la culture de l’incivilité et de la tyrannie. Deux sont intermédiaires, en l’occurrence les formes de complicité des collègues et des supérieurs et celles de soutien de ces mêmes ac- teurs. Deux variables du modèle sont dépendantes, soit l’intensité des atteintes du harcèle- ment psychologique et du maintien de la situation. Les définitions de ces variables sont présentées dans les paragraphes qui suivent.

La culture de l’incivilité et de la tyrannie

La culture d’entreprise est constituée de croyances et d’espérances communes à ses membres. Comme nous l’avons présenté au chapitre 3, la culture organisationnelle est issue de la régulation conjointe, elle-même née du mariage entre la régulation autonome (impo- sée par le groupe de travail) et de contrôle (imposée par les gestionnaires). Selon Shein (1985), elle comprend essentiellement les éléments que l’on trouve dans le tableau suivant :

Tableau 4 : Caractéristiques de la culture d’entreprise

Certains comportements que l’on observe avec régularité dans les rapports entre les per- sonnes.

Les normes partagées par les groupes de travail dans toute l’organisation, et qui appa- raissent dans des expressions.

Les valeurs dominantes qu’une entreprise se donne.

La philosophie qui oriente la politique de l’entreprise à l’égard du personnel et des clients.

Les règles du jeu qu’il faut suivre pour faire son chemin dans l’entreprise, ou les « fi-

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