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Les Renauderies ; : suivi de L'apparition du "billet" intime dans la culture médiatique québécoise et d'un Carnet de création

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RENAUD PILOTE

Les Renauderies Suivi de

L'apparition du « billet » intime dans la culture médiatique québécoise et d'un

Carnet de création

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

Département des littératures FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL

2011

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La partie création consiste en un recueil d'une trentaine de courts essais ayant paru d'octobre 2008 à avril 2011 sous forme de chroniques dans la rubrique Renauderies du journal Droit de Parole, journal mensuel communautaire des groupes populaires distribué au centre-ville de Québec en 15 000 exemplaires.

La partie réflexion se penche sur une forme de chronique de facture intimiste entrevue par Vincent Charles Lambert et s'avérant particulièrement populaire au début du XXe siècle au Québec dans les grands journaux de masse, le « billet ». L'étude de ces billets vise à mieux évaluer, sur le plan littéraire, les possibilités qu'implique la diffusion d'une écriture autonome en regard de l'actualité, à l'intérieur d'un journal se voulant essentiellement informatif. La participation du poète « intimiste » Albert Lozeau au journal Le Devoir entre 1910 et 1924 offre un excellent exemple de la créativité que peut

susciter l'écriture du « billet » et c'est pourquoi le présent mémoire lui consacre une place privilégiée.

Un carnet de création vient clore le mémoire et permet de préciser en quoi l'étude des « billettistes » est venue alimenter la réflexion sur l'écriture des Renauderies. Il fait le lien entre les deux parties du mémoire et raconte l'expérience de l'auteur dans le contexte médiatique concret.

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Table des matières

Résumé i Table des matières u

Partie création : Les Renauderies 1

La buanderie 2 Le dépanneur 4 La cabine téléphonique 6 La cafétéria 8 La fabrique de bagels 10 Les poteaux 12 Les boutiques de souvenirs 14

Les ascenseurs 16 Le club-vidéo 19 La friperie 21 Les toilettes publiques 23

L'amphithéâtre 25 Le hall d'entrée 27 Les stations-service 29 Le trou 31 La brûlerie 33 La quincaillerie 35 Le parc de stationnement 37 L'escalier 39 L'autobus 41 La pharmacie 43 L'animalerie 45 Le guichet automatique 47 La salle de quilles 49 La librairie 51 Le trottoir 53 Le supermarché 55 La radio communautaire 57 La bibliothèque municipale 59 Partie réflexion : L'apparition du « billet » intime dans la culture médiatique

québécoise. 61 Introduction : le billet quelconque 62

Le billet classique 64 Le « billet » 66 Le billet populaire 70 Le billet urbain 71 L'intimité du billet 75

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Le billettiste Lozeau 86

Conclusion 94 Carnets de création 96

Bibliographie 109 Annexes 113 Annexe 1 : « Le dépanneur », tiré du journal Droit de Parole (octobre 2008) 114

Annexe 2 : « La quincaillerie », tiré du journal Droit de Parole (mars 2011) 115 Annexe 3 : « La fumée », tiré du journal Le Devoir (11 novembre 1910) 116 Annexe 4 : « Pour toi », tiré du recueil de Marius, Coquillages (p. 130-131) 117

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Le nouveau locataire d'un quartier du centre-ville comprend d'instinct l'importance de localiser rapidement le lavoir le plus proche : il en va de sa propreté vestimentaire, bien sûr, mais aussi sociale, ce qui est, en fait de saleté, la même chose. En effet, qui a déjà réussi à suivre le fil d'une conversation après avoir aperçu une mayonnaise en forme de tache sur la chemise de son interlocuteur ? Qui peut bien faire confiance à un type avec une chemise fripée ? Qui prétendrait laver plus blanc que son voisin avant même d'avoir compris comment apprivoiser les sécheuses dysfonctionnelles du quartier ? Non, décidemment, voilà ce que l'on trouvera peut-être outrageusement superficiel mais, dans un nouveau quartier, intégré va de pair avec immaculé. Comme le dit sentencieusement mon loquace voisin de laveuse : « Le lavoir devrait idéalement être au début du cycle de toute brassée locale...» II s'appelle Denis.

II est bien sûr normal qu'après quelques rudes hivers « enslushés », un usager de lavoir en vienne à reconnaître les forces et les faiblesses de l'armada électroménagère contenue dans une salle de lavage. Alors seulement, les éructations sonores des machines ne l'intimideront plus, car il aura su lire leurs causes : certains appareils auront été caractériels mais efficaces lorsqu'à demi remplis, d'autres silencieux mais franchement trop tièdes, tandis que d'autres se seront fait remarquer par leurs exécrables ronchonnements : d'inutilisables, ils deviennent sagement inutilisés. Denis, à

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ce sujet, m'a dit une fois qu'« il ne faut pas avoir peur de changer de laveuse comme on change de chemise... » C'est un boute-en-train.

Chimiquement parlant, pour aller du sale au sec, il faut passer par l'humide : comme tout cela est complexe, aller au lavoir demande du temps. Pour attendre, certains prennent le risque de se faire déplacer leur linge par quelque culotté impatient et quittent les lieux vers d'autres labeurs, pendant que d'autres restent et vivent par conséquent un moment au lavoir. Tout y est carré, mais tout y tourne. Tout s'y brasse, mais tout y est calme. On y voit des chaussettes oubliées, des reprisages ratés, des repassages manques, des Reader's Digest froissés, bref, vraiment pas de quoi faire archi-sécher les chemises d'une archiduchesse. Un avant-midi d'octobre, rompant un silence d'entre-deux cycles, mon bavard préféré a dit : « Toujours plus blanc ne veut pas dire jamais moins noir. » Ça m'en avait jeté.

Une fois le chandail préféré propre et assoupli, l'avenir à moyen terme prend alors une tournure douillette et du panier à linge émane une fraîcheur qui m'apparaît précieuse. Vient alors le temps des adieux : je me tourne vers Denis, regarde sa pile de linge sale et prend une dernière pof de ma manne avant de partir. S'imaginant que je soupire, il me dit alors de ne pas m'en faire pour lui, de profiter au max de ma belle brassée de foncé et que, de toutes façons, « le brun a toujours l'air plus sale dans la corbeille du voisin. » Quand même, Denis, avec tes adages de lessive, on repassera...

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À moins qu'ils soient de ceux qui se couchent tard, les dépanneurs ont fait de onze heures du soir un instant qu'il est sage de guetter, car souvent la teneur en café du café du lendemain matin en dépend. Ils nous rappellent qu'à chaque jour suffit sa peine et qu'une fois leur dernier commis ayant barré la porte derrière lui, ils nous laisseront cruellement seuls avec nos besoins inessentiels, si, par ignorance ou inadvertance, nous ne respectons pas cette universelle convention. C'est un peu la fin officielle de la journée, le glas du gratteux, le last call des pour-emporter : à 23h, force nous est d'admettre que, billet de loto gagnant en main ou non, il serait peut-être bon d'aller se coucher.

Puis, il y a toute cette trâlée de règlements pittoresques, propres à chacune des petites coalitions de dépanneurs locaux, qui sont parfois un peu draconiens mais qui ont le mérite de poser des limites claires aux dépannages qu'ils sont en mesure de nous offrir. Par exemple, celui au coin de ma rue n'accepte ni les cartes de crédit, ni celles de débit en bas de 5 $, ni les achats-retraits, ni les billets de 50 $, de 100$, ni les rouleaux, ni les bouteilles avec mégots et encore moins les microbrasseries pas de logo. Et, même s'il ne me vend pas de bière, après 26 ans de bon voisinage, lorsque j'ai oublié mes cartes et qu'il ne considère pas profitable de vendre des billets d'autobus ; même s'il est fermé les lundis, trois semaines en été et qu'il ne fait pas de crédit, croyez-le, croyez-le pas, il réussit quand même parfois à me dépanner.

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Quand je veux savoir ce qui arrive avec Britney, il me dépanne. Quand je ne peux retrouver ma sérénité sans un chip au cheeseburger, il me dépanne. Quand je n'ai plus aucun t-shirt de propre et que, justement, il y a une promo qui en offre un à l'achat d'une caisse de quinze, il me dépanne. Quand je cherche désespérément la solution du dernier mot-mystère, que je sais que tout ce qui pourrait me remonter le moral est une slush gomme balloune et quand je n'ai pas eu le temps de faire un gâteau à un ami, de ses Jos Louis, il me dépanne.

En ce lieu où le matin, nous allons nous informer des grands drames comme des petits riens de ce monde, les taches que le journal nous laisse sur les doigts ne devraient pas nous affoler plus qu'il ne le faut, parce que n'oubliez jamais que sur la tablette poussiéreuse du mur du fond, entre les poches de litière à chat et les paquets de sacs à vidanges se trouve, intouché depuis 1998 mais toujours prêt à nous dépanner, un savon.

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Parallèlement au fait que de plus en plus de gens parlent à leur cellulaire, je me plais de plus en plus souvent à me réfugier dans une cabine téléphonique pour m'y taire et, vraiment, décrocher. Simulant l'utilisation, j'y prends le combiné, mets mon coude sur la clenche pour entraver la tonalité, et y reste pendant des heures. Me croirez-vous, le silence qui y règne est d'une surprenante qualité ! Je m'amène une tisane, des mots-fléchés et des pantoufles en phantex. Si le cœur m'en dit, je chante, je gueule, je me lamente, j'extériorise ; d'autres fois j'écoute mon corps, me palpe, m'ausculte, me dorlote, bref, tel que lu dans une revue de cabinet, je prends du temps pour moi.

Je ne suis toutefois pas malotru et cède volontiers ma place lorsque quelqu'un en a « réellement » besoin ; je réintègre lorsqu'il a terminé mais depuis que les appels coûtent deux fois trente sous, de tels dérangements arrivent rarement. D'autant plus que certaines cabines téléphoniques sont si peu fréquentées, je m'y sens à ce point à l'aise que j'en viens à me permettre de changer la déco : photos de Superman, de Benoit Brière, d'Amélie Poulin, signets de luxe pour bottins, tapis sauve-pantalon, housses à combiné, etc. Et tout est presque toujours en place lorsque j'y retourne, n'est-ce pas formidable ? Je peux faire de très longues distances pour en rejoindre une et, franchement, ce n'est pas pour me vanter mais, les cabines, je les ai toutes essayées.

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Une fois, on a sonné. Ça n'était jamais arrivé et dans mon étonnement j'espérais un faux numéro. C'était la compagnie, qui m'avait repéré et se demandait si tout allait bien pour moi, si je ne désirais pas avoir le téléphone à la maison, si j'avais été informé de leurs offres exceptionnelles. Ils m'ont même parlé télé. L'échange s'est fait dans la bonne humeur et avec respect mais au bout d'un moment, ma réflexion à l'endroit des différentes catégories de forfaits était si intense que, machinalement, j'ai remis mon coude à son endroit habituel. Clac !... Tout n'est pas perdu : l'appel aurait été enregistré.

Quand l'ennui se fait sentir (je suis homo-stimulus moi aussi, que voulez-vous), je soulève mon coude, écoute la tonalité, puis cette voix que vous connaissez autant que moi. Survient alors ce choix : enfoncer ma carte ou faire le numéro que je désire obtenir. Je me rends alors compte que je ne désire rien. Je suis bien. Je raccroche et compose avec mon ennui de nouveau : c'est un bel ennui, un ennui Bell, un ennui illimité, passé 5 heures. C'est si plate que l'idée me vient d'en faire même une Renauderie. J'ai trouvé mon sujet, je suis content. Je suis content mais j'aurais pu l'être depuis longtemps parce qu'en réalité, j'écris toujours mes renauderies dans des cabines téléphoniques.

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Il vous faudra préalablement vous munir d'un cabaret. Déposez-le ensuite sur le réseau parallèle de cylindres en métal qui vont jusqu'à la caisse. Agrippez 3-4 napkins, FCC (fourchette-cuillère-couteau) et micros sachets de sel et poivre (vous en aurez besoin), puis commencez à pousser ledit cabaret vers la première station de mets chauds. II est plutôt déconseillé de dire un bonjour trop cordial à la madame avec un net sur la tête : elle n'est pas payée pour ça donc ne vous le rendra pas. Dites juste bonjour. Ne posez pas de questions sur les ingrédients parce que vous ne voulez pas vraiment le savoir. Ne faites pas de chichi, tout le monde sait que ça ne sert à rien. Avancez donc.

Poursuivez le parcours en écoutant les questions que l'on pose aux gens en avant de vous pour ne pas être pris au dépourvu lorsque viendra le temps de savoir si vous voulez du coulis. Ne coupez pas la parole à la madame qui verse le coulis même si vous savez la question, ce n'est pas poli. Dites merci. Payez. Dites merci (ce n'est pas la même madame). Soulevez le cabaret devenu pesant avec délicatesse, retournez-vous lentement, faites-vous confiance et lâchez le plateau du regard. II faites-vous incombe maintenant de vous tailler une place dans la cafétéria. Respirez par le nez.

Comme c'est votre première journée dans l'établissement, vous n'avez pas encore de compagnons de déglutition. Heureusement, les trouées pour

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une seule personne sont les plus nombreuses : vous en repérez une, au loin, entre deux visages particulièrement anonymes, qui semble idéale pour se taire en mangeant. Une fois arrivé, inutile de vous tirer une bûche : elle est fixée à la table par une espèce de tuyau informe qu'il vous faudra enjamber pour vous asseoir. Une fois l'acrobatie accomplie, vous pouvez dès lors déballer votre petit pain et entreprendre vos opérations nutritionnelles. Félicitations. Délectez-vous.

En cours de repas, cessez de nier l'inéluctable besoin de ketchup et résignez-vous à retourner au buffet. Tant qu'à y être, moutarde et mayonnaise ne font pas de tort non plus : pour chacun, à l'aide de pompes condimentées correspondantes, remplissez un petit récipient de papier ciré et revenez vite à votre écuelle avant qu'elle ne refroidisse. Appliquez diligemment les condiments susmentionnés sur les aliments de votre choix, soit à l'aide d'un couteau, soit en les y faisant tremper partiellement. Surtout, ne lâchez pas la patate.

Au moment du dessert, regrettez de n'avoir pas accepté le coulis qui contenait sans doute la saveur manquante requise pour l'appréciation du gâteau. Dites-vous aussi que le jus en fontaine rouge est probablement meilleur lorsqu'il est jaune. Vérifiez ces hypothèses le lendemain, ou le surlendemain, ou la semaine d'après, peu importe : vous jouissez d'un menu immuable. Suivez cet ensemble de recommandations à la lettre et vous abandonnerez une bonne fois pour toutes l'idée de vous faire un lunch le matin. Rotez en paix.

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Si, après toutes ces années, on peut encore m'apercevoir dans ce modeste établissement à consonance germano-scandinave de la rue Crémazie vendre des bagels artisanaux pour arrondir mes fins de mois, c'est que, honnêtement, je ne prétends pas être parvenu à avoir fait le tour du sujet. Le trou du bagel est demeuré pour moi impénétrable et, tel un Ali-Baba qui eut oublié le « sésame, ouvre-toi ! », je reste penaud devant ces petits pains chauds.

II faut dire que j'ai le profil de l'emploi : je suis un peu bonne pâte, manquant parfois de fermeté, je n'aspire pas nécessairement aux saveurs les plus avant-gardistes et surtout, je reste humble devant les gestes des « rouleurs » qui savent très bien, eux, que le bagel parfait n'existe pas. Lorsqu'on m'a engagé, j'ai immédiatement prévenu que je mettrais le moins possible la main à la pâte, ne voulant pas me retrouver dans le pétrin plus souvent qu'à mon tour : je suis donc devenu serveur-trancheur et m'en porte très bien. N'allez cependant pas croire que je me pogne le beigne, au contraire : je veille au grain. Après tout, il faut bien quelqu'un pour tenter de démystifier cette étrange fascination collective envers ces anneaux dorés, sans quoi le monde ne tournerait peut-être plus rond.

Derrière mon comptoir, donc, je prends en note les fascinants désirs de la multitude : bagels aux bleuets, aux oignons, aux rognons, chips de bagels,

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retailles de bagels, croquettes de bagels (!), mini-bagels, bagels encore chauds, bagels de la veille, bagels pas trop durs, bagels semi-mous, bagels les moins cuits possible, bagels brûlés (!!), moitiés de bagels, trous de bagels et (mes préférés) bagels pas de trous. Je ne prétends pas être en mesure de satisfaire toutes ces excentricités, le bagel étant une denrée plutôt conservatrice qui ne se laisse pas altérer pour un simple caprice, mais je fais un effort pour compatir avant de mettre dans le sac les bagels qui sauront s'harmoniser avec les dents qui m'auront quand même souri.

Lors de ces lendemains de veille où, me levant de sur un lit de levure avec une (ba)gueule de bois, une haleine de saumon fumé et du fromage à la crème tout plein la face, j'ai parfois une pensée pour ce monsieur à l'allure patibulaire revenant, semaine après semaine, faire le plein de cannelles-raisins qui m'a dit un jour de continuer mon bon travail, soulignant au passage cette vérité de son cru qui, si ma mémoire est bonne, ressemblait à quelque chose comme « petit pain va loin... »

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Déjà enfant, comme tout bon gardien de but de hockey-bottines, je me suis fait l'ami des poteaux. Mon imagination partait souvent à l'aventure autour d'eux et je me souviens qu'un après-midi, j'avais même réussi à découvrir le pot-aux-roses du poteau rose ! Puis, après plusieurs années où je n'ai fait qu'y accoter candidement mon épaule, cette amitié s'est avérée si solide qu'encore aujourd'hui, goûtant au bonheur de passer près de l'un d'eux, je touche du bois à l'idée qu'un jour peut-être ils n'existeront plus. On parle d'enfouir les fils électriques, soit, mais de grâce, laissons-là ces chers poteaux qui, bien plus que de vulgaires patères, sont des potes à proprement parler.

Bien qu'ils soient tous plus ou moins croches et écorchés, ils me montrent ce qu'est la droiture lorsque je les aperçois, été comme hiver, supporter tant bien que mal tous ces fils, luminaires, boites électriques, signaux, affiches, broches et relents d'urine que les besoins de la ville leurs confient sans cérémonies. Souvent vandalises, ces anciens arbres en forme de croix continuent pourtant de pardonner aux citadins qui les ont plantés là en plein trottoir en tendant volontiers l'écorce gauche à d'autres balafres imméritées. Dans l'ombre des gratte-ciels, invisibles pour ceux qui ne remarquent que ce qui gigote, les poteaux, par leur incommensurable don de soi, m'enseignent la dignité des laissés-pour-contre et l'humilité des amours ignorées. (Ici j'exagère sur le manque d'égards à leur endroit car je me rappelle ce soir d'automne où la foudre en avait abattu un dans ma ruelle qui, pour souligner son émoi, avait entamé une minute d'obscurité en son honneur.)

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Avec eux pour orner mes promenades, je ne me sens jamais seul ; ils m'éclairent, me guident et m'informent sur ce qui se passe en ville : quels chats ont disparu, quelles voitures vont bientôt écoper d'une contravention, quels garages tiendront des ventes telle fin de semaine et quelles manifs se trament à l'insu des grands panneaux publicitaires. Ils affichent ces choses qu'on ne verra pas à la télévision, qui ne sont pas nécessairement recommandables et qui se font arracher rapidement. L'impassibilité de mes chers poteaux coincés au centre de cette guerre d'affichage m'aide à relativiser l'ensemble de ces sollicitations : comme ils en ont vu d'autres !

Mais ce pour quoi j'éprouve le plus de gratitude envers les poteaux, c'est qu'ils me font (parfois durement) revenir sur terre lorsque, trop absorbé par moi-même, je ne prends pas le temps de les contourner, les ayant pour un moment oubliés. Sonné, je lève ma tête vers leurs cimes et je contemple alors la véritable grandeur de notre relation, tournée vers le ciel et coulée dans le béton.

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Essayant, pour amadouer le sujet, de vous faire part de mon premier souvenir lié à ces espèces de bazars, je me suis buté à une impasse fondamentale que plusieurs auront peut-être pressentie avant moi. Non seulement chacune des fois où j'y suis allé se confondent aujourd'hui en un seul et même moment désagréable (quoique climatisé, l'été), je n'ai absolument aucun souvenir de m'être souvenu de quoi que ce soit une fois parvenu à l'intérieur d'une boutique de souvenirs, si ce n'est, peut-être, une vague souvenance d'autres boutiques de souvenirs.

En fait, toutes ces gogosses aux saveurs locales fabriquées en Chine que l'on nomme « souvenirs » ont plutôt contribué à me faire oublier ce qu'il m'est devenu désormais presque impossible à rappeler à ma mémoire. Je parle de ces choses qui ne se gravent pas sur des tasses et qui peuvent difficilement s'écrire à l'endos d'une carte postale. Je parle de ces choses dont la réminiscence est non seulement hors taxes, mais que je ne pourrais en aucun temps marchander, puisque l'on ne peut acheter le souvenir de ce que l'on n'a pas vécu. « J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans » disait Baudelaire. Je gagerais mon porte-clés préféré que jamais le poète n'a mis les pieds dans ces dangereuses échoppes, lui qui a pourtant beaucoup voyagé. En ce qui me concerne, lorsque je sors d'une boutique de souvenirs, c'est la question d'Apollinaire qui me vient à l'esprit : « faut-il qu'il m'en souvienne ? », et j'ai soudain cette terrible impression de n'avoir jamais rien vécu, d'avoir été depuis toujours un simple touriste dans ma propre vie.

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Mon désir de voyager ayant, suite à ces visites, incidemment diminué, je sillonne désormais ma ville natale à la recherche de véritables souvenirs. Dans le quartier latin, un bon nombre de vitrines m'en proposent d'alléchants. On y distingue des T-shirts arborant « J'm'en câlisse » ou « Gâte-toé » pour me rappeler que ma vie est entre mes mains, que je ne dois rien à personne et que l'esprit représentatif de la partie du monde dans laquelle je me trouve se dévoile par quelques pittoresques accents circonflexes. II y a également des pipes extravagantes gossées à même un panache d'orignal pour me rappeler quel mammifère aurait pu avoir brouté cette herbe qui, une fois fumée, me servira à oublier mes pulsions de chasseur. Aussi, des fausses plaques d'immatriculation pour me rappeler ce temps où « Je me souviens » voulait peut-être encore dire quelque chose.

Non merci. Cependant, poursuivant ma route sur les chemins qui m'ont vu grandir, je me retourne vers ladite boutique et me dis que le mal est déjà fait car, comme le disait Montaigne : « II n'est rien qui imprime si vivement quelque chose en notre souvenance que le désir de l'oublier. »

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Je sais des ascenseurs ascendants, d'autres descendants.

J'en sais qui se glissent qui se hissent qui se remplissent, des « qui montent en bas », des « qui descendent en haut », d'autres qui sauvent du temps, d'autres qui sauvent des vies, d'autres qui n'ont jamais connu de répit. Des petits bruns, des gros beiges, des verts kaki ; d'autres qui doivent crever d'ennui pis d'autres qui sont justes jammés, ben raides.

J'ai un jour appelé un ascenseur qui m'avait sagement attendu tout un après-midi, un autre qui m'a même dit électroniquement merci. Je me suis tu dans des ascenseurs bondés de monde, j'en ai pris d'autres où je me suis parlé tout seul. Comme tout le monde, j'ai déjà appuyé sur tous les étages en même temps et je me suis déjà maintenu en apesanteur, en sautant au bon moment (se sentir comme un oiseau en cage d'ascenseur..) J'en ai aussi souvent abusé, par lâcheté. Je me suis plus d'une fois éclaté en dansant sur de la musique d'ascenseur, me suis souvent lâché lousse dans un ascenseur (je m'excuse pour l'odeur) et quand, près de la porte, je vous ai demandé où vous alliez, je me suis plu à m'imaginer garçon d'ascenseur.

J'ai surpris des ascenseurs qui ouvraient leurs portes un peu avant de s'être complètement stabilisés, d'autres qui les ont fermées juste comme j'arrivais, avec personne dedans pour daigner les retenir. Je soupçonne

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encore aujourd'hui quelques ascenseurs d'avoir oublié mon étage, pour le plaisir de me passer devant la face, de m'avoir niaise, solide.

J'ai connu des hauts et des bas avec les ascenseurs. Je me suis déjà ennuyé dans un ascenseur et je me suis déjà ennuyé d'un ascenseur. J'ai dit adieu à des amis par la fente de la porte coulissante, j'y ai aussi entrevu le septième ciel. Je ne compte plus les claustrophobes que j'ai eu à rassurer dans un ascenseur. J'ai souvent fait des détours pour éviter de prendre des ascenseurs un peu trop frais dans ma mémoire et j'ai maintes fois utilisé la capacité maximale pour des retours de bouteilles : j'ai en quelque sorte atteint le fond du baril via un ascenseur...

Je le confesse : je me méfie un peu plus chaque jour de l'ascendant qu'ont sur moi tous ces ascenseurs.

J'ai déjà attendu l'ascenseur avec Guy Lafleur, déjà débarqué avec Mordecai Richler, j'ai même une fois pris l'ascenseur avec le réparateur. Je prends régulièrement l'ascenseur avec l'homme invisible, j'aimerais bien le prendre avec la femme bionique, tout comme j'aurais préféré ne pas l'avoir pris avec mon sosie. J'ai une fois vu mon nom gravé sur un mur d'ascenseur et à la fin de ce texte vous aurez lu que j'ai écrit 40 fois le mot « ascenseur », c'est vous dire à quel point je peux arriver à me sentir familier avec les ascenseurs. Je n'ai toutefois aucune ascendance avec aucun ascenseur, ni n'envisage de descendance non plus.

N'ayez crainte, il y aura juste assez d'ascenseurs pour tout le monde.

J'ai entendu des centaines d'histoires à propos d'ascenseurs bien que j'aie souvent été témoin de censure dans un ascenseur. Toutefois je n'ai

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jamais senti d'encens dans un ascenseur, jamais vu de sangsues non plus. Je n'ai jamais fait l'amour dans un ascenseur, n'y suis jamais tombé en panne, n'y ai jamais tiré l'alarme. Je n'ai jamais été tenté de saboter un ascenseur, encore moins d'en inaugurer un. Je n'ai jamais récité de poème dans un ascenseur : je ne suis pas un poète d'ascenseur. II m'arrive très souvent de n'en avoir rien à crisser des ascenseurs, de penser à autre chose. Je crois par ailleurs pouvoir concevoir précisément et globalement tout ce qu'il y a d'insignifiant dans le fait de détailler sa relation avec les ascenseurs. Sachez que j'ai snobé beaucoup d'ascenseurs, en prenant l'escalier, que je ne suis pas un maniaque d'ascenseurs, que je ne connais pas les compagnies d'ascenseurs et que je ne pourrais même pas expliquer comment fonctionne exactement un ascenseur. Tout ce que je peux vous affirmer, c'est que je ne suis jamais plus le même au sortir d'un ascenseur.

Mais avant de sombrer dans une sentimentalité de bas-étage, je m'arrête ici, et vous renvoie l'ascenseur...

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Le club-vidéo

Aller louer un film au club-vidéo, et ce peu importe lequel, est une activité plutôt banale. À moins que l'envie soudaine d'un film « catastrophe » nous prenne lors d'un cataclysme naturel, on se doute qu'on reviendra se blottir devant la télé dans une vingtaine de minutes, pas vraiment essoufflés, pas vraiment dépaysés, et le plus souvent avec deux boîtiers au lieu d'un (non mais, tant qu'à y être, profitons du forfait). Une fois la « mission » accomplie, quel bonheur sera-ce que de se prélasser, manette à la main, paille à la bouche et jujubes entre les dents, devant un navet qui, s'il est de qualité, saura facilement nous faire oublier le fade épisode de sa location.

Si cette tranche de vie inspire si souvent l'indifférence, c'est peut-être que nous oublions que notre club-vidéo, en plus de fournir lesdits vidéos, est un club, dans lequel nous sommes de distingués membres, et dans lequel il serait sans aucun doute passionnant de s'impliquer davantage. Un club ! Excusez-moi, mais en tant que fier représentant de la génération du Club-des-100-watatatow-et-cie, le mot a pour moi un je-ne-sais-quoi d'enthousiasmant, de super débile écœurant, il sous-tend que je fais partie d'un groupe de gens avec qui il est impossible que je n'aie pas d'affinités électives, il me parle d'amitié et de respect. Le club-sandwich n'est-il pas un mets fait pour être partagé ?

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Oubliez les « coopératives », les « mutuelles », les « fédérations » et autres associations spéculant à qui mieux-mieux sur le bonheur général : notre club-vidéo nous montre sans ambages la voie vers un monde non seulement élégant, ponctué d'octogones multicolores et de volets clos là où il est approprié de les clore, mais un monde imaginatif dans lequel plus les « package deals » de locations sont compliqués, plus ils sont avantageux; un monde souple où 18h10 est automatiquement arrondi à 18h et finalement, un monde de rapprochements où l'on veut garder contact avec nous : pourquoi pensez-vous qu'ils nous demandent notre numéro de téléphone si ce n'est pour nous inciter subtilement à nous faire demander le leur ? Et nous, pauvres cinéphiles hésitants devant la moindre nouveauté, nous n'en profiterions pas !

Je rêve d'un grand tournoi de baby-foot entre les membres de mon club-vidéo, dans un demi-sous-sol climatisé. Je rêve d'une soirée spéciale entre les tenants des films d'horreur et ceux de comédies où l'on écouterait des westerns. Je rêve d'un club qui, malgré tous mes retards, m'accepterait toujours comme membre, d'un club qui tirerait sa fierté ailleurs que du poids de ses copies, d'un club chaussures aussi, mais où je pourrais prendre enfin mon pied. Je rêve d'un club comme on rêve de faire le Grand Club. Mais par-dessus tout, je rêve de faire partie d'un club qui serait si cool que jamais il ne tiendrait à s'appeler « club » s'il en venait à s'apercevoir qu'il n'en était pas réellement un.

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La friperie

On se sent tous parfois fripés. Ou quelque chose du genre : c'est une image. On fripera, par exemple, quand on n'aura pas complètement séché ses larmes, quand on n'aura pas suffisamment repassé ses notes de cours avant un examen délicat ; on fripera quand on se sera bien imbibés de bière la veille et qu'on aura mal dormi sur un oreiller à taie couverte de plis. En fait, on fripe de partout, tout le temps : on fripe de trop de frites, on fripe de trop de frime, on fripe d'avoir frette, on fripe par la frousse du fisc et pour l'Afrique qui flippe mais, surtout, on fripe pour le fric. La vie n'est finalement qu'une fieffée friponne qui nous fripe jusqu'à ce que la grande faucheuse prenne le relai et finisse de nous découper en filaments.

C'est ainsi qu'en attendant le dernier frisson, lorsque je me sens particulièrement fripé, qu'on m'a filé le cafard, il m'est revigorant d'aller secouer mes puces à la friperie du coin. J'y découvre des fringues usagées, amoncelées, rapiécées, renippées et même réinventées que j'enfile, enfin, sans trop me soucier de mes frères de frocs des autres cabines. Chaque fripe a son histoire, ses faux plis, ses froissures ; chaque écharpe a ses petites taches, ses boules à mites et chaque fichu a ce manque de pep qui m'est si sympathique. Et s'il est vrai que chaque torchon trouve sa guenille, la friperie aura alors des allures de harem pour ma garde-robe, laissée chez moi en friche, frustrée.

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C'est fou comme dans les friperies je me sens tout feu tout flamme. C'est flagrant : je frétille, frise et froufroute tout à la fois. Frénétiquement, je flanque des F-words partout, et j'en suis fier ! Cependant, lorsqu'en février je me fus enfargé sur un full hot foulard fluo en flanelle effilochée, furax je fulminai : « fichtre, alors ! » et informai fielleusement la fripière qu'il ne fallait pas faire fi d'un tel fait, foi de frileux. Elle de m'apostropher, franche : « Freak ! me siffla-t-elle, que fomentes-tu devant ma face ? Force frimes ou quelque farfelue fumisterie ? Ne te figures-tu pas le faix de ma fonction de sous-fifre, freluquet ? Flagada, j'effeuille les fibrannes des chiffons, effile les ficelles, agrafe les fibules, faufile les faufils, fourre les fourres avant de fixer les franges finales ! Qu'ai-je à foutre de la fatuité d'un forban de faubourg ? Fuis, enfoiré ! » Ouf ! J'étais soufflé : de fripé, je fus pétrifié. Mes griefs n'eurent pas l'effet formateur planifié et j'en fus fort déconfit.

Lorsque j'y repassai, mon attitude avait changé. Je me comportai calmement, sans flaflas, sans allitérations et ne cherchant plus à coudre de fil blanc mon style. La fripière m'accueillit craintivement, mais en voyant la main que je lui tendis humblement, elle me la serra de la sienne qui avait été, pour tant de vêtements de seconde main, une seconde chance.

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Les toilettes publiques

Les toilettes publiques sont des endroits remarquables car, même si l'on se rend à l'une d'entre elles tous les jours, on ne pourra jamais s'y sentir comme chez soi. Qu'elles sentent les fruits de la passion, les neiges éternelles ou les lessives d'antan, qu'elles reluisent de toutes parts, qu'elles soient rembourrées, insonorisées, isolées, voire même calfeutrées, toujours, il y a malaise. Mais bon, quand faut y aller...

Après s'être assurés de la plénitude des rouleaux, de la translucidité des eaux et de la sécheresse des pourtours, contraints nous sommes de nous positionner sur notre trou d'accueil. S'opère alors, si tout va bien, le decrescendo de notre tourment en louant bruyamment je-ne-veux-pas-savoir-quel dieu des cycles de la vie. Exaucés, nous relevons la tête vers le néon du plafond, assoiffés de nourriture céleste. Illumination ! Autour de nous, les parois métalliques sont parsemées d'inscriptions intemporelles, inspirées, anonymes quoique souvent signées et parfois jointes d'un numéro de téléphone. Toutes témoignent du vertige de ce moment sacré, toutes rendent hommage à leur façon à l'humanité, cloîtrée contre son gré dans ce confessionnal aseptisé.

L'homme a cette qualité qu'il se réconforte en se divertissant. Ajouter son grain de sel ou sa goutte de fiel à ce type de fresques communes est un bon moyen de passer le temps tout en augmentant l'estime de soi. Le défi est

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là : il faut faire vite, il faut faire bref, il faut que ça fesse ! II est vrai que bien souvent, le temps nous manque, le crayon ou le couteau aussi, notre posture n'encourage pas tellement l'acrobatie et, disons-le drument, les saillies de vulgarité inspirent difficilement le poète qui sommeille en nous; mais obstinément surgit cette tentation de nous démarquer de tout ce verbiage par un bon mot tranchant se voulant final. C'est que la postérité nous tenaille et l'inconnu à venir, évidemment plus idiot que nous, est toujours à boucher : on exige qu'après nous avoir lu, il prenne son trou ! Que voulez-vous, c'est un forum parfois cruel et sans pitié où les génies sont célébrés et les démagogues rapidement recalés. En ce lieu de passage universel ou même Keven T. « was here » en août 2007, l'instinct créateur est généreusement badigeonné de testosterone.

Les livres sont somme toute récents. Pour être écrits, ils requièrent la persévérance dans la stabilité, le bureau de travail, la gomme à effacer... Mais l'Écriture, considérée ici dans sa pureté la plus brute, tel le cœur gravé dans une roche à la croisée des chemins, tel le tatouage tracé sur la tempe, telle la moustache ajoutée au monarque sur un billet de banque, d'un geste désintéressé et gratuit : la voilà, sa première forme, son origine. Qui n'a jamais osé y aller de son petit tag n'a pas pu explorer tous les champs de la communication humaine, n'a pas vraiment laissé sa trace. Qu'on ne dédaigne pas, alors, la lecture des murs des toilettes publiques, car ils nous permettent de nous connecter à une source intarissable de désir de vivre où, quelque part vers le haut de la cloison, il restera toujours pour nous une petite place.

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L'amphithéâtre

Un ami que j'apprécie d'habitude pour son bon sens et sa bienveillance m'a dit l'autre jour qu'il estimait avantageux pour la ville de se doter d'un nouvel amphithéâtre. Sur le coup, je ne savais quoi en penser, tant soudaine était l'idée (nous étions en train de parler de techniques de relaxation). Mon ami fut alors pris d'une montée d'enthousiasme dont je ne l'eus pas cru capable : « Ne réalises-tu pas, cher Renaud, ce que signifierait un tel édifice ? N'as-tu jamais souhaité le retour de l'Équipe, le confort du siège rembourré, la reprise vidéo sur l'écran géant HD ? Ne capotes-tu pas devant la perspective d'une arène hypermoderne grouillante de rivalités vivifiantes et de désirs de vaincre ô combien sophistiqués ? Ne t'émeus-tu pas en t'endormant le soir à la seule pensée de te retrouver au milieu de ce palais aux mille euphories, de t'y pincer et constater le rêve devenu réalité ? » C'était enivrant, en effet : je dus le reconnaître.

II ne faisait cependant que commencer : « Et des spectacles ! Pas une soirée qui n'aurait ses étoiles ! Pas un quart d'heure qui n'aurait sa gloire ! Pas une seconde qui n'aurait son extase ! La ville deviendrait un passage obligé, un carrefour de la culture internationale, la girouette de l'avant-garde : ni plus ni moins une nouvelle Mecque du divertissement vers laquelle serait tournée la somme de nos ennuis, de nos envies et de nos nostalgies ! » Je n'avais pas vu cela sous cet angle et lui fis part d'une certaine excitation qui, inutile de le cacher, commençait à poindre en moi.

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C'est alors qu'il respira un bon coup et continua, gravement cette fois-ci : « Vois-tu, ce dont je te parle n'est pas une question d'argent (d'ailleurs, ni toi ni moi n'avons les moyens de payer pour tout cela) : c'est une question de fierté, d'honneur, de survivance nationale, presque. II y a un vide immense à combler en nos cœurs, ne le sens-tu pas ? L'amphithéâtre est en quelque sorte bien plus qu'un baume pour notre état dépressif, il est la condition même de notre salut moral. » Bien qu'ayant le sentiment que mon ami exagérait un peu sur ce point, je n'eus pas le temps de le lui dire car il s'exclama aussitôt, dans une lamentation éclatante digne du jeune Werther : « Fichtre ! Je n'en puis plus ! Je suis à bout ! Je souffre d'une totale confusion ! J'essaie très fort, mais je ne sais plus du tout quels arguments me permettraient d'obtenir enfin mon bel, mon précieux amphithéâtre... L'idée m'obsède depuis quinze ans. Quinze ans ! Et devant toi, cher Renaud, je craque. Puis-je pleurer dans tes bras, toi qui m'écoutes. Je t'en prie...»

C'est ainsi que cet après-midi-là pour le consoler (et surtout le calmer), je lui proposai de prendre congé de ses maquettes en bâton de popsicle et de venir prendre un verre avec moi au seul endroit où tous les espoirs sont encore permis, au Cotisée de la DrafH.

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Le hall d'entrée

Portes, plancher, comptoir, fauteuils, plantes, oxygène : le hall d'entrée n'a rien à se reprocher. S'il faut toujours se fier aux premières impressions, ne vaut-il pas mieux qu'elles soient familières et rassurantes comme des fleurs de tapisserie ? Aussi les sonnettes sont-elles nettes et les rampes d'escaliers, encaustiquées : on aura même été jusqu'au feng shui pour assurer un confort aux inconscients. À l'hôtel, à l'assurance-chômage comme au salon funéraire, pouches-pouches et windex s'agencent pour composer cette fragrance unique nous rappelant l'avènement de l'aseptisation universelle créant l'atmosphère idéale à l'émergence du spleen de luxe qui pourrait nous être donné de vivre dans leur hall d'entrée.

II faut dire qu'originellement, c'était rempli de bonnes intentions que nous avions pris rendez-vous, avions daigné jouer le jeu du formulaire et nous étions présenté à l'accueil. C'était tout aussi naïvement que nous nous étions nommé, avions précisé notre sexe et pris un numéro. Pour que tout se passe bien, nous avions accepté volontiers de nous armer de patience en remerciant d'un sourire poli les réceptionnistes chargés de veiller au bon fonctionnement du processus administratif. En ces temps précambriens où nous étions alors, le hall d'entrée nous apparaissait comme l'antichambre de la réussite, une espérance gratuite au seuil de notre admission prochaine devenue, pensions-nous, simple formalité.

Mais, plusieurs glaciations plus tard (sur la trame temporelle de notre patience), toujours rien n'a flétri dans le hall d'entrée : enrobées de plastique,

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les plantes sont désormais immunisées contre la sécheresse des musiques d'ascenseurs, les machines à pinottes, en diminuant progressivement les doses distribuées dans nos paumes, ont trouvé le moyen de ne jamais se vider, et le renouvellement assidu des magazines de mode mis à notre disposition assure la pérennité des cycles saisonniers. La longue évolution de la standardisation de l'aménagement intérieur aura trouvé dans cette zone de transit humain une occasion de se raffiner. En prenant soin de demeurer le plus fade possible, le hall d'entrée parvient non seulement à nous faire oublier la raison même de notre venue dans l'établissement, mais nous indique aussi qu'y demeurer trop longtemps comporte le risque d'être aspiré pour de bon dans le vacuum de la porte tournante. Passé un certain degré de vide cérébral engendré par l'attente, même le petit dauphin en mélamine au sommet de la fontaine centrale s'anime pour nous mettre en garde contre ce point de non-retour.

Un jour pourtant tombe le verdict : « Compétences insuffisantes, manque d'expérience, pièce d'identité obsolète, permis périmé. » Après des millénaires de taponnage, on nous dit enfin qu'il est trop tard, qu'invalide est notre demande. Zut ! Réalisant comme Kafka ne jamais pouvoir aller plus loin que le hall d'entrée, certains peut-être, blindés de dépit, demanderont la main d'un/une portier/ère, certains se coucheront en boule, traumatisés, dans le bac de sable qui fut jadis un cendrier, tandis que d'autres, prenant le concierge à témoin, s'aspergeront de détergents et, avec leur dernière flamme de vie, s'immoleront.

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Les stations-service

6h du matin. Des deux côtés du boulevard, pour quelques dixièmes de cennes de plus, un carnage se prépare. Dans l'oligopole, le nombre d'âmes diminue chaque jour, au plus fort de la pompe. Avec le temps, c'est bien normal, la population s'est faite à l'odeur de plomb qui émane des revolvers. Certains aiment ça, trouvent ça super, d'autres préfèrent utiliser le sans-plomb, qui pue tout autant et tire tout aussi bien. À 7h, le smog se lève et c'est l'explosion des moteurs, au sortir des stations-service. Tous prennent la fuite dans un boucan d'enfer.

Restées seules avec la poussière retombée, les stations-service angoissent : à défaut de refaire le plein, elles perçoivent au contraire leur vacuité et s'y abandonnent. Les voilà qui se pomponnent, remontent leurs prix, hissent leurs panneaux d'affichage et trouvent des noms trashs à leurs slushs. Rien n'y fait, une fois le client servi, elles se sentent coupables d'insuffisance et sombrent dans une sorte de paranoïa chronique : elles s'imaginent des voitures hybrides partout, s'arment de caméras de surveillance, cachent leurs cigarettes et demandent les cartes des jeunes trentenaires. Elles finissent même par croire être l'objet d'une conspiration à l'échelle mondiale ! Pauvres stations-service...

Oui, pauvres stations-service que tout le monde continue à trouver laides et insipides, que tout le monde déteste parce qu'elles représentent le lien plus concret, le plus obscène entre nos vacances en famille et la fin du monde. Parce que notre soif de liberté ne s'étanche plus que chez elles, nous les calomnions, ingrats assoiffés que nous sommes ! Pauvres, pauvres petites

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stations-service qui pourtant nous offrent leurs quintessences : qu'elles soient d'or, d'argent ou de bronze, jamais elles ne nous semblent assez raffinées, jamais les pétro-points n'arrivent à nous faire accepter qu'elles sont les huiles essentielles de notre civilisation. Sises aux carrefours de nos contradictions, les stations-service rongent leurs freins en redoutant la panne sèche.

Le lendemain, à 6h du matin, des deux côtés du même boulevard, les belligérants ne s'échangeront pas un regard. Tout l'oligopole aura mal dormi, rêvant de pyromanies et de derbys de démolition. Une fois leur réservoir presque rempli, les cow-boys tireront encore quelques petits coups pour pogner le 40.00 $ « flush », la haine dans l'âme. La tête baissée, ils s'aventureront dans la station-service, prendront un café, un gratteux, paieront à crédit et, un peu avant 7h ce jour-là, déguerpiront dans leurs bazous crasseux. II était temps : dieu sait quel coup de Jarnac les stations-service leurs auraient réservé une fois entrés dans le lave-auto ?

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Le trou

C'est un tout petit trou de rien du tout. Un espace nommé néant, architecturalement nul. Même pas un nid-de-poule, à peine un trou de billes, un genre de trou de balle. Deux ou trois mégots de cigarettes l'ont rempli à moitié à environ neuf mètres de l'édifice administratif. Je ne sais pas pourquoi je l'ai remarqué : il fallait que je fixe quelque chose, j'avais un trou de mémoire. C'est ce trou que j'ai fixé. Et je me suis rappelé de tout. De tous les trous dont je suis farci.

Du trou dans mon horaire au fond duquel doit croupir l'agenda que je n'ai jamais pris le temps de m'acheter. Du trou dans mon bas, en plein là où mon talon accueille souvent mon estomac (en proie à un petit creux). Du trou sur ma langue qui m'empêche de turluter : « Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous ». Du petit trou que j'ai sur le ventre et qui est le plus parfait du monde. Du trou que j'ai au cul, par où passe toute ma vulgarité et qui parfois me définit. Des trous que je n'ai pas en face des yeux lorsque, la veille, j'ai bu comme un trou. Sans oublier mon trou, que je prends souvent lorsque vient le temps pour moi d'en sortir.

C'est fou ce qu'un trou peut jouer les bouche-trous par un bel après-midi de printemps ! Toujours dans la lune (probablement dans un cratère), les trous se multiplient dans ma tête. M'apparaissent en rafales les trous d'obus, les trous noirs de monde, le trou du rocher Percé, celui de Ground Zero ; les trous dans l'Histoire, Trouville en Normandie, les trous d'un gruyère en face d'un trou de souris ; les trous d'un coup et les autruches, le cou dans le trou.

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Et je m'enfonce dans toutes ces pensées creuses jusqu'au moment où je trou-ve (sic) le morceau qui faisait brèche dans ce casse-tête.

À deux pas dudit petit trou gît un caillou de même grosseur. Paresseux, je ne vais pas jusqu'à procéder à l'accouplement, mais l'idée me colmate l'âme car n'est-ce pas que chaque crevasse trouve sa gravelle, qu'à bon chas, bon grès, ou encore, que rien ne se comble, rien ne se troue ? Je le concède, les sagesses se dégageant de cette belle tranche de vie auraient pu être davantage approfondies, mais voilà qu'il recommence à neiger et j'ai beau chercher mais je ne vois déjà plus mon petit trou.

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La brûlerie

Consciencieux envers mon travail poétique, j'avais songé me rendre au café du coin pour m'imprégner adéquatement de mon sujet et en profiter pour en boire une tasse qui m'eut peut-être aidé à infuser davantage ma prose parfois un peu trop fade à mon goût. Sauf qu'une fois devant la vitrine, à deux pas de la porte, j'ai soudainement été stoppé par l'étrangeté du paradoxe vers lequel aurait pu me mener ce comportement qui m'avait d'abord paru si naturel : écrire dans une brûlerie, soit, mais écrire à propos d'une brûlerie dans une brûlerie, c'était pour moi - comment dire ? - un peu trop fort de café. Mais c'était aussi trop facile et, me connaissant, il devait y avoir d'autres explications à ce blocage imprévu. Je suis donc resté là, sous cette pluie battante, essayant tant bien que mal de reconnaître la source de mes appréhensions à travers la vitre ruisselante.

Logeait-elle en cet individu assis de profil sur ce fauteuil bas, là-bas, rivé à son portable, me rappelant vaguement cette suggestion d'ami-facebook à laquelle je n'avais pas donné suite la semaine d'avant ? Ou en cet autre, plus près, si absorbé par sa conversation téléphonique que la créma de son allongé, laissée à elle-même, cherchait à se dissoudre dans la vacuité du moment ? Mais non, ces pauvres gens n'y étaient pour rien : qu'ils eussent été viennois, liégeois ou italiens, ils ne m'eurent pas nui dans mon travail d'observation, au contraire. Qu'était-ce donc qui aurait pu m'incommoder de la sorte ? Le spectre d'un Sartre ? La vanille française en général ? Trêve d'inepties, il fallait me dépêcher car, l'averse redoublant d'ardeur, l'absence de

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parapluie en haut de ma tête me laissait entrevoir des conséquences des plus humides.

Je remarquai alors que je m'étais posté juste à côté de la bouche d'aération de l'établissement, qui me crachait bruyamment un bouquet d'arômes dont la complexité m'éveilla aux contradictions de mon état latent. C'est que je m'étais souvent surpris auparavant à prendre à même le sac un bon nombre de « pofs » de café fraîchement moulu, avec un plaisir frisant le vice. Peut-être avais-je développé une dépendance jusqu'ici inconsciente envers ces exotiques émanations. Peut-être la brûlerie m'avait-elle deviné au point où elle avait su hypnotiser mon nez par un agencement olfactif savamment dosé par un torréfacteur machiavélique ! À voir les deux cafetiers rire derrière leur comptoir en me désignant, je compris hors de tout doute avoir été piégé, manipulé, ridiculisé, désemparé et, surtout, mouillé.

C'est ainsi que ce jour-là, à défaut de me sécher au café, je plongeai en moi. Je me suis vu, assis à ce même café, l'humeur veloutée, faisant valser une petite cuillère sur des airs d'Aznavour sans trop avoir envie d'un réchaud. J'avais vingt ans. Puis, hier encore, plutôt corsé cette fois-là, avoir eu ras-le-bol du lait mousseux, m'être levé d'un coup sec, avoir laissé l'argent sur la table et être parti, libre, en plein orage, et comme heureux de boire la grande tasse - que dis-je ? - de la déguster, comme aujourd'hui.

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La quincaillerie

Tu me connais mal : si j'avais déjà eu envie d'écrire sur les quincailleries, je l'aurais fait. Et si maintenant j'ai l'impérieux désir d'écrire sur le sujet, c'est que le temps est venu pour moi de rédiger ce que j'ai toujours secrètement prétendu pouvoir être en mesure d'écrire. Comme il fait bon rouler mes manches, m'asseoir, craquer mes jointures, concevoir une structure de texte solide qui prévienne les fuites de sens et, surtout, passer en revue les outils grammaticaux de mon coffre à idées en me disant « ciboulot que j'ai la métaphore facile, aujourd'hui. » Mais si par malheur il en manquait un, outil (le point d'exclamation, par exemple, dont j'aurais pu me servir pour la citation précédente), je n'hésiterais pas à aller faire un tour à la quincaillerie car (demandez à l'homme-à-tout-faire Normand Brathwaite) quoi de mieux qu'une quincaillerie pour nous pourvoir en scies qui mangent les raies et autres choses maganant les langues de bois ? Je te le dis ben franchement : si mon texte sur les quincailleries existait, je l'aurais, l'affaire.

Si j'écrivais sur les quincailleries, je te dirais la vérité. Je te dirais que je n'ai pas si souvent que ça besoin de me rendre à aucune quincaillerie et que si j'entretenais une relation privilégiée avec ne serait-ce qu'une seule quincaillerie, c'est probablement parce que j'aurais développé divers intérêts/passions/dépendances qui m'inciteraient à retourner régulièrement à cette quincaillerie. Je te dirais aussi que si je pouvais attribuer avec certitude une fonction au - disons - quart des items qui se trouvent sur l'inventaire d'une quincaillerie standard, je pourrais peut-être en venir à me sentir décontracté

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une fois entré dans n'importe quelle quincaillerie. En fait, si je savais me servir de mes mains, j'applaudirais à tout rompre l'amélioration de ma qualité de vie que pourraient m'apporter toutes les quincailleries de ce monde et, je te jure, si j'étais en mesure de l'imprimer sur du papier sablé, j'irais assurément porter mon CV dans quelque cool quincaillerie.

Si le verbe quincailler n'existait pas, je le fabriquerais. J'aplanirais des lettres à grands coups de dictionnaire, dévisserais le Grevisse, raboterais des consonnes et varloperais des voyelles en salopant probablement certaines syllabes au passage de ma déchiqueteuse orthographique. Boulot d'amateur, me diras-tu, mais dont je serais fier comme de mon propre fils.

En terminant, excuse-moi, car si je n'avais pas oublié de me faire faire un double de ma clé de mon appartement chez Renaud Dépôt (là où nous nous sommes rencontrés), je ne serais pas rendu chez toi en ce moment en train de t'assommer avec mon foutu texte sur les quincailleries que je n'ai pas encore écrit. Mais pour te remercier de ton hospitalité, je te donne, en scoop, sa première phrase, que tu m'as inspirée : Si tu me quincaillais, mon amour, je

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Le parc de stationnement

Le hic avec les voitures, c'est qu'elles existent. Physiquement, je veux dire. Car lorsqu'on ne s'en sert pas, elles doivent inévitablement occuper une place de stationnement qui, elle aussi, s'avère avoir des dimensions d'ordre physique. Dans l'absolu, il y a infiniment plus de places de stationnement qu'il y a de voitures (le monde est vaste), mais, étrangement, les automobilistes se plaignent toujours d'un manque de stationnements mis à leur disposition. Mais avant de capoter, il serait peut-être bon ici de visualiser ce à quoi pourrait ressembler l'obtention d'un stationnement au centre-ville, ce qui nous permettrait éventuellement de nous arrêter un moment sur ce paradoxe perturbant notre époque.

N'ayant pas de vignette (nous serions de passage) et devenus pour le moins subjugués par les mystérieuses contradictions des panneaux de stationnement qui ponctuent les chaussées, nous nous dirigerions naturellement vers un parc de stationnement, aussi appelé « parking » : là où l'on parque. L'employé de la cabine noterait notre arrivée et nous ouvrirait l'accès aux lotissements réservés aux non-handicapés (pas de vignette, j'ai dit). À une vitesse de moins de 5 km/h, nous entreprendrions méticuleusement le choix de la surface d'accueil seyant le mieux à notre besoin d'immobilité. Mais, rien à faire, aucune place ne semblerait correspondre au havre souhaité, toutes seraient non seulement trop loin de l'entrée, trop difficiles à mémoriser, mais tout simplement occupées. Nous tourniquerions donc le temps qu'il faudrait, tel un chasseur cherchant sa chance.

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Au loin, une alvéole se libérerait. L'endroit semblerait convoité : des automobilistes sortiraient de leur véhicule pour défendre leur priorité à grands coups de poing sur la mâchoire, tandis que d'autres, captivés par le combat, décapsuleraient par inadvertance quelques rétroviseurs qui auraient semblé plus loin que ce qu'ils eurent pu paraître. L'altercation prendrait des proportions désolantes lorsqu'un ignoble individu tenterait de déverser un bidon d'essence sur quelques blâmables automobiles. Indignés, nous détournerions le regard et poursuivrions notre chemin.

Quelle ne serait pas notre surprise de nous faire arrêter par un vieux boiteux qui nous proposerait qu'en échange de la poignée de change qui traîne en-dessous de notre break à bras, il déplacerait quelques-uns de « ses » cônes orange, ce qui nous libérerait une place qui, de surcroît, serait idéale. La transaction nous semblerait scandaleuse, mais néanmoins opportune. Quelques instants plus tard, nous nous verrions retirer la clé de contact, pensant avec amertume que si nous eussions été en covoiturage, la honte d'avoir accepté un tel commerce aurait pu être partagée.

Enfin immobile, perplexe, nous viendrait cette bête conclusion : un trop grand trafic dans un stationnement engendre parfois un trafic de stationnements.

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L'escalier

Si votre ville a le bonheur d'être dénivelée, il se peut qu'elle soit parsemée d'escaliers extérieurs publics, éléments pittoresques s'il en est. Mais pour nous, piétons de basse-ville, ils pourront parfois paraître intimidants, si bien que des détours s'effectueront afin d'éviter certains monstres aux cent marches. Bien sûr, d'autres fois nous serons contraints d'être pressés, nous nous dirons « advienne que pourra », nous nous donnerons une légère tape de mitaines sur les cuisses et nous emprunterons un escalier, inconscients que nous serons. D'en bas, il est toujours comme impossible de se représenter l'exacte somme d'efforts que l'escalier exigera de nous, qui l'avons pourtant gravi mille fois auparavant.

Dès les premières marches, une cadence s'adopte, l'acide lactique s'active et déjà il nous semblerait stupide de rebrousser chemin. L'escalier nous a en fait déjà aspirés. Subrepticement, il suce dans l'ordre notre loquacité, notre célérité et notre sérénité : passé un certain point, on ne pense plus qu'au prochain palier, passé un autre, à la prochaine marche et, passé un autre, à la prochaine escale. À mi-chemin peut-être, on s'arrête, on se retourne et, un peu groggy, on cherche vaguement du regard la marche à partir de laquelle on a dû commencer à gémir.

Un tel lot de souffrances demeure cependant insignifiant par rapport à celles qui surviendront lors de la deuxième moitié de l'ascension. La petite

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halte que nous nous sommes octroyée n'est plus qu'un pâle souvenir dès l'abord du troisième échelon de cette nouvelle série de difficultés. La fatigue s'avère d'autant plus vicieuse qu'elle s'attaque maintenant à la tête et au cœur, à coups d'étourdissements et de nausées. Surchauffés, les poumons font fondre leur goudron qui dégouline sur le rien de reins qu'il nous reste ; quant à elles, les jambes sont simplement passées de l'état de jello à celui de gruau. Véritable planche de salut, la rampe seule nous sert désormais de colonne vertébrale et c'est par miracle que nous parvenons à éviter de gravir les dernières marches à genoux. Enfin au sommet, dans le long râle d'assouvissement qu'éructe notre poitrine nous distinguons, nous semble-t-il, la voix de quelque lointain aïeul, éleveur de bœufs et pourfendeur de montagnes. Et puis nous passons à autre chose.

Plus tard dans la journée, lorsqu'en sifflotant nous descendrons ce même escalier, c'est avec une douce vengeance à l'esprit que nous ferons glisser nos fesses sur le dernier bout de rampe, non sans faire un clin d'œil au pauvre type qui s'apprêtera à mettre le pied sur la première marche.

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L'autobus

Pour diverses raisons, plusieurs concitoyens semblent avoir pris en grippe l'autobus. II est vrai que ce haut lieu du microbe déjouera probablement encore longtemps tous les vaccins qu'il nous sera possible de nous administrer. II est vrai aussi que la tonalité des sonneries de téléphone qu'on y entend nous jette souvent d'insidieux froids dans le dos. Mais le fait est qu'à force de se marcher sur les pieds, de se taper sur les nerfs et de ne pas « reculer en arrière /» (sic), le bacille de la mauvaise humeur (de type C10 QT) a atteint un taux de contagion faisant croire aux usagers qu'une pandémie d'airs de bœufs est imminente. Bientôt, c'est là une hypothèse, tout le monde s'écumera dessus dans les abribus, bref, ça va être malade !

En route vers l'hôpital pour cause de mauvais rhume, je parviens à m'assoir entre deux types dont les bourrelets me serviront en temps et lieu de ceinture de sécurité. En face de moi, un gars que je croise des fois mais dont je n'ai jamais su le nom me regarde en hochant la tête : « Ça va ? » Sa moue fait mine que oui. « Atchoum ! » éructe-je. Le malaise qui en découle a un goût quelque peu malsain, comme si j'avais déjà contaminé la stérilité intrinsèque à notre non-conversation. Sans me regarder, le gars s'en va deux arrêts plus tard en même temps que les bourrelets à mes flancs se desserrent sensiblement. Le temps d'un feu rouge, j'ai cette désagréable impression d'être mis en quarantaine. Je me mouche, navré.

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Je dois attraper une correspondance : je débarque, prends une pastille contre la toux, relève mon col et attends en compagnie de mes muqueuses et de ce type qui s'approche vers moi et qui m'accoste : « Fait pas chaud hein ? C'est ben pour dire, mais l'hiver s'en vient et, tiens ? L'autobus aussi...» Quel

bonheur que de la2 voir arriver ! Aussitôt, mes pensées se font plus positives.

Je m'imagine déjà au chaud, accepté des autres manteaux, tout emmitouflé d'eux, soulagé. Une bus qui arrive au loin me fait toujours frissonner de joie car par elle, je n'entrevois rien de moins que, oserais-je le dire, la guérison. Avant d'y rentrer, je tousse un bon coup question de me refaire une beauté intérieure.

Contenant mes reniflements, je me greffe à ce corps étranger en titubant jusqu'à la banquette arrière. De là, toutes mes maladies m'apparaissent bénignes, sans réel danger ni pour moi, ni pour le reste de l'autobus. Je m'immerge dans les vapes et alors, ce que je croyais être au départ de mon périple une sorte d'hypocondrie collective me semble désormais n'être qu'un simple étourdissement passager, à peine une quarte de toux, un hoquet sympathique, une grippe imaginaire. L'autobus ronronne et je m'endors, rassuré.

« Station de l'hôpital ! » Pour mieux me réveiller, avant de descendre, je laisse passer tout le monde avant moi.

2 Peut-être sera-t-il bon de rappeler que dans la grande région de la capitale (je ne sais pas pour

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La pharmacie

Je vais rarement à la pharmacie, je touche du bois. Mais je devrais peut-être faire l'effort de m'y rendre davantage, pour que m'envahisse plus souvent cette quiétude indescriptible. Voyez-vous, j'éprouve parfois une sorte d'inconfort à force de m'attarder en ville : tout va si vite, tout change sans préavis, tout me mord, tout me mâche et, bien sûr, tout m'avale. Non pas que la pharmacie fasse figure d'exception dans ce broyage de réalités contradictoires, mais elle me permet d'être en pleine concordance avec les pathologies véritables de notre société, en plus d'offrir d'excellents remèdes à mes maladies imaginaires. Je m'explique.

Tout y est clair, lisse, éblouissant. Ailleurs, il se trouve toujours un détail qui fait tache et m'accroche, une négligence sanitaire me rappelant cruellement que le monde n'est pas encore ce qu'il souhaiterait être : lubrifié, parfumé, déridé, lumineux. Ailleurs, gît toujours ce petit recoin encombré de vieux fantômes venant hanter l'agencement rassurant et parfait des étagères que je rencontre à tout coup dans une belle pharmacie propre. Outre les médecines et les produits miracles, qui sont innombrables, sont à ma disposition des ouates parfumées, des Q-Tips roses et des mouchoirs emballés individuellement pour mes extraordinaires sécrétions, des livres de sagesse zen pour les jours de pluie et des tablettes de chocolat pour sucrer le moment présent. À l'occasion d'un jour de fête, les cartes de souhaits me sauvent de l'oubli de l'Autre en m'étalant leurs couleurs pastel pleines de compassion. Somme toute, j'y trouve de tout, voire parfois un ami, n'est-ce

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pas merveilleux ! Même le rock qu'on y joue détend et cajole mes souvenirs les plus lointains, me rappelant les airs de cette fête où j'eus été malade, faute d'aspirine. Et me voilà ému...

Si j'exagère un tantinet, il faut comprendre que la pharmacie ne me propose jamais de demi-mesures pour apaiser mes bouleversements quotidiens. Les stocks de décorations d'Halloween™, de Pâques™ ou de Noël™ sont depuis longtemps certifiés inépuisables ; je peux être assuré que les échantillons gratuits de parfums disponibles au comptoir Lise Watier n'attendent que d'être vides pour aller se faire remplir par le camion citerne de jus de phoque le plus proche, et je peux toujours compter sur la pharmacie pour avoir l'intégrale des résultats des tirages de la veille au kiosque Loto-Québec. Difficile d'être plus réconforté que ça.

Alors, qu'on se le tienne pour dit, la prochaine fois que je me rendrai à la pharmacie, ce sera non seulement par nécessité - pour ne pas abuser des bonne choses - mais aussi transporté par une allégresse qui vous sera contagieuse si toutefois vous me faisiez le plaisir de m'accompagner. Et le jour de ma mort, j'aimerais bien que vous m'emmeniez faire un petit tour à la pharmacie. Une dernière fois. S'il vous plaît.

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L'animalerie

Les animaleries m'ont à chaque fois. Une vitrine, des chatons, quelques modules en laine synthétique et l'affaire est dans le sac. Subitement dépossédé de moi-même au beau milieu du trottoir, je perds alors la track, le nord, fort probablement ma dignité et ne peux retrouver un certain calme avant d'avoir déterminé laquelle de ces petites boules de poils est ma préférée. J'envisage alors jusqu'à l'acheter, puis je me ravise, puis la regarde bailler adorablement, puis ré-envisage l'achat et finalement, pour mieux voir clair dans mes désirs emberlificotés, tout en sachant fort bien qu'inéluctablement je m'apprête à mettre au figuré le pied dans un énorme piège à souris, j'arrache mon hébété regard du mignard élu et pénètre dans l'animalerie en ayant l'air d'un gars qui veut donner sa langue au chat.

La sonnette n'a pas encore eu le temps de tinter qu'une odeur style « lapin en santé » me rappelle que l'animalité est un règne que nul n'intègre s'il n'est pas muni d'un minimum de tolérance olfactive. Un chat s'installe aussitôt dans ma gorge et m'empêche de dire bonjour à Léon, l'animalier, qui de toutes façons, à voir son air bête, me fait sentir qu'il a d'autres chats à fouetter. Pour m'habituer au plus vite à l'hétéroclite ensemble de ces effluves odoriférantes, je prends alors la décision de m'y immerger complètement et plonge dans la direction du mur d'aquariums à l'autre extrémité, ce qui pourra me permettre, en chemin, de détailler les fragrances de toutes les espèces en voie d'apprivoisement de l'animalerie.

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Les piaillements que font les oiseaux, juste comme je passe devant eux, me font sursauter : Hitchcock n'eut pas fait mieux en fait d'épouvante ! Ici cependant, les exhalaisons, plus volatiles, sont invitantes. Aussi prends-je le temps de m'arrêter pour faire un brin d'ornithologie : quoique encagés, les geais me paraissent gais et les serins, sereins ; côté cervelles d'oiseaux, le moineau s'avère moins nono que moi qui, voulant le prendre en photo, a ouvert la volière au lieu de dire : « le petit oiseau va sortir ». L'oiseau envolé, je m'en fus allé, piteux.

Plus loin, les relents harcelants des vivariums réussissent à m'accrocher au passage, moi qui en temps normal ne veux rien savoir de tout saurien. Iguanes, tortues, couleuvres et autres bébites plus ou moins rampantes s'adonnent à me fixer, immobiles et vraisemblablement débiles, jusqu'à ce que je flanche et cligne de l'œil. Je garde alors mon sang froid et profite de cette insignifiante confrontation pour mettre au neutre mon cerveau reptilien saturé d'odeurs pour enfin éclaircir, dans ma conscience lézardée, la signification véritable de ma présence en ces lieux. Je me dis alors, « Récapitule. Chatons, Léon, poissons, oisillons, caméléons : cette faune que je renifle depuis un moment ne dégage peut-être pas toujours un arôme agréable pour le nez, n'empêche que si je n'étais pas entré dans l'animalerie et que je n'y avais pas humé cet insolite écosystème, jamais je n'aurais senti à ce point l'appel de la nature, qui, en ville, est non seulement rare, mais est ce sur quoi on lève souvent injustement le nez. Puissent les animaleries m'avoir à chaque fois, pour encore longtemps. »

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Le guichet automatique

Sans s'en vanter outre mesure, nous pouvons maintenant nous féliciter, en tant que société, d'avoir assimilé grosso modo le fonctionnement des guichets automatiques. Voilà une bonne vingtaine d'années - vingt-cinq peut-être ? - que de moins en moins de néophytes bloquent la file et que de plus en plus de livrets sont maintenus à jour. L'habitude faisant son œuvre, nos visites ont gagné en efficacité et l'arrivée d'une option telle que le « retrait rapide sans relevé » est révélatrice de notre désir d'épurer nos rapports avec la sympathique machine afin qu'ultimement, bien sûr, nous puissions décamper au plus vite.

Retraits et dépôts ayant été retirés et déposés, on admettra qu'il n'y a alors plus grand-chose à dire de passionnant à propos des guichets automatiques. Essayons quand même, cela pourra éventuellement stimuler quelque humoriste en manque d'inspiration : « L'hiver, le tapis est complètement imbibé de slush et ça pue sans bon sens ! » ou « Attention de ne pas lécher les nouvelles enveloppes de dépôt autocollantes, l'amertume dure trois jours : je l'ai essayé ! » ou « Je recompte toujours les billets de 20$ au cas où il y en aurait un de collé même si ça ne m'est jamais arrivé ! » ou encore « Dans la file, en attendant qu'un guichet se libère, je ne peux m'empêcher de nous imaginer en attente d'un urinoir ! ». Excusez-les. Mais, que voulez-vous, aller au guichet est tellement rendu automatique qu'il faut bien savoir meubler le silence entre deux bips de NIP.

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Ne sachant plus, donc, quoi inventer pour agrémenter nos banales transactions quotidiennes, les institutions bancaires ont ajouté récemment une puce soi-disant savante à même les cartes de débit. L'insecte, discret, propre, docile, affectueux et pour l'heure « impossible à doner », seconde désormais la bande magnétique qui, paraît-il, ne suffisait plus à la tâche. Nos avoirs se voient ainsi deux fois mieux protégés contre d'insatiables hordes de fraudeurs que l'on rencontre jour et nuit à chaque coin de rue et qu'une puce à l'oreille leur aura permis de deviner nos NIP. Ne reste que le problème de la carte en tant que telle qui, puce pas puce, s'oublie facilement dans la fente du guichet automatique : « À quand la puce directement intégrée au cuir chevelu ? » serons-nous bientôt tentés de nous dire, exaspérés par l'attente au téléphone pour obtenir le service d'annulation des cartes perdues.

Au grand cirque des inventions postmodernes, alors que nous n'espérions plus apprendre quoi que ce soit du guichet automatique, l'engin nous montre qu'il a plus d'une puce dans son sac : à défaut de devenir prêteur, il sera prestidigitateur ! Et - qui sait ? - peut-être croiserons-nous prochainement le réparateur de guichets automatiques arborant un sourire tape-à-l'œil juste en dessous d'un nez de clown.

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