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Le hic avec les voitures, c'est qu'elles existent. Physiquement, je veux dire. Car lorsqu'on ne s'en sert pas, elles doivent inévitablement occuper une place de stationnement qui, elle aussi, s'avère avoir des dimensions d'ordre physique. Dans l'absolu, il y a infiniment plus de places de stationnement qu'il y a de voitures (le monde est vaste), mais, étrangement, les automobilistes se plaignent toujours d'un manque de stationnements mis à leur disposition. Mais avant de capoter, il serait peut-être bon ici de visualiser ce à quoi pourrait ressembler l'obtention d'un stationnement au centre-ville, ce qui nous permettrait éventuellement de nous arrêter un moment sur ce paradoxe perturbant notre époque.

N'ayant pas de vignette (nous serions de passage) et devenus pour le moins subjugués par les mystérieuses contradictions des panneaux de stationnement qui ponctuent les chaussées, nous nous dirigerions naturellement vers un parc de stationnement, aussi appelé « parking » : là où l'on parque. L'employé de la cabine noterait notre arrivée et nous ouvrirait l'accès aux lotissements réservés aux non-handicapés (pas de vignette, j'ai dit). À une vitesse de moins de 5 km/h, nous entreprendrions méticuleusement le choix de la surface d'accueil seyant le mieux à notre besoin d'immobilité. Mais, rien à faire, aucune place ne semblerait correspondre au havre souhaité, toutes seraient non seulement trop loin de l'entrée, trop difficiles à mémoriser, mais tout simplement occupées. Nous tourniquerions donc le temps qu'il faudrait, tel un chasseur cherchant sa chance.

Au loin, une alvéole se libérerait. L'endroit semblerait convoité : des automobilistes sortiraient de leur véhicule pour défendre leur priorité à grands coups de poing sur la mâchoire, tandis que d'autres, captivés par le combat, décapsuleraient par inadvertance quelques rétroviseurs qui auraient semblé plus loin que ce qu'ils eurent pu paraître. L'altercation prendrait des proportions désolantes lorsqu'un ignoble individu tenterait de déverser un bidon d'essence sur quelques blâmables automobiles. Indignés, nous détournerions le regard et poursuivrions notre chemin.

Quelle ne serait pas notre surprise de nous faire arrêter par un vieux boiteux qui nous proposerait qu'en échange de la poignée de change qui traîne en-dessous de notre break à bras, il déplacerait quelques-uns de « ses » cônes orange, ce qui nous libérerait une place qui, de surcroît, serait idéale. La transaction nous semblerait scandaleuse, mais néanmoins opportune. Quelques instants plus tard, nous nous verrions retirer la clé de contact, pensant avec amertume que si nous eussions été en covoiturage, la honte d'avoir accepté un tel commerce aurait pu être partagée.

Enfin immobile, perplexe, nous viendrait cette bête conclusion : un trop grand trafic dans un stationnement engendre parfois un trafic de stationnements.

L'escalier

Si votre ville a le bonheur d'être dénivelée, il se peut qu'elle soit parsemée d'escaliers extérieurs publics, éléments pittoresques s'il en est. Mais pour nous, piétons de basse-ville, ils pourront parfois paraître intimidants, si bien que des détours s'effectueront afin d'éviter certains monstres aux cent marches. Bien sûr, d'autres fois nous serons contraints d'être pressés, nous nous dirons « advienne que pourra », nous nous donnerons une légère tape de mitaines sur les cuisses et nous emprunterons un escalier, inconscients que nous serons. D'en bas, il est toujours comme impossible de se représenter l'exacte somme d'efforts que l'escalier exigera de nous, qui l'avons pourtant gravi mille fois auparavant.

Dès les premières marches, une cadence s'adopte, l'acide lactique s'active et déjà il nous semblerait stupide de rebrousser chemin. L'escalier nous a en fait déjà aspirés. Subrepticement, il suce dans l'ordre notre loquacité, notre célérité et notre sérénité : passé un certain point, on ne pense plus qu'au prochain palier, passé un autre, à la prochaine marche et, passé un autre, à la prochaine escale. À mi-chemin peut-être, on s'arrête, on se retourne et, un peu groggy, on cherche vaguement du regard la marche à partir de laquelle on a dû commencer à gémir.

Un tel lot de souffrances demeure cependant insignifiant par rapport à celles qui surviendront lors de la deuxième moitié de l'ascension. La petite

halte que nous nous sommes octroyée n'est plus qu'un pâle souvenir dès l'abord du troisième échelon de cette nouvelle série de difficultés. La fatigue s'avère d'autant plus vicieuse qu'elle s'attaque maintenant à la tête et au cœur, à coups d'étourdissements et de nausées. Surchauffés, les poumons font fondre leur goudron qui dégouline sur le rien de reins qu'il nous reste ; quant à elles, les jambes sont simplement passées de l'état de jello à celui de gruau. Véritable planche de salut, la rampe seule nous sert désormais de colonne vertébrale et c'est par miracle que nous parvenons à éviter de gravir les dernières marches à genoux. Enfin au sommet, dans le long râle d'assouvissement qu'éructe notre poitrine nous distinguons, nous semble-t-il, la voix de quelque lointain aïeul, éleveur de bœufs et pourfendeur de montagnes. Et puis nous passons à autre chose.

Plus tard dans la journée, lorsqu'en sifflotant nous descendrons ce même escalier, c'est avec une douce vengeance à l'esprit que nous ferons glisser nos fesses sur le dernier bout de rampe, non sans faire un clin d'œil au pauvre type qui s'apprêtera à mettre le pied sur la première marche.

L'autobus

Pour diverses raisons, plusieurs concitoyens semblent avoir pris en grippe l'autobus. II est vrai que ce haut lieu du microbe déjouera probablement encore longtemps tous les vaccins qu'il nous sera possible de nous administrer. II est vrai aussi que la tonalité des sonneries de téléphone qu'on y entend nous jette souvent d'insidieux froids dans le dos. Mais le fait est qu'à force de se marcher sur les pieds, de se taper sur les nerfs et de ne pas « reculer en arrière /» (sic), le bacille de la mauvaise humeur (de type C10 QT) a atteint un taux de contagion faisant croire aux usagers qu'une pandémie d'airs de bœufs est imminente. Bientôt, c'est là une hypothèse, tout le monde s'écumera dessus dans les abribus, bref, ça va être malade !

En route vers l'hôpital pour cause de mauvais rhume, je parviens à m'assoir entre deux types dont les bourrelets me serviront en temps et lieu de ceinture de sécurité. En face de moi, un gars que je croise des fois mais dont je n'ai jamais su le nom me regarde en hochant la tête : « Ça va ? » Sa moue fait mine que oui. « Atchoum ! » éructe-je. Le malaise qui en découle a un goût quelque peu malsain, comme si j'avais déjà contaminé la stérilité intrinsèque à notre non-conversation. Sans me regarder, le gars s'en va deux arrêts plus tard en même temps que les bourrelets à mes flancs se desserrent sensiblement. Le temps d'un feu rouge, j'ai cette désagréable impression d'être mis en quarantaine. Je me mouche, navré.

Je dois attraper une correspondance : je débarque, prends une pastille contre la toux, relève mon col et attends en compagnie de mes muqueuses et de ce type qui s'approche vers moi et qui m'accoste : « Fait pas chaud hein ? C'est ben pour dire, mais l'hiver s'en vient et, tiens ? L'autobus aussi...» Quel

bonheur que de la2 voir arriver ! Aussitôt, mes pensées se font plus positives.

Je m'imagine déjà au chaud, accepté des autres manteaux, tout emmitouflé d'eux, soulagé. Une bus qui arrive au loin me fait toujours frissonner de joie car par elle, je n'entrevois rien de moins que, oserais-je le dire, la guérison. Avant d'y rentrer, je tousse un bon coup question de me refaire une beauté intérieure.

Contenant mes reniflements, je me greffe à ce corps étranger en titubant jusqu'à la banquette arrière. De là, toutes mes maladies m'apparaissent bénignes, sans réel danger ni pour moi, ni pour le reste de l'autobus. Je m'immerge dans les vapes et alors, ce que je croyais être au départ de mon périple une sorte d'hypocondrie collective me semble désormais n'être qu'un simple étourdissement passager, à peine une quarte de toux, un hoquet sympathique, une grippe imaginaire. L'autobus ronronne et je m'endors, rassuré.

« Station de l'hôpital ! » Pour mieux me réveiller, avant de descendre, je laisse passer tout le monde avant moi.

2 Peut-être sera-t-il bon de rappeler que dans la grande région de la capitale (je ne sais pas pour

La pharmacie

Je vais rarement à la pharmacie, je touche du bois. Mais je devrais peut-être faire l'effort de m'y rendre davantage, pour que m'envahisse plus souvent cette quiétude indescriptible. Voyez-vous, j'éprouve parfois une sorte d'inconfort à force de m'attarder en ville : tout va si vite, tout change sans préavis, tout me mord, tout me mâche et, bien sûr, tout m'avale. Non pas que la pharmacie fasse figure d'exception dans ce broyage de réalités contradictoires, mais elle me permet d'être en pleine concordance avec les pathologies véritables de notre société, en plus d'offrir d'excellents remèdes à mes maladies imaginaires. Je m'explique.

Tout y est clair, lisse, éblouissant. Ailleurs, il se trouve toujours un détail qui fait tache et m'accroche, une négligence sanitaire me rappelant cruellement que le monde n'est pas encore ce qu'il souhaiterait être : lubrifié, parfumé, déridé, lumineux. Ailleurs, gît toujours ce petit recoin encombré de vieux fantômes venant hanter l'agencement rassurant et parfait des étagères que je rencontre à tout coup dans une belle pharmacie propre. Outre les médecines et les produits miracles, qui sont innombrables, sont à ma disposition des ouates parfumées, des Q-Tips roses et des mouchoirs emballés individuellement pour mes extraordinaires sécrétions, des livres de sagesse zen pour les jours de pluie et des tablettes de chocolat pour sucrer le moment présent. À l'occasion d'un jour de fête, les cartes de souhaits me sauvent de l'oubli de l'Autre en m'étalant leurs couleurs pastel pleines de compassion. Somme toute, j'y trouve de tout, voire parfois un ami, n'est-ce

pas merveilleux ! Même le rock qu'on y joue détend et cajole mes souvenirs les plus lointains, me rappelant les airs de cette fête où j'eus été malade, faute d'aspirine. Et me voilà ému...

Si j'exagère un tantinet, il faut comprendre que la pharmacie ne me propose jamais de demi-mesures pour apaiser mes bouleversements quotidiens. Les stocks de décorations d'Halloween™, de Pâques™ ou de Noël™ sont depuis longtemps certifiés inépuisables ; je peux être assuré que les échantillons gratuits de parfums disponibles au comptoir Lise Watier n'attendent que d'être vides pour aller se faire remplir par le camion citerne de jus de phoque le plus proche, et je peux toujours compter sur la pharmacie pour avoir l'intégrale des résultats des tirages de la veille au kiosque Loto- Québec. Difficile d'être plus réconforté que ça.

Alors, qu'on se le tienne pour dit, la prochaine fois que je me rendrai à la pharmacie, ce sera non seulement par nécessité - pour ne pas abuser des bonne choses - mais aussi transporté par une allégresse qui vous sera contagieuse si toutefois vous me faisiez le plaisir de m'accompagner. Et le jour de ma mort, j'aimerais bien que vous m'emmeniez faire un petit tour à la pharmacie. Une dernière fois. S'il vous plaît.

L'animalerie

Les animaleries m'ont à chaque fois. Une vitrine, des chatons, quelques modules en laine synthétique et l'affaire est dans le sac. Subitement dépossédé de moi-même au beau milieu du trottoir, je perds alors la track, le nord, fort probablement ma dignité et ne peux retrouver un certain calme avant d'avoir déterminé laquelle de ces petites boules de poils est ma préférée. J'envisage alors jusqu'à l'acheter, puis je me ravise, puis la regarde bailler adorablement, puis ré-envisage l'achat et finalement, pour mieux voir clair dans mes désirs emberlificotés, tout en sachant fort bien qu'inéluctablement je m'apprête à mettre au figuré le pied dans un énorme piège à souris, j'arrache mon hébété regard du mignard élu et pénètre dans l'animalerie en ayant l'air d'un gars qui veut donner sa langue au chat.

La sonnette n'a pas encore eu le temps de tinter qu'une odeur style « lapin en santé » me rappelle que l'animalité est un règne que nul n'intègre s'il n'est pas muni d'un minimum de tolérance olfactive. Un chat s'installe aussitôt dans ma gorge et m'empêche de dire bonjour à Léon, l'animalier, qui de toutes façons, à voir son air bête, me fait sentir qu'il a d'autres chats à fouetter. Pour m'habituer au plus vite à l'hétéroclite ensemble de ces effluves odoriférantes, je prends alors la décision de m'y immerger complètement et plonge dans la direction du mur d'aquariums à l'autre extrémité, ce qui pourra me permettre, en chemin, de détailler les fragrances de toutes les espèces en voie d'apprivoisement de l'animalerie.

Les piaillements que font les oiseaux, juste comme je passe devant eux, me font sursauter : Hitchcock n'eut pas fait mieux en fait d'épouvante ! Ici cependant, les exhalaisons, plus volatiles, sont invitantes. Aussi prends-je le temps de m'arrêter pour faire un brin d'ornithologie : quoique encagés, les geais me paraissent gais et les serins, sereins ; côté cervelles d'oiseaux, le moineau s'avère moins nono que moi qui, voulant le prendre en photo, a ouvert la volière au lieu de dire : « le petit oiseau va sortir ». L'oiseau envolé, je m'en fus allé, piteux.

Plus loin, les relents harcelants des vivariums réussissent à m'accrocher au passage, moi qui en temps normal ne veux rien savoir de tout saurien. Iguanes, tortues, couleuvres et autres bébites plus ou moins rampantes s'adonnent à me fixer, immobiles et vraisemblablement débiles, jusqu'à ce que je flanche et cligne de l'œil. Je garde alors mon sang froid et profite de cette insignifiante confrontation pour mettre au neutre mon cerveau reptilien saturé d'odeurs pour enfin éclaircir, dans ma conscience lézardée, la signification véritable de ma présence en ces lieux. Je me dis alors, « Récapitule. Chatons, Léon, poissons, oisillons, caméléons : cette faune que je renifle depuis un moment ne dégage peut-être pas toujours un arôme agréable pour le nez, n'empêche que si je n'étais pas entré dans l'animalerie et que je n'y avais pas humé cet insolite écosystème, jamais je n'aurais senti à ce point l'appel de la nature, qui, en ville, est non seulement rare, mais est ce sur quoi on lève souvent injustement le nez. Puissent les animaleries m'avoir à chaque fois, pour encore longtemps. »

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