• Aucun résultat trouvé

6h du matin. Des deux côtés du boulevard, pour quelques dixièmes de cennes de plus, un carnage se prépare. Dans l'oligopole, le nombre d'âmes diminue chaque jour, au plus fort de la pompe. Avec le temps, c'est bien normal, la population s'est faite à l'odeur de plomb qui émane des revolvers. Certains aiment ça, trouvent ça super, d'autres préfèrent utiliser le sans-plomb, qui pue tout autant et tire tout aussi bien. À 7h, le smog se lève et c'est l'explosion des moteurs, au sortir des stations-service. Tous prennent la fuite dans un boucan d'enfer.

Restées seules avec la poussière retombée, les stations-service angoissent : à défaut de refaire le plein, elles perçoivent au contraire leur vacuité et s'y abandonnent. Les voilà qui se pomponnent, remontent leurs prix, hissent leurs panneaux d'affichage et trouvent des noms trashs à leurs slushs. Rien n'y fait, une fois le client servi, elles se sentent coupables d'insuffisance et sombrent dans une sorte de paranoïa chronique : elles s'imaginent des voitures hybrides partout, s'arment de caméras de surveillance, cachent leurs cigarettes et demandent les cartes des jeunes trentenaires. Elles finissent même par croire être l'objet d'une conspiration à l'échelle mondiale ! Pauvres stations-service...

Oui, pauvres stations-service que tout le monde continue à trouver laides et insipides, que tout le monde déteste parce qu'elles représentent le lien plus concret, le plus obscène entre nos vacances en famille et la fin du monde. Parce que notre soif de liberté ne s'étanche plus que chez elles, nous les calomnions, ingrats assoiffés que nous sommes ! Pauvres, pauvres petites

stations-service qui pourtant nous offrent leurs quintessences : qu'elles soient d'or, d'argent ou de bronze, jamais elles ne nous semblent assez raffinées, jamais les pétro-points n'arrivent à nous faire accepter qu'elles sont les huiles essentielles de notre civilisation. Sises aux carrefours de nos contradictions, les stations-service rongent leurs freins en redoutant la panne sèche.

Le lendemain, à 6h du matin, des deux côtés du même boulevard, les belligérants ne s'échangeront pas un regard. Tout l'oligopole aura mal dormi, rêvant de pyromanies et de derbys de démolition. Une fois leur réservoir presque rempli, les cow-boys tireront encore quelques petits coups pour pogner le 40.00 $ « flush », la haine dans l'âme. La tête baissée, ils s'aventureront dans la station-service, prendront un café, un gratteux, paieront à crédit et, un peu avant 7h ce jour-là, déguerpiront dans leurs bazous crasseux. II était temps : dieu sait quel coup de Jarnac les stations-service leurs auraient réservé une fois entrés dans le lave-auto ?

Le trou

C'est un tout petit trou de rien du tout. Un espace nommé néant, architecturalement nul. Même pas un nid-de-poule, à peine un trou de billes, un genre de trou de balle. Deux ou trois mégots de cigarettes l'ont rempli à moitié à environ neuf mètres de l'édifice administratif. Je ne sais pas pourquoi je l'ai remarqué : il fallait que je fixe quelque chose, j'avais un trou de mémoire. C'est ce trou que j'ai fixé. Et je me suis rappelé de tout. De tous les trous dont je suis farci.

Du trou dans mon horaire au fond duquel doit croupir l'agenda que je n'ai jamais pris le temps de m'acheter. Du trou dans mon bas, en plein là où mon talon accueille souvent mon estomac (en proie à un petit creux). Du trou sur ma langue qui m'empêche de turluter : « Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous ». Du petit trou que j'ai sur le ventre et qui est le plus parfait du monde. Du trou que j'ai au cul, par où passe toute ma vulgarité et qui parfois me définit. Des trous que je n'ai pas en face des yeux lorsque, la veille, j'ai bu comme un trou. Sans oublier mon trou, que je prends souvent lorsque vient le temps pour moi d'en sortir.

C'est fou ce qu'un trou peut jouer les bouche-trous par un bel après- midi de printemps ! Toujours dans la lune (probablement dans un cratère), les trous se multiplient dans ma tête. M'apparaissent en rafales les trous d'obus, les trous noirs de monde, le trou du rocher Percé, celui de Ground Zero ; les trous dans l'Histoire, Trouville en Normandie, les trous d'un gruyère en face d'un trou de souris ; les trous d'un coup et les autruches, le cou dans le trou.

Et je m'enfonce dans toutes ces pensées creuses jusqu'au moment où je trou-ve (sic) le morceau qui faisait brèche dans ce casse-tête.

À deux pas dudit petit trou gît un caillou de même grosseur. Paresseux, je ne vais pas jusqu'à procéder à l'accouplement, mais l'idée me colmate l'âme car n'est-ce pas que chaque crevasse trouve sa gravelle, qu'à bon chas, bon grès, ou encore, que rien ne se comble, rien ne se troue ? Je le concède, les sagesses se dégageant de cette belle tranche de vie auraient pu être davantage approfondies, mais voilà qu'il recommence à neiger et j'ai beau chercher mais je ne vois déjà plus mon petit trou.

La brûlerie

Consciencieux envers mon travail poétique, j'avais songé me rendre au café du coin pour m'imprégner adéquatement de mon sujet et en profiter pour en boire une tasse qui m'eut peut-être aidé à infuser davantage ma prose parfois un peu trop fade à mon goût. Sauf qu'une fois devant la vitrine, à deux pas de la porte, j'ai soudainement été stoppé par l'étrangeté du paradoxe vers lequel aurait pu me mener ce comportement qui m'avait d'abord paru si naturel : écrire dans une brûlerie, soit, mais écrire à propos d'une brûlerie dans une brûlerie, c'était pour moi - comment dire ? - un peu trop fort de café. Mais c'était aussi trop facile et, me connaissant, il devait y avoir d'autres explications à ce blocage imprévu. Je suis donc resté là, sous cette pluie battante, essayant tant bien que mal de reconnaître la source de mes appréhensions à travers la vitre ruisselante.

Logeait-elle en cet individu assis de profil sur ce fauteuil bas, là-bas, rivé à son portable, me rappelant vaguement cette suggestion d'ami-facebook à laquelle je n'avais pas donné suite la semaine d'avant ? Ou en cet autre, plus près, si absorbé par sa conversation téléphonique que la créma de son allongé, laissée à elle-même, cherchait à se dissoudre dans la vacuité du moment ? Mais non, ces pauvres gens n'y étaient pour rien : qu'ils eussent été viennois, liégeois ou italiens, ils ne m'eurent pas nui dans mon travail d'observation, au contraire. Qu'était-ce donc qui aurait pu m'incommoder de la sorte ? Le spectre d'un Sartre ? La vanille française en général ? Trêve d'inepties, il fallait me dépêcher car, l'averse redoublant d'ardeur, l'absence de

parapluie en haut de ma tête me laissait entrevoir des conséquences des plus humides.

Je remarquai alors que je m'étais posté juste à côté de la bouche d'aération de l'établissement, qui me crachait bruyamment un bouquet d'arômes dont la complexité m'éveilla aux contradictions de mon état latent. C'est que je m'étais souvent surpris auparavant à prendre à même le sac un bon nombre de « pofs » de café fraîchement moulu, avec un plaisir frisant le vice. Peut-être avais-je développé une dépendance jusqu'ici inconsciente envers ces exotiques émanations. Peut-être la brûlerie m'avait-elle deviné au point où elle avait su hypnotiser mon nez par un agencement olfactif savamment dosé par un torréfacteur machiavélique ! À voir les deux cafetiers rire derrière leur comptoir en me désignant, je compris hors de tout doute avoir été piégé, manipulé, ridiculisé, désemparé et, surtout, mouillé.

C'est ainsi que ce jour-là, à défaut de me sécher au café, je plongeai en moi. Je me suis vu, assis à ce même café, l'humeur veloutée, faisant valser une petite cuillère sur des airs d'Aznavour sans trop avoir envie d'un réchaud. J'avais vingt ans. Puis, hier encore, plutôt corsé cette fois-là, avoir eu ras-le- bol du lait mousseux, m'être levé d'un coup sec, avoir laissé l'argent sur la table et être parti, libre, en plein orage, et comme heureux de boire la grande tasse - que dis-je ? - de la déguster, comme aujourd'hui.

La quincaillerie

Tu me connais mal : si j'avais déjà eu envie d'écrire sur les quincailleries, je l'aurais fait. Et si maintenant j'ai l'impérieux désir d'écrire sur le sujet, c'est que le temps est venu pour moi de rédiger ce que j'ai toujours secrètement prétendu pouvoir être en mesure d'écrire. Comme il fait bon rouler mes manches, m'asseoir, craquer mes jointures, concevoir une structure de texte solide qui prévienne les fuites de sens et, surtout, passer en revue les outils grammaticaux de mon coffre à idées en me disant « ciboulot que j'ai la métaphore facile, aujourd'hui. » Mais si par malheur il en manquait un, outil (le point d'exclamation, par exemple, dont j'aurais pu me servir pour la citation précédente), je n'hésiterais pas à aller faire un tour à la quincaillerie car (demandez à l'homme-à-tout-faire Normand Brathwaite) quoi de mieux qu'une quincaillerie pour nous pourvoir en scies qui mangent les raies et autres choses maganant les langues de bois ? Je te le dis ben franchement : si mon texte sur les quincailleries existait, je l'aurais, l'affaire.

Si j'écrivais sur les quincailleries, je te dirais la vérité. Je te dirais que je n'ai pas si souvent que ça besoin de me rendre à aucune quincaillerie et que si j'entretenais une relation privilégiée avec ne serait-ce qu'une seule quincaillerie, c'est probablement parce que j'aurais développé divers intérêts/passions/dépendances qui m'inciteraient à retourner régulièrement à cette quincaillerie. Je te dirais aussi que si je pouvais attribuer avec certitude une fonction au - disons - quart des items qui se trouvent sur l'inventaire d'une quincaillerie standard, je pourrais peut-être en venir à me sentir décontracté

une fois entré dans n'importe quelle quincaillerie. En fait, si je savais me servir de mes mains, j'applaudirais à tout rompre l'amélioration de ma qualité de vie que pourraient m'apporter toutes les quincailleries de ce monde et, je te jure, si j'étais en mesure de l'imprimer sur du papier sablé, j'irais assurément porter mon CV dans quelque cool quincaillerie.

Si le verbe quincailler n'existait pas, je le fabriquerais. J'aplanirais des lettres à grands coups de dictionnaire, dévisserais le Grevisse, raboterais des consonnes et varloperais des voyelles en salopant probablement certaines syllabes au passage de ma déchiqueteuse orthographique. Boulot d'amateur, me diras-tu, mais dont je serais fier comme de mon propre fils.

En terminant, excuse-moi, car si je n'avais pas oublié de me faire faire un double de ma clé de mon appartement chez Renaud Dépôt (là où nous nous sommes rencontrés), je ne serais pas rendu chez toi en ce moment en train de t'assommer avec mon foutu texte sur les quincailleries que je n'ai pas encore écrit. Mais pour te remercier de ton hospitalité, je te donne, en scoop, sa première phrase, que tu m'as inspirée : Si tu me quincaillais, mon amour, je

Documents relatifs