• Aucun résultat trouvé

Étude du livre de Daniel Lerner "The passing of traditional society : modernizing the Middle East" et de sa réception par la communauté scientifique

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Étude du livre de Daniel Lerner "The passing of traditional society : modernizing the Middle East" et de sa réception par la communauté scientifique"

Copied!
133
0
0

Texte intégral

(1)

Étude du livre de Daniel Lerner « The passing of

Traditional Society ; Modernizing the Middle East » et de sa

réception par la communauté scientifique

Mémoire

Maziar Jafary

Maîtrise en sociologie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)

Étude du livre de Daniel Lerner « The passing of

Traditional Society ; Modernizing the Middle East » et de sa

réception par la communauté scientifique

Mémoire

Maziar Jafary

Sous la direction de :

(3)

iii

Résumé

Cette étude a pour but de mettre en contexte la thèse de la modernisation psychique de Daniel Lerner, de faire une analyse interne de l’ouvrage et d’étudier sa réception par les sociologues de l’époque.

Comme démarche de recherche, dans un premier temps, nous replacerons l’ouvrage dans la situation historique des deux premières décennies de la guerre froide (les années 50 et 60). Ce faisant, nous tenterons de comprendre la logique de la politique de développement des États-Unis à l’endroit des pays en voie de développement et la place des recherches universitaires dans la politique coloniale américaine. L’approche du développement exogène a largement inspiré les politiques étrangères des pays occidentaux et leurs efforts pour lancer le développement des pays plus nécessiteux. C’est pour cela que Lerner se concentre sur l’effet des médias américains, et surtout du Voice of America, pour analyser le rôle que ceux-ci jouent dans le processus de transformation de la personnalité. Pour aborder cette étape de la recherche, nous devrons comprendre davantage le contexte de l’ouvrage et mieux analyser la relation entre les facteurs externes et les éléments internes qui ont influencé la formation de l’ouvrage.

Dans un deuxième temps, nous étudierons l’ouvrage de Lerner et nous discuterons des différents aspects relatifs aux changements sociaux que l’ouvrage a examinés. Dans notre analyse de l’ouvrage, nous critiquerons divers aspects de la pensée sociologique de Lerner et sa manière d’interpréter les faits sociaux et les statistiques.

Dans un troisième temps, nous réviserons la réception de l’ouvrage par la communauté scientifique de son époque pour obtenir une large vision de la place de l’œuvre dans l’histoire de la pensée sociologique américaine du développement. Nous établirons une catégorisation des recensions de l’ouvrage portant sur l’approche sociologique de Lerner et nous mettrons ces recensions dans l’éclairage des champs de recherches universitaires américaines.

Nous nous concentrerons sur la réception de cette théorie chez les sociologues de l’époque pour comprendre la dialectique entre la thèse qui y est défendue et la société. Ce faisant, nous éviterons de nous éloigner de la sociologie comme étant la discipline de

(4)

iv

l’étude des liens sociaux et des interactions symboliques et nous éviterons de réduire notre démarche sociologique à une simple étude historique des idées.

En gros, nous discuterons de la vision sociologique de l’auteur, de la façon dont son ouvrage a été formé au fil du temps et comment il a été influencé par l’esprit de son époque. De plus, nous verrons comment l’écrivain s’est nourri des théories sociologiques et à quel point il a influencé la pensée sociologique de son temps. Tout cela, en parallèle à l’analyse interne de l’ouvrage, nous permettra de saisir la place de «The Passing of Traditional Society» dans la pensée sociologique américaine.

Cette recherche nous aidera à mieux comprendre la vision américaine de l’empathie en tant qu’un élément modernisateur, par rapport à la question du développement dans le contexte historique de l’époque. Cette compréhension nous mènera à approfondir notre analyse des programmes de développement des États-Unis dans le monde en voie du développement.

Cette étude nous amènera aussi à élargir notre vision quant aux idées construites et formées dans leur contexte historique (en général) et à découvrir comment la communauté scientifique reste toujours en parti prisonnière de son contexte historique. Cette étude nous permettra de mieux voir les idées (le texte) en relation avec la société, ce qui est vital pour ne pas tomber dans la réduction des idées seulement au texte ou seulement au contexte. En outre, elle nous aidera à comprendre davantage la façon dont la société intervient dans la formation des idées et comment en retour les idées influencent la société.

(5)

v

Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... ix

1. Introduction ... 1

1.1. Objectifs de l’étude ... 2

1.2. L’école de la modernisation et la modernisation psychique ; la nécessité d’une nouvelle étude approfondie ... 6

1.3. Pourquoi une relecture de la pensée modernisatrice ?... 8

2. La démarche de l’étude ; la sociologie des idées ... 12

2.1. Introduction ... 13

2.2. Qu’est-ce que la sociologie des idées (la sociologie de la connaissance) ? ... 13

2.3. La vieille sociologie des idées (approche classique) ... 14

2.4. La nouvelle sociologie des idées : une quatrième approche ... 16

2.5. Les distinctions de l’approche classique et la nouvelle approche ... 18

2.5.1. La vieille sociologie des idées : ... 18

2.5.2. La nouvelle sociologie des idées :... 20

2.6. La sociologie comme un sujet d’étude sociologique ... 23

2.7. La méthode de notre étude ... 24

3. Le contexte ... 25

3.1. Introduction ... 27

3.2. Contexte historique ... 28

3.3. Contexte intellectuel ... 31

3.3.1. Qu’est-ce que la « modernisation » ? ... 31

3.3.2. Les courants de pensée autour de la modernisation ... 34

3.3.3. Les types de théories de la modernisation ... 35

3.3.3.1. Modernisation économique ... 37

3.3.3.2. Modernisation sociale ... 38

3.3.3.3. Modernisation psychique ... 39

3.3.4. La formation de la structure du livre ... 42

(6)

vi

3.4.1. Une nouvelle période d’après-guerre autour des sciences sociales ... 49

3.4.2. Les institutions et la théorisation du développement ... 50

3.5. La vie de Lerner ; un vétéran de la guerre psychologique ... 52

4. Une lecture sociologique du livre ... 55

« The Passing of Traditional Society, Modernizing the Middle East » ... 55

4.1. Introduction ... 57

4.2. Le système de pensée du livre ... 58

4.3. « The Passing of Traditional Society » et la modernisation ... 63

. 4 4. Les transformations des personnalités et le rôle de l’empathie ... 66

4.5. La modernisation comme un processus métahistorique ... 69

4.6. Le contenu du livre ... 71

4.6.1. L’épicier et le chef ! ... 71

4.6.2. Les médias de masse comme multiplicateurs de la mobilité ... 72

4.6.3. Le modèle de la transition ... 74

4.6.4. Les pays étudiés ... 76

4.6.4.1. La Turquie ... 76 4.6.4.2. Le Liban ... 78 4.6.4.3. L’Égypte ... 79 4.6.4.4. La Syrie ... 81 4.6.4.5. La Jordanie ... 82 4.6.4.6. L’Iran ... 83 4 .. 7 La conclusion ... 84

5. Les interprétations du livre « The Passing of Traditional Society ; Modernizing the Middle East » dans la communauté scientifique, à l’époque de la parution de l’ouvrage .... 87

5.1. Introduction ... 89

5.2. Les revues ... 89

5.2.1. Les critiques envers l’applicabilité de la modernisation au Moyen-Orient ... 89

5.2.1.1. Bauer et Bauer ... 89

5.2.1.2. Samuel Huntington ... 90

5.2.1.3. Seymour Martin Lipset ... 91

5.2.1.4. Reinhard Bendix ... 93

5.2.1.5. David Riesman ... 95

(7)

vii

5.2.1.5.2. Les points de vue de Riesman sur l’œuvre de Lerner ... 98

5.2.2. Les critiques de la théorisation du livre ... 100

5.2.2.1. Morroe Berger ... 100

5.2.2.2. Harry J. Crockett, JR. ... 100

5.2.2.3. John Gulick ... 101

5.2.2.4. Malcolm N. Quint ... 104

5.2.3. Les critiques méthodologiques ... 105

5.2.3.1. Elie A. Salem ... 105

5.2.3.2. J. S. Badeau ... 106

5.2.3.3. Ernest Dawn ... 107

5.2.3.4. Wilbur Schramm ... 108

5.3. La conclusion ... 109

6. Conclusion ; de quelle empathie parle-t-on ? ... 112

(8)

viii

Humblement, je voudrais dédier mon mémoire de maîtrise à Ahmad Jafary, mon père, et à Sedigheh Fattahi, ma mère ; qui ont construit la vie à travers les ruines, qui n’ont jamais eu d’« empathie » avec les pouvoirs hégémoniques, et qui m’ont appris la « résistance ».

زا ار یگدنز هک اهنآ .منکیم میدقت ،مردام ،یحاتف هقیدص و ،مردپ ،یرفعج دمحا هب ار هعلاطم نیا هنانتورف .دنتخومآ نم هب ار "تمواقم" و دندرکن "یلدمه" کینومژه یاه تردق اب زگره ،دنتخاس اه هناریو لد

(9)

ix

Remerciements

Mes profonds remerciements vont à mon directeur de mémoire, Gilles Gagné, sans lequel ce mémoire n’aurait pas eu la forme qui est la sienne et qui lui convient.

Gilles ! Depuis plus de deux ans, tu m’as soutenu avec patience pendant mes moments les plus difficiles et tu ne m’as jamais laissé marginaliser. Tu m’as fait toujours confiance et cela m’a été le vrai capital.

Gilles ! Tu m’as re-représenté la théorie critique et tu m’as ouvert des perspectives inconnus. Tu avais toujours le souci de mes connaissances sociologiques et tu m’as fait réviser ma vision sociologique. Tu m’as appris que la critique est au cœur de la pensée sociologique.

Gilles ! Tu as toujours refusé la prolétarisation des études scientifiques, et tu es resté un vrai savant dans le sens wébérien. Ainsi, malgré toutes les difficultés que j’ai eues pendant mes études, je suis très content d’avoir travaillé avec celui qui n’a jamais limité ses études sociologiques aux cadres de l’Université et a vécu la sociologie.

Oui, tu as été critique et progressiste, quelqu’un pour qui les titres et les prix ne sont pas plus importants que l’enseignement et les étudiants.

Tu as toujours encouragé la résistance contre la marchandisation de la sociologie. J’espère avoir pu le réaliser et vivre comme un vrai étudiant, qui pense indépendamment et qui agit indépendamment.

(10)

x

J’aimerais remercier Louis Guay, Paul-André Lapointe, Rachel Lépine et Denyse Lamothe qui m’ont fait confiance et m’ont donné des occasions de travail professionnel pendant mes études.

Je remercie ma chère professeure de langue française, Mme. Azam Shahbazi (Hasanian), qui m’a appris le français à Shiraz, mot par mot pendant plus de 6 ans, de 2006 à 2012.

Je remercie Jutta Boenisch qui m’a soutenu pendant toute la durée de mes études avec ses beaux mots de loin.

Je remercie aussi professeur André Drainville et professeur Francesco Cavatorta qui ont lu mon mémoire et qui m’ont donné des commentaires.

(11)

1

(12)

2

1.1. Objectifs de l’étude

L’objectif de cette étude de sociologie de la connaissance est de contribuer à la compréhension du concept américain de modernisation par l’examen approfondi de son usage sociologique dans l’ouvrage de Daniel Lerner « The passing of Traditional Society ; Modernizing the Middle East »1. Pour cela nous devrons d’abord saisir de la manière la

plus précise possible les différents aspects de ce concept et nous devrons ensuite examiner l’influence du contexte de l’ouvrage sur la formation des idées qui y sont exposées. Pour nous acquitter de cette deuxième dimension de notre tâche nous retracerons les réactions des sociologues et des philosophes de l’époque et nous examinerons leur rapport avec la théorie de la modernisation et avec la démarche sociologique de Lerner. Ainsi, nous en arriverons à une analyse interne en lien avec une analyse externe de l’ouvrage afin d’obtenir une analyse dialectique du phénomène « société-idée-société » tel qu’on peut le saisir en partant de cet ouvrage et de ses idées principales.

Si l’on veut parler du contexte de l’ouvrage, au sens large, il nous faut partir du point suivant : selon les théoriciens de la modernisation, la modernité consiste en un style de vie et en l’établissement d’institutions sociales et politiques. Historiquement, il s’agit d’abord d’un phénomène occidental mais d’un point de vue sociologique, c’est aussi un phénomène mondial. Ces théoriciens croyaient que les pays en voie de développement n’avaient qu’à suivre les étapes que les pays occidentaux ont vécues pour se moderniser. Ils étudiaient donc ce cheminement occidental pour découvrir une voie susceptible de contribuer à la modernisation des autres sociétés. Nous avons donc affaire à la recherche par ces théoriciens d’un plan de développement exogène dont les résultats émuleraient les conséquences du développement endogène de l’Occident. La théorie de la modernisation psychique de Lerner se situe dans cette catégorie de pensée.

Il faut noter que le livre de Lerner, publié en 1958, se situe au moment où la politique étrangère des États-Unis est dominée par l’atmosphère de la guerre froide et par l’effort de la puissance américaine pour étendre son influence sur les pays en voie de

1 Lerner, D. (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing The Middle East, Illinois: The Free Press.

(13)

3

développement afin d’éviter que ces derniers ne tombent dans le bloc communiste. Pour effectuer notre étude du contexte, nous analyserons donc la situation sociale-politique et l’environnement intellectuel dans lesquels les idées de Lerner ont vu le jour.

Dans le contenu de l’ouvrage, nous observerons comment Lerner perçoit les changements sociaux en cours dans le Moyen-Orient et comment il essaie de connecter la théorie sociologique aux faits sociaux. Sa manière d’interpréter les résultats et l’orientation de son analyse sociologique nous intéressent au plus haut point.

Ensuite, nous réviserons les recensions du livre dans les journaux scientifiques et dans les ouvrages publiés au cours des années suivant la publication du livre. Nous établirons aussi une catégorisation de ces recensions et nous tenterons de les contextualiser dans leurs champs académiques.

Cette étude porte donc sur les idées qui concernent la société, sur leur formation et leur réception. Nous espérons bien comprendre sous quel angle le livre de Lerner s’inscrit dans son contexte, ce qu’il véhicule (par l’analyse de contenu) et de quelle manière les penseurs américains de l’époque jugent l’étude de Lerner.

Afin de mieux cerner notre recherche, nous nous servons des questions suivantes, comme points de départ de notre étude :

- Quelles sont les origines théoriques du principe de modernisation psychique tel que défini par Lerner ?

- Dans quel contexte historique cette école de pensée a-t-elle vu le jour ?

- De quelles perspectives dispose cette école pour juger l’évolution des pays sous-développés vers la modernité ?

- Quelles sont les problèmes étudiés par Lerner dans son livre ?

- Quelles sont les réactions de la communauté scientifique à l’époque de la parution de l’œuvre principale de Lerner ?2

(14)

4

- Comment peut-on classifier et comprendre les différentes réactions (à l’époque) provoquées par le point de vue de Lerner ?

- Comment peut-on expliquer la relation entre la théorie de Lerner en tant que telle et la société ?

(15)

5

Le schéma ci-dessous illustre comment la pensée de la modernisation psychique de Lerner s’inscrit dans les études sociologiques de l’époque :

SOCIOLOGIE DES CHANGEMENTS SOCIAUX SOCIOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT ÉCOLE DE LA MODERNISATION APPROCHE DE LA MODERNISATION PSYCHIQUE LA THÉORISATION DE L’EMPATHIE COMME LE CENTRE DE LA MODERNITÉ ET LA CLÉ DE LA MODERNISATION PAR DANIEL LERNER

(16)

6

1.2. L’école de la modernisation et la modernisation psychique ; la nécessité d’une nouvelle étude approfondie

Dans le domaine de la sociologie du développement, l’école de la modernisation est la première école à voir le jour après la deuxième guerre mondiale. L’objectif principal de cette école de pensée est de découvrir les chemins du développement, déjà parcourus par l’Occident, qui permettraient de procurer un plan modernisateur aux pays sous-développés issus du bouleversement colonial antérieur.

Cette école de pensée se trouve largement influencée par les fonctionnalistes et les structuro-fonctionnalistes, de même que par l’approche évolutionniste des sociologues comme Comte et Spencer.

C’est dans cette vision du développement que Lerner a publié son étude dans les années 1950 : portant sur six pays du Moyen-Orient, l’étude a pour but de comprendre le degré du modernisme de cette région et le degré de sympathie démontrée par ses habitants à l’endroit de l’Occident.

Nous pouvons citer plusieurs autres travaux semblables, comme l’enquête de Wilbert Moore3 sur la force de travail au Mexique, le travail historico-sociologique de

Barrington Moore Jr4 sur les différents parcours menant vers la modernité en Occident, et

le travail de Walt Whitman Rostow5 sur les étapes de l’industrialisation des sociétés,

comme exemples des différentes branches d’étude de l’école de la modernisation.

Comme nous l’avons déjà dit, le travail de Lerner approche la question de la modernisation à travers la notion de modernisation psychique. Les adeptes de la théorie de la modernisation psychique croient que l’Occident est devenu moderne grâce à l’homme moderne et que la modernisation d’une partie du globe exige que ses habitants soient

3 Moore, W. E. (1951), Industrialization and labor, Ithaca, N. Y.: Cornell University Press.

4 Moore B. (1966), Social origins of dictatorship and democracy: lord and peasant in the making of the

modern world, Boston: Beacon Press.

(17)

7

rendus à cette étape. C’est dans ce contexte que Lerner considère l’empathie comme le mot clé de la modernisation.

D’après Lerner, la modernisation consiste en la diffusion de l’empathie au sein de la population. Lerner décrit l’empathie comme étant la capacité de l’homme à s’imaginer dans d’autres positions sociales que la sienne.6 D’après Lerner, l’empathie ouvre le chemin

par lequel la société se dirige vers une forme participative, en d’autres mots, vers la société moderne.

Il y a eu quelques travaux exploratoires sur l’école de la modernisation et sur le travail intellectuel de Lerner. Nous en citons deux ici, comme les plus brillants :

The production of modernization : Inspiré par les nouvelles approches de la

sociologie des idées, Hemant Shah a effectué un excellent ouvrage sur le travail intellectuel de Lerner et a bien contextualisé l’œuvre de ce dernier dans l’esprit de son époque. Mais, il n’a pas analysé le contenu de son livre en détail (The Passing of Traditional Society), ni la réception de celui-ci dans la communauté scientifique. Shah s’est plutôt concentré sur la vie de Lerner et sur la formation au cours de sa vie des idées véhiculées par le livre. 7

Mandarins of the Future : Nils Gilman, pour sa part, a bien établi le contexte de

la démarche sociologique de Lerner parmi les autres travaux de l’école de la modernisation. À l’instar de la démarche de Shah, il n’a pas analysé la réception de l’œuvre dans la communauté scientifique.8

Bien que les études mentionnées soient très pertinentes comme recherches exploratoires, l’absence d’une étude approfondie sur la dialectique entre la démarche sociologique de Lerner et la société nous a amenés à rédiger ce mémoire portant sur les effets de la société sur l’ouvrage de Lerner, sur le contenu du livre lui-même et sur l’influence de cet ouvrage sur la société. Nous le ferons afin de pouvoir bien situer le «The Passing of Traditional Society» dans l’histoire de la pensée sociologique et ainsi de mieux

6 Lerner, D. (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing The Middle East, Illinois: The Free Press.

7 Shah, H. (2011), The production of modernization: Daniel Lerner, Temple University Press.

8 Gilman, N. (2007), Mandarins of the Future; Modernization Theory in Cold War America, Baltimore: Johns Hopkins University Press.

(18)

8

comprendre le processus de la production de la connaissance sociologique dans ce cas spécifique.

1.3. Pourquoi une relecture de la pensée modernisatrice ?

Un candidat du parti libéral du Canada à qui je parlais à l’université Laval, me racontait son voyage en Israël. Il était sur les hauteurs du Golan et il voyait qu’en Israël tout était vert alors que la Cisjordanie était comme un désert. Ce candidat pensait en lui-même que nous (les Canadiens en particulier et les Occidentaux en général) devrions aller planter des arbres et établir des puits en Palestine pour instaurer la prospérité et la paix durable dans la région. En critiquant le parti conservateur du Canada, il me disait que nous (les Canadiens) devons donner et donner et donner des aides sans réfléchir à nos intérêts financiers et être plus généreux !

C’est là une idée qui semble très altruiste et très gentille ! Mais est-ce que la réalité du Moyen-Orient est si simple que cela ? Est-ce que la paix entre les Palestiniens et les Israéliens sera plus probable quand la Palestine sera aussi verte et riche qu’Israël ? Et est-ce que l’intervention des pays riches du monde pourra réaliser est-ce miracle ?

Cette histoire est un exemple du fait que «l’esprit modernisateur» vit encore et qu’il repose toujours sur un esprit philanthropique : il faut que l’Occident modernise l’Orient pour lui apporter la richesse et le bien-être.

Les attentats de 11/09 ont relancé dans une autre forme l’imaginaire classique des libéraux américains, un imaginaire fondé sur la dichotomie de la modernité et de la barbarie. Dans les années 1950 et 1960, le vis-à-vis du monde moderne dans le Moyen-Orient était le danger de la pénétration communiste alors que dans les années 2000 c’est l’Islam radical dans ses différentes formes.

C’est dans ce contexte qu’une révision et une relecture des théories de la modernisation devraient nous aider à mieux comprendre les origines des pensées néolibérales et néo conservatrices de nos jours. Ces dernières sont encore fortement présentes dans la rhétorique des politiciennes et des politiciens occidentaux qui appliquent des politiques d’intervention visant à transformer la culture des peuples du Moyen-Orient.

(19)

9

Tout ceci nous amène à percevoir la grande influence de l’école de la modernisation sur les politiques des pays occidentaux. Pour l’école de la modernisation, la modernité a une forme précise et elle a, malgré tous ses aspects accessoires, une forme unique et nécessaire. Cette école prétend avoir découvert les caractéristiques de cette modernité unique. Pour atteindre à cette société moderne, l’école de modernisation a construit une idéaltype du monde moderne à partir des cas américains et européens ; pour s’engager sur la voie du développement, il faut, selon cette école, s’assimiler à ce monde moderne, s’y inscrire, en faire partie et en intériorisé les mœurs et les valeurs.

Ce processus d’assimilation de la périphérie au centre se voit tout d’abord sur le plan des politiques sociales. D’après cette théorie, l’inégalité entre les classes sociale n’est pas une pathologie mais une nécessité pour la société moderne, c’est une réalité indispensable de la société moderne dont les pays en voie de développement doivent se rendre compte. Selon cette théorie, l’inégalité entre les classes sociales se résout par la redistribution de la richesse par les politiques de l’État providence moderne. La théorie de la modernisation a comme préoccupation la distribution de cette raison moderne dans les sociétés en voie de développement.

Cette étude a donc pour but de nous amener à mieux comprendre les politiques de la modernisation au fil du temps et aussi de nous faire réfléchir à la période historique marquée par les interventions sans complexe des pays occidentaux au Moyen-Orient .

De l’autre côté, la manière dont la sociologie saisit la question du développement est remise en question dans cette étude. Dans ce sens, alors que, comme le remarque bien Durkheim, toute la vie sociale se compose des représentations, une grande partie de la sociologie ne cesse pas de se faire des idées prédéterminées et prédéfinies. Ainsi, j’ai été critique et la tête pointue de mes critiques est axée sur la sociologie en elle-même. Cette critique est la critique d’une sorte de sociologie qui continue encore de réduire toute la vie sociale aux simples chiffres en les attribuant des idées déjà prêtes, fait partie de l’aliénation

(20)

10

dans le sens marxien9 et d’enchantement du monde et dans le sens wébérien10, et mérite

d’être critiquée.

Pour moi, la sociologie n’est ni une doctrine, ni une simplification de toute la vie sociale par les chiffres ; mais plutôt une manière critique de pensée de l’univers social. Ainsi, mon analyse dans ce mémoire s’inscrit dans la sphère critique de la sociologie.

En même temps, mes critiques portent aussi sur la magie sociologique du livre, par laquelle les statistiques ne font qu’approuver les valeurs idéologiques déjà théorisées.

Alors que la fondation de la pensée sociologique a évité la confusion de la valeur avec le fait, dans le livre de Lerner, la question d’empathie est étudiée en tant qu’une valeur et une réappropriation du terme. Comme Weber le remarque :

« Un étudiant devrait apprendre de nos jours, avant toute chose, de ses professeurs, la capacité

1) de s'acquitter avec simplicité d'une tâche donnée,

2) de reconnaître d'abord les faits, même et précisément ceux qui lui semblent personnellement désagréables, et de savoir faire la distinction entre la constatation des faits et la prise de position valorisante,

3) de soustraire sa propre personne pour servir une cause et par suite de réprimer avant tout le besoin de faire étalage inopportunément de ses propres goûts et autres impressions personnelles. »11

Ainsi, j’essaie d’atteindre à bien saisir mes démarches de l’étude avec une perspective sociologique et un regard critique vers la « positivation » des « valeurs » chez Lerner. Ainsi, je crois que la sociologie lernérienne, une fusion de l’idéalisme de 19e siècle et ce qu’Aron appelle « la sociographie américaine », devient une idéologisation de la sociologie, bien loin de la neutralité axiologique dont Weber parle.

9 Marx, K. (1972) Manuscrits de 1844. Paris : Éditions sociales.

10 Weber M. (1919), Le savant et le politique. Paris: Union Générale d’Éditions (édition numérique de 1963).

11 Weber, M. (2006) Essais sur la théorie de la science. Available at:

http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/essais_theorie_science/Essais_science_4.pdf (Accessed: 14 April 2016).

(21)

11

Il serait bien de mentionner qu’Aron met en contraste les deux manières de la sociologie de l’époque, qui à ses yeux, paraissent assez naïves ; celle des sociologues soviétiques qui apparente la sociologie à une doctrine scientifique de l’histoire et celle des sociologues américains qui transforme la sociologie aux techniques de traitement des données qu’Aron appelle « sociographie ». Aron met en comparaison la macrosociologie de l’approche marxiste et la microsociologie de l’approche empiriste américaine. Aron remarque que la sociologie soviétique, une sociologie marxiste qui a une approche historique, est devenue une idéologie d’état pour justifier le pouvoir. Le marxisme, selon Aron, qui était déjà une doctrine révolutionnaire à la fin de 19e siècle, est ainsi devenu donc l’idéologie de l’état. De l’autre part, la sociologie américaine, une sociologie purement empirique, est une sociologie réformatrice dont l’esprit critique est faible. Il affirme que l’approche de la sociologie américaine, déjà dominante en sociologie (de l’époque), met plutôt en question la causalité des phénomènes sociaux et réduit le social à la simple raison statistique. Alors selon Aron, la sociologie est donc devenue une doctrine aux États-Unis et en Union Soviétique, au lieu d’être une pensée critique.12

Cette idéologisation américaine de la sociologie s’apparente dans la manière lernérienne de saisir le social, qui, contredit même l’approche durkheimienne vu qu’elle part d’une idée déjà construite, soit l’empathie, et elle cherche ensuite les faits pour faire endosser son idée, voire idéologie.

12 Aron, R. (1986) Les étapes de la pensée sociologique: Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville,

(22)

12

(23)

13

2.1. Introduction

Le but de ce chapitre est de discuter de la sociologie des idées (sociologie de la connaissance) en tant que champs problématique de notre étude ; nous allons donc présenter d’abord les différentes approches de cette branche de l’étude sociologique.

Pour ce faire, nous nous sommes servis de deux sources principales : la première est l’introduction de Gross, pour son livre « Richard Rorty »13, qui porte lui-même sur une

sociologie de la formation et de la transformation de la pensée philosophique de Richard Rorty; la deuxième est un article de Gross et Camic, paru dans un livre édité par Judith R. Blau, appelé « The Blackwell Companion to Sociology ».14 Pour pouvoir mieux élaborer

la problématique, nous avons utilisé d’autres ressources bibliographiques, comme un article de Ben David, dans son livre « Éléments d’une sociologie historique des sciences ».15

2.2. Qu’est-ce que la sociologie des idées (la sociologie de la connaissance) ?

Comme le dit Neil Gross, le but d’une étude portant sur la formation de la pensée d’un intellectuel est de comprendre les processus sociaux qui entourent le développement des idées. Il explique ainsi sa manière de procéder pour étudier la formation de la pensée de Rorty :

The book is not just about Rorty. This is so because it treats the facts of Rorty’s life not as constituting an ultimate object of explanation but as a means toward a larger explanatory goal: Understanding some of the social processes that intellectuals encounter and navigate as they develop their ideas. In both its agenda and theoretical orientation, the book breaks with the three most prominent intellectual-historical approaches of the day.16

Ben David, pour sa part, catégorise les sujets de la sociologie des idées en deux parties : les impacts de la société sur la production de la connaissance et les impacts de la

13 Gross N. (2008) The Making of an American Philosopher, Chicago: University of Chicago Press. 14 Blau J. R. (2001), The Blackwell Companion to Sociology, Malden, MA: Blackwell Publishers.

15 Ben David J. (1997) Éléments d’Une Sociologie Historique des Sciences, Paris : Presses Universitaires de France.

(24)

14

connaissance sur la société.17 Ben David s’inscrit plutôt dans la nouvelle sociologie des

idées mais il est encore influencé par la vielle sociologie des idées. Alors il regroupe les aspects de la relation entre la société et la production de la connaissance en une logique dialectique.

En ce qui concerne les impacts de la société sur la production de la connaissance, Ben David en regroupe l’examen de ces impacts en différentes rubriques :

• les conditions d’apparition de la science moderne;

• les différences de croissance entre diverses sociétés;

• les effets des institutions économiques, politiques et religieuses, et ceux des systèmes de classe sur la production scientifique;

• le rôle de l’organisation du travail scientifique (à l’échelle micro sociale et macro sociale) dans la production scientifique.

En ce qui concerne les impacts de la production scientifique sur la société, il en nomme deux :

• l’effet du travail scientifique sur la structure sociale;

• l’influence de la science sur l’organisation de l’économie, la politique et la religion.18

Il serait donc important de remarquer que la sociologie des idées essaie d’étudier les idées dans une relation avec la société.

Pour mieux élaborer la problématique, nous pouvons catégoriser la sociologie des idées en deux : la vielle sociologie des idées et la nouvelle sociologie des idées.

2.3. La vieille sociologie des idées (approche classique)

17 Ben David J. (1997) Éléments d’Une Sociologie Historique des Sciences, Paris : Presses Universitaires de France, pp. 313-314.

(25)

15

Comme le disent Gross et Camic, « la base sociale de la vie intellectuelle » a toujours été un domaine d’intérêt de la sociologie dès sa naissance, ce qui peut se constater dans les œuvres des sociologues comme Comte, Marx et Engels, Durkheim et Weber. Mais ils soulignent que c’est à partir des années 1940 que la sociologie de la connaissance est considérée comme une discipline en sociologie. Cette discipline se base sur les travaux de Mannheim. Gross et Camic nomment quelques sociologues des idées, comme DeGré (1939), Znaniecki (1940), Mills (1942), Merton (1949). Stark (1958), Parsons (1959), Coser (1965), Gouldner (1965, 1970), et quelques sociologues de la science, comme Hagstrom (1965), Grane (1972) et Mullins (1973).

Basé sur le rapport de chacune des approches sociologiques de la connaissance des textes, Gross catégorise les trois approches classiques de la sociologie des idées comme suit: 1- Humanisme; 2- Contextualisme; 3- Poststructuralisme.

Approche humaniste : Comme le dit Gross, le but de l’approche humaniste est

l’étude de la vie de l’intellectuel et la situation de ses idées dans le contexte de sa vie :

The aim of a humanist approach to intellectual history is to weave a coherent narrative of a thinker’s life and work around the notions of character and personality, to explain a thinker’s ideas by situating them in the context of the life from which they arose.19

Gross croit que l’approche humaniste sous-estime la structuration sociologique et les facteurs sociaux dans la formation du contenu des idées d’un intellectuel.

Approche contextualiste : D’après Gross, l’approche contextualiste «downplays

character and personality and focuses instead on reconstructing authorial intentionality.»20

Comme le mentionne Gross, le contextualisme souligne particulièrement trois facteurs : la contingence, la particularité et le contexte.

Les contextualistes tentent d’expliquer « les circonstances historiques contingentes » au lieu d’identifier « les processus causaux » dans lesquels les idées des intellectuels ont lieu. Cependant, comme le dit Gross dans sa critique de cette approche : «

19 Gross N. (2008) The Making of an American Philosopher, Chicago: University of Chicago Press, p. 5. 20 Ibid, p. 6.

(26)

16

It is not credible to maintain that there are no general social processes that have a causal effect on human affairs.»21

Malgré les critiques que Gross développe par rapport à ce dernier, il ne nie pas que le contextualisme puisse expliquer certains aspects des idées.

Approche poststructuraliste : Par la suite, Gross explique le poststructuralisme.

Il mentionne que les

poststructuralists suggest that the best way to understand an intellectual text – or to explain the emergence of a set of ideas – is to analyze these larger structures: linguistic structures of alterity and exclusion that are given expression and simultaneously subverted in the cases analyzed by LaCapra; Foucauldian epistemes, or the taxonomies and assumptions – linked to power and political economy – that give sense to discourses and make inquiry possible, as considered by Poster; and the «deep» discursive structures, permitting different types of historical narration, that White tracks across the «longue durée» of the nineteenth century.22

Gross critique le poststructuralisme parce qu’il ne peut pas expliquer « les relations entre les structures et les idées ».23

2.4. La nouvelle sociologie des idées : une quatrième approche

C’est plutôt à partir des années 1970, avec les travaux de Collins, Bourdieu et Witley que la sociologie des idées a vu la naissance d’une nouvelle approche, visant plutôt à étudier les idées dans le seul but de comprendre les processus de la production des idées. Gross oppose cette approche à celle des sociologues classiques de la connaissance, qui expliquent les idées des intellectuels comme réflexions des tendances et des « besoins sociaux » (les facteurs macro sociaux).24

Comme nous le démontrerons plus tard, Gross tente d’élaborer un mélange complexe de facteurs structurels (externes) et des facteurs intellectuels (internes) pour la

21 Ibid, p. 9.

22 Ibid, p. 8. 23 Ibid, p. 10. 24 Ibid, p. 11.

(27)

17

formation de sa sociologie des idées. Pour ce faire, Gross essaie d’analyser les liens sociaux de l’intellectuel et de les contextualiser dans son travail afin de comprendre la dynamique de la production intellectuelle. D’après Gross, «new sociologists of ideas seek to uncover the relatively autonomous social logics and dynamics, the underlying mechanisms and processes, that shape and structure life in the various social settings intellectuals inhabit: academic departments, laboratories, disciplinary fields, scholarly networks, and so on. »25

Gross combine donc deux chemins dans une « nouvelle sociologie des idées » pour son analyse de la pensée de Richard Rorty.

Le premier chemin, qui est développé plutôt par Pierre Bourdieu et Randall Collins, consiste à se concentrer sur la vie du penseur, et en même temps à s’appuyer occasionnellement sur les concepts de la nouvelle sociologie des idées. D’après Bourdieu, le fond social du penseur a une grande influence sur sa position dans le monde des idées. D’après Collins, le fait d’appartenir à une position sociale privilégiée confère un avantage dans la vie intellectuelle, notamment à cause de l’accès à un réseau intellectuel.

Donc, d’un côté, Gross se penche sur le capital culturel et intellectuel : « This Bourdieusian insight can be coupled with one derived from Collins: generally speaking, intellectuals endeavor to affiliate themselves with high-status intellectual networks that permit them access to the symbols necessary for securing high-status slots in the attention space.»26

Mais selon Gross, l’approche de Bourdieu et Collins néglige la perception de soi des intellectuels et son rôle dans l’action sociale de l’intellectuel. Alors, le deuxième chemin est l’étude de l’autobiographie et la représentation de soi par l’intellectuel lui-même. Comme le dit Gross : «This book attempts to remedy the lack of theorization of the self that presently characterizes the new sociology of ideas, while simultaneously demonstrating that the sociology of ideas need not to be a reductive enterprise.»27

25 Ibid, p. 11.

26 Ibid, p. 13. 27 Ibid, p. 15.

(28)

18

2.5. Les distinctions de l’approche classique et la nouvelle approche

Pour faire une distinction entre les deux approches de la sociologie de la connaissance, Camic et Gross ont reconnu les cinq critères de chacune des approches :

Postulats La vieille sociologie des idées

La nouvelle sociologie des idées

1 La sociologie des idées est un moyen, pas un but

La sociologie des idées est un but en elle-même

2 La distinction interne/externe Le refus de la distinction interne/externe 3 La transparence des idées Contextualisme

4 Le « focus » sur les facteurs macro-sociaux

Localisme

5 Les intellectuels comme une catégorie sociale objective

Les luttes pour la position intellectuelle et l’importance des

domaines

2.5.1. La vieille sociologie des idées :

1- La sociologie des idées est un moyen, pas un but

La vielle sociologie des idées voit l’étude des idées plutôt comme un moyen pour les autres buts, surtout les buts sociaux-critiques. Comme Mannheim le propose, les sociologues de la connaissance doivent essayer de comprendre les principes existentiels de base de toutes les formes de la pensée, par une analyse des expériences socio-historiques des groupes d’intellectuels.

Comme le disent Gross et Camic :

Yet this depoliticization was by no means as thorough as it could have been. For Mannheim, the ultimate aim of the sociology of knowledge was not to understand knowledge production processes, but to inject a new kind of rationality into political and moral life, forcing individuals to interrogate the

(29)

19

social bases of their beliefs and helping them avoid «talk(ing) past one another ... overlook(ing) the fact that their antagonist differs from them in his whole outlook, and not merely in his opinion about the point under discussion» (Manheim, 1929, p. 280). 28

Ils ajoutent que:

Even Parsons (1959) touted the sociology of knowledge not as an end in itself, but as subsidiary to the task of understanding the relationship between the social and the cultural system.29

2- La distinction interne/externe

La vielle sociologie des idées assume une distinction entre le contenu des idées et les facteurs externes qui les conditionnent. D’après Gross et Camic, la vielle sociologie des idées ne s’intéresse pas à l’analyse sociologique du contenu des idées. Comme le remarquent bien les deux auteurs:

Ben-David’s view was representative: «the possibilities for either an interactional or institutional sociology of the conceptual and theoretical contents of science are extremely limited.» Consequently, the sociology of science should restrict itself to «the conditions that determine ... the level of scientific activity and shape ... the roles and careers of scientists and the organization of science» (Ben-David, 1971, p. 14). That sociologists were still of this opinion a decade after Kuhn’s (1962) influential, and quasi-sociological, historical study of the content of scientific revolutions is significant. For, though open to Kuhn’s work in some respects (see Hagstrom, 1965; Crane, 1972), first-wave sociologists of science devoted little energy to explaining how social factors affect «the actual substance of the scientific ideas that are developed in the laboratory and then evaluated by the scientific community» (Cole, 1992, p. 33).30

3- La transparence des idées

La vieille sociologie des idées a comme hypothèse que « les significations de base des idées sont transparentes pour l’investigateur sociologique. » Cela veut dire que le sens réel des idées est simplement accessible par la lecture des idées. « La transparence des

28 Blau J. R. (2001), The Blackwell Companion to Sociology, Malden, MA: Blackwell Publishers, p. 238. 29 Ibid, p. 238.

(30)

20

idées » néglige donc l’interprétation du texte par le lecteur, et la réception du texte chez le lecteur.

4- Le « focus » sur les facteurs macro-sociaux

Dans le cadre de la vieille sociologie des idées, ce sont plutôt les conditions sociales et politiques du contexte historique qui influencent les idées. Pour le démontrer, Camic et Gross donnent différents exemples, comme celui de Gouldner :

For Gouldner «Plato’s social theory (was) a response to the (economic and political) problems and tentions current in his historical period» (1965, p. 171), and Parsons’ work an alarmed reaction to the «mass meetings, marches, (and) demonstrations» of the Depression era (1959, p. 146). For practitioners of the old sociology of ideas, any and all macro-level factors might easily be cited to explain intellectuals’ concepts, beliefs, and arguments.31

5- Les intellectuels comme catégorie sociale objective

La vieille sociologie des idées cherche dans toutes les sociétés une couche d’intellectuels qui ont comme capital des propriétés culturelles. Alors, les sociologues intéressés à la sociologie des idées cherchent à comprendre comment « les circonstances macro-historiques affectent leurs activités culturelles ».32

Gross et Camic continuent en disant que :

To be sure, those in the area were sometimes well aware that different fields of knowledge production exhibit different forms of social organization, which might condition ideas in different ways (see especially Merton, 1949, p. 521). Nevertheless, insofar as they considered intellectuals an objective social category, those working in the old sociology of ideas tended to occlude the extent to which the attributes identified in different definitions of intellectuals may systematically vary across groups of knowledge producers.33

2.5.2. La nouvelle sociologie des idées :

Passons maintenant à la nouvelle sociologie des idées.

31 Ibid, p. 241.

32 Ibid, p. 242. 33 Ibid, p. 242.

(31)

21

Bien qu’il n’y ait pas de consensus chez les sociologues sur les principes de cette approche, Camic et Gross ont identifié cinq principes centraux, sur lesquels la plupart des chercheurs associés à cette approche se mettent plus ou moins d’accord :

1- La sociologie des idées est un but en elle-même

Les nouveaux sociologues des idées ont tenté de légitimer l’étude des idées comme une branche autonome de la sociologie. Comme les autres branches d’étude sociologique, la sociologie des idées en tant que telle pourrait amener les sociologues à mieux comprendre la formation et les racines des idées afin de désenchanter (dans le sens wébérien) la réduction du texte au texte. D’après la nouvelle sociologie des idées, le texte, comme tous les autres phénomènes sociaux, pourrait être le sujet d’une étude sociologique profonde et mener au désenchantement des compréhensions du texte.

2- Le refus de la distinction interne/externe

Selon la nouvelle sociologie des idées, ce ne sont pas seulement les facteurs externes des idées qui sont supposés constituer le sujet d’une étude sociologique. Les facteurs internes aussi peuvent être étudiés comme facteurs qui déterminent la forme des idées. D’après Camic et Gross, cela arrive souvent quand ceux qui étudient les idées ont une spécialité autre que les auteurs ou les intellectuels concernés ou visés par l’étude. D’après Collins : «The distinction between explaining background conditions and explaining content is not so easy to maintain ... [for to] state when and where science will exist in an historical analysis is to give conditions under which particular kinds of ideas are formulated and believed in. (Collins, 1975, p. 474).»34

3- Contextualisme

D’après la nouvelle sociologie des idées, les sens d’une idée n’est pas transparent et le contexte socio-intellectuel dans lequel ces idées poussent doit être étudié auparavant. Ce sont surtout les historiens des idées (les historiens intellectuels) qui ont une telle tendance contextualiste. Comme Skinner, Pocock et Dunn l’ont remarqué : «the proper way to read an historical text is as an historical product, in which the actual intentions of

(32)

22

the author (in so far as they can reasonably be reconstructed) should be our principal guide as to why the texte took the particular form it did.»35

4- Localisme

D’après les nouveaux sociologues des idées, pour reconstruire le contexte des idées, il faut se concentrer sur les facteurs décisifs du milieu scientifique, de la communauté scientifique et de la région géographique dans lesquels ces idées ont été construites. Camic et Gross donnent l’exemple de Camic : «This emphasis on local institutional factors also appears in Camic’s (1991, 1992) work on Parsons, which traces the process by which Parson’s theoretical and methodological ideas emerged in response to the credibility demands made on him by local academic conditions at Harvard University.»36

Comme le dit aussi Freudhental : «s’appuyant sur une interprétation de la philosophie de la science de T. S. Kuhn, elle (la nouvelle approche de l’étude sociologique de la science) analyse la science comme une multitude de cultures locales à l’intérieur desquelles la production de connaissance se conforme exclusivement à des normes locales particulières et est, de plus, sujette à l’influence d’intérêts sociaux.»37

5- Les luttes pour le positionnement intellectuel et l’importance des domaines

Les nouveaux sociologues des idées mettent en évidence la tendance des scientifiques à consolider leurs positionnements professionnels dans les milieux académiques. Comme le remarquent Camic et Gross:

Whereas contributors to the old sociology of ideas tended to view intellectuals as «special custodians of abstract ideas», new sociologists of ideas see the women and men who produce ideas as engaged in historically specific struggles with one another, and with various audiences, to establish their legitimacy and respectability as intellectuals of particular types (scientists, humanists, etc.) ... 38

35 Ibid, p. 246.

36 Ibid, p. 247.

37 Ben David J. (1997) Éléments d’Une Sociologie Historique des Sciences, Paris : Presses Universitaires de France, p. 309.

(33)

23

Ainsi, d’après les nouveaux sociologues des idées, et surtout d’après Bourdieu, les intellectuels doivent être perçus comme ceux qui tentent à légitimer les champs intellectuels, ainsi que la culture et la pensée intellectuelle. Comme Camic et Gross ajoutent : «For Whitley, as for other new sociologists of ideas, struggles for credibility and reputation — and their effects on the substance of ideas — are thus always structured by the social properties of the specific intellectual fields where these struggles occur.»39

2.6. La sociologie comme un sujet d’étude sociologique

En revenant sur la question de la sociologie de la connaissance sociologique, il nous faut faire une distinction, entre la sociologie comme une discipline et les autres disciplines scientifiques, en ce sens que la sociologie est la discipline dont le sujet d’étude est la société, encore moins que dans les autres cas, une sociologie de cette sorte de connaissance ne peut pas négliger la dialectique entre la société et la sociologie qui l’étudie. Comme le dit Guy Rocher : «La sociologie modifie la réalité sociale en l’étudiant. La société n’est pas indifférente aux études qui portent sur elle : elle y répond, réagit et s’en inspire, à des degrés divers.»40

On peut dire que la sociologie participe à la critique sociale et que cette participation engendre des reflets dans la société parce que la sociologie appartient aux faits sociaux. Comme le souligne Rocher :

Il n’y a donc pas à s’étonner que la recherche sociologique soit l’objet de jugements moraux : on lui reproche (sociologues aussi bien que non-sociologues) à la fois, selon les points de vue, d’être radicale ou conservatrice, bourgeoise ou révolutionnaire, liée au pouvoir ou conscrite contre le pouvoir, etc. La sociologie appartient aux faits sociaux qu’elle étudie ; on peut dire qu’elle en fait partie d’une manière singulière et plus que toute autre discipline scientifique, car on peut empêcher qu’elle devienne sujet de moralité dans l’objet moral qu’elle étudie.41

39 Ibid, p. 249.

40 Rocher G. (1992), Introduction à la sociologie. Montréal : Hurtubise HMH, p. 630. 41 Ibid, p. 631.

(34)

24

2.7. La méthode de notre étude

En s’inspirant de la nouvelle approche de la sociologie des idées, nous nous sommes penchés dans ce mémoire sur trois facteurs de cette approche pour mieux décrire la formation du livre « The Passing of Traditional Society; Modernizing the Middle East » de Daniel Lerner. Ces trois facteurs sont : Le refus de la distinction interne/externe, le contextualisme et le localisme.

En étudiant le parcours professionnel de Lerner et le contexte social dans lequel il a vécu comme sociologue, nous tenterons de mieux comprendre comment les facteurs externes du texte ont influencé la formation de ce dernier. Cela se fera en analysant le texte, en lien avec le contexte. Donc, en analysant le contexte historique d’après-guerre et les politiques étrangères américaines, nous essaierons de relier la dialectique du contexte avec le texte.

Dans un deuxième temps, en analysant les revues du livre, nous nous pencherons sur les débats provoqués par le livre en partant des réflexions dont il a été l’objet dans la communauté intellectuelle américaine.

En un mot, notre démarche de recherche vise à montrer l’articulation dialectique entre ce texte et la société dont il provient.

(35)

25

(36)

26

La maladie ne s’oppose pas à la santé ; ce sont deux variétés du même

genre et qui s’éclairent mutuellement.

42

Émile Durkheim

L’antithèse entre idéologie et sociographie n’exclut nullement que la

sociologie exerce une fonction analogue en Union Soviétique et aux

États-Unis. Ici et là, la sociologie a cessé d’être critique, au sens marxiste du terme,

elle ne met pas en question l’ordre social dans ses traits fondamentaux, la

sociologie marxiste parce qu’elle justifie le pouvoir de l’État et du parti (ou

du prolétariat si l’on préfère), la sociologie analytique des États-Unis parce

qu’elle admet implicitement les principes de la société américaine.

43

Raymond Aron

42 Durkheim É. et Dubet, F. (2013), Les règles de la méthode sociologique, 14e edn. Paris : Presses Universitaires de France, p. 40.

43 Aron, R. (1986) Les étapes de la pensée sociologique : Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville,

(37)

27

3.1. Introduction

L’étude des contextes (historique, académique et intellectuel) dans lesquels la production du savoir émerge est nécessaire pour comprendre le contenu de ce savoir. Comme nous l’avons dit dans la section de la démarche de l’étude, la production de la connaissance est en partie structurée par les rapports du savant à son travail. Non seulement le pouvoir et l’argent, mais aussi les priorités de la recherche universitaire jouent des rôles importants la direction du travail scientifique du savant.

L’un des plus éminents points de départ de la sociologie du contexte de la production du savoir en sciences sociales est le discours de Max Weber, en 1919, sur l’instrumentalisation et la rationalisation du savoir dans le milieu scientifique. Comme Weber le remarque :

La question à laquelle nous devons répondre ici est la suivante : quelle est la position personnelle de l’homme de science devant sa vocation? (à condition qu’il la recherche pour elle-même) Il nous dit qu’il s’occupe de la science «pour la science même» et non pas pour que d’autres puissent en tirer des avantages commerciaux ou techniques ou encore pour que les hommes puissent mieux se nourrir, se vêtir, s’éclairer et se diriger. Quelle œuvre significative espère-t-il donc accomplir grâce à ces découvertes invariablement destinées à vieillir, tout en se laissant enchaîner par cette entreprise divisée en spécialités et se perdant dans l’infini ?44

Selon le point de vue wébérien, les théoriciens de la modernisation se seraient éloignés du point de vue des scientifiques en sciences sociales qui essayaient de garder leurs distances à l’égard de la rationalité instrumentale. Pour les théoriciens de la modernisation, il faut une production scientifique dans le but d’aider les peuples à mieux se nourrir, mieux se vêtir et mieux vivre. Pour eux, il devait y avoir un fort lien entre la pensée sociologique et le politique.

C’est ainsi que les théoriciens de la modernisation essayaient d’influencer et même d’orienter les leaders politiques sans être orientés par ces derniers.45 Mais le fait

d’influencer les décisions politiques est contradictoire. Quand il y a une tendance, chez les

44 Weber M. (1919), Le savant et le politique. Paris: Union Générale d’Éditions (une édition numérique de 1963), p. 13.

(38)

28

intellectuels, à influencer les élites politiques, ceux-ci essaient d’ajuster leurs idées avec les stratégies de pouvoir politique. Cela devient donc une dialectique dans laquelle les conditions de la production de la pensée intellectuelle sont déterminées par le pouvoir et les consignes du savoir deviennent les guides du pouvoir. C’est pour cela que Weber compare les conditions d’emploi du savant à celles du prolétaire :

Le travailleur - l’assistant – n’a d’autres ressources que les outils de travail que l’État met à sa disposition; par suite, il dépend du directeur de l’institut de la même façon qu’un employé d’une usine dépend de son patron – car le directeur d’un institut s’imagine avec une entière bonne foi que celui-ci est son institut : il le dirige donc à sa guise. Aussi la position de l’assistant y est-elle fréquemment tout aussi précaire que celle de toute autre existence « prolétaroïde » ou celle de l’assistant des universités américaines.46

Dans ce chapitre, nous remettons en question l’autonomie de la production scientifique et du savoir, comme c’est revendiqué par l’école de la modernisation lorsqu’elle prétend que le savoir utilisable n’est pas moins objectif pour autant, dans les sciences sociales comme dans les autres sciences. Cela sera important pour empêcher de réduire la production intellectuelle de l’école de la modernisation (et de Lerner en particulier) au seul texte.

Alors, nous étudierons d’abord le contexte historique des années d’après-guerre. Ensuite, nous analyserons le contexte intellectuel qui a influencé, directement ou indirectement, la formation de la pensée de Lerner. En dernière partie, nous regarderons le contexte académique dans lequel la pensée de l’école de la modernisation a émergé.

3.2. Contexte historique

Hemant Shah décrit brièvement, mais avec grande justesse, le contexte historique de la guerre froide dans lequel les deux pôles de pouvoir de l’époque ont commencé les guerres de proxy :

Cold war tensions rose after a series of events between 1948 and 1950. In February 1948, the Soviets sponsored a Communist takeover in

46 Weber M. (1919), Le savant et le politique. Paris: Union Générale d’Éditions (une édition numérique de 1963), p. 7.

(39)

29

Czechoslovakia and later that year imposed a blockade of Berlin. In October 1949, Mao Zedong established the People’s Republic of China after defeating U.S.-backed Ciang Kai-Shek in a long civil war. The following summer, North Korean soldiers invaded South Korea, and the conflict quickly became a proxy war between Cold War adversaries, with the Chinese and Soviets Supporting North Korea and the United States and the United Nations aiding South Korea.47

C’est dans cet univers que le plan Marshall est proposé comme le plan stabilisant l’Europe occidentale et certains alliés des États-Unis (comme la Turquie et l’Iran) pour résister contre l’influence soviétique. L’État-Providence, établi dans les pays « développés », est un autre résultat de cette nouvelle ère historique. La rhétorique de Truman, le président américain (1945-1953) nous démontre bien cette nouvelle ère historique : « The old imperialism—exploitation for foreign profit—has no place in our plans … Greater production is the key to prosperity and peace. And the key to greater production is a wider and more vigorous application of modern scientific and technical knowledge »48

Les premières années suivant la deuxième guerre mondiale avaient créé une nouvelle ère dans laquelle les nouvelles demandes de libération nationale à l’égard du colonialisme avaient été formulées. C’est à partir de cette ère que la domination est remplacée par l’hégémonie. Cette dernière est basée non pas sur la force militaire, mais sur l’art de convaincre. L’art de convaincre les peuples de convertir leur manière d’être à l’image de celle du « centre » contient le noyau de la pensée modernisatrice américaine. Pour l’école de la modernisation, cette tentation se fait car le centre est « développé » et la « périphérie » ne l’est pas. Les théories de la modernisation font partie donc de la théorisation de l’hégémonie américaine.

De l’autre côté, c’est à partir des nouveaux mouvements sociaux que l’Union Soviétique a commencé à étendre son influence et à introduire le bloc communiste comme la force libératrice du monde postcolonial.

47 Shah H. (2011), The Production of Modernization, Philadelphia: Temple University Press, p.18.

48 Truman Inaugural Adress, cité par Nils Gilman (2007), Mandarins of the future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 71.

(40)

30

À partir de la guerre de Corée, les États-Unis ont constaté qu’ils ne pouvaient pas résister au bloc communiste seulement par les forces militaires. Les États-Unis ont réalisé que la présence du communisme dans les pays en voie d’évolution (en voie de développement) dépendait plus de la présence de la mentalité américaine que du déploiement de ses forces militaires. Les États-Unis ont donc préféré moderniser les peuples du monde et leur mentalité au lieu de les coloniser par la force militaire. C’est principalement dans cette guerre des mentalités que les États-Unis ont défendu l’Union Soviétique.

La politique étrangère des États-Unis avait ainsi besoin d’une alimentation théorique pour faire rouler leur impérialisme social-culturel. L’école de la modernisation, comme nous le verrons plus tard, joue ce rôle d’intermédiaire entre l’idée impériale américaine et les changements sociaux en cours dans la périphérie.

Contrairement aux politiques économiques de la colonisation, le programme de la modernisation exigeait une sorte d’exportation des industries pour instaurer une nouvelle forme de la division internationale du travail. Le monde postcolonial prévoyait donc la prospérité et le développement économique comme le gain de la lutte contre le colonialisme.

Pour les États-Unis, le développement économique (voire la croissance économique) était aussi un élément servant à stabiliser les pays capitalistes et les assurer de ne pas tomber dans le bloc communiste. C’est dans cette perspective que les théoriciens de la modernisation commencent à écrire des plans de développement pour le monde en voie de développement.

Shah décrit bien cette tentation de la part des théories de la modernisation:

In the mid-twentieth century, with the Cold War in full swing, American officials were engaged in a strategic battle with the Soviet Union to bring newly independent states in geopolitically sensitive regions of the world into their respective spheres of influence. Spurred by massive funding from the government, Talcott Parsons, Edward Shils, Harold Lasswell, Lerner, and other leading scholars were part of a network of intellectuals putting their analytical and theoretical skills to work, thinking carefully about geopolitical strategy and ways of winning the hearts and minds of residents in the postcolonial world, then known commonly as «underdeveloped countries», «less-developed

(41)

31

countries», or the «third world». Many of these ideas and techniques were central to modernization theory.49

La modernisation psychique (et Lerner en particulier) théorise donc le chemin psychique vers la production de masse et la société participative : la naissance de l’homme moderne.

3.3. Contexte intellectuel

3.3.1. Qu’est-ce que la « modernisation » ?

Comme le dit Gilman, bien que certains dirigeants du Moyen-Orient, comme Kamal Atatürk, aient utilisé cette expression en référant à leurs réformes après la première guerre mondiale, c’est plutôt après la deuxième guerre mondiale que la modernisation est théorisée en sociologie, en sciences politiques et en économie. Trois facteurs principaux ont plutôt suggéré aux sociologues américains de redéfinir la modernisation comme un terme sociologique et un plan stratégique ; 1- La décolonisation, 2- L’accessibilité des ressources, 3- L’influence plus grande de l’Union Soviétique.

D’après Gilman, la modernisation est le colonialisme américain d’après-guerre et il possède le même but que le colonialisme européen de 19e siècle (la domination

occidentale) mais avec une structure différente.50

Le plan modernisateur américain tente d’intégrer les peuples des pays en voie de développement dans le monde « moderne » au lieu de les exclure des technologies et des produits modernes. La force modernisatrice essaie d’étendre la culture de la prospérité et de la liberté individuelle. Cette intégration passe par un processus déterminé et se dirige vers un destin pré-écrit et découvert par l’école de modernisation.

Shils schématise bien les noyaux de la pensée modernisatrice. Le sens dans lequel Shils décrit la modernisation consiste en une sorte de «distribution» des éléments

49 Shah H. (2011), The Production of Modernization, Philadelphia: Temple University Press, p.3. 50 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 183.

Références

Documents relatifs

- une réorganisation du travail qui ne doit en aucun cas dépasser les normes admises pour les adultes : 40 heures par semaine, avec un maximum de 8 heures

Explorez vos arc hives et répondez

23/ Structurer les organisations de travail en formalisant la construction de maquettes organisationnelles permettant la meilleure adéquation possible entre la

C’est notamment la mission de la fondation pour la mémoire de l’esclavage, dont la création nous réunit aujourd’hui.. Le 10 mai 2018, pour la journée nationale des mémoires

Le présent travail dont le thème est «Influence de la nature du sol et de la topographie sur la distribution spatiale de Julbernardia seretii (De Wild) Troupin et de

Dans la présente réflexion il est question de discuter de la place de la psychologie dans le système éducatif marocain en général et de son éventuel apport

FOUCAULT distingue quatre seuils qu’un savoir peut franchir pour prétendre être une science : un seuil de « positivité » ou « moment à partir duquel une

I argue that in the case of ’Bri gung, the work field origi- nally attached to the demesne-like zhing skal land was gradually inte- grated into the tenement fields of the