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3. Le contexte

3.3. Contexte intellectuel

3.3.1. Qu’est-ce que la « modernisation » ?

Comme le dit Gilman, bien que certains dirigeants du Moyen-Orient, comme Kamal Atatürk, aient utilisé cette expression en référant à leurs réformes après la première guerre mondiale, c’est plutôt après la deuxième guerre mondiale que la modernisation est théorisée en sociologie, en sciences politiques et en économie. Trois facteurs principaux ont plutôt suggéré aux sociologues américains de redéfinir la modernisation comme un terme sociologique et un plan stratégique ; 1- La décolonisation, 2- L’accessibilité des ressources, 3- L’influence plus grande de l’Union Soviétique.

D’après Gilman, la modernisation est le colonialisme américain d’après-guerre et il possède le même but que le colonialisme européen de 19e siècle (la domination

occidentale) mais avec une structure différente.50

Le plan modernisateur américain tente d’intégrer les peuples des pays en voie de développement dans le monde « moderne » au lieu de les exclure des technologies et des produits modernes. La force modernisatrice essaie d’étendre la culture de la prospérité et de la liberté individuelle. Cette intégration passe par un processus déterminé et se dirige vers un destin pré-écrit et découvert par l’école de modernisation.

Shils schématise bien les noyaux de la pensée modernisatrice. Le sens dans lequel Shils décrit la modernisation consiste en une sorte de «distribution» des éléments

49 Shah H. (2011), The Production of Modernization, Philadelphia: Temple University Press, p.3. 50 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 183.

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modernes, mais il existe une contradiction des éléments internes dans les discussions de Shils. La distribution de la technique (de la modernité technique) passe soit par la connaissance, soit par le gadget. Dans les deux possibilités de distribution du centre vers la périphérie, un écart demeure souvent : l’exportateur, comparé à l’importateur, reste toujours le centre ayant le plus progressé. Voici les phrases de Shils:

Modernity entails democracy, and democracy in the new states is, above all, equalitarian. Modernity therefore entails the dethronement of the rich and the traditionally privileged from their positions of pre-eminent influence. It involves land reform. It involves steeply progressive income taxation. It involves universal suffrage. Modernity involves universal public education. Modernity is scientific. It believes the progress of the country rests on rational technology, and ultimately on scientific knowledge. No country could be modern without being economically advanced or progressive. To be advanced economically means to have an economy based on modern technology, to be industrialized and to have a high standard of living. All this requires planning and the employment of economists and statisticians, conducting surveys to control the rates of savings and investments, the construction of new factories, the building of roads and harbors, the development of railways, irrigation schemes, fertilizer production, agricultural research, forestry research, ceramics research, and research of fuel utilization. «Modern» means being western without the onus of following the West. It is the model of the West detached in some way from its geopolitical origins and locus.51

Structurellement vu, pour les modernisateurs, le processus de la modernisation est comme le processus de la réintégration sociale des déviants, une réintégration des peuples en voie de développement, dans la société-monde, formée par le centre occidental. Cette réintégration contient bien la division mondiale du travail, qui n’est pas toujours à la faveur des pays en voie de modernisation.

D’après cette école, la modernisation se fait par l’intermédiaire des élites, qui se sentent dans un vacuum de l’identité, frustrées par le développement des pays occidentaux. Shils, qui a procédé à une étude sur les élites indiennes, a décrit leur point de vue ainsi : « Among the elites of the new states, modern means dynamix, concerned with the people, democratic and egalitarian, scientific, economically advanced, souvereign, and influential. »52

51 Shils cité par Nils Gilman (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 2.

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Nous pouvons voir cette approche chez Lerner aussi, quand il parle de la petite couche sociale passeuse qui oriente la société traditionnelle vers la modernité. D’après lui, ces élites passeuses frustrées essaient de rendre leur pays d’origine similaires à l’Europe des 17e et 18e siècles.

L’école de la modernisation dominait la pensée intellectuelle dans la sociologie du développement aux États-Unis dans les années 1950 et 1960. Les états nouvellement indépendants, de même que les autres états plus vieux en Asie, en Europe, en Amérique du Sud et en Afrique ont accéléré leur industrialisation et cette école de pensée a essayé de théoriser ce changement social en l’associant à l’extension de l’influence américaine. Cette théorisation a orienté dans un sens, les stratégies de croissance des pays en voie de développement, surtout à l’époque de Kennedy, de Johnson et de Nixon. En gros, il ne s’agit pas d’une école qui s’intéressait seulement à décrire la société, mais qui s’attardait aussi à promouvoir les changements des politiques de développement.

C’est à partir des années 1970 et 1980 que cette école a été discréditée dans le milieu académique, mais ses influences continuaient dans le champ politique.

L’école de la modernisation est alors supposée répondre aux questions suivantes :

- Qu’est-ce que la modernisation ? S’agit-il clairement d’exporter une copie du monde moderne occidental vers le monde en voie de développement ?

- Qu’est-ce que la modernité ? Peut-on décrire la modernité et ses éléments ? Si la modernité prend la forme de la société où elle s’installe, a-t-elle des principes universels de base ?

- Si la modernisation comprend l’exportation des éléments contemporains du monde moderne vers le monde en voie de développement, qui doit les exporter, qui doit les recevoir et qui doit les installer dans le pays receveur ?

- L’histoire est-elle un chemin qui arrivera à un but ? Si oui, lequel ? Et comment va-t-elle y arriver ? S’il existe un but pour l’histoire, atteindre celui-ci exige-t-il de passer par un chemin unilinéaire ou par des chemins multilinéaires qui mènent à cette destination ?

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- Si l’on suppose la fin de l’histoire, est-ce que l’Occident (et en particulier les États-Unis) est arrivé à cette fin d’histoire et à l’« idéaltype » du monde moderne ?