• Aucun résultat trouvé

113

Le tiers monde n'est pas une réalité mais une idéologie.

114

Je commence la conclusion de ce mémoire de maîtrise avec une courte relecture de la vie d’un personnage historique ; Heinrich Himmler.

Heinrich Himmler est bien connu dans l’histoire de l’Allemagne Nazie. Il était le « chef de la police allemande, commandant en chef de l’armée de réserve de la Wehrmacht et ministre de l’intérieur du Reich ».239

Himmler avait une personnalité contradictoire. D’un côté, il était sympathique dans la vie privée et, de l’autre côté, il était le chef de la machine génocidaire des Nazis. Peter Longerich décrit sa personnalité ainsi :

Le corps de protection de l’État, ce qui dans l’esprit de Himmler, devait devenir la SS, fut aussi pour lui une sorte de protection personnelle, un bouclier derrière lequel il lui fut possible d’assouvir ses penchants tout en dissimulant ses faiblesses. Plus Himmler a transféré son code de comportement personnel sur la direction de la SS, plus il s’est développé en même temps que sa fonction, plus la personne privée qu’il était a disparu derrière le Reichsführer-SS. 240

Himmler avait la même personnalité sociale comme le chef de la SS que comme père de sa fille, la seule différence entre les deux étant l’objet de l’empathie ! Comme je l’ai dit, l’empathie dans le sens lernérien est la capacité de s’imaginer dans la situation

239 P. Longerich (2008) (traduction en français : 2010), Heinrich Himmler, Paris : H. d'Ormesson, c2010, p. 9.

115

d’autrui. Dans ce sens, Himmler était une personne très empathique avec ses proches et avec les dignitaires du Reich, mais pas avec les ennemies des Nazis. C’est pour cela qu’il a pu s’imaginer dans la situation de sa fille, mais pas dans la situation des Juifs, car il avait été dressé à être empathique avec la haine du pouvoir pour ces derniers.

J’aimerais refermer cette parenthèse à propos de Himmler sur la conclusion suivante : selon moi, la question du livre est incorrecte à la base ; il n’y a pas de «personnalité» empathique puisque c’est là un caractère qui appartient, sous différentes formes, à tous les peuples et à toutes les cultures. Le livre ne pouvait donc pas trouver ce qu’il cherchait, car une telle personnalité n’existe pas, tout son effort se résumant alors à définir la culture particulière dont le colonialisme à l’américaine cherchait à assurer le développement dans les états clients.

Donc le livre s’intéresse plutôt à la propagation de l’empathie à l’égard d’éléments déjà définis par les modernisateurs. Ainsi, le livre s’intéresse à une forme particulière de développement et non pas au développement humain en général.

D’après Gilman, les européens ont toujours essayé de définir leur identité par opposition à celles des non-européens.241 Il croyait que la modernisation était un slogan

qui donnait une nouvelle figure au colonialisme. C’est en ce sens que Gilman s’est efforcé de montrer que la modernisation avait comme but d’introduire des forces modernisatrices dans les pays en voie de développement afin d’attirer ces pays dans la sphère d’influence du « monde libre ». Gilman expose bien la pensée dichotomique de la modernisation qui conduit à réduire le monde non-occidental à la simple logique du « sous-développement » :

According to modernization theorists, modern society was cosmopolitan, mobile, controlling of environment, secular, welcoming of change, and characterized by a complex division of labor. Traditional society, by contrast, was inward looking, inert, passive toward nature, superstitious, fearful of change, and economically simple. All of the countries of Latin America, Asia, and Africa were unified within the single category of «traditional».242

241 Gilman N. (2007), Mandarins of the Future, Baltimore: The John Hopkins University Press, p. 28. 242 Ibid, p.5.

116

Le modèle de la modernisation que Lerner construit dans son livre est celui d’une modernisation imposée et importée des États-Unis. Cette modernisation suppose l’existence d’une société de masse, d’une société sans défense, sans autonomie et sans conscience de soi : une société sans voix, incapable de saisir et de comprendre ce qui lui fait face ! Les citoyens de cette société ne sont pas en mesure de résister aux visions normatives qu’on leur propose. La société qui fait l’objet de la modernisation qui lui arrive de l’extérieur est une société qui est impressionnée par les éléments modernes et par le paradis qu’est le monde moderne. Cette société devient donc une société de plus en plus aliénée qui ne pourra ressusciter qu’une fois qu’elle aura perdu toute capacité critique et tout souvenir de ses orientations propres.

La modernisation telle que théorisée par Lerner est donc une marchandise offerte aux peuples sous-développés, des peuples qui ne la méritent pas mais qui sont invités à faire l’essai de cette marchandise. Ces peuples forment des sociétés sans défense où le rôle des acteurs locaux n’est pas considérable. En somme, l’attraction de cette marchandise retire aux acteurs et aux intellectuels locaux toute capacité de réflexion et de délibérations. La modernisation réduit ainsi par avance les travaux des intellectuels locaux à la valeur marchande. C’est pour cela qu’il n’y a pas de rôle pour les intellectuels locaux des pays étudiés dans le livre de Lerner : il y a seulement des « passeurs » qui sont tout disposés à se jeter sur les miroirs aux alouettes.

D’un point de vue plus général, l’école de la modernisation a donc fonctionné comme une recette des médecins pour manipuler l’organisation des sociétés en voie de développement. La tendance à la manipulation des organisations sociales se voit aussi dans les conceptions économiques de cette même école de pensée. Par exemple, comme Gilman le remarquait, Rostow a défini le développement économique comme « national income growth » et comme « capital accumulation ».243 Rostow a ainsi réduit le développement

économique à la croissance de la valeur monétaire, telle qu’elle s’apprécie par l’intermédiaire du dollar américain ! En utilisant le modèle de la croissance de Rostow, les pays s’engagent donc à augmenter la valeur monétaire de l’économie par deux moyens : 1-

243 Ibid, p. 162.

117

en transformant l’économie traditionnelle réelle en économie d’échange monétaire, 2- et en consolidant la valeur de la monnaie nationale en vue des échanges internationaux.

Par ces exemples, on se rend compte du fait que l’école de la modernisation était assujettie aux intérêts stratégiques (économiques et politiques) des États-Unis. Ce n’est pas surprenant que l’école de la modernisation ait été supportée par les fondations américaines et qu’elle ait souvent servi à préparer des champs d’influence dans le monde en voie de développement.

La désorganisation des sociétés par l’intermédiaire de la modernisation pourrait être son principal résultat. La modernisation psychique, par exemple, avait clairement pour but de créer une nouvelle forme de «l’imagination de soi» chez les peuples en voie de développement et cela afin de les convaincre de regarder l’Occident quant à la manière de prendre position dans le processus du développement.

Il faut donc comprendre l’idée de la modernisation psychique par le détour de l’idée d’intervention américaine. L’interprétation américaine du « White Man’s Burden »244 a

mené la politique états-unienne, d’abord isolationniste, vers l’intervention, vers l’intervention bienfaitrice destinée à mener les peuples vers la prospérité et la modernité.

Les théories de la modernisation en gros, ont balisé le chemin de l’intervention américaine en faveur du développement dans le monde postcolonial ; que cette intervention ait eut recourt aux moyens militaires ou l’aide humanitaire, l’objectif bien-pensant d’assurer ainsi le développement humain n’a jamais manqué de défenseurs et de théoriciens. C’est ainsi que la théorisation de la modernisation psychique n’est pas une théorisation sociologique et scientifique, mais un programme d’assimilation psychique qui masque les jugements de valeur sur lesquels il repose.

Comme nous l’avons fait ressortir dans notre discussion, l’empathie, en tant que telle, est la base de toute imagination morale, dans toute société. Lerner, par contre, n’a pas parlé pas d’empathie en tant que telle mais de l’empathie éprouvée par les peuples en voie de développement à l’endroit des modèles de ce qu’il appelle «le monde moderne». L’empathie, telle que décrite par Lerner, porte donc l’esprit impérialiste américain : le

118

dominé doit avoir de l’empathie pour le dominant. C’est pour cela que tout se ramène aux questions suivantes : Quelle empathie, par qui et pourquoi ? Les réponses de Lerner seraient les suivantes : l’empathie que les hommes traditionnels éprouvent à l’égard des modèles et des hommes occidentaux dans leur désir de devenir modernes !

Dans un autre ordre d’idée, Lerner n’a pas rendu compte du processus de la normalisation dans les sociétés en voie du développement. Conséquemment, il n’a pas bien étudié la manière par laquelle les éléments modernes interviennent dans la société en transition. De fortes tendances conservatrices dans les sociétés traditionnelles du Moyen- Orient ont toujours été un obstacle contre l’intériorisation des éléments modernes. Les éléments modernes, en intervenant dans les sociétés traditionnelles du Moyen-Orient, sont donc intégrés d’une manière inattendue par chacune des catégories sociales qui les interprètent et les assimilent à sa manière. Il n’y a donc pas de modernisation unifiée.

Cette négligence du processus de la normalisation nous explique l’échec du modèle universaliste de Lerner. David Potter, historien, a aussi fortement critiqué la projection de l’histoire américaine, comprise comme une histoire sans conflit, et sa transformation en interprétation du monde en voie de développement. D’après lui, l’abondance du continent américain est la clé de la compréhension du manque des grands conflits sociaux permanents et récurrents. D’après lui, si l’on pouvait exporter cette abondance, on pourrait certes exporter la stabilité sociale.245 Potter soulignait le fait que lorsqu’une réalité est sortie de

son contexte, il n’y a plus rien à analyser. De ce point de vue, le travail intellectuel de l’école de la modernisation a été l’équivalent du fait d’arracher deux pages au beau milieu de deux ouvrages différents et de comparer ces pages au lieu de comparer les livres !

C’est pour cela que la réduction des changements sociaux aux changements des personnalités a mené Lerner à négliger le processus de la normalisation dans le pays étudiés. Pour lui, la normalisation des éléments modernes dans la société est un processus universel et donc il ne restait pour lui que de l’étude des personnalités.

Le fait que Lerner croyait que la modernisation de la société était la somme des modernisations individuelles revient à dire que la société n’a pas d’identité (ni de réalité)

119

en elle-même et que la création « d’hommes nouveaux » peut se dérouler sans entrave. En ce sens, comme je l’ai remarqué, Lerner n’a pas tant procédé à la construction d’une analyse sociologique qu’il a produit un programme d’intervention.

Dans l’esprit de cette intention pratique et de ce projet d’intervention, les théoriciens de la modernisation psychique sont partis de la présupposition selon laquelle ce sont certaines transformations psychiques des gens qui mènent une société à la modernité ; or, un autre projet d’intervention pourrait être basé sur la présupposition inverse. On pourrait proposer des programmes massifs d’immersion des individus dans des sociétés modernes ou mettre en place d’une manière autoritaire des institutions et des obligations modernes qui auraient tôt fait de transformer les traditionnels.

Lorsqu’on fait de la personnalité la base de la transformation sociale, on retire à la sociologie le moyen de faire la distinction entre la société, les foules et les individus. Comme le disait Gilman « Shils saw mass culture as a way of «providing something for everyone» without conceding them true political power. »246 La modernisation est ainsi

associée à la culture de masse et à la disparition de la société en tant que telle comme la base de l’analyse sociale. Dans la même ligne d’analyse, Gilles Gagné croit que les théories de la modernisation ont une approche impériale et qu’elles prolongent le programme des empires anciens : limiter la capacité politique des sociétés dominées en divisant les élites, en contrôlant leurs conflits extérieurs et en aménageant à l’intérieur de l’empire un espace de liberté individuelle.247

Je conclus en disant que pour Lerner, la fin de l’histoire est arrivée : la société de participation ! Il a donc proposé au Moyen-Orient la feuille de route la plus susceptible d’y conduire. Par contre, cette feuille de route a échoué à établir un nouvel ordre moderne au Moyen-Orient. L’homme moderne n’a pas été réinventé et le chaos et la désorganisation sociale a été dans plusieurs pays le principal résultat de cette entreprise.

Avant de finir mes discussions, il me faut remarquer que tout cela, n’a pas été une apologie conservatrice pour féliciter la tradition et le mysticisme, qui sont, le « cheval de Troie » du libéralisme de nos jours, mais pour repenser l’entremise du monde subalterne à

246 Ibid, p. 54.

120

propos de tout ce qui s’impose à lui, sans cesse par les évaluations sociales rapides et les destructions massives des sociétés et de la nature. Je me sens assez sympathique avec les phrases d’un sociologue iranien selon lequel :

Le hindouisme a offert ses passions aux animaux et aux plantes, mais les a retenues des êtres humains … La solution ne serait pas de revenir à la passion du système indien de caste, mais de limiter le même empirisme excessif auquel le système Schopenhauerien laisse la société, car, comme nous l’avons démontré, selon ce dernier, la passion veut dire s’abriter à l’art et à la philosophie, et se vider de la volonté obscure et laisser le monde réel à la science empirique. Il serait difficile de trouver une solution pour le processus actuel de la destruction de la nature humaine, animale, végétale et matérielle avec le mysticisme et l’art ou bien avec l’oubli des destructions du modernisme. Car ces types d’approche, laissent ouvert le champ pour l’empirisme non-réflectif et le positivisme et l’assaut de la technologie non- contrôlée. En d’autres termes, la critique mystique et moraliste de la société moderne, aboutit à la pire idolâtrie de la science et de la technologie.248

248 Yousef Abazari (2010) Kherad-e-jame’e shenasi (Sociological Reason). 3rd edn. Tehran: Tarh-e-no’w, p. 103. (Traduit par l’auteur de mémoire)

121