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Littérature à lier. La folie littéraire aux XIXe et XXe siècles: histoire d'un paradigme

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Littérature à lier.

La folie littéraire aux XIXe et XXe siècles : histoire dřun paradigme

Par

Tanka Gagné Tremblay

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Avril 2012

Thèse présentée à lřUniversité McGill en vue de lřobtention du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

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RÉSUMÉ

Quřest-ce que la folie ? Quřest-ce que la littérature ? Quels rapports entretiennent folie et littérature ? Bien présomptueux celui qui prétendrait répondre à ces questions sans embarras. Aux XIXe et XXe siècles, des hommes de lettres ont cru y parvenir. Mieux, ils en ont fait une catégorie, celle des fous littéraires. La présente thèse cherche à tracer lřhistoire de cette catégorie particulière, depuis ses premiers instigateurs au XIXe siècle, Charles Nodier et Octave Delepierre, à ses principaux agitateurs au siècle suivant, Raymond Queneau et André Blavier. La visée est de poser ainsi un regard historique et sociologique sur cette mise en discours singulière de la folie et de la littérature pris tout dřun bloc, selon laquelle les fous littéraires sont essentiellement redevables de la catégorie quřils occupent par lřabsence de réception anthume et posthume quřils rencontrent. Considérant que cette histoire nřest pas sans rapport avec les multiples métamorphoses et migrations que littérature et folie empruntent aux XIXe et XXe siècles de la littérature à la psychiatrie, la présente étude retrace également les origines de ce rapprochement entre folie et littérature chez les spécialistes de la folie eux-mêmes, les aliénistes, et les œuvres singulières dont ils disposent dans leurs cabinets, qui ne sont pas sans lien avec ce que lřon appellera plus tard au XXe siècle dans certains milieux lřart brut et les écrits bruts. En passant au peigne fin les œuvres de ces hommes de lettres et de raison, qui plus est en analysant les œuvres des fous littéraires eux-mêmes y figurant, on se rend à lřévidence que la folie qui étreint ces illustres inconnus nřest peut-être pas quřune affaire de réception.

Mots clés

fous littéraires, folie littéraire, folie, sociologie de la littérature, histoire de la littérature, histoire de la psychiatrie, histoire des idées

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ABSTRACT

What is madness? What is literature? What relationship does madness and literature have with each other? Presumptuous ones pretend to answer these questions without embarrassment. In the nineteenth and twentieth centuries, men of letters believed to achieve it. Better, they made a category, that of fous littéraires. The thesis tries to trace the history of this particular category, from his first promoters in the nineteenth century, Charles Nodier and Octave Delepierre, to its main agitators in the following century, Raymond Queneau and André Blavier. The aim is to pose an historical and sociological point of view on specific madness and literature discourses taken together, that fous littéraires are basically liable to their category by the absence of anthumous and posthumous reception encountered. In view of the fact that this history is not unrelated with the multiple metamorphoses and migrations that literature and madness has taken in the nineteenth and twentieth centuries, the present study also traces the origins of this rapprochement between madness and literature among specialists in the field of madness themselves, the alienists, and the singular works they have at their disposal in their offices / reading rooms, that are not unconnected with what was later known in some circles as art brut and écrits bruts. By examining with a fine-tooth comb the works of these men of letters and of mind, moreover by analysing the works of the fous littéraires themselves contained in it, it seems clear that the madness which grip these illustrious unknowns may not be just a matter of reception.

Keywords

fous littéraires, literary madness, madness, sociology of literature, history of literature, history of psychiatry, history of ideas

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... I ABSTRACT ... II TABLE DES MATIÈRES ... III LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES ... VI REMERCIEMENTS ... VII AVERTISSEMENT AU LECTEUR ... IX

INTRODUCTION ... 1

De lřart chez les fous ? ... 5

Méthode et plan de la thèse ... 7

PREMIÈRE PARTIE. LA LITTÉRATURE ENFERMÉE ... 10

CHAPITRE I. LA LITTÉRATURE À LA BARRE ... 11

Chemins de travers : à la rencontre des écrivains asilaires ... 13

Le Charenton littéraire ... 15

Le Bicêtre littéraire ... 17

Juger la folie littéraire ... 22

Écrits diagnostiques ... 23

Écrits à conviction ... 26

CHAPITRE II. DřUN MAROQUIN À LřAUTRE OU LA QUÊTE INSENSÉE DU BIBLIOMANE NODIER ... 34

Le cas de lřamphigourique Jean Demons... 38

Fous comme excentriques ... 49

Francesco Colonna, fou littéraire ? ... 52

L’esprit dérangeant de Guillaume Postel ... 57

L’ignorance comme trait distinctif de la folie : Bernard de Bluet d’Arbères ... 60

Rare, donc fou ? ... 65

CHAPITRE III. DELEPIERIANA OU MÉLANGES DE LITTÉRATURE FOLLE ... 67

Historiciser la folie littéraire ... 71

Le corpus foisonnant des fous littéraires de Delepierre ... 73

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De la folie à lřabsence de postérité : Delepierre bibliophile ... 80

La folie en quatre temps ... 81

Fous de Dieu ... 81 Fous et littéraires ... 86 Fous et philosophes ... 93 La folie au pouvoir ... 96 La littérature à enfermer ... 102 Du génie à la folie ... 109

Pour lřamour des livres ... 112

La catégorie fourre-tout des fous littéraires ... 114

DEUXIÈME PARTIE. LA LITTÉRATURE LIBÉRÉE ... 116

CHAPITRE IV. LE COMBAT ANTI-ALIÉNISTE FRANÇAIS AU XIXE SIÈCLE : UNE CAMPAGNE DE PRESSE ... 117

L’Anti-Aliéniste : un journal de fous au cœur de la tourmente ... 120

Le débat charentonesque du Glaneur de Madopolis ... 127

CHAPITRE V. LE GÉNIE ET LA FOLIE EN LITTÉRATURE ... 150

De la psychiatrie à la littérature : migrations et métamorphoses dřun paradoxe .... 152

La tête de lřemploi : petit manuel de phrénologie ... 162

CHAPITRE VI. VERS UNE ESTHÉTIQUE DE LA LITTÉRATURE FOLLE ... 174

Méninges en feu ... 176

Lřémancipation des œuvres des fous : genèse ... 193

Marcel Réja / Paul Meunier : aliéniste et poète ... 195

De lřart chez les fous ? ... 200

TROISIÈME PARTIE. LA LITTÉRATURE CLASSÉE ... 209

CHAPITRE VII. LE CABANON DE RAYMOND QUENEAU ... 210

Les prémisses des recherches sur les fous littéraires de Queneau : les faits ... 211

Note sur les archives et le corpus quenien ... 221

Des fous littéraires aux hétéroclites : la question de la terminologie ... 225

Le corpus en question ... 234

Le cercle ... 234

Le monde ... 243

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Le temps ... 271

CHAPITRE VIII. ANDRÉ BLAVIER DISCIPLE DE RAYMOND QUENEAU ... 290

Une anthologie démentielle : regard sur les fous littéraires de Blavier ... 301

Le Blavier, tel que perçu à partir de sa Myth(étym)ologie ... 302

Des fous littéraires comme s’il en pleuvait ... 310

CONCLUSION ... 313

ANNEXE I. LOI DU 30 JUIN 1838 (LOI SUR LES ALIÉNÉS) ... 325

ANNEXE II. L’ANTI-ALIÉNISTE ... 342

ANNEXE III. L’ANTI-ALIÉNISTE EN REGARD DES TEXTES PLAGIÉS ... 363

ANNEXE IV. L’HOMME DE GÉNIE (1889) EN REGARD DES TEXTES PLAGIÉS ... 383

BIBLIOGRAPHIE ... 393

ARCHIVES ... 447

INDEX DES NOMS ... 448

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LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES

ap. après

av. avant

BnF Bibliothèque nationale de France

c. circa

cf. confer

coll. collection

dir. directeur / direction

fig. figure ibid. ibidem impr. imprimerie in dans J.-C. Jésus-Christ p. page

pag. mult. pagination multiple pseudo. pseudonyme

PUF Presses Universitaires de France

s.d. sans date s.é. sans éditeur s.l. sans lieu sqq. sequunturque supra ci-dessus vol. volume

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REMERCIEMENTS

La bonne poursuite et lřachèvement de cette thèse nřauraient pas été possibles sans lřaide précieuse et le support de plusieurs personnes, dont je suis oh ! combien redevable…

Je remercie dřabord mon directeur de recherche, Marc Angenot, pour ses lectures attentives, sa disponibilité et son ouverture dřesprit. De nos multiples discussions a jailli la lumière de cette thèse qui, autrement, serait sans doute demeurée à lřétat de projet.

Mes remerciements vont aussi à tous ceux qui mřont fourni leur aide ponctuelle aux diverses étapes de recherche et dřécriture de cette thèse. Un merci chaleureux à Mathieu Bélisle, Marie-Hélène Gour, Anne Henry, Régine Robin et Geneviève Trépanier, qui ont relu rigoureusement les premières versions de cette thèse, pour lřintérêt quřils ont porté à ma recherche, leurs remarques, leurs conseils judicieux. Merci à Suzanne Bagoly, Andrée Blavier, Xavier Brouillette, Olivier Justafré, Michel Lécureur, Jean-François Marmion, Jean-Marie et Anabel Queneau, Madeleine Velguth et lřéquipe de lřIIREFL à ses débuts pour leurs bons tuyaux. Merci aussi au personnel archivistique des nombreux centres dřarchives que jřai fréquentés pour leur attention et leur aide précieuse.

Je veux également témoigner ma profonde reconnaissance à Marc Décimo pour son amitié indéfectible, son aide constante, son temps, sa passion. Je lui suis redevable à de multiples égards.

Je salue aussi mon père qui, concerné au plus haut point par le sujet, eût été certainement bien fier de son fils et embrasse ma mère qui lřest sans doute.

Je dois beaucoup à ma belle Marie-Hélène pour sa patience et à mes deux beaux garçons Jules et Léon pour leur énergie. Vivre au jour le jour auprès dřun thésard et entendre parler continuellement du même projet pendant des années, cřest bien connu, relève de la folie. Ils ont pourtant relevé le défi et mřont accompagné tout au long de cette thèse, chacun à leur manière, sans jamais maugréer, en partageant mes joies, mes peines, en décuplant mon énergie.

Cette recherche a été rendue possible grâce à lřaide phynancière de plusieurs organismes, sans laquelle le voiturin eût tôt fait panne sèche : Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture ŕ FQRSC (Bourse de doctorat en recherche), Université McGill (Faculty of Arts Graduate Award et Arts Graduate Student Travel Award) et Centre interuniversitaire dřétudes sur les lettres, les arts et les traditions ŕ CÉLAT (concours frais de voyage).

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AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Le lecteur trouvera dans le texte suivant de nombreuses citations issues dřœuvres datant des siècles passés. Chaque fois que cela a été possible, nous avons cité le texte de lřédition princeps en nous efforçant de conserver la graphie, la syntaxe, le caractère original de son contenu et autant que possible son format, son alignement, etc. ; à titre dřexemple, la présence de mots en italique dans une citation suppose quřils étaient mis dans ce même caractère dans lřextrait source. Cette application souffre cependant quelques exceptions. Dans certains cas, certaines modifications de nature orthographique, typographique et graphique nous ont semblé nécessaires afin de faciliter la lecture. Parmi les divers changements, nous avons substitué les « s long » avec sérif (ce caractère : ſ, avec un trait horizontal, dit sérif, tracé depuis le centre de la hampe vers la gauche ; à distinguer de la sixième lettre de lřalphabet latin, le « f », dont le trait sřétend de part et dřautre de la hampe), vestige de la graphie carolingienne pour marquer la fricative dentale sourde, au profit des « s long » sans sérif (ſ), seuls disponibles sur le logiciel Word (version 2007) avec lequel nous avons travaillé. Nous avons fait de même pour le cas des esperluettes, dont la graphie a tendance à varier dans le temps, en les uniformisant à lřaide du caractère &. Les titres en lettres majuscules, outre les capitales, ont été mis en minuscules. Suivant le calendrier grégorien, des chiffres arabes substituent les chiffres romains, le cas échéant, pour la notation des années. La ponctuation a été uniformisée : des points de suspension traditionnels ([…]) ont été systématiquement substitués aux autres mesures de suspension moins classiques (représentées chez certains auteurs par une série de points variant entre quatre et une vingtaine de points successifs) ; des guillemets français (« ») ont été substitués aux guillemets anglais (Ŗŗ) utilisés, le cas échéant, dans certains textes français ; en outre, les guillemets anglais ont été conservés dans les textes de cette même langue. Les citations de second niveau sont marquées par des guillemets anglais doubles (Ŗŗ), les citations de troisième niveau, par des guillemets anglais simples (Řř) ; ils substituent, le cas échéant, les guillemets utilisés dans le texte original en suivant cette logique. Dans le même

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souci dřuniformisation, les guillemets « superflus » placés à chaque début de ligne ou à chaque alinéa dans le cadre dřune même citation sřétendant sur plusieurs lignes ou plusieurs paragraphes ont été éliminés ; de fait, seuls le premier guillemet ouvrant et le guillemet fermant la citation ont été conservés. Le lecteur notera également que les crochets droits ([]) encadrent des lettres ou des mots ajoutés au texte original cité, que les adresses des sites Internet citées étaient toutes fonctionnelles en date du 12 avril 2012 et que les références bibliographiques complètes figurent en notes de bas de page et en bibliographie. On remarquera aussi que lřexpression fou littéraire et ses variantes (fous littéraires et folie littéraire) ont été mises systématiquement en italiques afin de bien montrer la singularité de cet accolement, qui invite à redéfinir les notions même de folie et de littérature. Le lecteur ne manquera pas de constater également que les dates de naissance et de décès des noms cités, le cas échéant et si connues, ne sont données sauf exception ni en notes ni dans le corps du texte pour éviter toute lourdeur à ce dernier ; il les retrouvera à la toute fin de la thèse dans lřIndex des noms. Certaines citations proviennent par ailleurs dřextraits de textes issus dřune langue étrangère ; pour la majorité des cas, la version originale figure dans le corps du texte, la traduction en français se retrouvant en note de bas de page. En outre, toutes ces traductions sont de nous. Ajoutons enfin que certaines parties de chapitres de la thèse ont fait lřobjet de versions premières publiées dans des revues : « La question du délire de grandeur et de persécution dans la folie littéraire : la paranoïa du Prince Korab », Orpheus, no 6, 2011, p. 192-218 ; « Pour une histoire de la folie littéraire. De Charles Nodier à André Blavier : en quête dřimmoralité », Nasleđe (Наслеђе), Université de Kragujevac (Serbie), vol. 6, no 14(2), 2009, p. 97-106 ; « Notes sur Joseph Octave Delepierre (1802-1879), explorateur des ténèbres », Les Cahiers de l’Institut, no 4, 2009, p. 75-91 ; « La passion frénétique de Paulin Gagne (1808-1876) », Les Cahiers de l’Institut, no 2, 2008, p. 11-14 ; « Pourquoi les fous littéraires ? Nodier : doxographe dřune hétérodoxie », Les Cahiers de l’Institut, no 1, 2008, p. 122-127. Ces premières moutures ont cependant fait lřobjet dřun remaniement complet et ont été en outre considérablement revues et remodelées dans le cadre de la présente thèse.

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Lorsque le 27 avril 1803 Donatien Alphonse François de Sade est enfermé pour la seconde et ultime fois à la Maison nationale de Charenton ŕ il y avait été interné quelques années auparavant, du 4 juillet 1789 au 2 avril 1790 ŕ, il ne conçoit pas que cřest dans cet asile quřil passera les dernières années de sa vie. En outre, cřest là quřil rédigera le dernier chapitre de son œuvre, jusquřà ce que survienne sa mort le 2 décembre 1814. Refusant de sřincliner devant la fatalité qui lřy retiendra, ainsi quřen témoigne sa correspondance de Charenton, il sřévertuera toute la fin de sa vie durant dřen sortir pour recouvrer sa liberté1 ; « ce dont il ne doutait pas, comme le note Georges Daumas dans la préface du Journal de Sade à Charenton, même sur son lit de mort2. » Les causes de lřinternement de Sade, enfermé et mis à lřécart de la société à tort ou à raison, sont néanmoins douteuses et laissent croire quřil est ainsi (dé)tenu hors dřétat de nuire à lřesprit puritain de ses contemporains. Si son aliénation mentale nřest pas évidente aux yeux des aliénistes3 et autres médecins qui lřentourent ou sřintéressent à lui après sa mort4,

1. Cf. Correspondances du Marquis de Sade et de ses proches enrichies de documents notes et

commentaires. Volume XXV 1798-1814. Les dernières années, Genève, Éditions Slatkine, 1997,

p. 240 sqq.

2. Georges Daumas, « Préface », in Marquis de Sade, Journal inédit. Deux cahiers retrouvés du

Journal inédit du Marquis de Sade (1807, 1808, 1814), suivis en appendice d’une Notice sur l’hospice de Charenton par Hippolyte de Colins. Publiés pour la première fois sur les manuscrits autographes inédits avec une préface de Georges Daumas, Paris, Gallimard, 1970, p. 34.

3. Nous préférons lřemploi de ce terme à celui de « psychiatre », puisque cřest bien ainsi quřon désignait le médecin spécialiste des maladies mentales en France au XIXe siècle. On ira voir sur

cette discussion terminologique notamment lřarticle dřAude Fauvel titré « Psychiatrie », paru dans le no 29 du Bulletin de la Société Française pour l’Histoire des Sciences de l’Homme, printemps Ŕ

été 2006, p. 43-51.

4. Cf. notamment Antoine-Anasthase Royer-Collard, « Le médecin en chef de lřhospice de Charenton à Son Excellence Monseigneur le Sénateur Ministre de la Police générale de lřEmpire [Joseph Fouché, duc dřOtrante], Paris, 2 août 1808 », in Revue rétrospective ou bibliothèque

historique contenant des mémoires et documents authentiques, inédits et originaux, pour servir à l’histoire proprement dite, à la biographie, à l’histoire de la littérature et des arts, tome 1, Paris,

À lřimprimerie de H. Fournier ainé, 1833, p. 260-263 ; Albert Eulenburg, Sexuale, genitale

Neurosen und Neuropsychosen der Männer une Frauen, Leipzig, F.C.W. Vogel, 1895, p. 108-125,

ŖDer Marquis de Sadeŗ, in L’Avenir, 7e année, no 26, 25 mars 1899, p. 497-515, Sadismus une Masochismus, Wiesbaden, J.-F. Bergmann, 1902 ; Marciat [pseudo. de Claude Tournier], « Le

Marquis de Sade et le sadisme », in A. Lacassagne, Vacher l’éventreur et les crimes sadiques, Lyon, A. Storck, 1899, p. 185-237 ; Iwan Bloch, Le Marquis de Sade et son temps. Études

relatives à l’histoire de la civilisation et des mœurs du XVIIIe siècle, Genève, Slatkine Reprints,

1970 [paru originellement en allemand sous le pseudonyme de Eugen Dühren sous le titre Der

Marquis de Sade une seine Zeit. Ein Beitrag zur Cultur und Sittengeschichte des 18. Jahrhunderts, mit besonderer Bexiehung auf die Lehre von der Psychopathia sexualis] ;

[Antoine-Athanase] Augustin Cabanès, « La prétendue folie du marquis de Sade », in Le cabinet secret de

l’histoire, tome 4, 1925, p. x-x [paru originellement à Paris Aux bureaux de la Chronique médicale

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au contraire de ses déviances et perversions sexuelles, il reste que Sade nřen est pas moins claustré, mis à lřécart de la société, suspendu dans un espace-temps désaxé que seules les relations épistolaires, une fois le passage au caviar accompli, et les quelques visiteurs extra-muros ramèneront à la réalité. Il ne faut cependant pas croire que lřenfermement de Sade à Charenton à la fin de sa vie a pour effet dřexacerber ses fantasmes et ses pulsions chimériques et dřéveiller en lui un délire scriptural insoutenable pour le chaste censeur. Lřimagination de ses détracteurs, qui en viennent eux-mêmes à se former des idées répréhensibles, est autrement plus fertile. Le « Rapport sur la conduite de Sade à Sainte-Pélagie et à Bicêtre » du préfet de police Louis-Nicolas Dubois, daté du 21 avril 1809, est à cet égard éloquent :

De SADE, auteur de Justine, de La Nouvelle Justine et de Juliette.

Il fut arrêté le 15 ventôse an IX, porteur du manuscrit de Juliette, chez le libraire qui en était l’éditeur et on le déposa à Sainte-Pélagie. Il ne négligea rien pour séduire et corrompre les jeunes gens que des circonstances malheureuses y faisait (sic) enfermer. Au mois de ventôse an XI, il voulut assouvir sa passion brutale sur de jeunes étourdis qui par suite de désordre commis au Théâtre Français avaient été envoyés quelques jours à Sainte-Pélagie.

Il fallut alors le transférer à Bicêtre.

On trouva dans sa chambre un instrument énorme qu’il avait fabriqué avec de la cire et dont il s’était servi lui-même, car l’instrument avait conservé les traces de son introduction coupable.

Cet homme étant dans un état perpétuel de démence libertine, fut transféré à Charenton dans la maison des fous, au mois de floréal de la même année. Il continua à y composer des romans plus affreux encore que Juliette. Et au mois de juin 1807, je fis saisir dans sa chambre plusieurs mémoires dont la lecture est révoltante. C’est une suite d’obscénités, de blasphèmes et de scélératesses qu’on ne peut caractériser. On y trouva également un instrument semblable à celui qu’on avait saisi dans sa chambre à Sainte-Pélagie5.

Comme le note Alice M. Laborde, éditrice des Correspondances de Sade :

homosexuality, 1885-1914, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2003, p. 93], Le Marquis de Sade et son œuvre devant la science médicale & la littérature moderne, Paris, Charles

Carrington, 1901 ; Octave Béliard, Le Marquis de Sade, Paris, Éditions du Laurier, coll. Les Vies en marge », 1928 ; Salvator Sarfati, Essai médico-psychologique sur le marquis de Sade, thèse, Lyon, Impr. Bosc frères et Riou, 1903 ; André Javelier, Le Marquis de Sade et les « Cent Vingt

Journées de Sodome » devant la psychiatrie et la médecine légale, thèse pour le doctorat en

médecine, Paris, Librairie E. Le François, 1937.

5. « Rapport sur la conduite de Sade à Sainte-Pélagie et à Bicêtre. Ministère de la police générale. Secrétariat Général. Paris, le 21 avril 1809 », Correspondances du Marquis de Sade et de ses

proches enrichies de documents notes et commentaires. Volume XXV 1798-1814. Les dernières années, op. cit., p. 287.

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[…] Sade fut opéré au moins deux fois dans sa vie dřune fistule mal placée au niveau du sphincter anal qui nécessita des soins constants, lesquels lui seront donnés, avant son entrée à Charenton et pendant quřil était à Charenton, par le docteur Gastaldi. Pour mettre lřonguent prescrit par le médecin, il se servait dřun bâton de cire, façonné de manière adéquate, quřil enduisait de cet onguent. Les longues courses à cheval pendant les campagnes de la guerre de sept ans en Allemagne ainsi que les déplacements quřil dut faire plus tard, sans compter les mets et boissons quřil absorbait sont à lřorigine de ces problèmes de santé qui nřétaient pas rares à lřépoque6.

Sans dire que la personne vieillissante de Sade à Charenton est alors toute ingénuité, pureté et chasteté, sa production littéraire nřest plus ce quřelle était. Lřhomme a encore la fougue de sa jeunesse, ainsi quřil le révèle dans son Journal par lřattention quřil porte à sa jeune amie Magdeleine Leclerc7. Mais lřécrivain nřa plus la licence dřantan, ne produisant pour lors que textes « sages » et circonspects, ou peu sřen faut, comme le note Jean-Jacques Pauvert8. La période de Sade à Charenton au crépuscule de sa vie nřest pourtant pas si terne et dépourvue dřintérêt. Sous lřégide du directeur de la maison François Simonet de Coulmier et du médecin en chef le docteur Gastaldy, Sade met sur pied une sorte de théâtre expérimental à lřintérieur des murs de son asile. Huit années durant (de 1805 à 1813), contre le gré de maints opposants9, des pièces de théâtre, jouées en partie par et pour des aliénés, seront montées et présentées régulièrement devant public, sous la direction de Sade, dans lřenceinte asilaire de Charenton. Art-thérapie avant la lettre, la visée de lřactivité dramatique proposée, basée sur les

6. Ibid., p. 288.

7. Cf. Marquis de Sade, Journal inédit. Deux cahiers retrouvés du Journal inédit du Marquis de

Sade (1807, 1808, 1814), suivis en appendice d’une Notice sur l’hospice de Charenton par Hippolyte de Colins. Publiés pour la première fois sur les manuscrits autographes inédits avec une préface de Georges Daumas, op. cit., p. 90 sqq.

8. Jean-Jacques Pauvert, « Notice bibliographique générale », in Sade, Œuvres complètes du

Marquis de Sade, tome onzième. Notes littéraires ; Couplets et Pièces de circonstance ; Notes pour les Journées de Florbelle ; Journal de Charenton et Testament ; La Marquise de Gange,

[Paris], Pauvert, 1991, p. [7] [paru originellement en 1986].

9. Cf. notamment Antoine-Anasthase Royer-Collard, document inédit, in T. Haustgen, « Les débuts difficiles du Dr Royer-Collard à Charenton. État sommaire de la maison de Charenton sous le rapport du service médical et aperçu des réformes qui y sont nécessaires, Antoine-Athanase Royer-Collard, 1811 », Synapse, no 58, 1989, p. 57-66 ; H. de Colins, « Notice sur lřétablissement

consacré au traitement de lřaliénation mentale, établi à Charenton près Paris » [juin 1812], in Georges Daumas, op. cit., p. [115]-164 ; J.E.D. Esquirol, « Mémoire historique et statistique sur la Maison royale de Charenton », 1835, in Des maladies mentales, Paris, Baillière, 1838, tome 2, p. 577-589 [il est à noter quřEsquirol plagie en partie le texte dřHypolite de Colins].

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conceptions du traitement moral de Coulmier et Gastaldy, est dřabord curative10. Mais lřévénement est attrayant et le Tout-Paris ayant pu dénicher des billets, avide de loufoquerie, sřy presse. Malgré lřinterruption des représentations le 6 mai 1813 par un arrêt du ministre de lřIntérieur, Jean-Pierre Bachasson, comte de Montalivet, répondant aux pressions de Royer-Collard et dřEsquirol, une page insolite de lřhistoire de la psychiatrie vient dřêtre écrite et ouvre la voie à une forme dřart inédite, lřart chez les fous11.

De l’art chez les fous ?

Quřest-ce que la folie ? Quřest-ce que lřart ? Quels rapports entretiennent art et folie ? Les questions que pose cette ouverture, à lřorigine de notre réflexion, sont classiques, et pourtant toujours si absconses, si équivoques au XXIe siècle. Sade était-il fou ? Apparemment non ; du moins pas complètement, ou plutôt pas exactement. La réponse est présomptueuse, incertaine. Si on entend par fou un excentrique, un marginal, un anormal, un hétéroclite, alors oui, Sade était fou. Si on entend par fou un aliéné, cřest-à-dire un malade mental aux prises avec des troubles psychopathologiques, alors non, Sade nřétait pas fou ; enfin,

10. Cf. notamment Précis sur la maison de santé de Charenton, reproduit en partie dans Maurice Lever, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Paris, Fayard, 2003 [1991], p. 607. Lever note que le document est inédit, or Jan Ellen Goldstein en note déjà lřexistence et le cite en partie dans Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1997 [1987], p. 161. Le document intégral est disponible en libre consultation aux Archives départementales du Val-de-Marne, cote AJ2 100.

11. Sur la période de Sade à Charenton, outre les textes et ouvrages mentionnés précédemment, cf. Jean-François Reverzy, « Sade à Charenton. Une scène primitive de lřaliénisme », L’information

psychiatrique, vol. 53, no 10, décembre 1977, p. 1169-1181 ; Michel Caire et Sabina Veit, « Une

soirée au théâtre des fous de Charenton », L’information psychiatrique, no 4, avril 1995, p.

383-389 ; Michel Gourevitch, « Le théâtre des fous : avec Sade, sans sadisme », L’évolution

psychiatrique, tome 54, fascicule 4, octobre-décembre 1989, p. 869-874 ; Michel Gourevitch,

« Qui soignera le divin marquis ? Documents inédits sur le conflit de pouvoirs entre directeur et médecin à Charenton en 1812 », Perspectives psychiatriques, 1984, no 96, p. 85-91 ; [Anonyme],

« Le théâtre de lřasile. À propos du psychodrame récent, Marat-Sade : lřasile de Charenton et le théâtre de la cruauté », L’Hôpital et l’aide sociale à Paris, vol. 6, no 31, 1965, p. 125-129 ; T.

Haustgen, « La Maison de Charenton vers 1810, lieu de conflits institutionnels. Une lettre et un rapport confidentiel au ministre de lřIntérieur », L’évolution psychiatrique, tome 50, fascicule 1, janvier Ŕ mars 1985, p. 217-223 ; Isabelle-Tatiana Redalie, L’internement de Sade à Charenton.

Considérations sur les deux internements de Sade à l’hospice de Charenton ; leur signification historique et médico-légale, thèse pour le doctorat en médecine, faculté de médecine de Paris,

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probablement pas ! Suivant lřapproche de Peter Schulman par exemple12, en historicisant la réponse et en la situant culturellement, on doit convenir que cela dépend de lřépoque où lřon se situe, de la culture où lřon évalue lřêtre en question. Attendu les mœurs du XXIe siècle en Occident, on dirait sans doute que Sade, malgré ses perversions sexuelles, nřétait pas fou, sinon excentrique. Dans lřOccident du XIXe siècle, force est de croire quřon soutiendrait le contraire, à cause de ses perversions sexuelles. Difficile dès lors de catégoriser la folie artistique, au risque sinon dřerrer et de se perdre en conjectures. Impossible ? Aux XIXe et XXe siècles, appliqués précisément à définir une forme de littérature en ces termes, des hommes de lettres ont cru y parvenir. Ils ont posé des traits communs basés principalement sur des critères relevant de la réception littéraire et ont créé une catégorie, celle des fous littéraires, pour désigner ces fous qui se sont adonnés à lřécriture en France, en Belgique et quelquefois ailleurs en Occident. Cřest cette histoire généralement occultée de la littérature13 et cette filiation que cette étude veut retracer, depuis ses instigateurs au XIXe siècle, plus ou moins oubliés de nos jours, Charles Nodier et Octave Delepierre, à ses grands agitateurs au XXe siècle, Raymond Queneau et André Blavier. Autrement dit, il ne sřagira pas ici de proposer un autre répertoire de fous littéraires, une autre anthologie de ces fous-qui-écrivent, mais bien de réfléchir dans une perspective historique et sociologique au regard singulier quřont posé ces hommes de lettres sur la folie et la littérature pris conjointement et à la mise en discours quřils en ont tirée14. Le

12. Cf. Peter Schulman, The Sunday of Fiction. The Modern French Eccentric, West Lafayette, Purdue University Press, 2002.

13. Parmi les quelques travaux portant sur la question des fous littéraires entrant dans cette catégorie et plus largement sur la catégorie elle-même, cf. notamment notre article, « Pour une histoire de la folie littéraire : de Charles Nodier à André Blavier : en quête dřimmoralité », Nasleđe (Наслеђе), vol. 6, no 14(2), 2009, p. 97-106 ; les Actes du sixième colloque des Invalides, Les fous littéraires, nouveaux chantiers, Tusson, Du Lérot, 2003 ; les quatre numéros de la revue Les Cahiers de l’Institut, publiés en 2008 et en 2009 par lřInstitut International de Recherches et

dřExploration sur les Fous Littéraires ; le numéro 6 de la revue Orpheus, publié en 2011 ; ainsi que les divers travaux de Pierre Popovic et Marc Décimo sur lesquels nous aurons lřoccasion de revenir. On ne manquera pas non plus dřaller consulter le catalogue des éditions des Cendres, qui ont réédité ces dernières années nombre dřœuvres de fous littéraires.

14. Il importe peut-être de spécifier que cette idée de lier ces deux discours sur la folie et la littérature et dřen faire même parfois une histoire nřest pas neuve. Lillian Feder, Monique Plaza, Frédéric Gros, Juan Rigoli, Anne-Marie Dubois et Anouck Cape, parmi dřautres et pour ne nommer que les plus récents, lřont fait, chacun à leur manière : cf. respectivement Madness in

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paradigme est dřautant plus déterminant dans lřhistoire de la littérature aux XIXe et XXe siècles quřil présuppose une série de questions délicates, à savoir : quřest-ce quřun texte fou ? Y a-t-il lieu dřy voir, au-delà de sa valeur sémiologique et légale qui a retenu lřattention de la psychiatrie une bonne partie du XIXe siècle, une curiosité esthétique ? La folie littéraire en effet est dřabord celle dřune littérature enfermée ; enfermée, qui dans les asiles, qui dans les cabinets de lecture, qui dans les bibliothèques.

Méthode et plan de la thèse

Cette histoire proprement dite des fous littéraires de Nodier à Blavier nous plonge aux origines du rapprochement entre folie et littérature, rapprochement qui tire précisément ses sources chez les spécialistes de la folie eux-mêmes, les aliénistes. En effet, nulle surprise après tout, lřhistoire de la folie littéraire est double ; cřest-à-dire quřon arrive logiquement à la folie littéraire à partir de deux voies possibles qui prennent chacune leur source aux extrémités du terme : soit depuis la littérature (cřest-à-dire depuis les lettrés ou les littéraires), soit depuis la folie (incarnée par les aliénistes). Cřest sur ce dernier flanc quřaboutit inévitablement le degré zéro de la folie littéraire, les deux termes étant alors entendus aux sens premiers dřaliénation et dřécriture. La catégorie des fous littéraire de Nodier à Blavier nřest pas sans rapport avec les multiples métamorphoses et migrations quřemprunte la folie littéraire aux XIXe et XXe siècles dřun champ à lřautre, à savoir de la psychiatrie à la littérature, et inversement. Cřest pourquoi la présente thèse sřattache à mettre en lumière, au-delà des lectures des Nodier, Delepierre, Queneau et Blavier, les divers cas de figure que revêtent folie et littérature à partir du point de vue des aliénistes également. Après tout, la question est aussi de comprendre ce quřest un texte fou et on ne sřétonnera pas de constater que les aliénistes sont a priori bien placés pour esquisser une réponse. Suivant

Création et folie. Une histoire du jugement psychiatrique, Paris, PUF, 1997 ; Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2001 ; De l’art des

fous à l’œuvre d’art, quatre volumes, Paris, Éditions Édite / Centre dřÉtude de lřExpression,

2007-2010 et Les frontières du délire : écrivains et fous au temps des avant-gardes, Paris, Honoré Champion, 2011. Celle que nous traçons sřen inspire et sřen distancie à la fois.

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logiquement la chronologie des faits psychiatriques et littéraires, la thèse est divisée en trois parties. La première se donne comme objectif de retracer les fondements de la catégorie de la folie littéraire au XIXe siècle, soit au moment où la littérature quřelle renferme, tant du point de vue psychiatrique que littéraire, en est encore au stade de lřenfermement : ou bien les œuvres, enfermées dans quelque asile, sont produites par dřauthentiques aliénés ou prétendus tels par ceux qui les jugent tels et à qui ils sont dřabord redevables, les aliénistes (premier chapitre), ou bien les œuvres, enfermées dans quelque bibliothèque, sont produites par des hommes de lettres dont le seul intérêt consiste, pour ceux qui sřen préoccupent, à savoir les bibliophiles Nodier (deuxième chapitre) et Delepierre (troisième chapitre), à leur absence de postérité. On lřaura compris, la qualité (ou la médiocrité) esthétique desdites œuvres nřy est pour rien. Du côté des aliénistes, si la production écrite des fous sřavère fort profitable aux diagnostiqueurs, cřest surtout devant les tribunaux quřelle acquiert toute son extension en psychiatrie, au moment même où le spécialiste de la folie est de plus en plus souvent appelé à témoigner en cour de justice à titre dřexpert. Du côté des lettrés, juger la folie des textes littéraires relève plutôt de la récréation, du divertissement. Aussi, cřest dřabord par envie bibliophilique quřils en viennent à ce type dřouvrages, redevables de leur rareté à leur étrangeté. Fin de siècle aidant, cet enfermement ne fera pas long feu. La seconde partie de la thèse est consacrée à leur libération. Libération pour les aliénés eux-mêmes, ou du moins désir de libération, qui coïncidera avec la croissance du mouvement anti-aliéniste en France, mais aussi libération pour la littérature asilaire de lřemprise des aliénistes (quatrième chapitre). Le tournant du siècle, cřest aussi lřapogée du paradoxe du génie et de la folie en littérature, paradoxe qui accorde à la folie une certaine importance en ce qui a trait à la création des œuvres dites géniales (cinquième chapitre). La fin de siècle, cřest surtout lřémancipation des œuvres des fous, leur esthétisation (sixième chapitre). Le geste est important : accorder une certaine valeur esthétique aux œuvres produites sous le couvert de la folie, cela signifie passer de ce degré zéro de la folie littéraire à un degré beaucoup plus élevé relevant dřune certaine littérarité, cela signifie surtout libérer la littérature des fous des cabinets

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psychiatriques et lectoriaux pour lřamener dans le champ littéraire. La troisième partie de la thèse sřattache à lřétude de cette incursion dans le domaine du littéraire. Elle cherche à mesurer lřévolution de cette réflexion sur les fous littéraires en littérature au XXe siècle, considérée dřabord sous la houlette de Raymond Queneau (septième chapitre) qui reclasse ainsi la littérature en donnant du poids à des écrivains de moindre importance a priori, avant de connaître son point dřaboutissement avec André Blavier (huitième chapitre) qui fait éclater la catégorie. Le point est de taille en ce début du XXIe siècle, puisquřil remet en question la catégorie même des fous littéraires en la rendant caduque, inopérante, insensée. Jamais la marge nřaura été aussi près du gouffre.

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PREMIÈRE PARTIE.

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CHAPITRE I.

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Fig. 1. Vue générale de l’hospice des aliénés de Charenton, gravure de Jean-Jacques Champin (XIXe siècle).

[Archives départementales du Val-de-Marne, cote 6FI A SAINTMAURICE 4].

Charenton. Bicêtre. La seule évocation de ces mots suffit pour exciter lřimagination. Les asiles qui sřy dressaient sont légendaires, romanesques, mythiques. Qui a déjà osé sřaventurer au-delà de la porte de Charenton et errer le long de la Marne vers la petite commune de Saint-Maurice jusquřà lřactuel Hôpital Esquirol, anciennement la maison royale de Charenton, a fait un beau voyage. Qui a osé répéter lřexploit et franchir la porte dřItalie, longer la Bièvre et sřengager sur la route de Kremlin-Bicêtre vers lřhôpital du même nom, autrefois lřhospice de Bicêtre, ne peut que constater que ces lieux sont saturés de mémoire. Les enceintes respirent encore la folie de leurs anciens pensionnaires. Les jardins sont imprégnés de lřodeur soufrée de lřoxydation des chaînes abolies. Les murs recèlent les traces palimpsestes dřune écriture en perdition laissée par des aliénés plus inspirés que dřautres. Car les fous littéraires sont dřabord fous, aliénés, cřest inévitable. Et ils écrivent, cela va de soi ; le plus souvent sur leur séquestration1. Au premier comme au second degré, du plus trivial au plus éthéré. Ceux de Charenton et de Bicêtre ont laissé des traces de leur passage. Leur écriture,

1. Cf. à titre dřexemple Hermann Chappuis, Journal d’un interné dans une maison de fous, Lausanne et Paris, Mignot et Fischbacher, 1903.

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Fig. 2. Hospice de Bicêtre, gravure de Letitia Byrne (XIXe siècle). [Archives départementales du Val-de-Marne, cote 6FI A KREMLINBICETRE 2].

souvent fade, parfois empreinte dřune certaine littérarité, a marqué lřesprit de plusieurs de leurs contemporains : aliénistes, journalistes, explorateurs littéraires et autres singuliers esprits. La folie littéraire, il importe de le préciser, est dřabord celle dřune littérature enfermée.

Chemins de travers : à la rencontre des écrivains asilaires

Du périple imaginaire de Tomaso Garzoni à lřHospidale de’ pazzi incurabili2 à la Renaissance aux tournées bien réelles de Jean Dubuffet à travers les asiles et hôpitaux psychiatriques suisses et français au siècle dernier se développe une forme florissante dřescapade pour le dilettante intrépide en mal de sensation forte : lřexcursion asilaire. En France, cřest sans conteste au XIXe siècle que la traversée des hôpitaux et autres lieux de folie acquiert le plus dřimportance. Lřaffaire, dřordre et dřintérêt scientifique avant tout, est lřapanage des spécialistes de la folie. Elle devient un passage presque obligé pour les prétendants qui

2. Tomaso Garzoni, Hospidale de’ pazzi incurabili, 1586. La traduction française de François de Clarier publiée en 1620 sous le titre L’hospital des fols incurables fut rééditée en 2001 à Paris chez Honoré Champion.

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aspirent à la profession. Le grand maître lui-même, Jean-Étienne Esquirol, trace la voie à ses disciples. À quatre reprises au moins en un peu plus de dix ans (1810, 1814, 1817 et 1821), il parcourt la route des établissements et maisons dřaliénés français3. Si le voyage au cœur de la folie est formateur et prisé par les médecins et les aliénistes français4 et étrangers5 qui nřhésitent pas à poursuivre leur périple hors France6, il devient peu à peu une étape attractive pour les explorateurs profanes. Pour les quelques chercheurs d’art et de lettres qui émergent du lot, lřoccasion est unique, extraordinaire. Au détour des chemins de traverse, des artistes, parfois même des écrivains, sřoffrent au regard. Au Royaume-Uni, journaux et autres œuvres littéraires réalisés par les aliénés affluent déjà dans ce quřon pourrait appeler des bazars asilaires au début du XIXe siècle. William Charles Ellis, par exemple, note dans son ouvrage, A Treatise on the Nature, Symptoms, Causes, and Treatment of Insanity, lřexistence dřun bazar à lřasile quřil dirige, Hanwell Asylum (Angleterre), ouvert aux étrangers, où on pouvait se procurer des œuvres dřaliénés7. En France, les asiles comportent également leur lot de fous de lettres. Ils participent, bien que plus tardivement, du même mouvement. Maurice Palluy, nouvellement nommé directeur de la maison royale de Charenton ŕ il prend la direction de lřétablissement le 20 octobre 1830 et

3. Cf. Esquirol, Des établissements des aliénés en France et des moyens d’améliorer le sort de ces

infortunés. Mémoire présenté à son excellence le Ministre de l’Intérieur en septembre 1818, Paris,

Impr. de Mme Huzard, Paris, 1919. Réédition augmentée sous le titre « Maisons dřaliénés » in le

Dictionnaire des sciences médicales, tome. 30, 1818, p. 47-95. Réédition de cette dernière version,

à peu de différences près, sous le titre « Des maisons dřaliénés » in Des maladies mentales

considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, tome second, [Paris], Chez

J.-B. Baillière, 1838, p. 151-201.

4. Cf. par exemple les visites de la Salpêtrière par Louis Delasiauve en 1843 et Jacques-Louis Moreau de la Sarthe en 1800 : De Lasiauve, « Deux visites à la Salpêtrière (section de M. Faltret) », in L’Expérience, Septième année, no 303, 20 avril 1843, p. 258-260 ; Jacques-Louis

Moreau de la Sarthe, « Voyage à la Salpêtrière, et particulièrement à lřemploi », La décade

philosophique, littéraire et politique, no 32, 20 thermidor an VIII [8 août 1800], p. 268-276.

5. Cf. par exemple la description de la visite de la Salpêtrière de Sir Alexander Morison en 1818, tiré de son journal, in Richard Alfred Hunter et Ida Macalpine (dir.), Three hundred years of

psychiatry. 1535-1860, London, Oxford University Press, 1963, p.738. Cf. aussi p. 769-771 pour

une courte description biographique de cet aliéniste.

6. Cf. par exemple Jean-Pierre Falret : Falret, « Visite à lřétablissement dřaliénés dřIllenau (près Achern, grand-duché de Bade), et considérations générales sur les asiles dřaliénés », Annales

médico-psychologiques, en deux livraisons, tome V, 1845, p. 419-444 et tome VI, 1845, p. 69-106.

7. William Charles Ellis, A Treatise on the Nature, Symptoms, Causes, and Treatment of Insanity, London, Samuel Holdsworth, 1838, p. 300.

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restera en fonction jusquřà sa retraite le 10 février 18458 ŕ, est au fait du phénomène.

Le Charenton littéraire

Dans un court texte au titre révélateur, « Une visite à Charenton9 », Palluy relate un de ses propres périples au cœur du « Bedlam de la France10 » et dépeint la scène quřil voit. Ce quřil découvre est exceptionnel. Dřétranges êtres, tranquilles et moins tranquilles, sortis tout droit dřun monde parallèle, errent de par les allées en quête de vétilles. Si leur folie varie en intensité et en modalité, elle provoque à chaque fois un même sentiment dřinquiétante étrangeté chez le visiteur. Palluy note :

La folie offre ici une foule de variétés : lřun se croit roi, empereur ; il se promène gravement, parle de sa puissance, dispose de millions, et vous demande deux sous pour acheter du tabac. Celui-ci est propriétaire de vastes domaines ; la maison lui appartient ; elle ne se soutient que par ses largesses. Cřest sur les sens de quelques autres quřagit la folie ; lřun a dans sa chambre un amas de petits cailloux qui sont à ses yeux autant de diamants et de pierres précieuses. Il a déjà payé avec cette monnaie, sous le règne de Louis XV, quinze cents millions de dettes de lřÉtat ; il a des conférences avec le capitaine Cook, et se vante des conseils quřil a donnés à lřempereur Auguste. Tout sřembellit aux yeux dřun autre, à la faveur du prisme dřune imagination exaltée […]. Quelques-uns sont poursuivis par des voix qui les menacent, qui les forcent de leur obéir. Ces illusions affectent quelquefois tous les sens : la vue, lřouïe, le goût, le tact. On se sent frappé ; on ne respire que de mauvaises odeurs ; les aliments donnent au palais une sensation désagréable, inconnue ; les objets revêtent mille formes fantastiques. Il est un pensionnaire de la maison qui voit dans les nuages toute la représentation de la révolution française. Un autre soutiendra quřon sature ses aliments de substances malfaisantes et désagréables au goût. Celui-là affirme quřil est toutes les nuits frappé de coups de bâton sur la tête et sur les reins. Un troisième écrit sous la dictée de lřarchange saint Michel, et se qualifie quatorzième apôtre11.

8. Cf. Adeline Fride, Charenton ou la chronique de la vie d’un asile de la naissance de la

psychiatrie à la sectorisation, thèse pour le doctorat de troisième cycle en psychologie, École des

Hautes Études en Sciences Sociales, Université Paris V, 1983, p. 121.

9. Maurice Palluy, « Une visite à Charenton », in Cent et un, tome 5, 1832, p. [93]-111. 10. Ibid., p. [93]. Lřitalique est de lřauteur.

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Envers et contre tout, certains aliénés défient ou succombent, peut-être, à lřétat mental qui les domine. Ils écrivent. Dřaucuns, à lřexemple de ce prétendu apôtre, sont inspirés par le souffle divin. Dřautres sont en proie à un étrange et inquiétant phénomène : une mystérieuse hantise les habite. Une idée fixe les ronge de lřintérieur et les pousse, comme le graphomane suivant, à remâcher interminablement la même histoire :

Parvenez à le distraire du sujet de son délire, vous verrez un homme posé, causant bien, enchaînant à merveille ses idées, tirant de tous les principes des conséquences logiques ; du reste, homme du monde, de bonnes manières, au courant de tout. Eh bien ! cet homme, depuis dix ans, nřa pas pu sřôter de lřesprit une maudite histoire de vol de fourrages sur laquelle il divague sans relâche. Il a fait à la main plus de deux mille exemplaires de cette histoire ; il lřa envoyée à sa blanchisseuse écrite sur ses caleçons, sur le dos de ses gilets ; il distribue aux dames des éventails sur lesquels il la résume en distiques. Il lřécrira sur vos gants, dans la coiffe de votre chapeau, sřil les trouve à sa portée ; tant il sent le besoin de faire pénétrer ce quřil appelle la vérité sur cette épouvantable histoire, dans laquelle il se croit victime de la cupidité dřadministrateurs et de juges criminels12.

Le portrait est saisissant. Obsédée par un regrettable incident survenu il y a déjà plusieurs années, incident quřelle ne cesse de dévoiler, la victime en appelle au complot. Sous le couvert de lřécriture, elle dénonce fermement son préjudice. À qui veut bien lire. Elle divulgue jusquřà saturation lřobjet à la source de la cabale menée contre elle. À la lumière des traits observés, Palluy pose un diagnostic. Il suit la tendance esquissée par Esquirol et décèle les caractères de la monomanie, cette « espèce intermédiaire entre la lypémanie et la manie […] [qui] participe de la lypémanie (mélancolie) par la fixité et la concentration des idées, et de la manie par lřexaltation des idées et par lřactivité physique et morale13. » Si, comme le remarque Esquirol, un monomane peut très bien « raisonne[r] juste sur tout autre objet14 », le cas est exemplaire. Palluy le note bien à lřégard des aliénés de son établissement : « leurs idées sont perverties par la maladie15. » Si bien que certains

12. Ibid., p. 97.

13. Jean-Étienne Esquirol, « Monomanie », Dictionnaire des sciences médicales, tome 34, 1819, p. 115.

14. Ibid., p. 121.

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en arrivent même à sřillusionner sur leur propre personne. À se prétendre plus importants quřils ne le sont, plus beaux, plus riches, plus puissants. À se faire des idées sur leurs accointances en entretenant de vaines relations épistolaires avec les plus grands de ce monde et autres patriciens :

Depuis vingt ans je demeure à Charenton qui est de fait près de sřécrouler. Au milieu de ce péril, nous nřavons pas le sou, et je ne puis compter, pour toute ressource, que sur le lapis de cette citadelle. Je ne reçois point de nouvelles de ma chère épouse, Louise de Bourbon, ni de mesdames ses six sœurs de Bourbon Aléazaris, ni de ses sept sœurs de Saint-Albain. Jusquřici jřai sauvé Charenton… Mais quel péril, grand Dieu ! Je suis ici sans lřombre même dřautorité, et pourtant on veut sřemparer de cette clé du monde, afin de se rendre maître du monde même. Ma mère de Montmorency, mon père de Barte, fils de la reine, sont morts. Mon frère le jeune est mort. Les ordres du congrès de Restadt sont méprisés. Daignez me donner vos ordres suprêmes […]16.

Palluy nřemploie jamais le terme dř« écrivains » pour qualifier les résidents de son établissement qui donnent de la plume. Émile Daurand Forgues, homme de lettres et de journaux, nřhésite pas à le faire dans un récit de voyage à Bicêtre en 1840, intitulé précisément « Les écrivains de Bicêtre ». Il y déniche des « prosateurs » et des « poètes » dont il reprend les meilleurs morceaux17.

Le Bicêtre littéraire

À lřinstar de Charenton, Bicêtre regorge dřindividus tous plus singuliers les uns que les autres. Ils errent oisivement à lřintérieur de lřenceinte asilaire ou dans leur for intérieur. Comme le découvre Forgues, là encore, quelques-uns, « philosophes », « hommes de lettres », « artistes » et autres littérateurs prétendus, écrivent. Leur quête nřest guère plus originale quřà lřasile voisin. Fuyant peut-être la vie dépouillée de tout artifice que leur offre lřenfermement asilaire, ils se forgent des chimères, se créent tout un univers, se figurent une vie plus attrayante qui sort de lřordinaire. La lettre suivante, destinée à « M. P…. docteur » et signée « Julien Pentecôte », donne le ton :

16. Ibid.

17. Cf. M.E.D.F. [Émile Daurand Forgues], « Les écrivains de Bicêtre. Prosateurs », in Revue de

Paris, 1841, p. [239]-255 et M.E.D.F. [Émile Daurand Forgues], « Les écrivains de Bicêtre.

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MONSIEUR,

Accablé par la plus vive douleur des peines causées à un père de famille que vos soins ont rendus bien portant.

M. A…, mon ami, élevé par mon père, a eu lřinfamie, depuis que je suis à Bicêtre (dix mois), de prendre une passion pour une femme, Mme Adelle de…, ma belle-sœur,

âgée de soixante-trois ans. Cette femme, royaliste enragée comme A…, ce dernier parvint, par son langage trompeur, à la faire revenir jeune femme, par le plaisir dřêtre aimée.

Ils se lièrent à une conspiration dans laquelle on devait assassiner le roi et toute la famille royale ; ils devaient en être spécialement chargés avec un nommé P… et S…, tous deux mariés, comme A…

Ils se mirent tous les trois à la tête du complot, et Mme de… y jouait un grand rôle.

La police en fut instruite et depuis six mois les fit surveiller. Cette administration vigilante leur fit mettre les yeux et à la poursuite dřune autre affaire, Mme de… et A…

convinrent de perdre ma fille en la déshonorant. Il fut convenu quřon donnerait Clémence Pentecôte, âgée de dix-neuf ans, à M. P…

Elle refusa constamment. Son éducation brillante, lřexemple de sa mère pendant sa vie, lui ont donné la force de résister.

Pour la décider, mais on nřa pas réussi, on lui dit que lřon allait lui donner pour camarade sa sœur, âgée de vingt-trois ans, au couvent du Sacré-Cœur-de-Jésus, rue de Madame. Lřon a envoyé Mélanie Pentecôte, il y a quatre ans, à Avignon, pour y former avec dřautres dames une même communauté. Elle y est chargée de lřinstruction de la nouvelle jeunesse de son sexe qui se destine à être religieuses. Il y a dix ans que ma fille y est.

Vous voyez cette monstruosité.

Pour réussir, mes séducteurs se décidèrent à se rendre à lřétranger, pour venir plus vite à bout de leur projet.

Ils ont pris des passeports, cřest-à-dire quřils en ont des faux, qui ne peut leur servir ; car avant-hier, monté en voiture à huit heures du soir, ils ont été arrêtés tous les quatre.

Trois en prison, au secret ; Mme de… aussi au secret, au Magdelonnettes.

Quant à ma fille, elle est retournée chez elle, où on lui a donné une compagne pour pureté.

Je meurs dřennui, dřimpatience et de chagrin : renvoyez-moi de suite ; cela presse. Ma reconnaissance sera éternelle.

Pour la vie votre dévoué ancien malade.

JULIEN PENTECÔTE Bicêtre, 17 septembre 184018

18. M.E.D.F. [Émile Daurand Forgues], « Les écrivains de Bicêtre. Prosateurs », op. cit., p. 244-245. Lřitalique est de lřauteur.

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Et Forgues de spécifier :

Le lecteur doit être certain quřavant de citer cette bizarre épître, jřai pris soin de vérifier lřentière fausseté des faits quřelle renferme. Pentecôte nřa ni enfans ni belle-sœur. Toutes ses assertions forment un tissu de mensonges arrangés avec une sorte de grossière logique, mais dont il reconnaît lui-même la fausseté lorsquřon le presse de questions19.

Comme on vient de lřobserver précédemment, le propos et lřobjet du discours écrit sont souvent mis en cause lorsquřil sřagit pour lřêtre sensé de constater les caractères de la folie. La forme et la manière dont certains internés formulent leurs idées laissent une impression tout aussi singulière. Dans une lettre à sa belle-sœur, Pentecôte écrit en tête de texte :

Ma bonne Adèle, […] je commence par une satire, car, dans cette hypothèse, Adèle que jřaime me reste, mais Mme de ***, méchante et cruelle. Oui, je laisse le

changement qui existe depuis onze mois sur son Julien, qui ne fit jamais de mal à son Adèle, à sa belle-sœur adorée, par son bon cœur, qui se sent toujours soutenus […]20.

« […] curieux échantillon de phrases folles », note Forgues. Son jugement est sans appel. « Il sřen faut que tous les écrivains de Bicêtre aient autant de désordre dans les idées, alors même quřils les formulent dans un état de démence bien évident. » Sřadonnant à la poésie, le résultat nřest guère mieux. Les poètes asilaires, dominés par la folie, ont du mal à respecter les règles de versification. En conséquence, plus le degré de folie est élevé, plus bâclé est le poème :

Selon que la pensée est plus calme, le vers est mieux ordonné, la rime plus rigoureusement suivie, lřexpression plus nette. En dřautres temps, au contraire, toute règle est violemment outragée ; une aveugle impulsion guide la plume et la précipite en mille grossières erreurs21.

Dire le plus vite possible, sans barrières ni remords, ni règles. Dire son désarroi. Dénoncer ses agresseurs ou des complots imaginaires. Défier les règles, les

19. Ibid., p. 245.

20. Ibid., p. 246.

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négliger. Cřest peut-être cette hâte qui empêche les aliénés dřinterrompre un instant le flot des mots qui défilent dans leur esprit pour méditer sur leur propos, peser leurs dires, mesurer leurs vers. Il faut dire que beaucoup dřenfermés croient lřêtre à tort. Le temps leur est compté. Ils doivent agir vite et réclament vivement quřon les sorte de cette fâcheuse position, dénonçant crimes et complots dirigés contre eux. La fabulation atteint chez certains internés un degré considérable. Celui-ci, nommé Destignon ŕ Forgues précise que « [l]es noms cités […] sont défigurés à dessein22 » ŕ, est en première ligne, suivant la description quřen fait

Forgues :

Descendant direct de Charlemagne, marié secrètement à la reine dřAngleterre, il traite de haut en bas Napoléon lui-même, quřil regarde comme un vil usurpateur de ses droits. Jean-Baptiste Ier, chef des dominations anglo-françaises (cřest ainsi que

sřintitule le successeur de Charlemagne), sait fort bien quřil est à Bicêtre ; il se plaint amèrement, dans toutes ses lettres, des indignes traitemens auxquels il est soumis et quřil dépeint avec une extrême énergie ; mais il se console par le sentiment de sa puissance, et par la certitude où il est dřécraser un jour les ennemis ligués contre sa liberté. En attendant, il sřadresse aux chambres, à MM. les docteurs, professeurs et élèves de la faculté médicale de Paris, à la reine dřAngleterre, sa femme, et à des marchandes lingères de la rue du Ponceau, quřil veut lui donner pour dames dřhonneur. Ce quřil y a dřétrange dans toutes ces réclamations, cřest la convenance relative de chacune dřelles. Aux chambres, Jean-Baptiste Ier expose ses griefs

politiques ; aux médecins de Paris, ses plaintes de malade. Il écrit à la reine Victoria sur un ton familier, tour à tour très tendre, très railleur ou très menaçant. Enfin, cřest du bout de la plume et avec les plus cavalières formules, quřil enjoint aux demoiselles N… (les lingères en question) de le venir réclamer au plus tôt. Ses lettres sont fort longues, ŕ quelques-unes ont jusquřà trente-deux pages in-4o,ŕ écrites dřun seul

trait, sans ratures et sans aucune hésitation apparente ; circonstance dřautant plus remarquable que la longueur et lřenchevêtrement des périodes, lřincohérence de leurs subdivisions, leur agencement illogique, attestent le désordre et la mobilité des idées que Jean-Baptiste Ier développe avec tant dřétendue23.

Le personnage créé et incarné par Destignon est colossal et digne de figurer parmi les héros constitutifs de lřhistoire récente de la France :

22. M.E.D.F. [Émile Daurand Forgues], « Les écrivains de Bicêtre. Prosateurs », op. cit., p. 252, note 1.

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Il résulte de sa pétition aux chambres que les Français sont allés à Réville, lieu de sa naissance, dans le courant de lřannée 1804, pour rendre hommage et prêter serment de fidélité au fils de Charlemagne, chef de la famille des anciens rois dřAngleterre. Bonaparte les conduisait en cette occasion ; et, quoique déjà il eût donné plusieurs marques de sa scélératesse, on ne pouvait pas imaginer quřil oserait se liguer contre le jeune bienfaiteur de la patrie. Lřarmée française, en se rendant à Austerlitz, salua le jeune cardinal de cinq ans, devenu depuis lors empereur et roi. Lřordre de la Légion-dřHonneur célébra, au son dřune musique guerrière, la naissance de son fondateur, en témoignant la joie quřil éprouvait à la vue de son chef, en jupon, qui lui ordonnait, pour la deuxième fois, dřaller cueillir les lauriers des victoires quřil lui avait préparées. Depuis lors, la pacification de la France a été due aux nombreux travaux de Jean-Baptiste. Sans en faire le compte, il veut seulement en citer quelques-uns :

« Tels sont, sřécrie-t-il, les télégraphes, les ressorts de diligences, etc. ; les machines à vapeur, les chemins de fer et leurs perfectionnemens ; les temples, les palais, les trottoirs, les marchés de Paris ; les quais, les colonnes, fontaines, arcs-de-triomphe, et lřéclairage par le gaz, le bitume, la rue de Rivoli, les puits artésiens ; diverses fondations et différentes machines industrielles ou oratoires et chimiques ; découvertes de nouveaux produits, comme le sucre dřérable, de betterave, etc., etc. »

« Et cřest là lřhomme que les Parisiens ont laissé insulter chez lui par des monstres, etc., etc. »24.

Si ses faits dřarmes sont nombreux, ainsi quřil le prétend, ses adversaires le sont tout autant et veulent à tout prix sřen débarrasser, le mettre hors dřétat de leur nuire. Lřasile demeure pour eux, on peut le croire, la solution la plus profitable. Les circonstances entourant son enfermement sont éloquentes :

Ces monstres composent un parti-protée que nous avons vu, pendant les dernières années (toujours au dire de Jean-Baptiste), prendre tous les noms pour accaparer tous les tâlens. Long-temps ils reculèrent devant la puissance du fils de Charlemagne. Un jour cependant, ils le traînèrent devant le juge-de-paix de Villejuif : ils affectèrent hypocritement de se présenter comme les défenseurs officieux de celui quřils accusaient ; puis, après avoir obtenu sa condamnation, ils allèrent chanter victoire dans les journaux (voir le Constitutionnel, mois dřavril 1827). En 1830, ils réalisèrent enfin toutes leurs menaces, et voulurent contraindre Jean-Baptiste à renoncer, en leur faveur, à ses titres et à ses droits. Il refusa et fut enfermé à Bicêtre.

Là ces mêmes hommes, prenant le costume de médecins, dřemployés, voire de malades, vinrent entourer leur victime, cherchant à capter sa bienveillance. Ils voulaient lřamener à leur révéler ses vues politiques, afin de sřen servir, contre lui, auprès de la diplomatie européenne. Ici commence une série dřhorreurs entreprises par ces mêmes hommes. Ils ont miné Paris, miné Bicêtre, incendié les granges et les

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meules de blé ; ils ont cherché à détruire les mines de fer de Saint-Étienne ; mais toutes ces criminelles tentatives ont échoué, grace à la vigilance de Jean-Baptiste, qui les a dévoilées au péril de sa vie.

Ce quřil y a de plus douleureux pour Jean-Baptiste, cřest la ligue de ses parens contre lui. Ils font partie de la clique ; ils se sont rendus coupables de trahison. Lřun sřest approprié ses biens, un autre lui a volé son nom, un troisième a voulu lui dérober les moyens dřimiter le vin de champagne ; ce misérable prétendait exploiter cette belle découverte, et faire un commerce ruineux pour les côteaux français25.

Une question demeure : les textes que rencontrent nos intrépides voyageurs relèvent-ils de lřordre de la folie ? Le cas échéant, comment ? La question invite à une longue réponse.

Juger la folie littéraire

Juger la folie, à nřen pas douter, nřest pas aisé. Ni pour les psychiatres, ni pour les juristes. Non que la sentence soit sans appel et définitive, le condamné recouvrant parfois la raison, mais parce que la distinction entre le sain dřesprit et son contraire nřest pas toujours évidente. Au XXIe siècle, psychiatres et juristes disposent chacun dřoutils perfectionnés afin dřaider à poser un diagnostic. Citons à titre dřexemple dřune part le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux26 et la Classification internationale des maladies et des problèmes de santé connexes27, et dřautre part, lřarticle 122-1 du Code pénal français sur lřirresponsabilité des personnes atteintes de troubles de santé mentale : « Nřest pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, dřun trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes28. » Au XIXe siècle, rien nřest encore joué. Du cabinet aux

25. Ibid., p. 253.

26. Édition courante : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders Ŕ Fourth Edition Ŕ

Text Revision Ŕ DSM-IV-TR, Washington, American Psychiatric Association, 2000. La prochaine

édition est prévue pour mai 2013 : cf. ŖDSM-V: The Future Manualŗ : URL : <http://www.psych.org/MainMenu/Research/DSMIV/DSMV.aspx>.

27. Édition courante : International Statistical Classification of Diseases and Related Health

Problems Ŕ 10th Revision, 2008 Edition Ŕ ICD-10, Geneva, World Health Organization, 2009, 3

vol. La prochaine édition est prévue pour 2014 : cf. ŖICD-11 Revision Project Plan Ŕ Draft 2.0ŗ : URL : <http://www.who.int/classifications/icd/ICDRevisionProjectPlan_March2010.pdf>.

28. Cf. Article 122-1, Chapitre II Ŕ Des causes dřirresponsabilité ou dřatténuation de la responsabilité, Titre II Ŕ De la responsabilité pénale, Livre Ier Ŕ Dispositions générale, Partie

Figure

Fig. 1. Vue générale de l’hospice des aliénés de Charenton,  gravure de Jean-Jacques Champin (XIXe siècle)
Fig. 2. Hospice de Bicêtre, gravure de Letitia Byrne (XIXe siècle).
Fig. 3. Von vnnutzé buchern [Des livres inutiles], gravure sur bois.
Fig. 4. Jean Demons, La sextessence diallactiqve et potẽtielle, op. cit., p. [1].
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