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« GÉNIE (LE). Inutile de lřadmirer, cřest une névrose », note Gustave Flaubert

dans son Dictionnaire des idées reçues1. Ou comme le dirait Jacques Joseph Moreau de Tours, qui est très probablement la source initiale de ce quřaffirme Flaubert :

Le génie, cřest-à-dire la plus haute expression, le nec plus ultrà de lřactivité intellectuelle, quřune névrose ? Pourquoi non ? On peut très-bien, ce nous semble, accepter cette définition, en nřattachant pas au mot névrose un sens aussi absolu que lorsquřil sřagit de modalités différentes des organes nerveux, en en faisant simplement le synonyme dřexaltation (nous ne disons pas trouble, perturbation) des facultés intellectuelles2.

Bref, le lieu est commun : le génie est proche de la folie. Le paradoxe classique : de Platon et Aristote, à Denis Diderot et à Sigmund Freud au moins, il soulève les passions. À titre dřexemple, lorsque Platon pose, dans Le Phèdre, le principe selon lequel la créativité, à savoir la folie poétique, est dřorigine divine3, et quřAristote, dans son Problème XXX, évoque lřidée quřil nřy a pas de génie sans un mélange de folie4, ils semblent signaler cette zone insondable, incompréhensible, énigmatique, qui échappe à lřesprit, cette inquiétante et étrange dimension de la créativité qui échappe à toute logique. Quřest-ce que la créativité ? Quels sont les mécanismes qui la gouvernent ? Quřest-ce que le génie ? Quřest-ce que la folie ? Vaste programme ! À ces questions sans réponses convaincantes, demeure cette étrange impression que tout cela va de pair, quřune étroite connexion les lie les uns aux autres. Si la proximité entre créativité, génie et folie est, certes, un lieu commun encore dřAristote à Diderot5 et à plusieurs autres, cřest sans doute aux XIXe et XXe siècles quřelle atteint son seuil paroxystique, résistant aux progrès de la science moderne, sřy adaptant même en

1. Gustave Flaubert, Le dictionnaire des idées reçues, in Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 1011.

2. Jacques Joseph Moreau de Tours, La psychologie morbide dans ses rapports avec la

philosophie de l’histoire ou de l’influence des névropathies sur le dynamisme intellectuel, Paris,

Librairie Victor Masson, 1859, p. 464.

3. Cf. Platon, Phèdre, 245a, Paris, Flammarion, 1964 [écrit vers 370 av. J.-C.], p. 123. 4. Cf. Aristote, L’homme de génie et la mélancolie, Problème XXX, Paris, Rivages, 1988 [écrit vers 340 av. J.-C.], p. 83.

5. Cf. Denis Diderot, « Théosophes », in Encyclopédie, vol.33, Lausanne et Berne, Chez les Sociétés Typographiques, 1781, p. 452.

substituant à lřinspiration divine à lřorigine de toute création géniale une cause plus humaine, biologique, innée, flirtant avec le pathologique et lřanormal.

De la psychiatrie à la littérature :

migrations et métamorphoses d’un paradoxe

À lřaube de la psychiatrie, alors que lřon parle encore souvent dřaliénisme et de « médecine spéciale », au moment même où commencent à apparaître de nouvelles méthodes de recherche scientifique, on rencontre, au détour des premières pathographies, les premiers essais dřexplication théorique de la relation causale entre manifestations psychonévrotiques et prouesses intellectuelles hors du commun. Les aliénistes français Jean-Étienne Esquirol et Louis-Francisque Lélut en dressent les premiers états au début du XIXe siècle : Esquirol en revisitant le concept de mélancolie et en lui substituant celui de lypémanie en 18196, et Lélut en reprenant cette idée dřemprise nostalgique de la douleur morale à lřégard des hallucinations de Socrate7 et des obsessions de Blaise Pascal8 en 1836 et en 1846. Le tableau et les signes cliniques formulés par Esquirol en 1838 ont valeur de portrait :

Le tempérament mélancolique des anciens […] prédispose à la lypémanie9. Les

individus doués de ce tempérament ont la taille haute, le corps grêle, les muscles minces, mais fortement dessinés ; la poitrine est étroite et serrée ; la peau brune ou jaunâtre ; les cheveux sont noirs, les yeux caves, pleins de feu ; la physionomie est triste, inquiète ; le regard timide ou fixe ; la sensibilité est exquise ; toutes les passions sont extrêmes ; ces individus aiment ou haïssent avec emportement et opiniâtreté ; rêveurs, taciturnes, défiants, ombrageux, ils concentrent leurs affections ; la société les importune ; ils la fuient, préférant la solitude, dans laquelle leur imagination et leurs affections peuvent sřexalter sans importunité. Ils sont très propres à la culture des arts

6. Cf. Jean-Étienne Esquirol, « Mélancolie », in Dictionnaire des sciences médicales, tome 32, 1819, p. 147-183, repris avec quelques menus changements sous le titre « De la lypémanie ou mélancolie », dans Jean-Étienne Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports

médical, hygiénique et médico-légal, tome premier, op. cit., p. 197-237.

7. Louis-Francisque Lélut, Le démon de Socrate. Spécimen d’une application de la science

psychologique à celle de l’histoire, Paris, Trinquart, 1836.

8. Louis-Francisque Lélut, L’Amulette de Pascal. Pour servir à l’histoire des hallucinations, Paris, J.-B.-Baillière, 1846.

9. En 1819, cřest plutôt le terme « mélancolie » qui est employé : cf. Jean-Étienne Esquirol, « Mélancolie », in Dictionnaire des sciences médicales, op. cit., p. 161.

et des sciences ; ils ont peu de mémoire, mais leurs idées sont fortes, leurs conceptions vastes ; ils sont capables de profondes méditations ; souvent exclusifs pour les objets de leurs études, il semble quřils nřaient dřintelligence et dřattraits que pour un objet déterminé, auquel ils se livrent avec la plus grande ardeur ; ces individus sont essentiellement prédisposés à la lypémanie : ce qui a fait dire à Aristote que les hommes de génie, les grands législateurs sont ordinairement mélancoliques. Mahomet, Luther, Le Tasse, Caton, Pascal, Chatterton, J.-J. Rousseau, Gilbert, Alfieri, Zimmermann, etc., confirment lřopinion dřAristote quřil avait justifiée par son propre exemple. Ce tempérament nřest pas exclusivement le partage du génie qui sřexerce à bien penser et à bien dire, à bien agir ; cřest aussi le tempérament de quelques grands scélérats, et de grands coupables. Ces génies du mal, envoyés dans le monde pour être lřeffroi et les tyrans de leurs concitoyens, ne sont pas toujours exempts des tourments de la plus noire mélancolie ; leur physionomie dure et repoussante porte lřempreinte de leurs passions haineuses et malfaisantes ; leur aversion pour les hommes leur fait rechercher la solitude et fuir la présence de leurs semblables10.

Le portrait esquissé par Esquirol est saisissant, presque effrayant. À lřexemple du Strange Case of Dr. Jekyll and Mr Hyde11, le génie vertueux se double dřun côté sombre et lugubre quřon ose à peine imaginer. Le génie du mal, cřest la science dans ses plus sombres replis, la science destructrice, celle qui risque de causer la perte de lřhumanité à défaut de la faire progresser. Cřest le mythe du savant fou aux comportements étranges et anticonformistes, coupé de la société, en proie à ses obsessions mystérieuses et maléfiques. Comme le précise Jacques-Joseph Moreau de Tours dans son ouvrage La psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l’histoire, ou De l’influence des névropathies sur le dynamisme intellectuel publié en 185912, les hommes de génie sont des névropathes dont la névrose, si elle les encourage et les incite à créer, menace également leur équilibre psychique en les exposant aux dangers dřune véritable folie. Sans dire que le génie est nécessairement nuisible pour la bonne survie de lřhumanité, cřest une véritable théorie scientifique de la genèse psychopathologique de la génialité que Moreau de Tours formule, rapprochant

10. Jean-Étienne Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical,

hygiénique et médico-légal, tome premier, op. cit., p. 212.

11. Robert Louis Stevenson, Strange Case of Dr. Jekyll and Mr Hyde, London, Longmans, Green & co., 1886.

12. Jacques-Joseph Moreau de Tours, La psychologie morbide dans ses rapports avec la

philosophie de l’histoire, ou De l’influence des névropathies sur le dynamisme intellectuel, Paris,

ainsi lřexcitation créatrice de lřétat maniaque. Or, pour laisser un peu de côté le mythe du génie du mal, cřest pourtant dans ces moments dřagitation que les poètes, au risque de sombrer dans la démence, trouvent leur inspiration et arrivent à créer. Lřexcitation maniaque cyclique dřun Gérard de Nerval en est lřexemple clé. Cet extrait, tiré de son dernier récit, Aurélia, Le rêve et la vie, cité par Moreau de Tours, est révélateur :

« Je vais essayer […] de transcrire les impressions dřune longue maladie qui sřest passée tout entière dans les mystères de mon esprit ; ŕ et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison ! faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?13

Et Moreau de Tours, preuves à lřappui, de faire la pathographie de Gérard de Nerval et des autres créateurs fous qui ont eu le malheur dřêtre géniaux. Oskar Panizza nřen dira pas moins en 1891 dans sa fameuse conférence Génie et folie : « Si grands que soient lřétonnement des contemporains ŕ et plus encore de la postérité ŕ devant les génies et leur admiration pour eux, ceux-ci ne sont pas heureux. Ils vivent dans la solitude, en perpétuelle lutte avec eux-mêmes […]14. ». Pour Moreau de Tours, avant dřêtre un génie, le poète est surtout un fou qui se terre derrière sa génialité ! Le ton est donné. Un nouveau genre est créé en celui de lřenquête pathographique. Les études médico-littéraires se multiplient au fil du XXe siècle, aux quatre coins du monde occidental. En France, cřest Augustin Cabanès qui ouvre le bal. Écrivain prolifique, sa contribution est impressionnante. Il publie dřabord une série dřétudes sur le thème de la maladie des personnages célèbres, sřintéressant tour à tour aux maladies des rois et des prétendants au trône de France, ainsi quřaux états pathologiques de divers personnages notoires dans

13. Jacques-Joseph Moreau de Tours, La psychologie morbide dans ses rapports avec la

philosophie de l’histoire, ou De l’influence des névropathies sur le dynamisme intellectuel, op. cit., p. 429.

les différents volumes de son Cabinet secret de l’histoire15 et de ses Indiscrétions de l’histoire16, publiés au tournant des XIXe et XXe siècles. Curiosités, indiscrétions et autres anecdotes, au détriment dřune solide rigueur scientifique, forment la trame principale de ses études et inspirent toute une panoplie de médecins français à sřadonner au genre. Aux États-Unis, toujours sur le même thème du génie et de la folie, George Milbry Gould capte lřattention alors quřil publie entre 1903 et 1909 une série de volumes réunis sous le titre Biographic Clinics17, dans lesquels il sřattarde aux plus grands créateurs du XIXe siècle, de Charles Darwin à Richard Wagner et à Honoré de Balzac. En Allemagne, cřest Paul Julius Möbius, un des précurseurs de la psychanalyse freudienne, qui a la cote. Ses fameuses monographies sur la vie et lřœuvre de Nietzsche18, Goethe19 et Rousseau20 en rapport avec leurs manifestations morbides, font sensation et inspirent plusieurs psychiatres à faire de même. Karl Jaspers est un de ceux-là. Lřétude philosophico-psychopathologique comparée quřil entreprend sur August Strindberg, Emanuel Swedenborg, Vincent Van Gogh et Friedrich Hölderlin21, dans laquelle il examine les liens que leur vie et leurs œuvres entretiennent avec la schizophrénie, aspirant ainsi à une certaine « compréhension » de la « folie », reste dřailleurs une des plus poussées et sérieuses en la matière. Raymond Queneau, notamment, sřen inspirera dřailleurs dans un texte fort méconnu, écrit vers 1930, et intitulé à juste titre « Comprendre la folie22 ». Sa visée, inspirée de la « psychologie compréhensive » de Jaspers, est dřéclairer un certain nombre de

15. Augustin Cabanès, Le cabinet secret de l’histoire entrouvert par un médecin, quatre volumes, Paris, A. Charles, 1895-1900. Des rééditions nouvelles et augmentées suivront à partir de 1905. 16. Augustin Cabanès, Les indiscrétions de l’histoire, six volumes, Paris, Albin Michel, 1903. 17. George Milbry Gould, Biographic Clinics, six volumes, Philadelphia, P. Blakistonřs son & co., 1903-1909.

18. Paul Julius Möbius, Ueber das Pathologische bei Nietzsche, Wiesbaden, J.F. Bergmann. Réédition en 1904 à Leipzig chez Johann Ambrosius Barth.

19. Paul Julius Möbius, Ueber das Pathologische bei Goethe, Leipzig, Johann Ambrosius Barth, 1898.

20. Paul Julius Möbius, J.-J. Rousseau’s Krankheitsgeschichte, Leipzig, Vogel, 1889. Réédition en 1903 à Leipzig chez Johann Ambrosius Barth.

21. Karl Jaspers, Strindberg und van Gogh. Versuch einer pathographischen Analyse unter

vergleichender Heranziehung von Swedenborg und Hölderlin, Bern et Leipzig, Ernst Bircher,

1922. Réédition en 1926 à Berlin chez J. Springer.

22. Le texte est publié pour la première fois dans Jacques Jouet, Raymond Queneau, Paris, La manufacture, 1989, p. 135-[148].

comportements humains, de comprendre « en pénétrant dans lřâme dřautrui » certains aspects de la pensée humaine. Il note, en fin de texte :

Est-ce à dire que la folie a joué un rôle dans la naissance et lřévolution de la pensée humaine ? Cřest ce quřil faudra contrôler et peut-être sřapercevra-t-on que le premier homme fut un singe devenu fou.

Ainsi en comprenant la folie, nous approfondirons notre connaissance de lřhumanité et nous en réaliserons des aspects cachés et mystérieux. Il nous faut donc accomplir lřhomme, puisquřil nřest rien dřautre à faire pour ce mammifère égaré dans la prairie des syllogismes et le pâturage des contradictions. Lřaccomplir dans tous ses sens, dans toutes ses possibilités. Et si le principal de ces accomplissements à lřheure où lřimpérialisme opprime les cinq continents est de dégager lřhomme des liens sociaux illusoires dans lesquels ce capital a réussi à lřenchaîner, il nřest pas non plus inutile de penser à cet accomplissement qui consiste à dévoiler pourquoi des hommes se sont séparés de nous derrière la vitre opaque du délire. Lřhomme, perdu au milieu des constellations et des champs de betteraves y trouvera peut-être, peut-être ! les origines de son enthousiasme pour la théorie des fonctions automorphes, de son inquiétude lorsquřun miroir se brise, de son rire devant un pot de moutarde ou un chapeau-claque, lřorigine de son rire, de son rire un peu fou23.

On y reviendra. Retenons pour lřinstant quřil y a de quoi mettre des mots à la bouche des psychanalystes ! Ce qui nřest pas peu dire puisquřeux également auront leur mot à dire sur le paradoxe qui nous occupe. Leur quête spirituelle aux profondeurs insoupçonnées de lřinconscient donne une forte impulsion aux recherches pathographiques entreprises au cours du XXe siècle. Les articles de Freud sur Léonard de Vinci et Michel-Ange24, dans lesquels il cherche à donner une explication psychanalytique de leur homosexualité et de leur mode dřexpression artistique, tracent la voie. Dès lors, ses successeurs, largement inspirés par lřidée de la « sublimation sexuelle », nřauront de cesse de tisser des liens entre les comportements et les conflits sexuels des personnages célèbres et leurs œuvres. Très vite, on en viendra à définir la création artistique et la réussite sociale comme autant de moyens curatifs, certes spéciaux, de mettre fin et de se débarrasser de conflits profonds, de remédier à une névrose, de réaliser de façon

23. Raymond Queneau, « Comprendre la folie », in Jacques Jouet, Raymond Queneau, op. cit., p. 147-[148].

24. Premières publications : ŖEine Kindheitserinnerung Des Leonardo Da Vinciŗ, Schriften zur

angewandten Seelenkunde [Leipzig und Wien, Franz Deuticke], 7e cahier, 1910 et ŖDer Moses

consciente des désirs inconscients. Même sřil y a fort à parier que lřArt nřest probablement pas redevable quřà la seule sublimation de la libido, lřidée selon laquelle lřinventivité est due à certains conflits névrotiques ou encore que la sexualité, notamment si elle est refoulée, est lřune des forces motrices de la création, est fascinante. Elle a cependant ses détracteurs. Alfred Adler, par exemple, en sřécartant de lřapproche freudienne, montre bien que certains facteurs non sexuels résidant dans lřinconscient ne doivent pas être laissés pour compte, cřest-à-dire que certaines réalisations exceptionnelles sont le résultat de la compensation névrotique dřune infériorité organique. Il remarque par exemple dans Understanding Life que Ŗwe often see children with poor eyesight take greater interest in visual things. It is not uncommon for poets and painters to have trouble with their eyes25ŗ. Il en serait de même pour le complexe dřinfériorité engrangé par la petite taille des grands conquérants ; on pense à Napoléon bien entendu. Si on continuait sur la même voie, il serait facile de ranger parmi les fous et les aliénés toute une série de personnages et de se servir de divers critères plus ou moins objectifs, comme les descriptions dřétats dřexaltation et dřexcitation révélés par Moreau de Tours, pour établir le diagnostic de leur maladie mentale. Faut-il sřen surprendre : certains nřhésiteront pas à le faire. À commencer par le fameux Cesare Lombroso. Son ouvrage Genio e follia, publié pour la première fois en 1864, dans lequel il reprend et enrichit les thèses de Moreau de Tours, obtient un succès retentissant. Pour Lombroso, les hommes de génie sont anormalement excitables. Ils montrent des signes dřaliénation et de déséquilibre mental. En insistant sur le caractère morbide de lřart, il soutient que la folie a ce pouvoir extraordinaire de stimuler la création artistique, et même scientifique, en libérant et en éveillant lřimagination. Pour Lombroso, le génie est une forme de psychose et se manifeste par une sorte de crise épileptique. Et cřest ce caractère épileptique de la génialité qui favorise lřinspiration. Très vite, au fil de ses travaux et des rééditions de son ouvrage, il en vient à la conclusion que les hommes de

25. Alfred Adler, Understanding Life, Richmond, Oneworld, 2009 [Première publication: The

Science of Living, New York, Greenberg, 1929], p. 26 : « Nous voyons souvent les enfants dotés

dřune mauvaise vue sřintéresser davantage aux choses visuelles. Il nřest pas rare pour les poètes et les peintres dřavoir des troubles visuels. »

génie sont des dégénérés, que les esprits dřexception sont des êtres déséquilibrés en proie au déclin de la société. Dřoù le danger et la mise en garde que formulera le préfacier de lřédition française de L’Homme de génie en 1889, Charles Richet, avouant, malgré une certaine retenue, que

Pour être un Pascal, il faut être un malade, en donnant au mot malade son vrai sens, cřest-à-dire le sens dřanormal. Je ne sais sřil est permis de se servir du mot de dégénéré quřemploie M. Lombroso ; car cela me paraît un quasi-sacrilège. Au lieu de dire dégénéré, je dirais un progénéré (sit venia verbo).

Dégénérescence ou progrès, lřhomme de génie nřen est pas moins une étrangeté, une anomalie qui ne doit pas durer26.

Après tout, les hommes de génie sont des déséquilibrés, des malades dont il faut se garder de lřinfluence. De nombreux aliénistes du XIXe siècle embrassent la défense de Lombroso et propagent ses idées, parmi lesquels Max Nordau, qui sřempresse de dresser la liste des artistes dégénérés de son temps, dont lřEurope pullule, et de poser ce grave et sombre pronostic : « Nous nous trouvons actuellement au plus fort dřune grave épidémie intellectuelle, dřune sorte de peste noire de dégénérescence et dřhystérie, et il est naturel que lřon se demande de toutes parts avec angoisse : ŖQue va-t-il arriver ?ŗ27 » Heureusement, soyons ironique, hygiénistes et eugénistes seront là pour répondre à la grave question et relever le défi épique et éthique suscité par cette entreprise prophylactique. On connaît la triste postérité quřelle aura au XXe siècle, notamment sous la doctrine nazie, au détriment de plusieurs grands intellectuels. Ernst Kretschmer, par exemple, dans son ouvrage sur la psychologie des hommes de génie28, considère plutôt que cřest bien plus le métissage, le mélange et la fusion des ethnies et des