• Aucun résultat trouvé

D’ UN MAROQUIN À L ’ AUTRE OU LA QUÊTE INSENSÉE DU BIBLIOMANE N ODIER

Du sage « vistempenardeur1 » (cf. fig. 3), premier fou à entrer dans la nef de Sébastian Brant2, aux infatigables chercheurs de trésors des quais de la Seine et autres brocantes quand ce nřest de lřHôtel Drouot, entasseurs et collectionneurs de précieux livres sřaccumulent de par le monde et sa fiction. Empreints de lřeffluve particulière qui émerge des antres des plus riches bibliothèques, de « lřEnfer » de la Bibliothèque nationale de France au « Private case » de la British Library, leurs cabinets de lecture, coupés du monde et de la réalité, sont énigmatiques, abstrus, imprégnés dřun sentiment dřinquiétante étrangeté, évoquant le singulier cagibi du bibliomane de Brant. Souvent ornés des plus belles et fastes reliures anciennes quřon a pu réaliser, les ouvrages, quřon imagine aisément reliés en basane, en maroquin ou en plein chagrin, y sont exposés comme des œuvres dřart, enfermés comme des aliénés. À moins que le bibliomane fasse profession de libraire, bibliographe ou bibliothécaire, leur lecture est pratiquement inenvisageable, vu le risque dřabîmer lřouvrage3. Charles Nodier, maître céans dřun de ces lieux de mémoire insoupçonnés, est du nombre de ces fanatiques. Et cřest justement par lřintermédiaire de cette folie singulière quřil rencontre lřautre folie, littéraire cette fois, dont il contribuera à fonder la catégorie4. Lřhistoire débute précisément en 1829. Déjà cinq ans que Nodier est à lřArsenal. Officiellement, il y officie à titre de bibliothécaire : il est nommé bibliothécaire de Monsieur [le comte dřArtois, futur Charles X] à la bibliothèque du même nom [future bibliothèque de lřArsenal] le 3 janvier 1824, soit quelques mois avant le sacre dudit

1. De « vistempenarde » : sorte de plumeau à long manche, dans la langue de Rabelais. Lřexpression est de Stéphan Geonget, qui lřutilise pour désigner le fou, plumeau à la main, dont il est ici question : cf. son ouvrage, La notion de perplexité à la renaissance, Genève, Droz, 2006, p. 350-351.

2. Cf. son ouvrage Das Narrenschiff [La nef des fous] : première édition : Basel, Jo[hann] B[ergmann], 1494.

3. Sur la question de la bibliomanie et de la bibliophilie, cf. notamment Daniel Desormeaux, La

figure du bibliomane. Histoire du livre et stratégie littéraire au XIXe siècle, Paris, Librairie Nizet,

2001 ; Didier Barrière, Nodier l’homme du livre. Le rôle de la bibliophilie dans la littérature, Bassac, Plein chant, 1989 et Christian Galantaris, Manuel de bibliophilie, Paris, Cendres, 1997. 4. Sur cette question bien précise, cf. notamment Tanka G. Tremblay, « Pourquoi les fous littéraires ? Nodier : doxographe dřune hétérodoxie », Les Cahiers de l’Institut, no 1, 2008, p. 122-

127 et Pierre Mortez, « La question des Ŗfous littérairesŗ telle quřelle est agitée parmi la secte des bibliognostes avant et après Charles Nodier », Les Cahiers de l’Institut, no 3, 2009, p. 47-62.

Fig. 3. Von vnnutzé buchern [Des livres inutiles], gravure sur bois. [Sébastian Brant, Das Narrenschiff, Basel, Jo[hann] B[ergmann], 1494].

Charles X5. Officieusement, il y tient le très prisé salon dominical, le Cénacle, appelé à devenir lřun des berceaux du Romantisme. Il y côtoie les plus grands, à commencer par Victor Hugo, avec qui il se lie dřamitié : on ira lire leur correspondance pour sřen convaincre6. Sřil est aidé de sa femme, Désirée Nodier, cřest surtout à sa fille, la « charmante7 » Marie Nodier, quřil est redevable. Véritable « pivot du cercle8 », elle nřa de cesse de recevoir les éloges des invités de Nodier. Aussi, lorsque ce dernier accorde la main de sa fille à Jules Mennessier cette même année (le mariage a lieu le 17 février 1830), il nřhésite pas à se départir dřune partie de sa bibliothèque, sacrifice ultime du bibliophile ou du bibliomane, pour constituer sa dot9. Ce ne sera pas en vain. Dřabord parce quřon sait que sa bibliothèque reprend vie de plus belle par la suite : en effet, alors que le catalogue de sa bibliothèque de 1829 comprend 917 articles (il sřagit alors dřune vente globale), celui de 1844 (à sa mort) en comprend 125410. Ensuite parce quřapparemment, cřest à cette occasion quřil découvre dans sa bibliothèque un ouvrage fort singulier et au demeurant très obscur. Appelé à jouer un rôle certain dans la quête que Nodier est sur le point dřentreprendre sur ce quřon appellera plus tard les fous littéraires, il fera lřobjet dřun article au titre évocateur, « Des

5. Sur la période de Nodier à lřArsenal, cf. notamment Marie-Hélène Olivier, Françoise Py et Marie-Paule Jaffré, « Charles Nodier à la bibliothèque de lřArsenal », in Trésors de la

bibliothèque de l’Arsenal, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1980, p. 175-188 ; Juliette

Faure, « Charles Nodier à la bibliothèque de lřArsenal », in L’Arsenal de Paris. Histoire et

chroniques, Paris, Budapest et Torino, LřHarmattan, 2002, p. 187-194 et Vincent Laisney, L’Arsenal romantique. Le salon de Charles Nodier (1824-1834), Paris, Honoré Champion, 2002.

6. Victor Hugo & Charles Nodier, Correspondance croisée, Bassac, Plein chant, 1987.

7. Mme Ancelot, « Le salon de Charles Nodier à lřArsenal », in Les Salons de Paris, foyers éteints, Jules Tardieu, 1858, p. 131, cité par Vincent Laisney, L’Arsenal romantique. Le salon de Charles

Nodier (1824-1834), Paris, Honoré Champion, 2002, p. 556.

8. Vincent Laisney, L’Arsenal romantique. Le salon de Charles Nodier (1824-1834), op. cit., p. 557.

9. Sur Marie Nodier, on ira lire notamment le texte de M. Lieffroy, « Madame Mennessier- Nodier », Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon et de Franche-Comté [Procès verbaux et mémoires ŕ Séance du 21 mars 1895], 1896, p. [110]-138.

10. Cf. Catalogue des livres curieux, rares et précieux, plusieurs sur peau de velin, et sur papier

de chine uniques, avec dessins originaux, composant la bibliothèque de M. Ch. Nodier, Paris,

Merlin, 1829 et Catalogue de la bibliothèque de feu M. Charles Nodier, Paris, J. Techener, 1844 [lřéditeur y reprend en bonne partie les notices que Nodier avait rédigées dans sa Description

raisonnée d’une jolie collection de livres (nouveaux mélanges tirés d’une petite bibliothèque),

livres qui ont été composés par des Fous11 ». Le titre du mystérieux ouvrage : La sextessence diallactiqve et potẽtielle de Jean Demons12.

Le cas de l’amphigourique Jean Demons

Construit sur le mode parodique de lřherméneutique sacrée, La sextessence diallactiqve et potẽtielle de Jean Demons apparaît comme une sorte de long poème ésotérique et théologique. Le titre avoué du poème, comme le titre lřindique, est de « guarir lřhémorragie, playes, tumeurs et ulcères vénériens de la France » et de « changer et convertir les choses estimées plus nuisibles et abominables en bonnes et utiles ». Le poème est centré autour dřune Muse, à laquelle le narrateur voue un grand amour. Sřensuit une introduction vouée à décrire les différentes calamités qui affectent la France, parmi lesquels la perte de la grâce de Dieu. Cherchant à trouver les moyens de mettre fin à cette crise, le narrateur se met à décrire diverses conjurations et pratiques magiques. La recherche est cependant vaine, celui-ci ne parvenant pas à trouver dřincantation salutaire. Il entre alors dans une étrange agonie. La Muse vient à son secours en lui désignant les herbes nécessaires pour guérir les malheurs qui affligent la France. Elle se fond alors au poète en une prière glorifiant le nom de Dieu. Le

11. Cf. Charles Nodier, « Des livres qui ont été composés par des Fous », Mélanges tirés d’une

petite bibliothéque, ou variétés littéraires et philosophiques, Paris, Crapelet, 1829, p. 243.

12. Jean Demons, La sextessence diallactiqve et potẽtielle, tiree par vne nouuelle façon

d’alambiquer, ſuiuant les preceptes de la ſainƈte Magie & inuocation de DEMONS, Conſeiller au Preſidial d’Amiens. Tant pour guarir l’hemorragie, playes, tumeurs & νlceres νeneriennes de la France, que pour changer & conuertir les choſes eſtimees plus nuiſibles & abominables en bonnes & νtiles, dediee au Roy, Paris, Chez Eſtienne Preuoſteau, 1595. Pour la petite histoire, lřouvrage,

mis en vente en 1829-1830 par Nodier [notice 361 du Catalogue des livres curieux, rares et

précieux de 1829], est dřabord acquis par Jean-Michel Constant Leber, ainsi que ce dernier le

précise sur une page de lřexemplaire en question, lors de la vente de janvier 1830, avant dřaboutir à la Bibliothèque de Rouen, qui en fait lřacquisition en 1838 : Cf. « Collection Leber », in

Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, Départements ŕ tome premier, Rouen, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1886, p. XXXII. Un catalogue en trois tomes,

décrivant les articles ainsi acquis par la bibliothèque de Rouen, est publié lřannée suivante :

Catalogue des livres imprimés manuscrits, estampes, dessins et cartes à jouer, composant la bibliothèque de M. C. Leber : avec des notes, par le collecteur, Paris, Chez Techener, 1839. La

notice consacrée à La sextessence de Demons apparaît en lřoccurrence dans le tome second aux pages 242 et 243. Lřexemplaire en question est aujourdřhui conservé à la Bibliothèque Villon de Rouen (cote Leberp-4140, Patrimoine Réserve). Il porte bien, suivant les indications de Nodier à la p. 243 de son texte, cet ex-libris manuscrit (cf. fig. 5) : « Ce livre appartient à la veuve de feu monsieur Demons, ancien consilier, demeurant en la rue au Lin, près de Befroy. »

Fig. 4. Jean Demons, La sextessence diallactiqve et potẽtielle, op. cit., p. [1]. Provenance : « Collections de la Bibliothèque municipale de Rouen ».

Fig. 5. Jean Demons, La sextessence diallactiqve et potẽtielle, op. cit., p. [0g]. Provenance : « Collections de la Bibliothèque municipale de Rouen ».

poème fait suite à deux autres poèmes, eux-mêmes découlant lřun de lřautre, publiés ensemble lřannée précédente sous le titre La demonstration de la qvatriesme partie de rien, et qvelqve chose, et tovt. Avec La qvintessence tiree du quart de Rien & de ſes dependances contenant les preceptes de la ſainƈte Magie & deuote inuocation De Demons. Pour trouuer l’origne des maux de la France & les remedes d’iceux, dediee à la ville d’Amiens13. Jan Miernowski, apparemment seul commentateur de lřœuvre dans lřhistoire littéraire récente, dénote trois niveaux de lecture différents : le discours magique et occulte (premier niveau), qui se trouve en fait être une allégorie de la situation politique de la France dřalors (deuxième niveau), qui sřavère elle-même être une « contemplation silencieuse de lřineffable et pluriel Nom de Dieu14 » (troisième niveau) :

Tout dřabord Demons semble offrir à ses lecteurs des conseils de magie naturelle. Celle-ci neutralise lřopposition entre lřEtre de Dieu et la déficience de la Création. En manipulant une matière animée et spiritualisée, le Mage atteint le sacré occulte. Cette pratique épistémologique se traduit par une rhétorique de la réification de la métaphore, la mise en équivalence du signifiant symbolique et de son référent. Cependant la magie naturelle sřavère être une allégorie politique, métaphore filée à travers le texte du poème. Celle-ci présuppose une série de correspondances morales entre le discours et la réalité, qui demeurent ainsi en quelque sorte proportionnels, mais non identiques. Enfin lřallégorie semble aboutir à la contemplation silencieuse des Noms divins. A la connaissance proportionnelle des vérités morales fait place lřextase devant la transcendance, les analogies de lřallégorie paraissent céder devant lřapophasie et la mise à lřécoute de la Parole divine15.

Ayant donc retrouvé lřouvrage dans sa bibliothèque, Nodier y consacre un article quřil intègre à ses Mélanges tirés d’une petite bibliothéque16, « espèce dřappendice au Catalogue de mes livres17 », comme il le note en préface. Il y a

13. Jean Demons, La demonstration de la qvatriesme partie de rien, et qvelqve chose, et tovt. Avec

La qvintessence tiree du quart de Rien & de ſes dependances contenant les preceptes de la ſainƈte Magie & deuote inuocation De Demons. Pour trouuer l’origne des maux de la France & les remedes d’iceux, dediee à la ville d’Amiens, Paris, Chez Eftienne Prevofteau, 1594.

14. Jan Miernowski, Signes dissimilaires. La quête des noms divins dans la poésie française de la

Renaissance, Genève, Droz, 1997, p. 239.

15. Ibid., p. 240.

16. Charles Nodier, « Des livres qui ont été composés par des Fous », Mélanges tirés d’une petite

bibliothéque, ou variétés littéraires et philosophiques, op. cit., p. 243-248.

17. Charles Nodier, Mélanges tirés d’une petite bibliothéque, ou variétés littéraires et

tout lieu de croire que cet article apparaît donc comme une sorte dřhommage à ce précieux livre dont Nodier doit, parmi dřautres, se départir, en même temps quřil annonce le début dřune grande aventure bibliographique : celle des fous littéraires. Au demeurant, la tâche première de Nodier est ici fort simple et consiste tout bonnement à classer comme il se doit, pour fin de catalogage sans doute, lřouvrage de Demons. Et Nodier, apparemment, tient à effectuer le travail consciencieusement, pour de bon. Il note, après avoir longuement cité la dédicace au Roi de Demons :

Comme je suis obligé, pour tirer cette quintessence de la Sextessence de Demons, de franchir quatre pages dřincises, je ne suis pas étonné que le savant abbé de Saint-Léger ait pensé que ce livre appartenoit à la théologie mystique18. Pour se convaincre du contraire, il auroit fallu se décider à le lire, et ce genre de résignation nřest pas donné à tous les bibliomanes.

Comme il importe cependant quřon sache désormais où ranger la Sextessence diallactique, si la folie si douce et si pacifique des antiquaires est encore contagieuse pour quelques générations, et quřon est si peu dřaccord sur cette question que lřabbé de Saint-Léger la classe, comme on vient de le dire, dans la théologie mystique, les anciens bibliographes dans lřHistoire de France19, et M. Brunet, plus convenablement,

18. Barthélemi Mercier de Saint-Léger : génovéfain (Congrégation de France), bibliothécaire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris et bibliographe au XVIIIe siècle. Sur Mercier de Saint-

Léger, cf. notamment Simon Chardon de La Rochette, Notice sur la vie et les écrits de Mercier

Saint-Léger [Magasin Encyclopédique, Ve année, t. II], an VII. Nous nřavons malheureusement

pas retrouvé la référence de Saint-Léger, que Nodier, évidemment, ne donne pas. Cřest le bibliographe Jacques-Charles Brunet, qui est sans doute la source de Nodier. Ce dernier note dans la troisième édition de son Manuel du libraire et de l’amateur de livres [Paris, Chez lřAuteur, 1820, tome premier, p. 509] à lřégard de deux ouvrages de Demons : « Quoique les bibliographes placent ordinairement ces deux ouvrages dans la classe de lřhistoire de France, lřabbé de Saint- Léger dit, dans une de ses notes, quřils appartiennent à la théologie mystique. » En lřoccurrence, il sřagit peut-être dřune note manuscrite. Auquel cas, le lecteur désireux de poursuivre les recherches pourra toujours commencer par se rendre à la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, qui possède bon nombres de feuillets manuscrits de Saint-Léger, parmi lesquels les « Notes bibliographiques et biographiques sur divers sujets » [Manuscrits de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Cote : Ms. 4121], où il ne serait pas si surprenant de retrouver la source en question.

19. Cf. Jacques Le Long, Bibliothèque historique de la France contenant Le Catalogue des

Ouvrages, imprimés & manufcrits, qui traitent de l’Hiftoire de ce Royaume, ou qui y ont rapport ; avec des notes critiques et historiques, Nouvelle édition, revue, corrigée & confidérablement

augmentée par M. Fevret de Fontette, Paris, De lřImprimerie de Jean-Thomas Herissant, tome second, 1769, p. 360 et tome cinquième, 1778, p. 492.

parmi les poètes20, je finirai par fixer en peu de mots la place de ce livre, et puis on

nřen parlera plus21.

Et Nodier de « fixer » sa pensée plus loin :

[…] la Sextessence diallactique nřappartient pas à la théologie mystique, quoique farcie de passages qui appartiennent à la théologie mystique comme tous les livres de ce temps ; elle nřappartient pas à la poésie, quoique brodée sur de la mauvaise poésie de lřauteur, qui avait de bonnes raisons pour imprimer ses vers dans ses ouvrages, sřil vouloit quřils restassent quelque part ; et leur place bibliographique est à côté de la Satire Menippée (qui ne parut très réellement quřen 1594). Ils y figureront seulement comme Lycophron auprès dřHomère, et Rétif de la Bretonne auprès de Rabelais22.

Pour ce qui est des rapprochements proposés par Nodier entre, dřune part, Lycophron et Homère, et dřautre part, entre Restif de la Bretonne et Rabelais, il importe de citer les propos quřil tient à cet égard dans ses Notions élémentaires de linguistiques, où il note en effet :

Lycophron a existé, le poème de Lycophron existe, son nom nřest pas une pseudonymie pour exprimer lřastuce et la duplicité dřun loup, comme lřont imaginé quelques étymologistes malencontreux. Cřest celui dřun écrivain de mauvais goût qui avait pris à tâche de sřexprimer en gryphes plus impénétrables que ceux du sphynx, et qui y a réussi, malheureusement pour sa réputation, puisquřil est devenu le prototype éternel de ces faiseurs de galimathias doubles, si communs dans les littératures en décadence. Les artifices les plus familiers à Lycophron consistoient à ne se servir que des archaïsmes entièrement tombés en désuétude, à prodiguer des néologismes dřune construction si bizarre que leurs éléments défient lřétude et la patience, à torturer lřacception des mots pour leur faire dire ce quřils nřont jamais signifié, à envelopper la pensée la plus simple et la plus commune dans des phrases inextricables, entrecoupées dřincises multipliées qui font oublier à tout moment lřidée principale, et à les prolonger en déductions confuses et indéfinies, où le fil dřAriane seroit au lecteur dřun inutile secours ; à ne désigner enfin les personnes et les choses que par des circonstances occultes ou des noms impénétrables, comme si dřun moyen naturel dřexplication il avait voulu faire un mythe. Cřest ainsi que finit la langue et la poésie dřHomère, aux beaux jours dřAlexandrie.

20. Cf. le tome quatrième de la troisième édition de son Manuel du libraire et de l’amateur de

livres [Paris, Chez lřAuteur, 1820, p. 227, notice 8988]. La notice apparaît bel et bien dans la

section réservée aux poètes.

21. Charles Nodier, « Des livres qui ont été composés par des Fous », Mélanges tirés d’une petite

bibliothéque, ou variétés littéraires et philosophiques, op. cit., p. 245-246.

Il en sera de même partout. Après le bel âge des lettres espagnoles, viennent Gongora et ses cultoristes ; après le Tasse et lřArioste, le cavalier Marin et son pâle cortége de seïcentistes maniérés, armés de pointes et de concetti ; après Shakspeare, lřeuphuisme ; après notre admirable langue du seizième siècle, si gracieuse, si virile, si expressive, si pleine, si complette en toutes choses ; après la langue de Rabelais, de Desperriers, de Marot, dřHenri Estienne, dřAmyot, de Montaigne, la préciosité si vaine, si affectée, si puérile, si prétentieuse, si contrefaite, si fausse23.

Il y a tout lieu de croire que Nodier inclut dans le lot Restif de la Bretonne ; peut- être à cause de son style quelque peu précieux et de son orthographie particulière. Par ailleurs, situer La sextessence à côté de la Satire Ménippée, voilà qui est loin dřêtre bête. Ce dernier ouvrage, rappelons-le, est un texte narratif pamphlétaire, en vers et en prose. Sřil évoque les Satires de Varron et du cynique Ménippe, auxquels il emprunte le nom, il invoque avant tout, comme le note Martial Martin, « le Sénèque de L’Apocoloquintose, Pétrone, Apulée et Lucien24. » Il sřagit dřune charge « satirique » lancée contre les États généraux de 1593, convoqués à la diligence de Charles de Lorraine, Duc de Mayenne, alors chef de la Ligue, qui souhaitait ainsi sřemparer du pouvoir, promis légitimement à Henri de Bourbon, futur Henri IV, qui lui damera finalement le pion. Le texte, anonyme, dřabord publié et distribué sous le manteau en 1593 sous le titre, Satyre Menippee de la vertv dv catholicon d’Espagne. Et de la tenve des Eſtatz de Paris, est édité officiellement en 1594 : Satyre Menippee de la vertv du catholicon d’Espagne: et de la tenve des Eſtatz de Paris. A laquelle eſt adiouſté vn Diſcours ſur l’interpretation du mot de Higviero d’Infierno, & qui en eſt l’Autheur. Plus le Regret ſur la mort de l’Aſne Ligueur d’une Damoyſelle, qui mourut durant le ſiege de Paris, [s.l.], [s.n.], 1594. Il est attribué à Pierre Le Roy, Jacques Gillot, Florent Chrestien, Pierre Pithou, Jean Passerat et Nicolas Rapin. Nodier, notamment, a réédité le texte en 1824 en y intégrant un « commentaire » fort élogieux25. On