• Aucun résultat trouvé

La "Tapisserie de Fionavar" de Guy Gavriel Kay : la construction d'un univers fictionnel d'inspiration mythologique et légendaire

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La "Tapisserie de Fionavar" de Guy Gavriel Kay : la construction d'un univers fictionnel d'inspiration mythologique et légendaire"

Copied!
141
0
0

Texte intégral

(1)

LA TAPISSERIE DE FIONAVAR DE GUY GAVRIEL KAY :

LA CONSTRUCTION D’UN UNIVERS FICTIONNEL

D’INSPIRATION MYTHOLOGIQUE ET LÉGENDAIRE

Mémoire

AMÉLIE FRÉCHETTE

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)
(3)

iii

RÉSUMÉ

Ce mémoire propose d’analyser, sous la perspective de la lecture, de quelles façons Guy Gavriel Kay intègre les mythologies celtique et nordique ainsi que la légende arthurienne à l’univers fictionnel de La Tapisserie de Fionavar. La première partie permet de montrer que l’auteur canadien introduit la fantasy arthurienne dans récit annoncé comme appartenant à la high fantasy. Le mémoire se penche ensuite sur son utilisation plus érudite et personnelle des sources mythologiques. Par la suite, l’analyse s’attache plus spécifiquement à la façon dont les mythes participent à la création du monde secondaire et des personnages et enfin à la manière dont la légende arthurienne est intégrée à la diégèse par le biais des notions d’intertextualité et de transfictionnalité.

(4)
(5)

v

TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... iii

Table des matières ...v

Introduction ...1

La fantasy ...1

Guy Gavriel Kay ...4

La Tapisserie de Fionavar ...6

Bref résumé ...6

Deux enjeux ...8

Présentation de l’hypothèse de lecture et de la méthodologie ...9

Première partie : La Tapisserie de Fionavar et la high fantasy ...13

Chapitre I : La high fantasy : une ère de reprise ...15

La constitution de caractéristiques génériques canoniques : Tolkien, un intertexte implicite ...15

Entre romance et novel ...27

Chapitre II : La high fantasy rencontre la fantasy arthurienne ...32

La fantasy arthurienne ...32

Le mythique rencontre le légendaire ...38

La convergence de deux lectorats : pour un lecteur déstabilisé ...41

Deuxième partie : Les mythologies celtique et nordique ...45

Chapitre III : La création du Monde Secondaire ...47

Fionavar, premier des mondes ...47

La mythification du matériau thématique ...48

La reprise d'une quête ancienne et le retour à un passé légendaire ...52

Fionavar, Un monde homérique ...55

Les dieux et les déesses...58

Chapitre IV : Les cinq ...64

De l’individu vers l’archétype ...68

Paul/Pwyll ...68

Kimberly/la Prophétesse ...76

Kevin/Liadon ...82

Dave/Davor ...85

Troisième partie : La légende arthurienne ...89

Chapitre V : Le traitement transfictionnel de la légende ...91

Guenièvre est Jennifer ...93

Flidaïs est Taliésin ...96

Leyse est la demoiselle d'Escalot ... 100

Chapitre VI : Une histoire déjà connue ... 103

La conscience des personnages ... 108

La malédiction : un inévitable dénouement fatal ? ... 112

L'eucatastrophe : la délivrance et la fin du cycle... 114

Une manière contemporaine d’aborder une légende ancienne ... 119

Conclusion ... 121

(6)
(7)

vii Je voudrais remercier Richard Saint-Gelais d’avoir été, d’abord, un professeur passionné et, ensuite, un excellent directeur de maîtrise. Son appui et ses judicieux conseils auront été précieux tout au long de ce projet. J’aimerais également dire merci à ma famille et à mes amis, qui m’ont encouragée et soutenue. Enfin, je désire adresser ma gratitude à mon amoureux pour sa patience, son réconfort et son amour.

(8)
(9)

1

I

N T R O D U C T I O N

LA FANT ASY

" Fantasy ", " merveilleux " et " fantastique " sont trois termes qui se confondent parfois ; étant ici employés pour désigner le même genre, étant là au contraire distingués. Dans le cadre de ce mémoire, il faudra pourtant prendre position ; choisir l'un au détriment des autres. S'il est aisé de différencier le fantastique, il est toutefois plus délicat de dessiner la frontière entre le merveilleux et la fantasy. Il est donc de mise de donner la définition de chacun des termes afin d'éviter tout flou générique par la suite.

Le fantastique, s'il s'éloigne du roman « réaliste » par son approche plus irrationnelle de la réalité, ne convoque toutefois pas les éléments surnaturels de la même façon que la fantasy ou le merveilleux. Dans ce genre, en effet, l'irruption d'invraisemblances, comme la présence d'un fantôme, est perçue comme une étrangeté en laquelle on refuse de croire, comme une rupture de l'ordre établi : « Le fantastique est le registre qui correspond aux émotions de peur et d'angoisse. Il est caractérisé par le renversement des perceptions rationnelles du réel, l'immixtion du doute dans les représentations établies et la proximité d'un supra- ou antinaturel1. » Ici, le doute est donc omniprésent ; le surnaturel est incompris et le lecteur tente de l'expliquer par les perceptions et les paroles d'un narrateur en qui on ne peut se fier. Si « le fantastique repose sur la possibilité d'hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle - et non sur une acceptation conventionnelle de l'étrange2 », le merveilleux et la fantasy, eux, impliquent au contraire une acceptation de ce qui transgresse les lois qui régissent le monde réel. Les sorcières, les fantômes, les lutins et les autres créatures, s'ils sont impossibles dans l'univers du lecteur, sont par contre vraisemblables dans l'univers fictionnel dans lequel ils sont convoqués. Le lecteur joue donc le jeu qu'on lui propose : celui d'entrer dans un monde autre, de franchir la frontière du réel pour entrer, le temps d'un récit, dans le merveilleux.

1 Jean-Pierre Bertrand, « Fantastique », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.], Le dictionnaire du

littéraire, Paris, Puf (Quadrige), 2006, p. 226.

(10)

2

Mais justement, le merveilleux, qu'entend-on par là ? Jacques Goimard affirme qu'« [i]l y a du merveilleux dans un récit quand un personnage (ou un objet) y détient un pouvoir extraordinaire3. » Mais il s'agit là d'une définition peut-être un peu trop restrictive. Pour une définition plus complète, j'ajouterais, comme Todorov, qu'entrerait dans le merveilleux tout roman qui « suppose l'acceptation de nouvelles lois empiriques4 » et où, comme Umberto Eco le suggère, la « vraisemblance n'y est qu'une question d'encyclopédie5 » ; c'est-à-dire qu'est vraisemblable ce qui respecte les nouvelles lois empiriques du monde fictif. Si, par exemple, j'accepte que la magie existe dans la fiction dite « merveilleuse », et donc si j'adapte mon encyclopédie à la fiction qui m'est présentée, la présence d'un magicien qui emploie un sortilège est vraisemblable, parce que conforme à la loi empirique qui veut que la magie existe dans ce monde. Ainsi, le merveilleux est davantage un « effet esthétique » lié à la modification de l'encyclopédie du lecteur, alors que le conte, la fable, l'épopée, la science-fiction, la fantasy, etc., sont, eux, des genres historiquement avérés qui produisent cet effet. Donc, si les deux termes sont si difficiles à différencier, c'est que la

fantasy est intimement liée au merveilleux, elle en est même indissociable ; c'est-à-dire que

si le merveilleux n'est pas nécessairement de la fantasy, la fantasy est nécessairement du merveilleux.

La fantasy est donc un genre à part entière, à associer au merveilleux, certes, mais à circonscrire dans une définition plus restreinte. Avant d'aller plus avant dans la définition, il convient d'expliquer, à l'instar d'Anne Besson, pourquoi le choix s'est porté sur un terme générique anglais : « Même si pour nous, francophones, le terme possède une fâcheuse tendance à la confusion avec le " fantastique " [...], il ne peut être remplacé par nul autre : d'abord et tout simplement parce que " fantasy " est le nom que porte un genre ainsi identifiable par son public, ensuite et en outre parce que nous ne disposons pas d'une traduction satisfaisante6. » En effet, traduire par « fantastique » est impossible puisque ce terme désigne déjà un autre genre ; traduire par « fantaisie » implique une confusion avec une littérature d'« invention libre et souriante7 » qui n'a rien à voir avec la fantasy et,

3 Jacques Goimard, Critique du merveilleux et de la fantasy, Paris, Pocket (Agora), 2003, p. 42. 4 Jean-Jacques Vincensini, « Merveilleux », dans Le dictionnaire du littéraire, p. 387.

5 Idem.

6 Anne Besson, La fantasy, Paris, Klincksieck (50 questions), 2007, p. 13. 7 Ibid., p. 16.

(11)

3 finalement, le terme merveilleux, comme on vient de le voir, n'est pas non plus envisageable parce que trop général8. Nous nous retrouvons donc devant l'impossibilité de traduire adéquatement le terme, ce qui nous contraint à le garder dans sa forme anglophone. Maintenant que ce détail linguistique est réglé, il convient de donner une définition plus précise de la fantasy, et celle qu'en donne André-François Ruaud semble ici convenir par sa concision : « Nous estimons donc que relève de la fantasy une littérature qui se trouve dotée d'une dimension mythique et qui incorpore dans son récit un élément d'irrationnel au traitement non purement horrifique, notamment incarné par l'irruption ou l'utilisation de la magie9. » En ce qui concerne la magie, Tolkien affirmait dans son essai Du conte de fées que lorsqu'elle est présente dans les histoires, « il faut la prendre au sérieux, ni la railler, ni l'expliquer10. » Sa présence ne demande pas à être expliquée, parce qu'elle est présentée comme naturelle ; tout comme l'air, la terre, le feu et l'eau, la magie fait partie des « éléments » qui composent l'univers fictif. Ce genre joue également, selon David Pringle, un critique anglais, sur les émotions : « Mais les émotions qui l'occupent sont plus complexes, et globalement plus " positives " que celles de l'horreur. Le désir, l'émerveillement, l'aspiration à la différence, et la nostalgie ont leur place ici, tout comme le rire11. »Le récit de fantasy se dérouledans ce qu'on pourrait appeler, à l'instar de Tolkien et de spécialistes du genre, un Monde Secondaire, qui est un monde, différent du nôtre, créé par l’auteur. Ce dernier peut être ou ne pas être mis en relation avec le Monde Primaire, qui est celui du lecteur.

Il est possible de résumer les principaux critères de la fantasy, selon André-François Ruaud, par la présence des « canons » suivants12 : l'irrationnel (non horrifique), l'enchantement du réel, le mythe, la magie et l'univers matériel secondaire (un terme selon lui moins restrictif

8 Certains chercheurs choisissent malgré tout consciemment d'utiliser les deux termes (fantasy et merveilleux) de façon équivalente. C'est le cas d’André-François Ruaud.

9 André-François Ruaud, Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, Lyon, Les Moutons Électriques, 2004, p.13. 10 J.R.R. Tolkien, « Du conte de fées », dans Christopher Tolkien [dir.], Les monstres et les critiques et autres essais, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 145. Je reviendrai sur l'apport de Tolkien à la constitution de la fantasy dans le chapitre I.

11 Citation qui provient de l’introduction de David Pringle, The Ultimate Encyclopedia of Fantasy, Carlton Books, 1998. N’ayant pas eu accès au document original, j’ai puisé cette citation dans André-François Ruaud, Panorama illustré de la

fantasy et du merveilleux, op. cit., p. 12.

(12)

4

que Monde Secondaire, puisqu'il permet d'intégrer la Faërie, « un monde contigu au nôtre, d'où proviennent entre autres les êtres des légendes celtes13 »).

Ce genre se ramifie ensuite en plusieurs sous-genres, dont la high fantasy, la fantasy historique, la fantasy arthurienne, l'heroic fantasy, la fantasy urbaine, etc. Il n'est pas nécessaire, dans le cadre de ce mémoire, de définir chacun de ces sous-genres, puisqu'il ne sera question que de la high fantasy et de la fantasy arthurienne, qui seront définis dans la première partie.

GUY GAVRIEL KAY

Le genre de la fantasy, qui est un genre « populaire », est largement investi par les auteurs contemporains. Ces derniers profitent de sa large diffusion et de son succès commercial ; il en résulte des productions parfois (et même souvent) peu satisfaisantes, truffées de clichés et qui proposent des intrigues « remâchées ». Heureusement, une part du marché est malgré tout occupée par des auteurs qui prennent le genre au sérieux et qui proposent des romans particulièrement riches et originaux. Un auteur qui a su se démarquer est Guy Gavriel Kay, un écrivain anglophone canadien.

En 1974, alors qu'il est étudiant en philosophie à l'université de Toronto, il est appelé à seconder Christopher Tolkien, le fils du grand auteur de fantasy J.R.R. Tolkien, dans la rédaction du Silmarillion à partir de nombreux brouillons laissés par ce dernier. Après cette expérience dans l'univers de celui qu'on peut, à juste titre, qualifier de fondateur de la

fantasy telle que nous la connaissons aujourd'hui, Guy Gavriel Kay entreprend en 1982 la

rédaction d'une série télévisée appelée The Scales of Justice. À la même époque, il commence l'écriture de son premier roman (une trilogie) qui se veut une imitation du style tolkienien, La Tapisserie de Fionavar (The Fionavar Tapestry, 1984-86). La trilogie comprend L’Arbre de l’Été14 (The Summer Tree, 1984), Le Feu vagabond15 (The

13 Ibid., p. 15.

14Guy Gavriel Kay, L’Arbre de l’Été. La Tapisserie de Fionavar (tome 1), traduit de l’anglais par Élisabeth Vonarburg,

Québec, Alire (Fantastique), 2002 [1984], 423 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention AÉ, suivie du numéro de la page.

15 Guy Gavriel Kay, Le Feu vagabond. La Tapisserie de Fionavar (tome 2), traduit de l’anglais par Élisabeth Vonarburg, Québec, Alire (Fantastique), 2002 [1986], 357 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention FV, suivie du numéro de la page.

(13)

5

Wandering Fire, 1986) et La Route obscure16 (The Darkest Road, 1986). Guy Gavriel Kay

écrit par la suite les romans Tigane (Tigana, 1990), Une Chanson pour Arbonne (A Song

for Arbonne, 1992), Les Lions d'Al-Rassan (The Lions of Al-Rassan, 1995), la série La Mosaïque de Sarance (The Sarantine Mosaic, 1998-2000), Le Dernier Rayon du soleil (The Last Light of the Sun, 2006), Ysabel (2007) et Under Heaven (2010). Une seule fois, en

2003, Guy Gavriel Kay s'essaie à un autre genre que le roman avec son recueil de poèmes

Beyond this Dark House. L’auteur canadien a été récipiendaire de nombreux prix, dont Aurora, World Fantasy for Best Novel, Sunburst et International Goliardos Prize.

Si, dans sa première trilogie, La Tapisserie de Fionavar, la magie et le merveilleux sont très présents et si la série convoque abondamment les mythes, les romans qui suivent perdent graduellement la touche mythologique propre à la high fantasy au profit d'une

fantasy plus historique, c'est-à-dire que Guy Gavriel Kay s'inspire de plus en plus

d'événements historiques propres à certaines cultures pour écrire des romans qui en présentent une version fictionnelle dans un univers de fantasy. Il est donc possible de voir une évolution dans son écriture ; d'un univers de type homérique, où les dieux et les déesses agissent et interagissent avec les humains, les romans évoluent vers des univers où la mythologie et la magie sont peu à peu remplacées par la religion et la spiritualité. Cette tendance, loin d'être consciente, est le résultat de la manière dont Guy Gavriel Kay travaille les éléments merveilleux : « I haven't been consciously eroding the fantastical elements as a " weaning " process or some such. The use of the fantastic, for me, is an authorial tool as much as any other, and in each book the tools I use are the ones that seem suited to the subject and themes of that book17. » Ce n'est donc pas le sujet qui est choisi en fonction du genre, mais le genre qui est choisi en fonction du sujet, ce qui rend les éléments de merveilleux convoqués d'autant plus riches en significations, puisqu'ils ne sont pas intégrés de façon aléatoire, mais au contraire de façon réfléchie. Chaque élément merveilleux est présent parce qu'il permet d'intégrer une atmosphère et une signification particulière afin de rendre le récit le plus efficace possible. En effet, comme le dit Anne Besson, « l'efficacité

16 Guy Gavriel Kay, La Route obscure. La Tapisserie de Fionavar (tome 3), traduit de l’anglais par Élisabeth Vonarburg, Québec, Alire (Fantastique), 2002 [1986],509 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention RO, suivie du numéro de la page.

17 Edo van Belkom, « Guy Gavriel Kay », dans Northern Dreamers : Interviews with Famous Science-Fiction, Fantasy,

(14)

6

narrative [doit] toujours figurer au premier rang de nos préoccupations lorsqu'il est question des choix opérés au sein d'un récit de genre18. »

Dans ce mémoire, les premiers romans de Guy Gavriel Kay, et donc la trilogie La

Tapisserie de Fionavar, qui s'inscrit pleinement dans un univers empreint de mythologie et

de magie, m'intéressent plus particulièrement. J'utiliserai les versions françaises de la traductrice et écrivaine québécoise Élisabeth Vonarburg. Toutefois, avant d'exposer mon projet plus en détail, il convient de présenter l'œuvre elle-même.

LA T APISSERIE DE FIONAVAR

BREF RÉSUMÉ

L'histoire débute dans notre monde, à l'université de Toronto, alors que cinq étudiants, Jennifer, Kimberly, Kevin, Paul et Dave vont assister à une conférence sur la mythologie celtique. Cet événement aura des retombées peu banales, puisqu’à la fin de cette conférence, ils seront invités à passer dans l'univers de Fionavar avec l'aide du magicien Lorèn Mantel d'Argent et de sa source Matt Sören. On pourrait être tenté de considérer cet univers comme un monde secondaire ; en fait le monde de Fionavar est présenté comme le premier de tous les mondes, celui dont tous les autres ne sont que de pâles échos ; échos qui se retrouvent dans nos mythologies… Ils se retrouvent tous au Royaume du Brennin, la plus importante cité des hommes de ce monde. Là se déroule un festival en l'honneur du roi Ailell qui se transforme bientôt en une guerre contre les forces du Mal dans laquelle les Torontois seront tous entraînés, car Rakoth Maugrim, le dieu renégat qui était enchaîné sous la Montagne du mont Rangat, s'est libéré de ses chaînes millénaires et projette d'anéantir les forces de la Lumière. Cette lutte qui s'engage ne détermine pas uniquement le sort du monde de Fionavar, mais également celui de tous les univers, y compris de notre monde, la Terre.

Les cinq Torontois devront ainsi trouver chacun leur place dans le fil de la Tapisserie. Kimberly devient Prophétesse du Brennin et porteuse du Baëlrath, la pierre de la guerre. Elle est celle qui convoque les puissances de Fionavar à la guerre, et c'est par ce pouvoir

(15)

7 qu'elle fait revenir à la vie le roi Arthur et qu'elle dénature les Paraïkos, géants depuis toujours pacifiques, en leur apprenant la haine afin qu'ils agissent eux aussi pour défendre le monde de Fionavar. Paul, quant à lui, devient Pwyll le Deux-fois-né, Seigneur de l'Arbre de l'Été, après avoir passé trois nuits pendu à l'Arbre des rois pour faire cesser la sécheresse qui dévaste le Royaume du Brennin. Son pouvoir, lié au dieu Mörnir du Tonnerre, lui permet d'agir à diverses reprises contre les forces du Mal. Kevin trouve le rôle qui lui est échu après s'être longtemps senti inutile, mais la découverte de ce qu'il est change le destin de la guerre. Alors qu'un hiver maléfique empêche les forces de la Lumière d'agir, il découvre son identité en tant que Liadon, amant d'une déesse, et se sacrifie durant la fête du Solstice d'été. Sa mort sera le prix à payer pour le retour tant attendu de l'été. Jennifer, elle, est en réalité la reine Guenièvre, qui revit pour une énième fois son histoire d’amour tragique avec Arthur et Lancelot. Elle est enlevée par Galadan, seigneur des andains et premier commandant de Rakoth Maugrim, et amenée dans la forteresse du dieu déchu pour y être torturée et violée. Naît de cette tragédie un enfant, Darien, qui sera finalement le pion décisif dans la défaite finale de Rakoth. Finalement, Dave, qui est séparé des autres lors de la première traversée, sera recueilli par la tribu des Dalreï, avec qui il apprend l'amitié et devient un puissant guerrier. Il devient plus tard le porteur du cor qui a le pouvoir de réveiller la Chasse sauvage.

Résumer l'histoire au complet, en rendant compte de sa profondeur et en décrivant ses principaux revirements, serait une tâche plutôt inutile et fastidieuse sans compter qu'un tel résumé serait démesurément long. Je me limiterai donc à cette brève entrée en matière et résumerai les passages importants, et sur lesquels je m'attarderai plus particulièrement, au fur et à mesure du mémoire.

S'il est impossible de résumer de façon concise cette histoire, il est toutefois possible de dire qu'il s'agit d'un roman de fantasy qui a su créer des personnages à la psychologie très développée dans un univers où la mythologie empreint chacun des fils de sa structure. Amour, amitié, haine, devoir, responsabilité, déchirement et joie s'entrecroisent pour former une histoire dans laquelle les personnages vivent et meurent avec la complexité caractéristique d'êtres de chair.

(16)

8

DEUX ENJEUX

Après la première lecture de l’œuvre de Guy Gavriel Kay, deux aspects en particulier me semblaient marquants : l’intensité émotionnelle avec laquelle le lecteur peut suivre le récit des cinq Torontois (et donc la réaction du lecteur face aux procédés narratifs utilisés) et la présence constante et fondamentale des mythes qui dessinent l’intrigue, l'univers et les personnages.

Je ne fus donc pas surprise, mais au contraire plutôt amusée, lorsque je lus, dans une entrevue réalisée par Jean-Louis Trudel et parue à l'hiver 1996 dans la revue Solaris, la conception de l’écriture défendue par Guy Gavriel Kay :

En ce qui me concerne, le point de départ de la fiction, c’est l’accent très traditionnel que je mets sur l’idée de raconter une histoire pour envoûter le lecteur, et ce sont la narration et les personnages qui sont les deux éléments devant, me semble-t-il, opérer de concert pour créer une histoire mémorable. […] [L]es thèmes et les motifs de mon livre s’inscrivent par en dessous, derrière ou en dessous du flot de la narration; c’est l’idée du lecteur debout à trois heures du matin, qui sait qu’il a un rendez-vous à huit heures le lendemain, mais qui tourne encore les pages parce qu’il ne sait pas ce qui va arriver et qu’il s’est attaché aux personnages, et parce qu’il veut savoir ce qui va arriver. C’est essentiel pour moi que l’histoire soit dynamique et que les personnages émeuvent le lecteur. […] J’espère que toutes les thématiques […] émergeront doucement et resteront présentes une fois le livre terminé. Pour moi, ma conception d’une réussite, c’est le lecteur qui tourne les pages presque plus vite qu’il ne le devrait, parce qu’il veut savoir ce qui va se passer et qui, une fois le livre refermé, pense un peu, pas seulement " C’était génial " mais, un peu aussi, à un certain niveau, aux thèmes rémanents de l’histoire19.

La tension narrative présente dans la trilogie réussit en effet à capter l’intérêt du lecteur au fil des pages. En ce qui concerne les thèmes qui traversent le texte, par l’importance qu’ils prennent dans la construction de l’intrigue, ils demeurent bel et bien présents dans l’esprit du lecteur. Son objectif a donc été plus qu’atteint et, sans aucun doute, les deux éléments qu’il a soulignés comme étant essentiels dans l’écriture de ses romans, soit la narration et les personnages, sont au cœur de la réussite de la Tapisserie de Fionavar ; deux éléments que j’entends d’ailleurs approfondir dans le cadre de ce mémoire.

(17)

9 PRÉSENTATION DE L’HY POTHÈSE DE LECT URE ET DE LA

MÉTHODOLOGIE

Ce qui m'intéresse plus particulièrement dans la trilogie est l’utilisation d’éléments mythologiques et légendaires dans divers aspects de la création de l’univers fictionnel. Je m'intéresserai entre autres à la façon dont les mythes – surtout celtiques et nordiques – participent à la création du Monde Secondaire et des personnages. Dans le cas de Guy Gavriel Kay, ce monde est particulièrement intéressant, puisqu’il se donne comme le premier de tous les mondes, celui dont tous les autres (dont la Terre) ne sont que de pâles échos.

Plus généralement, je chercherai à démontrer que l’œuvre de Guy Gavriel Kay ne convoque pas la mythologie simplement afin de créer l’atmosphère typique de la fantasy, mais bien au contraire pour en faire le pilier principal sur lequel tout l’univers fictionnel reposerait. La cohérence interne et la structure de la trilogie La Tapisserie de Fionavar dépendraient en fait des sources mythologiques habilement tissées par l’auteur canadien.

Dans un premier temps, il sera important de montrer comment La Tapisserie de Fionavar s’inscrit dans la high fantasy, sous-genre qui est par définition fortement lié à la mythologie. Pour ce faire, nous utiliserons plus particulièrement les travaux d'Anne Besson et les ouvrages généraux sur la fantasy comme ceux d'André-François Ruaud.

Dans un deuxième temps, j'étudierai l’utilisation plus personnelle et érudite que Guy Gavriel Kay fait des sources mythologiques, en analysant plus précisément de quelle façon l’auteur les intègre à son récit. Il est à noter que la mobilisation de la mythologie ne découle pas d'une attitude passive, mais au contraire d'une démarche d'appropriation ; Guy Gavriel Kay utilise en effet les mythes afin de poursuivre ses propres fins. Ce n'est pas le récit qui se plie à la structure préétablie du mythe, mais le mythe qui épouse la forme bien personnelle du récit de l'auteur canadien. Il s’agira donc ici de montrer comment les mythes sont repris, mais aussi modifiés, à travers les multiples facettes de l'écriture du roman, c’est-à-dire à travers la construction du monde, des personnages et de l’intrigue. Pour ce faire, nous convoquerons les ouvrages de spécialistes de mythologies celtique et nordique tels que Robert Graves et Joseph Campbell. Il est à noter que je n’entends pas utiliser la

(18)

10

mythocritique20 dans ce mémoire, puisque le but n’est pas ici d’analyser la signification – psychologique ou sociale – des mythes convoqués, mais plutôt de comprendre les effets qu’a l’emploi de ces mythes dans le cadre de la structure romanesque de Guy Gavriel Kay. Dans un troisième temps, il sera question de la façon dont Guy Gavriel Kay intègre la Matière arthurienne à son œuvre. Pour ce faire, j'utiliserai la théorie de l’intertextualité. J'analyserai également de quelle manière la transfictionnalité participe à la création de l’univers de Fionavar et de l’intrigue qui s’y déroule. Les concepts de l'intertextualité et de la transfictionnalité se doivent d'ailleurs d’être différenciés : « L’intertextualité repose sur des relations de texte à texte, que ce soit par citation, allusion, parodie ou pastiche. La transfictionnalité, elle, suppose la mise en relation de deux ou plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle21. » Plus précisément, une grande partie de mon travail sera réservée au traitement transfictionnel (la présence de plusieurs personnages avec leurs attributs distinctifs) et intertextuel de la Matière arthurienne. Pour ce faire, je me baserai principalement sur les travaux de Richard Saint-Gelais, notamment son article « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité » et le collectif La fiction,

suites et variations qu’il a dirigé avec René Audet.

Cette étude se concentrera donc sur ces notions tout en s’intéressant de près à l’effet que ces dernières ont sur l’acte de lecture. Je convoquerai ainsi tout au long de ce mémoire – de la première à la dernière partie – les théories de la lecture en me référant entre autres à Umberto Eco avec son ouvrage Lector in fabula et à Hans Robert Jauss avec Pour une

esthétique de la réception. L’insertion des références mythologiques, tissées de diverses

manières dans le corps du récit, sera également analysée sous l'angle de la réception afin de voir de quelle façon elle suscite chez le lecteur des attentes, du suspense et de la surprise. À

20 Il convient de définir légèrement la mythocritique afin de clarifier ce qui sera exclue de ce mémoire : « Appelée à comparer en des tableaux les grandes structures figuratives, leur flux et leur reflux en une culture à un moment donné, [la mythocritique] débouche sur une mythanalyse. » (Pierre Brunel, Mythocritique : théorie et parcours, France, Presse Universitaires de France, 1992, p. 38) La mythanalyse est une « méthode d’analyse scientifique des mythes afin d’en tirer non seulement le sens psychologique, mais le sens sociologique. » (Gilbert Durand, Figures mythiques et visage de

l’œuvre, Virginie, Berg International, 1979, p. 313.) C’est cette perspective psychologique et sociale qui ne correspondait

pas à l’angle d’analyse de ce mémoire, qui se penche davantage sur la structure de la fiction et les archétypes convoqués. 21 Richard Saint-Gelais, « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », dans Alexandre Gefen et René Audet [dir.], Frontières de la fiction, Bordeaux/Québec, Presses Universitaires de Bordeaux/Nota Bene (Fabula), 2002, p. 45.

(19)

11 ce sujet, les travaux de Raphaël Baroni (La Tension narrative : suspense, curiosité et

(20)
(21)

13

P

R E M I È R E P A R T I E

:

L

A

T

A P I S S E R I E D E

(22)
(23)

15

CHAPITRE I : LA HIGH FANTASY : UNE ÈRE DE REPRISE

LA CONSTITUTION DE C ARACTÉRISTIQUES GÉNÉRIQUES CANONIQUES : TOLKIEN, UN INTERT EXTE IMPLICITE

J'ai déjà dit que La Tapisserie de Fionavar de Guy Gavriel Kay s'inscrivait dans le genre de la high fantasy, mais ce dernier n'a pas encore été défini. Il s'agit en fait du sous-genre de la fantasy le plus largement connu du public. Par contre, dans les ouvrages et les articles, il apparaît que les définitions sont souvent lacunaires. En fait, elles se complètent la plupart du temps. Ainsi, afin d’obtenir une définition qui soit la plus précise possible, on peut assembler les divers éléments retenus par quelques chercheurs en une seule définition générale. Mes sources principales sont Anne Besson, Jacques Baudou et André-François Ruaud.

La high fantasy est donc un récit de fantasy au ton épique qui raconte la quête d'un ou de plusieurs héros luttant contre les forces du Mal. Ce sous-genre se déploie dans un cadre de type médiéval au sein d’un monde secondaire dans lequel la magie est présente et considérée comme naturelle. Les récits y mettent en scène des créatures telles que des elfes, des nains, des dragons, des géants, des gobelins, etc. Elle se termine également par ce que Tolkien appelle l’eucatastrophe1.

La mention de Tolkien dans ma définition n’est évidemment pas anodine, puisque le rôle que ce dernier a joué dans la constitution de ce sous-genre est déterminant. D’ailleurs, la

high fantasy est aussi connue sous les noms de fantasy épique et de fantasy tolkienienne. Il

est également à noter qu'elle se confond souvent avec le genre dans son ensemble. Cette confusion est en partie due à la très forte présence, dans l'imaginaire collectif, de l'œuvre de Tolkien, Le Seigneur des anneaux. On peut d'ailleurs « décrire la présence intertextuelle de Tolkien, constante de façon plus ou moins diffuse ou massive, comme celle d'un " mégatexte implicite ", fournissant une part importante de la " compétence de lecture " du public de fantasy2. » Dès lors, il n'est pas surprenant que l'on retrouve très souvent en quatrième de couverture des romans de high fantasy une citation de critique qui fasse

1 Ce terme sera expliqué plus en détail un peu plus loin dans ce chapitre. 2 Anne Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck (50 questions), 2007, p. 86.

(24)

16

référence à cet auteur et à son œuvre ; une stratégie purement commerciale, certes, mais qui en dit long sur l'influence de Tolkien. Les critiques n'hésitent pas à comparer les romans contemporains à l'œuvre magistrale de ce dernier afin d'offrir une sorte d'échelle de réussite que le public peut saisir puisque l'objet de comparaison est une des bases principales de leur compétence de lecture en fantasy. On retrouve par exemple ces citations de critiques au début de l'édition Alire de L'Arbre de l'Été de Guy Gavriel Kay : « L'Arbre de l'Été est comparable au Seigneur des anneaux par sa profondeur, et les personnages en sont mieux en accord avec notre époque. Ce livre est assurément l'un des meilleurs ouvrages de fantasy à paraître depuis Tolkien3. », « La Tapisserie de Fionavar ne peut être comparée qu'au chef-d'œuvre de Tolkien lorsqu'on considère la vaste complexité de son intrigue, la bataille passionnée que s'y livrent le bien et le mal et la façon dont la vie et la mort de ses personnages nous touchent4 », ou encore : « Un roman passionnant, d'excellente qualité, probablement le meilleur de ceux qui se réclament sans honte de Tolkien5. » Bien que ce soit effectivement, à mon avis, l'un des meilleurs romans dans la veine tolkienienne, il semble que la critique surexploite cette comparaison au point qu'elle ne veut plus rien dire lorsqu'on la retrouve sur le dos d'un nouveau roman à la librairie.

Cette manœuvre commerciale n'en demeure pas moins le signe de l'influence très grande de Tolkien en fantasy. Il est en effet celui qui a réinventé6 le genre et qui a constitué une sorte de répertoire de caractéristiques qui ont été reprises par les auteurs qui lui ont succédé. En effet, il est impossible de lire la trilogie La Tapisserie de Fionavar sans identifier plusieurs similitudes avec Le Seigneur des anneaux : « Les points de comparaisons sont nombreux entre Le Seigneur des anneaux et La Tapisserie de Fionavar, surtout à la lecture du premier tome, alors que le lecteur ne s'est pas encore approprié ce nouvel univers fictionnel et qu'il s'accroche encore au monde qu'il connaît7. » Ce n'est évidemment pas surprenant, puisque comme le dit Francine Pelletier, « il est impossible d'ouvrir une œuvre de fantastique [fantasy] épique sans chercher (et trouver) des points de comparaisons avec l'œuvre de

3Andre Norton, « À propos de La Tapisserie de Fionavar », dans Guy Gavriel Kay, L’Arbre de l’Été, op. cit. 4 Ibid., citation de Star Phoenix.

5 Ibid., citation de Isaac Asimov's Science Fiction Magazine.

6 Tolkien n'a pas inventé le genre, qui existait avant lui, mais son intervention dans cette littérature a eu une influence considérable. Comme le dit Anne Besson, « le genre ne vaudrait sans doute pas que l'on s'y arrête si Tolkien ne l'avait réinventé. » Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 62.

(25)

17 Tolkien8 ». Ce qui rend toutefois cette similitude importante à mes yeux, et qui explique pourquoi je prends le temps de me pencher sur cette question, c'est que Guy Gavriel Kay a consciemment réutilisé la formule tolkienienne, et ce, dans un but précis. Paradoxalement, s'il a effectivement repris les caractéristiques génériques de Tolkien, c'est qu’il était justement irrité par l’imitation constante des auteurs post-tolkieniens. En effet, la fantasy, qui est un « récit de genre qui ne vit que de formules reprises9 », offre souvent des variations sur les mêmes caractéristiques imitées, ce qui peut mener à une surexploitation lassant par son manque d'originalité. Les canons établis par Tolkien sont ainsi parfois utilisés de façon stéréotypée par les auteurs. Ces derniers reprennent souvent les formules « toutes faites » du sous-genre de la high fantasy sans tenter d'écrire un roman original et sans chercher à produire une œuvre unique qui se démarquerait de la masse de productions. C'est du moins ce que déplore Guy Gavriel Kay :

J’étais tellement irrité par les imitations bâclées de Tolkien qui avaient paru à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt. J'avais l'impression que les auteurs de fantastique épique [fantasy épique] que je respectais avaient abandonné le style noble, qu'ils avaient en quelque sorte baissé les bras en disant : « Tant pis, il n'y en a plus que pour les tâcherons et leurs médiocres copies » […]. La tradition du fantastique épique noble est si longue et si illustre que je trouvais que c'était une démission de le laisser aux personnes qui ne produisaient que de piètres imitations. Il s’agissait donc d’un effort très conscient pour affirmer que les éléments du fantastique noble – les armes magiques, les bijoux enchantés, les races de nains et de lios alfar, l’équivalent des elfes – que tous ces éléments conservaient encore une vitalité certaine, s’ils étaient employés à bon escient. […] Mais c’était une tentative délibérée de me servir de ces éléments afin de voir si quelque chose de neuf pouvait en sortir10.

Avant de voir sa contribution au sous-genre de la high fantasy et d'analyser plus avant en quoi sa trilogie amène effectivement quelque chose de neuf, il convient de voir les principales caractéristiques génériques que Tolkien a léguées à ses successeurs. Il ne s'agira pas, ici, de faire un compte rendu exhaustif de son influence, mais plutôt de présenter les caractéristiques les plus importantes afin de comprendre dans quelle mesure l'œuvre de Guy Gavriel Kay, La Tapisserie de Fionavar, est fortement liée à celle de Tolkien, ce qui nous permettra par la même occasion de mieux définir la high fantasy.

8 Idem.

9 Ibid., p. 103.

(26)

18

Tolkien commence à théoriser le genre de la fantasy et ses principales caractéristiques dans son essai Du conte de fées, mais c'est avant tout et surtout dans son chef-d'œuvre Le

Seigneur des anneaux qu'il fixe les caractéristiques de la high fantasy. En effet, son essai,

écrit avant le roman, se penche davantage sur les caractéristiques et les visées esthétiques de la fantasy, et donc en quelque sorte sur sa définition ; Le Seigneur des anneaux, lui, plus influent dans le monde de la littérature de fantasy, instaure un modèle de récit imité par la suite.

La première caractéristique que tous les auteurs qui lui succèdent tâcheront de respecter (avec ou sans succès) est la très grande importance accordée à la vraisemblance, c’est-à-dire à la création d’un monde cohérent qui suscite un effet de complétude.

[L]e conte de fées n'est pas un conte où il est question de fées ou d'elfes, mais un conte où il est question de Féerie, c'est-à-dire de la Faërie, le royaume ou l'état dans lequel les fées ont leur être. La Faërie recèle bien d'autres choses, en dehors des fées et des elfes, mais aussi des nains, sorcières, trolls, géants ou dragons : elle recèle les mers, le soleil, la lune, le ciel, ainsi que la terre et toutes les choses qui s'y trouvent : arbres et oiseaux, eau et pierre, pain et vin, et nous-mêmes, mortels, lorsque nous sommes gagnés par l'enchantement. […] La plupart des bons « contes de fées » parlent des aventures des hommes dans ce Périlleux Royaume ou à sa lisière ombragée11.

Le monde secondaire de la fantasy n’est donc pas uniquement constitué de magie et de créatures merveilleuses, mais il se veut aussi un monde concret, qui est, dans une certaine mesure, semblable au nôtre. Il ne suffit pas à l’auteur de décrire ce qui est différent ; il doit aussi décrire le monde dans ce qu’il a de banal et de commun pour le lecteur. Il s’agit, en termes tolkieniens, d’ajouter de la Croyance Secondaire à la Croyance Primaire12. Donc, à partir de ce que le lecteur peut croire et comprendre, le romancier crée un nouveau monde différent qui est, chose primordiale, crédible : « Il est en tout cas essentiel au conte de fées authentique (distinct de l'utilisation de cette forme à des fins moindres ou discréditées)

11 J.R.R. Tolkien, , « Du conte de fées », dans Christopher Tolkien [dir.], Les monstres et les critiques et autres essais, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 144. À ce sujet, selon la définition du conte de fées que donne Tolkien, les romans Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des anneaux sont considérés comme tels. Lorsqu'il parle de conte de fées, il faut donc entendre ici fantasy.

12 La Croyance Secondaire est celle qui est créée par l’enchantement du lecteur lorsqu’il est confronté au monde fictionnel d’un auteur. La Croyance Primaire représente, quant à elle, la croyance réelle dans les lois du monde qui nous entoure. C’est sur la base de cette dernière que le lecteur peut ensuite être mené à « croire », si le récit est réussi, à un monde secondaire différent du monde primaire. Si, au contraire, le récit ne réussit pas à créer un monde vraisemblable, « au moment où surgit l’incrédulité, le charme est rompu ; la magie, ou plutôt l’art, a échoué. [Le lecteur est] alors de nouveau dans le Monde Primaire, à regarder de l’extérieur le petit Monde Secondaire avorté. » (J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 165-166.)

(27)

19 d'être présentée comme " vrai "13. » D’ailleurs, « cette idée d’un monde parfaitement cohérent et autonome, progressivement construit par une succession de textes consacrés à son exploration, constitue pour [Anne Besson] le legs principal à la fantasy qui lui fait suite. Tolkien apparaît bien en effet comme celui qui a su imposer l’image d’un (impossible) monde textuel complet14 ». Pour explorer cet univers fictionnel, les auteurs de

fantasy inscrivent souvent leur récit dans des séries. Le modèle de la trilogie a en fait été

largement dépassé, car les auteurs contemporains écrivent de plus en plus de récits qui comprennent de très nombreux volumes (pouvant aller jusqu'à plus de 15). Guy Gavriel Kay, irrité par cette tendance, évite la multiplication des volumes : « One thing I hate is the proliferation of big multi-volume books in the fantasy genre15. » Il conserve donc le modèle de la trilogie pour son récit La Tapisserie de Fionavar, non pas uniquement parce qu'il éprouve des réticences face aux longues séries, mais aussi parce que c'est ce que Tolkien avait fait avant lui. En effet, en écrivant cette première œuvre, Guy Gavriel Kay s'était donné comme mandat d'« utiliser autant de motifs et de thèmes centraux propres à la high

fantasy qu'il le pouvait16 »; or ces derniers ont justement été instaurés par Tolkien ; le modèle dans lequel les caractéristiques génériques sont puisées est donc Le Seigneur des

anneaux.

Une de ces caractéristiques est l’eucatastrophe, un terme inventé par Tolkien et qui signifie la « catastrophe heureuse ». Il s’agit en fait de l’équivalent de la fameuse « fin heureuse » des contes de fées, mais ce dénouement heureux est précédé d’un moment où tout espoir semble avoir disparu ; c’est le sentiment d’avoir échappé de justesse à la catastrophe ultime. Guy Gavriel Kay parle en ces termes de l’eucatastrophe : « It’s the breath of relief, the mopping of the brow, and the glorious sensation that comes from the meteor that almost hit or shadow that almost descended17. » Tous les romans de high fantasy ont leur équivalent tolkienien, tous ont leur version de l'épisode où Frodon est chancelant au bord de l’abîme, l’anneau à la main, le sort du monde balancé entre la domination des Ténèbres et

13 Ibid., p. 148.

14 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 94.

15 Raymond H. Thompson, « Entrevue avec Guy Gavriel Kay », dans Bright Weavings : the World of Guy Gavriel Kay.

The Autorized Website, [en ligne]. http://www.brightWeavingss.com/ggkswords/thompson.htm [texte consulté le 10

septembre 2010]

16 « I'm going to use as many of the central motifs and themes of high fantasy as I can » Idem. [ma traduction]

(28)

20

la victoire de la Lumière. Dans La Tapisserie de Fionavar, c’est Darien, dans la tour de Rakoth, venu pour s’allier aux Ténèbres, mais qui choisit finalement le camp de la Lumière. C’est la guerre qui semble perdue, mais dont la fin est permise par le choix ultime de Darien et sa mort volontaire lorsqu’il s’empale sur le poignard, tuant ainsi son père. C’est cet instant fatidique où tout aurait pu s’écrouler, où le Mal est passé à un cheveu de triompher, mais où la Lumière l'emporte grâce à un événement inespéré : « Dans ce cas, la culmination de la tension [narrative] est atteinte en faisant croire provisoirement au spectateur que c'est le " méchant " qui a triomphé, même si l'on sait parfaitement qu'en principe (en fonction de régularités architextuelles et d'attentes idéologiques) c'est le " bon " qui devrait l'emporter18. » Ce procédé narratif est utilisée pour intensifier la curiosité du lecteur qui se demande : « Mais comment le camp de la Lumière va-t-il réussir à gagner après cela ? » En effet, si l'événement qui permet le triomphe du Bien contre le Mal est inespéré, la victoire elle-même ne l'est pas, puisqu’elle est attendue par le lecteur qui connaît les caractéristiques génériques de la fantasy. En fait, il s'agit plutôt de miser sur la difficulté qu’a le lecteur à imaginer l'issue permettant d'atteindre un dénouement heureux. Il est à noter que ce moyen ne doit pas donner l'impression d'être dû à un deus ex machina, sous peine de compromettre la vraisemblance du récit et de décevoir le lecteur. La victoire arrive donc tel que le genre l'impose, mais d’une façon que le lecteur ne pouvait prévoir, et c’est là que réside la surprise et le plaisir de ce dénouement.

Une autre caractéristique très importante en high fantasy, et qui est à la base de la création de l'univers de la Terre du Milieu de Tolkien, est l'utilisation de la mythologie et de la matière légendaire. En effet, les divers éléments qui apparaissent dans les mythes et les légendes (personnages, événements et lieux) et qui ont été accumulés dans l'imaginaire collectif forment ce que Tolkien appelle le « Chaudron du Conte », dans lequel les auteurs ne « trempent pas la louche complètement à l'aveuglette. Leur sélection a son importance19 » ; ce qui compte, dans cette sélection des « ingrédients », est « l'effet produit

aujourd'hui par ces éléments dans les contes tels qu'ils sont20. » La mythologie est donc un aspect très important de la fantasy, comme le dit d’ailleurs Anne Besson : « [i]l semblerait

18 Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil (Poétique), 2007, p. 119. 19 J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 160-161.

(29)

21 que la référence au(x) mythe(s) s’impose fatalement quand il est question de définir, aussi bien que de décrire, la fantasy21. » C'est plus particulièrement vrai de son sous-genre principal, la high fantasy. Aussi, la présence de références liées à la mythologie dans le corpus de mon mémoire n'est pas une chose surprenante, puisque tous les auteurs, à l’exemple de Tolkien, empruntent aussi aux mythes. Cependant, ce qu'il faut savoir, c'est que « [l]es auteurs de fantasy n'ont pas forcément de leurs sources une connaissance directe, ils s’appuient aussi et surtout les uns sur les autres, conformément au fonctionnement du récit de genre22. »De même, les caractéristiques génériques créées par Tolkien dans Le Seigneur des anneaux, notamment les personnages et les créatures, sont souvent reprises à travers des variations plus ou moins subtiles. Par exemple, « les nains, retravaillés par Tolkien à partir de la mythologie germanique, et non pas de la littérature médiévale, se retrouvent dotés des mêmes caractéristiques, avec un systématisme qui en fait des icônes de fantasy – les exemples seraient innombrables. [Il est à noter] qu’un des leurs appartient régulièrement au groupe des héros-quêteurs […]23 » On retrouve d’ailleurs, dans La Tapisserie de Fionavar, un nain nommé Matt Sören, qui est présenté comme le roi des

nains et la source du magicien Lorèn Mantel d’Argent et qui fait partie des personnages principaux de la trilogie. Sans faire réellement partie du groupe des héros-quêteurs, il est toutefois mis de l’avant et son histoire est un élément indispensable à l’élaboration et à l’évolution de l’intrigue. Le fait d’avoir présenté uniquement des humains, qui plus est de notre monde, comme héros-quêteurs est peut-être d’ailleurs un moyen utilisé par Guy Gavriel Kay pour se distinguer du roman de Tolkien. Tout comme chez ce dernier, par contre, le peuple des nains est constitué de travailleurs habiles ; mineurs, graveurs, sculpteurs et bâtisseurs, ils vivent dans de somptueux souterrains près des montagnes, sculptés et creusés à même le roc. Toutefois, la première fois que Kimberly se retrouve chez les nains – et en même temps la première fois que le lecteur y est confronté , dans leurs montagnes, dans leur demeure, Guy Gavriel Kay trouve le moyen de les déstabiliser tous deux. Ce n'est en effet pas devant un nain qu'ils se retrouvent, mais bel et bien devant une naine (personnage que l'on n'a jamais vu chez Tolkien).

21 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 72. 22 Ibid., p. 80.

(30)

22

L'auteur exploite d'ailleurs la surprise qu'une telle apparition peut produire chez le lecteur de fantasy, qui ne s'y attend pas, parce qu'il a rarement été confronté à ce type de personnage dans son expérience de lecture : « Elle [Kim] n'aurait pu expliquer rationnellement pourquoi la présence d'une naine aurait dû la surprendre, pourquoi elle avait supposé, sans s'y attarder davantage, que les femelles des Nains devaient être… eh bien, des équivalents massifs et imberbes de guerriers tels que Matt et Brock […] elle était mince et gracieuse, avec des yeux sombres largement écartés et de lisses cheveux noirs qui lui retombaient dans le dos. » (RO-264) Il est au contraire possible d’expliquer rationnellement pourquoi Kimberly est si surprise (et le lecteur de même). Comme elle a le même monde primaire que le lecteur, elle a une encyclopédie de base équivalente, et cette encyclopédie implique une expérience de lecture qui est lacunaire de représentations féminines du peuple des nains. Toutefois, il est à noter que cette lacune n'est remarquée que par un lectorat bien précis, c'est-à-dire par les " habitués " de high fantasy. Ainsi, une personne qui plongerait pour la première fois dans un univers de fantasy lirait ce passage sans rien noter de particulier. Or, le lecteur qui a déjà un certain nombre d'idées préconçues en tête, tirées de ses expériences antérieures de lecture de fantasy, voit le dispositif mis en place ; il est orienté par l'horizon d'attente produit par la connaissance du genre.

L'une des idées fondamentales, ici, est que la figure du destinataire et de la réception de l'œuvre est, pour une grande part, inscrite dans l'œuvre elle-même, dans son rapport avec les œuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d'exemples et de normes. « Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d'informations ; par tout un jeu d'annonces, de signaux manifestes ou latents de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la " suite " et de la " fin ", attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l'ironie. […] »24

Confronté à l'absence presque systématique des naines dans la littérature de fantasy, le lecteur a tendance à les concevoir d'après l'image qu'il se fait des nains – image conçue dans les expériences de lecture antérieure – et à s'imaginer les naines comme des « équivalents massifs et imberbes » de leur pendant masculin. Il s’agit d’un clin d’œil de Guy Gavriel Kay à cette particularité dans le monde de la fantasy, et une preuve que, pour

24 Jean Starobinski, « Préface », dans Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1987, p. 13. [Dans ce passage, Starobinski cite Jauss.]

(31)

23 sa part, il entend exploiter les mêmes caractéristiques génériques canoniques de la fantasy, mais sans être contraint par elles, et même en les déjouant à l'occasion.

Il est aussi possible de mentionner la présence presque systématique, dans les romans de

high fantasy, des elfes, des orques, des magiciens qui ressemblent grandement à Gandalf et

d’autres créatures ou races. Ces reprises sont présentes surtout parce que les écrivains imitent Tolkien et les autres auteurs qui lui font suite et non parce qu'ils s'inspirent de sources antérieures communes. En effet, comme l'indique Anne Besson, les romanciers ne vont que rarement puiser directement dans les mythes et les légendes et s'inspirent davantage les uns les autres, créant ainsi une ambiance mythique générale qui est en quelque sorte superficielle, c'est-à-dire qu'elle résulte de l'esthétique du genre plutôt que de sources extérieures à celui-ci. On pourrait comparer le roman d'un auteur qui imite à un masque, un ornement qui peut passer de mains en mains, et comparer le roman d'un auteur qui s'inspire réellement de sources mythologiques à une sculpture, à savoir une nouvelle structure modelée à partir de matière brute. Comme il sera démontré au cours de ce mémoire, Guy Gavriel Kay adopte la seconde démarche. Il puise dans de véritables sources mythologiques qu'il tisse de diverses manières dans la trame de son récit, et Tolkien est pour lui une source d'inspiration parmi d'autres. André-François Ruaud le remarque judicieusement : « À la lecture de sa première œuvre, la trilogie de la Tapisserie de

Fionavar (1985-1986), il est aisé de discerner que Tolkien ne saurait être comptabilisé

comme unique influence de l'auteur et peut-être devrions-nous d'ailleurs plutôt parler de " source " plutôt que d' " influence ", tant l'approche de Kay dans cette première œuvre semble être du domaine de l'érudition mise au service de la construction d'une nouvelle fiction25. » Il y a bel et bien présence d’elfes et de leur antithèse, c’est-à-dire d’une sorte d’orque ou de gobelin. Toutefois, Guy Gavriel Kay ne présente pas uniquement une copie des créatures de Tolkien. Les noms seuls des « elfes », les lios alfar, et des « gobelins-orques », les svarts alfar, le prouvent bien. Plutôt que de reprendre la terminaison de Tolkien, il use ainsi de noms inspirés des mythologies scandinaves : « les Alfes, Elfes au féminin, sont répartis en deux grandes classes, les Alfes lumineux (Iosalfar) et les Alfes sombres (Dokkalfar) à laquelle se joint une troisième catégorie, les Alfes noirs

(32)

24

(Svartalfar)26. » Bien qu’il ne s’agisse ici que de noms, cette simple différence a une conséquence significative : elle produit chez le lecteur un effet d’étrangeté et de la curiosité qui modifie ses attentes de lecture, car les connaissances antérieures qui donnaient forme à ses attentes sont confrontées à de l'inédit, à quelque chose qui ne correspond pas tout à fait à ce qu'il aurait pu prévoir : « […] il est impossible d'aborder un texte sans préjugés et, loin de constituer une entrave au processus interprétatif, ces derniers sont au contraire absolument nécessaires pour rendre le texte intelligible […] La compréhension du texte devient alors un phénomène résultant de la fusion entre deux horizons, celui du texte et celui des préjugés de l'interprète27. » Le lecteur sent qu’il est en présence de quelque chose de nouveau qui a besoin d’être exploré, d’être découvert, c'est-à-dire qu'il doit vérifier dans quelle mesure ses préjugés sur les elfes et leurs pendants maléfiques sont valables face à ce nouveau texte. L'utilisation du nom lios alfar, plutôt que celle du nom elfe, l'oblige à réviser, ou du moins à suspendre, ses attentes prédéfinies par le genre. Moins attaché à ses connaissances liées aux elfes tolkieniens, il est plus réceptif à la nouveauté. Évidemment, il ne se leurre pas ; il s’agit bel et bien d’une créature elfique, dont les principales caractéristiques sont les mêmes que les elfes de Tolkien (la voix musicale, la beauté, la grâce, la magie elfique, la longue vie, etc.) : « Ils étaient anciens, pleins de sagesse et de beauté, dans leurs yeux leur âme était une flamme multicolore, leur art rendait hommage au Tisserand dont ils étaient les enfants les plus éclatants. La trame même de leur essence était une célébration de la vie et leur nom venait de la langue la plus ancienne, et signifiait Lumière, ennemie des Ténèbres. Mais ils n'étaient pas immortels. » (AÉ-184) Par contre, le lecteur n’associe pas aussi automatiquement, et a priori, les lios alfar à l’histoire « classique », c'est-à-dire à celle inventée par Tolkien, et au mode de vie bien connu des elfes. Le lecteur peut donc encore être surpris sans qu’il ne se sente nécessairement dépaysé, car le simple changement de nom permet d'estomper (et non d'effacer) l'influence des lectures antérieures relatives aux elfes. En effet, dans la Tapisserie de Fionavar, il ne s'agit pas d'elfes, mais de lios alfar ; semblables, mais pourtant différents ; familiers, mais en même temps étrangers.

26 Robert-Jacques Thibaud, Dictionnaire de mythologie et de symbolique nordique et germanique, Paris, Dervy, 2009, p. 20.

(33)

25 C'est sensiblement la même chose qui se produit avec ce qu'il est possible de voir comme les équivalents des gobelins, soit les svarts alfar. Ils sont décrits comme de petites créatures à la « peau vert sombre, dépourvue de poils » (AÉ-66), maléfiques, agiles et sournoises. Toutefois, rien d'autre dans leur description, hormis le fait qu'ils sont alliés aux Ténèbres, ne permet de les identifier hors de tout doute comme des gobelins ou des orques. D'ailleurs, la créature qui ressemble le plus à un orque dans La Tapisserie de Fionavar ne serait pas, comme dans Le Seigneur des anneaux, un elfe dégradé (un lios alfar qui serait devenu un svart alfar), mais plutôt une créature distincte, que rien ne lie au lios alfar (comme le lien étymologique entre svart alfar et lios alfar aurait pu le suggérer). Il s'agit de l'urgach, qui est une créature moins intelligente et moins agile que le svart alfar, mais beaucoup plus imposante et plus féroce par sa force brute et sauvage. On la décrit comme « une créature hirsute qui ressembl[e] à un singe » (AÉ-279), au « regard écarlate, enragé » (AÉ-279), qui a du mal à se servir d'une épée et qui possède « un grognement épouvantable » (AÉ-280). Cette description prouve que la créature, si elle est, tout comme l'orque, foncièrement mauvaise, si elle est elle aussi une créature brutale et de forte carrure, n'a toutefois pas les mêmes caractéristiques physiques, ni tout à fait les mêmes caractéristiques mentales que les orques tolkieniens (ces derniers, sans être particulièrement intelligents, savent du moins très bien manier une arme).

Dans la high fantasy post-tolkienienne, non seulement les créatures sont imitées, mais la formule manichéenne de la lutte entre le Bien et le Mal est elle aussi reprise de façon semblable : « Les camps de la Lumière et des Ténèbres adoptent souvent les mêmes contours : du côté des opposants, pseudo-Orques et pseudo-Cavaliers noirs au service d’une puissance démoniaque un temps endormie, dont le territoire d’emprise peut même rappeler de fort près le Mordor […]. Du côté des alliés, on reconnaîtra encore, sous d’autres noms, les Rohirrim de Tolkien, à travers des peuples de cavaliers nomades, farouches tribus comme les " Dalreï " chez Kay […] 28 ». On retrouve cette dualité du Bien et du Mal dans

La Tapisserie de Fionavar et les deux camps reprennent effectivement des contours

semblables, mais non identiques, à ceux que l’on retrouve chez Tolkien. D’abord, les peuples des Dalreï rappellent peut-être les cavaliers du Rohan par leur amour des chevaux,

(34)

26

par le fait qu’ils sont maîtres des plaines, mais leur hiérarchie interne est bien différente. Le peuple de Kay n'est pas construit comme une société monarchique, ce qui est le cas avec les Rohirims de Tolkien, mais est plutôt constitué de diverses tribus menées chacune par un chef, lui-même conseillé par un shaman. Si au cours du récit un chef, Ivor, gouverne l’ensemble des tribus en devenant un avèn, c’est uniquement en raison de l’irruption de la guerre, donc par la nécessité. De plus, l’inspiration de Guy Gavriel Kay pour ce peuple chasseur est moins liée à la trilogie de Tolkien qu’au chamanisme et au totémisme. Il est possible de le voir entre autres par la présence du rite de passage à l’âge adulte chez les garçons. Chaque jeune aspirant chasseur est appelé à un rituel de jeûne durant lequel il s’isole dans les bois. Lors de cette exclusion, il voit en songe son animal-totem et revient en homme, prêt à chasser et à participer à la protection de la tribu. Inutile de s’attarder sur le fait que l'auteur s'est inspiré du chamanisme et du totémisme, mais il est pertinent de noter que Guy Gavriel Kay est loin de reprendre de façon aveugle les peuples de Tolkien, et la présence de ces sources en est une manifestation.

Enfin, le fait que la quête entreprise par les héros de la trilogie consiste en la reprise d’une quête ancienne est la dernière caractéristique que je mentionnerai brièvement avant de poursuivre, bien qu'elle soit primordiale, puisque je la développerai plus en détail au chapitre III du mémoire : « Le rappel entêtant du passé constitue enfin le motif sans doute le mieux partagé de la fantasy post-tolkienienne, notamment à travers la reprise du schéma d’intrigue qui voit le groupe des héros affronter ce qui est toujours un réveil de Mal, obligeant à la reprise de la lutte contre lui, en un retour à un passé héroïque devenu légendaire29. » Le représentant des forces du Mal a presque toujours été défait une première fois, dans un passé lointain, mais il ne s'agit jamais d'un dénouement véritable, puisqu'il réussit toujours à revenir, souvent plus fort. Il est, évidemment, toujours défait une seconde fois, la plupart du temps pour de bon. Chose certaine, si ce n'est pas la même force maléfique qui revient, c'est du moins une lutte contre le Mal qui fait écho à un événement du passé.

Ce qu’il faut donc retenir est que Guy Gavriel Kay emprunte délibérément les caractéristiques génériques héritées de Tolkien dans le but de renouveler le genre. Son

(35)

27 imitation n’en est en fait pas une, puisqu’il crée une œuvre sensiblement différente, une trilogie qui a son propre souffle, ses propres sources d’inspiration. Les caractéristiques léguées par Tolkien ne font office, dans ce récit, que de base commune aux auteurs et aux lecteurs de high fantasy, et l’écrivain canadien les adapte à ses propres desseins. André-François Ruaud écrit ainsi :

Pourtant, si Kay a retenu des leçons de Tolkien, c'est surtout sur " la manière de combiner la construction d'un monde avec la vigueur narrative de la structure d'intrigue mythique, donnant à son œuvre une force et une intelligence qui manquent dans la plupart des épopées du style sous-Tolkien. " Autrement dit : contrairement à beaucoup de ses collègues, Kay semble avoir compris chez Tolkien les rouages internes, la mécanique de l'imaginaire lui-même, plutôt que d'en simplement retranscrire les péripéties30.

Dans le même esprit, Francine Pelletier affirme que « Kay, pour sa part, a su détricoter le " maître " pour tisser une nouvelle tapisserie, entremêlant les fils d'or et d'argent de la

fantasy classique aux siens, plus colorés, plus modernes31. » C'est cette coloration propre à Guy Gavriel Kay que j'entends explorer plus avant dans les chapitres suivants. La modernité de cet auteur réside dans sa façon bien personnelle de traiter la high fantasy.

ENTRE ROMANCE ET NOVEL

Une partie de la modernité de Guy Gavriel Kay réside dans le traitement même qu'il fait de la narration de la fantasy. L'auteur canadien se situe en effet entre la narration de type

romance et celle de type novel. Ces deux termes anglais différencient en deux catégories

différentes de récits ce que le terme français désigne sous le seul nom de " roman ". Effectivement, « l'anglais, lui, sépare depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle " novel " et " romance ", soit grossièrement " roman réaliste " contre " roman d'aventures ", et la fantasy trouve naturellement sa place dans une lignée du " romance " qui remonte à la littérature médiévale et que Tolkien revendique32. » En bref, le terme romance désigne une littérature romanesque, c'est-à-dire une littérature qui met en scène des aventures extraordinaires. Le terme renvoie également à « un mode d'énonciation épique33 » qui est souvent associé à « l'invraisemblance la plus totale34 ». Ian Watt précise également que Defoe et Richardson,

30 François Ruaud, Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, op. cit., p. 363. Dans cette citation, André-François Ruaud cite Paul Kincaid, The Encyclopedia of Fantasy, 1997.

31 Francine Pelletier, op. cit., p. 30. 32 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 18.

33 Millet Baudoin, « Novel et Romance. Histoire d’un chassé-croisé générique », dans Cercles, n°16-2 (2006), p. 92. 34 Ibid., p. 93.

Références

Documents relatifs

Il le prit par la bride et tourna sa tête vers le soleil s'étant aperçu qu'il était effarouché par sa propre ombre qui tombait et remuait devant lui à mesure qu'il se mouvait.. Puis

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Je présente dans ce travail la création en ligne d’une production d’un conte réalisé par des apprenants lors d’une séance de Travaux Dirigés en situation de français

Barbe-Noire naturellement le mieux loti décide de se montrer généreux et donne à ses compagnons autant d’écus qu’ils en ont chacun puis son second devenu le mieux loti fait

Tous les autres pirates opèrent l’un après l’autre de la même manière, une fois et une seule, le mieux loti à l’issue de chaque redistribution donnant aux autres pirates

Barbe-Noire naturellement le mieux loti décide de se montrer généreux et donne à ses compagnons autant d’écus qu’ils en ont chacun puis son second devenu le mieux loti fait de

Barbe-Noire naturellement le mieux loti décide de se montrer généreux et donne à ses compagnons autant d’écus qu’ils en ont chacun puis son second devenu le mieux loti fait de

Il s’agira de voir dans quelle mesure on peut, ou non, parler du légendaire des guides de voyage comme d’un récit, et par ailleurs, de valider cette idée qu’il est un art de