• Aucun résultat trouvé

Le traitement médiatique des affaires DSK et la distinction privé/public

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le traitement médiatique des affaires DSK et la distinction privé/public"

Copied!
158
0
0

Texte intégral

(1)

Le traitement médiatique des affaires DSK et la

distinction privé/public

Mémoire

Sarah Jacob-Wagner

Maîtrise en science politique

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)
(3)

Résumé

Le présent mémoire porte sur le traitement médiatique de trois affaires (affaire Nagy, affaire Banon et affaire du Sofitel) concernant des allégations de violence sexuelle à l‘endroit de Dominique Strauss-Kahn (DSK), ancien directeur du Fonds monétaire international (FMI) et homme politique français. À partir de l‘analyse d‘articles parus en France et aux États-Unis entre 2008 et 2012, aux moments-clés de ces affaires, plusieurs constats ont été effectués. D‘abord, le cadrage des évènements et des protagonistes a changé avec le temps. Ensuite, plusieurs débats ont été soulevés dans le contexte de ces affaires, notamment sur le féminisme et sur la distinction privé/public. Enfin, on observe des similitudes et des différences entre les médias français et américains dans le traitement de ces affaires. Le mémoire propose une réflexion sur la distinction privé/public et sur le concept de « scandale sexuel ».

(4)
(5)

Abstract

This thesis is about the media coverage of three scandals (―affaire Nagy‖, ―affaire Banon‖ and ―affaire du Sofitel‖) in which allegations of sexual violence were brought against Dominique Strauss-Kahn (DSK), former Managing Director of the International Monetary Fund (IMF) and French politician. Articles published in newspapers in France and the United States from 2008 to 2012, at the key moments of those scandals, were analyzed. From these, several conclusions were made. First, the framing of the events and of the protagonists changed over time. Second, many topics were debated in the context of those scandals, including feminism and the distinction between the public and the private. Third, similarities and differences were observed between the French and the American media. This thesis offers a reflection on the distinction between the public and the private and on ―sex scandals‖.

(6)
(7)

Tables des matières

RESUME ... III ABSTRACT ... V TABLES DES MATIERES ... VII LISTE DES TABLEAUX ... IX LISTE DES FIGURES ... XI REMERCIEMENTS ... XIII

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 – CADRE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE ... 9

1.1 L‘étude de l‘affaire ou du scandale en science politique ... 9

1.2 L‘exception culturelle française ou la « théorie française de la séduction » ... 11

1.3 La distinction privé/public et les affaires de nature sexuelle ... 14

1.3.1 « Une distinction privé/public plus respectée en France » 14 1.3.2 Des critiques féministes de la distinction privé/public 19 1.3.3 Violence sexuelle et sexualité consentie 22 1.4 Le traitement médiatique de la violence sexuelle ... 26

1.5 Les enjeux liés aux comportements sexuels des figures publiques ... 30

1.6 La question de recherche et les hypothèses ... 34

1.7 La méthodologie ... 36

1.7.1 L‘analyse de contenu et le cadrage (framing) 36 1.7.2 Le corpus 37 1.7.3 La codification des articles descriptifs 41 1.7.4 La structure argumentative dans les textes d‘opinion 45 CHAPITRE 2 – AFFAIRE DU SOFITEL : L‘AVANT ET L‘APRES ... 47

2.1 L‘affaire Nagy ... 47

2.1.1 En 2008, une « affaire de jupons » 47 2.1.2 En 2011, une certaine remise en question 50 2.1.3 Discussion des observations 54 2.2 L‘affaire Banon ... 56

2.2.1 Avant 2011, une quasi-invisibilité médiatique 56 2.2.2 Des années plus tard, un problème social 57 2.2.3 Discussion des observations 60 2.3 Le comportement de Strauss-Kahn envers les femmes ... 64

2.3.1 Avant 2011, des doutes déjà soulevés 64 2.3.2 Après 2011, une image fragmentée et le passé à l‘examen 67 2.3.3 Discussion des observations 73 2.4 Synthèse du chapitre ... 75

CHAPITRE 3 – AFFAIRE DU SOFITEL ... 77

3.1 Avant tout un cas de violence sexuelle ... 78

3.2 Des lectures multiples de l‘affaire du Sofitel ... 81

3.2.1 Un problème social 81

3.2.2 Un enjeu judiciaire 85

3.2.3 Un problème personnel 87

3.2.4 Un enjeu moral 88

(8)

3.3 Discussion des observations ... 91

3.4 Synthèse du chapitre ... 92

CHAPITRE 4 – DIALLO, UN CHANGEMENT DE STATUT RADICAL ... 95

4.1 De la « bonne » victime à la « mauvaise » victime ... 95

4.2 Au-delà du cas de Diallo, les victimes de violence sexuelle ... 104

4.3 Discussion des observations ... 108

4.4 Synthèse du chapitre ... 110

CHAPITRE 5 – DEBAT SUR LA « THEORIE FRANÇAISE DE LA SEDUCTION » DANS LE CONTEXTE DE L‘AFFAIRE DU SOFITEL ... 111

5.1 Présentation du débat ... 111

5.2 Les clés de l‘opposition entre Scott et ses critiques ... 116

5.3 Le débat sur la « théorie française de la séduction » et les affaires DSK ... 118

5.4 Synthèse du chapitre ... 121

CONCLUSION ... 123

(9)

Liste des tableaux

Tableau 1 – Allégations pour chacune des affaires DSK et version de Strauss-Kahn ... 6

Tableau 2 – Moments-clés des affaires DSK ... 38

Tableau 3 – Nombre de textes par quotidien ... 40

Tableau 4 – Nombre de textes par évènement ... 40

Grille 1 – Affaire Nagy – Cadrage des évènements dans les articles descriptifs en 2008 .... 48

Grille 2 – Affaire Nagy – Cadrage des évènements dans les articles descriptifs après 2008 ... 51

Grille 3 – Affaire Banon – Cadrage des évènements dans les articles descriptifs après l‘affaire du Sofitel ... 62

Grille 4 –Cadrage du comportement de Strauss-Kahn envers les femmes dans les articles descriptifs – Avant l‘affaire du Sofitel ... 66

Grille 5 – Cadrage du comportement de Strauss-Kahn envers les femmes dans les articles descriptifs – Après l‘affaire du Sofitel ... 68

Grille 6 – Affaire du Sofitel – Cadrage des évènements dans les articles descriptifs ... 79

Grille 7 – Nafissatou Diallo : portrait général dans les articles descriptifs ... 100

Grille 8 – Nafissatou Diallo : statut dans l‘affaire du Sofitel (victime ou manipulatrice) dans les articles descriptifs ... 102

(10)
(11)

Liste des figures

Figure 1 – Enjeux liés aux comportements sexuels des figures publiques ... 33 Figure 2 – Codification des articles descriptifs pour l‘affaire du Sofitel ... 44 Figure 3 – Changement du statut médiatique de Diallo ... 107

(12)
(13)

Remerciements

Je tiens d’abord à remercier ma directrice de recherche, Anne-Marie Gingras. Elle a eu le flair de dénicher un sujet qui s’est révélé d’une richesse incroyable. L’intérêt qu’elle a manifesté pour mon projet de recherche tout au long de la réalisation de mon mémoire a été une grande source de motivation pour moi. Je lui suis également reconnaissante pour ses commentaires pertinents et pour la grande confiance dont elle a fait preuve à mon égard.

Je veux aussi exprimer ma gratitude à l'endroit d’Hélène Charron, de la Chaire Claire-Bonenfant - Femmes, Savoirs et Sociétés, qui m'a suggéré des avenues de réflexion intéressantes et qui m'a invitée à participer à plusieurs projets au cours de mon parcours de maîtrise.

Il est important de souligner que ce mémoire a bénéficié du soutien financier du Programme de bourses d'études supérieures du Canada Joseph-Armand-Bombardier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), d'une bourse de maîtrise en recherche du Fonds de recherche Société et Culture (FQRSC) et d’une bourse d'excellence Hydro-Québec.

La réalisation de ce mémoire n’aurait pas été possible sans l’appui indéfectible de mes proches. Je remercie tout particulièrement ma mère, Marie, pour sa très grande disponibilité et sa générosité infinie. Son point de vue de sociologue et ses remarques judicieuses ont nourri ma réflexion tout au long de la réalisation de ce mémoire. Mon père Robert s’est montré très compréhensif, comme toujours. Il m’a continuellement encouragée à persévérer et à demeurer positive. Mon conjoint Benoit a aussi été d’un grand soutien : il a fait preuve d’innombrables attentions à mon égard dans le but de me permettre de mener à bien mon projet. Il m’a aussi aidée à conserver un équilibre dans les moments plus difficiles. Je suis également reconnaissante envers Mariève, David, Anne-Marie et Ariane pour leur présence et leur appui moral. Je tiens enfin à remercier plusieurs amis et collègues de l'Université Laval, en particulier Rafaëlle, fidèle camarade tout au long de mon cheminement universitaire, ainsi que Caroline, Iskra, Samuel, Andréane, Marie-Christine et Marie-Hélène.

(14)
(15)

Introduction

Le 14 mai 2011, Dominique Strauss-Kahn (DSK) est arrêté à New York pour « acte sexuel criminel au premier degré », agression sexuelle et tentative de viol à l‘endroit de Nafissatou Diallo, une employée d‘origine guinéenne de l‘hôtel Sofitel où il logeait à New York. Strauss-Kahn est alors directeur général du Fonds monétaire international (FMI) et pressenti comme candidat du Parti socialiste français (PS) pour les prochaines élections présidentielles. Donné favori par les sondages face à Nicolas Sarkozy, Strauss-Kahn est déjà considéré par plusieurs comme étant le futur président de la République. L‘affaire du Sofitel provoque donc de fortes réactions en France et aux quatre coins de la planète. Quelques jours après son arrestation, Strauss-Kahn démissionne du FMI. En juillet 2011, alors qu‘il devient clair qu‘il ne pourra pas prendre part aux primaires du PS, il abandonne ses aspirations présidentielles pour 2012. Au fil des mois, l‘ancien directeur général du FMI fait face à de nouvelles accusations et des évènements survenus avant 2011 refont surface. L‘histoire se complexifie à un point tel qu‘il devient approprié de parler des affaires DSK au pluriel.

Les affaires DSK, et en particulier l‘affaire du Sofitel, ont reçu une couverture médiatique très importante. À titre d‘exemple, à l‘échelle mondiale, on estime que 150 000 unes ont été dédiées à ce sujet dans la semaine qui a suivi l‘arrestation de Strauss-Kahn à New York (Kermoal, 2011 : 1). En France, l‘affaire du Sofitel est demeurée au centre de l‘actualité pendant plusieurs mois. Aux États-Unis, elle a également retenu une grande attention de la part des médias. À notre avis, la presse écrite constitue un matériel de premier choix pour l‘analyse des affaires DSK. En effet, parce que les médias ont un impact sur les représentations sociales, il est pertinent d‘analyser la façon dont ils participent à la construction de différents enjeux sociaux (Berns, 2001). C‘est dans cette perspective que nous nous sommes intéressée au traitement médiatique des affaires DSK dans la presse française et dans la presse américaine. Plus précisément, nous avons examiné la manière dont les évènements et les protagonistes des affaires DSK ont été présentés dans différents quotidiens américains et français, et la façon dont les enjeux au cœur de ces affaires ont été problématisés dans ces quotidiens.

(16)

Afin de bien comprendre à quoi renvoient les affaires DSK, il est utile d‘effectuer ici une mise en contexte des évènements. Dans l‘affaire du Sofitel, on reproche à Strauss-Kahn d‘avoir imposé une fellation à Diallo – ce qui constitue aux États-Unis un « acte sexuel criminel au premier degré » –, d‘avoir tenté de la violer, de l‘avoir agressée sexuellement et

de l‘avoir séquestrée1. Strauss-Kahn doit faire face à la fois à une procédure pénale et à une

procédure civile dans le cadre de cette affaire. Le 23 août 2011, les chefs d‘accusation qui pèsent contre lui au pénal sont abandonnés par le procureur de New York, principalement en raison du manque de crédibilité de Diallo. Le procureur indique alors que des preuves matérielles confirment qu‘une relation sexuelle a eu lieu entre Strauss-Kahn et Diallo, mais qu‘il est impossible de déterminer si cette relation était consentie ou non. Comme le non-consentement ne peut être prouvé en dehors du témoignage de Diallo et que cette dernière n‘est plus considérée comme crédible, le procureur conclut qu‘il est devenu impossible de convaincre un jury « au-delà d‘un doute raisonnable », ce qui constitue le critère nécessaire pour obtenir une condamnation dans un procès pénal aux États-Unis. L‘abandon des chefs d‘accusation par le procureur de New York marque la fin de la procédure pénale dans l‘affaire du Sofitel. Le 18 septembre 2011, Strauss-Kahn accorde une entrevue télévisée à Claire Chazal, une amie de son épouse, Anne Sinclair. Au cours de cette entrevue, Strauss-Kahn maintient sa version d‘une relation sexuelle consentie et non tarifée. Il évoque également une « faute morale » pour désigner les évènements de New York. Le 28 mars 2012, les audiences de la procédure civile débutent. Le 10 décembre 2012, Strauss-Kahn et Diallo concluent un accord à l‘amiable, ce qui met fin à la procédure civile.

Dans les mois qui suivent son arrestation à New York, Strauss-Kahn est mêlé à deux autres affaires distinctes, soit l‘affaire Banon et l‘affaire du Carlton. Le 4 juillet 2011, la journaliste Tristane Banon dépose une plainte au pénal pour une tentative de viol qui serait survenue à Paris, en 2003. De son côté, Strauss-Kahn évoque une tentative de séduction ratée. Le 13 octobre 2011, la plainte de Banon est classée sans suite par le parquet de Paris.

1 Plus précisément, sept chefs d‘accusation sont retenus contre Strauss-Kahn dans le cadre de la procédure pénale. Ces sept chefs sont les suivants : « acte sexuel criminel au premier degré » (compté à deux reprises), « tentative de viol au premier degré », « agression sexuelle au premier degré », « emprisonnement illégal au second degré », « attouchements non consentis » et « agression sexuelle au troisième degré » (AFP, 2011).

(17)

Dans son communiqué de presse, le parquet indique que « des faits pouvant être qualifiés d‘agression sexuelle sont […] reconnus », mais que « ces faits ne peuvent être poursuivis, l‘action publique étant éteinte en application de la prescription triennale en matière

délictuelle »2 (Parquet de Paris, 2011 : 1). Par la suite, Banon annonce qu‘elle n‘entamera

pas de poursuite au civil. Par ailleurs, Strauss-Kahn est aussi mêlé à un scandale de prostitution, dite affaire du Carlton de Lille. Le 26 mars 2012, Strauss-Kahn est mis en examen pour « proxénétisme aggravé en bande organisée » dans le cadre cette affaire. Les enjeux sont ici les suivants : Strauss-Kahn savait-il que certaines participantes des « soirées libertines » auxquelles il a assisté à Paris et à Washington étaient rémunérées et a-t-il collaboré à l‘organisation de ces soirées? (Cazi et Chemin, 2012a). Strauss-Kahn nie les allégations de proxénétisme; il affirme qu‘il ignorait que les femmes qu‘il côtoyait dans ces soirées étaient des prostituées. Le 21 mai 2012, à la suite des témoignages de deux femmes ayant pris part à ces soirées, le parquet de Lille ouvre une enquête préliminaire pour un viol en réunion3 auquel aurait participé Strauss-Kahn en 2010. Le 2 octobre 2012, le parquet abandonne cette enquête pour viol en réunion (Cazi et Chemin, 2012b). Au moment d‘écrire ces lignes, l‘affaire du Carlton est toujours en cours.

Lorsque l‘affaire du Sofitel éclate, les regards se tournent vers le passé de Strauss-Kahn. Une affaire datant de 2008 retient particulièrement l‘attention. Cette année-là, Strauss-Kahn fait l‘objet d‘une enquête de la part du FMI au sujet d‘une relation qu‘il a entretenue avec une subordonnée, l‘économiste hongroise Piroska Nagy. L‘enquête, qui est réalisée par une firme d‘avocats pour le compte du FMI, vise à établir la nature de la relation entre Nagy et Strauss-Kahn et à déterminer si l‘économiste hongroise a fait l‘objet d‘un traitement spécial lors de son départ du FMI, au printemps 2008. Dans le rapport déposé par la firme d‘avocats, en octobre 2008, Strauss-Kahn est blanchi : il n‘y aurait eu ni abus de pouvoir, ni harcèlement sexuel, ni favoritisme. Selon les enquêteurs, qui se sont appuyés notamment sur des interviews et sur des courriels échangés par Nagy et Strauss-Kahn, la relation était mutuellement consentie (Smith, Van Gelder et Tabert, 2008 : 3). Cependant, dans une lettre envoyée à l‘un des enquêteurs quelques jours avant le dépôt du rapport, Nagy dénonce

2 L‘agression sexuelle constitue un délit en France; la prescription est de trois ans. Le viol et la tentative de viol constituent quant à eux des crimes; la prescription est de dix ans en matière criminelle.

(18)

certaines rumeurs qui circulent alors dans les médias. Dans cette lettre, elle soutient que la relation n‘était pas consensuelle et que Strauss-Kahn a abusé de son pouvoir sur elle. Elle décrit une situation qui relève du harcèlement sexuel :

I believe that Mr. Strauss-Kahn abused his position in the manner in which he got to me. I provided you the details of how he summoned me on several occasions and came to make inappropriate suggestions to me. Despite my long professional life, I was unprepared by advances by the Managing Director of the IMF. I did not know how to handle this; as I told you I felt that I was ―damned if I did and damned if I didn‘t.‖ After a period I made the serious mistake of letting myself sucked into a very short affair. But it is, in my view, incontestable that Mr. Strauss-Kahn made use of his position to obtain access to me.4

Dans sa missive, Nagy affirme également que Strauss-Kahn a un problème avec les femmes et que celles-ci ne devraient pas se retrouver sous sa gouverne. De son côté, Strauss-Kahn reconnaît une « erreur de jugement » et tourne la page sur cette histoire (Dugua, 2008 : 3).

En 2008, à la suite de l‘affaire Nagy, Aurélie Filippetti, alors membre du PS et porte-parole du groupe socialiste à l‘Assemblée nationale, confie au journal Le Temps avoir gardé un très mauvais souvenir d‘une tentative de drague « très lourde, très appuyée » de la part de Strauss-Kahn à son égard. Après cet épisode, Filippetti a fait en sorte de ne plus se retrouver seule avec Strauss-Kahn dans un endroit fermé (Besson, 2008). À la suite de l‘affaire du Sofitel, d‘autres allégations sont effectuées au sujet de Strauss-Kahn. Par exemple, Anne Mansouret, membre du PS et mère de Tristane Banon, déclare avoir eu une liaison « consentie, mais brutale » avec lui (Pontaut et Saubaber, 2011). Marie-Victorine M., une juriste qui soutient avoir entretenu une relation avec Strauss-Kahn pendant quelques années, le décrit comme un homme « physique », mais qui ne fait pas preuve de violence (Joahny, 2011). Natasha Kiss, une actrice de films pornographiques, déclare la même chose. À ses yeux, Strauss-Kahn est simplement un libertin (Sabouraud, 2011). Pour sa part, Kristin Davis, qui a été à la tête d‘un réseau de prostitution aux États-Unis, affirme que Strauss-Kahn a eu recours aux services de son agence à quelques reprises. Selon Davis, des femmes qui ont été en contact avec

(19)

Strauss-Kahn se sont plaintes de son comportement agressif (Smith, 2011). Il est à noter

que plusieurs autres déclarations ont été effectuées sous le couvert de l‘anonymat5.

Pourquoi revenir sur ces éléments? Il ne s‘agit évidemment pas de se prononcer sur la véracité de ces allégations. Ce rappel des évènements sert simplement à illustrer que deux types de comportements sont attribués à Strauss-Kahn. Alors que certains peuvent être

associés à du libertinage, d‘autres relèvent clairement de la violence sexuelle6. Il faut aussi

souligner que Strauss-Kahn était considéré par plusieurs comme un grand séducteur avant

l‘affaire du Sofitel7 (Bounoua, 2011; Karlin, 2006; Poirier, 2009). Afin de bien comprendre

la particularité des affaires DSK, il faut préciser un élément sur lequel nous reviendrons par la suite : les affaires médiatiques de nature sexuelle sont nettement plus fréquentes aux États-Unis qu‘en France. Comme les affaires DSK concernent un Français et qu‘elles se sont déroulées en partie en sol américain, l‘opposition entre les cultures française et américaine s‘est retrouvée au cœur des discussions au sujet des affaires DSK.

En résumé, on dénombre quatre affaires DSK entre 2008 et 2012 : l‘affaire Nagy, l‘affaire du Sofitel, l‘affaire Banon et l‘affaire du Carlton. Le Tableau 1 (voir page suivante) indique ce qui est reproché à Strauss-Kahn dans le contexte de chacune de ces affaires. La version de Strauss-Kahn est également présentée dans chaque cas. Parce que l‘affaire du Carlton se déroulait en même temps que la rédaction de ce mémoire, nous avons choisi de nous concentrer sur les affaires Nagy, Banon et du Sofitel. En outre, l‘accent a avant tout été placé sur l‘affaire du Sofitel, car c‘est celle qui a eu le plus grand retentissement en France et aux États-Unis.

5 Ces allégations concernent des éléments variés. Par exemple, une journaliste a déclaré au Times avoir été pourchassée par Strauss-Kahn à la suite d‘un entretien (Bremner et Bannerman, 2011). D‘autres rumeurs circulent également (Cassandre, 2010).

6 La différence entre ces deux notions sera expliquée à la section 1.3.3 du chapitre 1.

7 Précisons que certaines personnes ont critiqué publiquement le comportement de Strauss-Kahn envers les femmes avant l‘affaire du Sofitel, notamment la journaliste Tristane Banon, le journaliste Jean Quatremer et l‘humoriste Stéphane Guillon. Les journalistes Christophe Deloire et Christophe Dubois ont aussi fait allusion aux comportements de Strauss-Kahn dans leur livre Sexus Politicus (2006).

(20)

Tableau 1 – Allégations pour chacune des affaires DSK et version de Strauss-Kahn

Bien que ce mémoire porte sur le traitement médiatique des affaires DSK, il faut préciser que l‘intérêt pour ces affaires n‘a pas été que médiatique. En effet, de nombreuses publications ont été consacrées à ce sujet depuis mai 2011. Certaines portent sur le déroulement des évènements de New York et des procédures d‘enquête qui ont suivi (Dufour, 2012; Epstein, 2012; Solomon, 2012; Taubmann, 2011). D‘autres constituent des témoignages personnels sur l‘une ou l‘autre des affaires DSK (Banon, 2011; Levaï, 2011). Des essais et des articles scientifiques ont été publiés au sujet du journalisme et des médias français (Le Guay, 2011; Matonti, 2012; Quatremer, 2012) ou du sexisme dans la société française (Bombardier et Laborde, 2011). La sociologue Jules Falquet a proposé dans Nouvelles Questions Féministes une analyse de l‘affaire du Sofitel qui s‘appuie sur l‘idée d‘un continuum entre les violences masculines et les violences néolibérales (Falquet, 2012). Un recueil de textes féministes critiquant les réactions sexistes à l‘affaire du Sofitel a été publié sous la direction de la sociologue Christine Delphy (Delphy, 2011a). À l‘opposé, la juriste Marcela Iacub a fait paraître un essai critiquant la « récupération » de l‘affaire du Sofitel par les féministes (Iacub, 2012a). Enfin,

Allégations Version de Strauss-Kahn

Affaire Nagy (2008-2009)

Harcèlement sexuel Infidélité (« erreur de

jugement ») Affaire du Sofitel

(2011-2012)

Acte sexuel criminel au premier degré (fellation forcée), tentative de viol et agression sexuelle

Relation consentie et non tarifée (« faute morale ») Affaire Banon

(2011) [2003]

Tentative de viol Tentative de séduction ratée

Affaire du Carlton (2011-)

Proxénétisme Participation à des soirées

(21)

des œuvres de fiction ont été inspirées par l‘affaire du Sofitel : des romans8 ont été publiés (Iacub, 2013; Nabe, 2011; Zagdanski, 2012) et il a été question de porter l‘affaire l‘écran (Frois, 2012 : 25). Plusieurs de ces publications – en particulier l‘ouvrage publié sous la direction de Delphy et intitulé Un troussage de domestique – ont servi à nourrir notre réflexion. Toutefois, elles n‘ont pas fait l‘objet d‘une analyse systématique puisque nous avons choisi de nous concentrer sur le traitement des affaires DSK dans la presse écrite.

Après avoir présenté le cadre théorique et méthodologique sur lequel s‘appuie notre réflexion, les résultats de la recherche seront exposés et discutés. Un chapitre sera consacré au changement de perspective au sujet de l‘affaire Nagy, de l‘affaire Banon et de l‘image de Strauss-Kahn à la suite de l‘affaire du Sofitel. Dans les chapitres suivants, le traitement de l‘affaire du Sofitel et l‘image de Diallo dans la presse seront abordés. Par la suite, nous proposerons une analyse du débat sur la « théorie française de la séduction » dans le contexte de l‘affaire du Sofitel. Nous conclurons avec une discussion générale des observations et une réflexion sur les points forts et les limites du présent mémoire de maîtrise.

8 En 2012, Marcela Iacub entretient une liaison avec Strauss-Kahn. En 2013, elle publie Belle et bête, un roman inspiré de cette relation, ce qui lui vaut une poursuite de la part de Strauss-Kahn. Une condamnation pour « atteinte à la vie privée » est prononcée. Le livre n‘est pas interdit par la justice, mais un encart informant le lecteur de la condamnation pour « atteinte à la vie privée » doit être inséré dans chaque exemplaire (Robert-Diard, 2013 : 10).

(22)
(23)

Chapitre 1 – Cadre théorique et méthodologique

Pourquoi et comment étudier les affaires DSK? Dans un premier temps, nous exposerons le cadre théorique qui soutient notre démarche. Après avoir défini le concept d‘ « affaire » et pourquoi il est pertinent de s‘y intéresser en science politique, nous présenterons brièvement la « théorie française de la séduction ». Ensuite, nous montrerons pourquoi la distinction privé/public et la distinction sexualité consentie/violence sexuelle sont pertinentes pour l‘analyse des affaires DSK. Nous formulerons par la suite quelques remarques au sujet du traitement médiatique de la violence sexuelle. Une synthèse portant sur les enjeux liés aux comportements sexuels des figures publiques sera ensuite effectuée. Nous poursuivrons avec la présentation de la question de recherche et des hypothèses de recherche. Dans un second temps, la méthodologie employée pour répondre à la question de recherche sera exposée.

1.1 L’étude de l’affaire ou du scandale en science politique

Qu‘est-ce qu‘une « affaire » ou un « scandale »9? La littérature sur le sujet est vaste et on

trouve des définitions variées de ce concept. Il est cependant possible d‘isoler quatre critères qui reviennent dans la plupart des définitions proposées par les auteurs qui se sont penchés sur le sujet. Premièrement, une affaire implique la transgression d‘une norme sociale (Adut, 2008; Apostolidis et Williams, 2004; Dagnes, 2011; Esser et Hartung, 2004; Thompson, 2000). Cette norme peut être une loi, une valeur, une règle de conduite, etc. (Esser et Hartung, 2004). Il est à noter qu‘une affaire peut être déclenchée à la suite d‘une transgression qui n‘a pas véritablement eu lieu. En effet, une transgression apparente

ou alléguée peut suffire10 (Adut, 2004; Esser et Hartung, 2004; Rayner, 2007).

Deuxièmement, la transgression doit être rendue publique (Adut, 2008; Apostolidis et Williams, 2004; Dagnes, 2011; Lemieux, 2007; Thompson, 2000). Évidemment, si une transgression demeure secrète, connue exclusivement d‘un cercle d‘initiés ou au stade de la

9 Certains auteurs effectuent une distinction entre les termes « affaire » et « scandale » (Garrigou, 1992; Hamedi, 2008; Lemieux, 2007). Dans le cadre de ce mémoire, ces deux termes seront utilisés comme des synonymes. En effet, à l‘instar de Hervé Rayner, nous sommes d‘avis que « nous ne pouvons pas opposer le scandale à l‘affaire comme s‘il s‘agissait de réalités phénoménales d‘un seul bloc dissociables une fois pour toutes » (Rayner, 2007 : 11).

10 Cette façon d‘envisager le scandale permet de l‘étudier sans se prononcer sur la culpabilité ou l‘innocence des protagonistes impliqués.

(24)

rumeur, elle ne peut pas engendrer de controverse. Troisièmement, la divulgation de la transgression doit susciter une forte réaction d‘indignation au sein de la

population11 (Adut, 2008; Hamedi, 2008; Thompson, 2000). Quatrièmement, l‘affaire

implique des prises de position sur la place publique (De Blic et Lemieux, 2005; Rayner, 2007; Thompson, 2000). En effet, pour que l‘on soit en présence d‘une affaire, des individus ou des groupes doivent se mobiliser afin de « transformer leur indignation en cause publique » (Rayner, 2007 : 25). Comme l‘affirme Hervé Rayner, ces mobilisations s‘accompagnent habituellement de contre-mobilisations, ce qui confère à l‘affaire un caractère dynamique. En effet, l‘affaire donne généralement lieu à un affrontement entre des camps qui luttent pour imposer leur lecture de la situation. Par ailleurs, parce que les différentes prises de position se font habituellement à travers les médias, ces derniers jouent un rôle central dans la plupart des scandales. Dans certains cas, ils servent simplement de plateforme où s‘affrontent les différents camps en présence. Dans d‘autres cas, des journalistes s‘impliquent directement et prennent parti pour un camp ou pour l‘autre (Rayner, 2007 : 34).

À notre avis, l‘étude des affaires en science politique est pertinente pour deux raisons. D‘une part, elles agissent comme les révélateurs des normes, des rapports de forces ou des lignes de clivages qui sont présents au sein d‘une société ou d‘un sous-groupe de cette société (Adut, 2008; Delphy, 2011b; Bornstein, 1982; Jenkins et Morris, 1993). L‘affaire permet ainsi de « mieux voir » les dynamiques qui sont à l‘œuvre au sein d‘un système social. En ce sens, Serge Bornstein compare l‘affaire à une éclipse solaire (Bornstein, 1982 : 364). De son côté, Christine Delphy fait valoir qu‘une affaire n‘a pas besoin d‘être « vraie » pour jouer le rôle de révélateur. À propos de l‘affaire du Sofitel, elle écrit : « Il ne s‘agit pas de mieux révéler l‘affaire, mais d‘envisager l‘affaire comme un révélateur. Mieux encore : elle n‘a pas besoin d‘être ―vraie‖. On pourrait presque la considérer comme une fiction déclenchante, une sorte de leurre qui aurait bien fonctionné […] » (Delphy, 2011b : 7). D‘autre part, une affaire constitue souvent un

11 Dans certains cas, ce n‘est pas la transgression originale qui choque le public, mais les actions posées pour tenter de dissimuler cette faute. Thompson utilise l‘expression de « transgression de deuxième ordre » (second-order transgression) pour qualifier ces actions qui peuvent impliquer la supercherie, le mensonge ou l‘obstruction judiciaire (Thompson, 2000 : 17). D‘autres parlent plutôt de « dissimulation » (cover up) (Koperla, 2006).

(25)

« moment de transformation sociale » (Dampierre, 1954; De Blic et Lemieux, 2005; Rayner, 2005). Dans cette perspective, l‘affaire ne fait pas que « révéler »; elle ne laisse pas les choses intactes, elle transforme les relations sociales. Comme l‘expliquent Damien De Blic et Cyril Lemieux : « [le scandale] conduit à des repositionnements, à une redistribution des cartes institutionnelles, voire à des remises en cause brutales des rapports institués. Il donne lieu, souvent, à des refontes organisationnelles, à la production de nouveaux dispositifs légaux, à la validation collective de pratiques inédites » (De Blic et Lemieux, 2005 : 12). En somme, nous nous intéresserons aux affaires DSK à la fois en tant que « révélateurs » et en tant que « moments de transformation sociale ».

1.2 L’exception culturelle française ou la « théorie française de la

séduction »

Dans le contexte de l‘affaire du Sofitel, l‘historienne américaine Joan W. Scott s‘est

attaquée à la « théorie française de la séduction »12. Elle a eu à ce sujet des échanges très

vifs dans la presse avec un groupe d‘intellectuels français. Ce débat n‘est pas passé inaperçu; il a fait l‘objet de nombreux commentaires que nous examinerons au chapitre 5. Quand elle emploie l‘expression « théorie française de la séduction », Scott fait référence à un courant qui est apparu à la fin des années 1980 et qui défend la spécificité des rapports entre les femmes et les hommes en France. Dans les publications que l‘on peut rattacher à ce courant, on retrouve l‘idée que la séduction et la galanterie occupent une place privilégiée dans les rapports entre les femmes et les hommes en France (tant aujourd‘hui que sur le plan historique), ce qui permet une harmonie entre les sexes qui ne s‘observe pas ailleurs. Cette plus grande harmonie expliquerait, entre autres, pourquoi le féminisme

français est moins « belliqueux » que le féminisme américain13. Ainsi, dans Mots des

femmes : essai sur la singularité française, l‘historienne Mona Ozouf oppose la « guerre entre les sexes » qui a cours aux États-Unis au « commerce heureux entre les sexes » qui a lieu en France (Ozouf, 1999 : 395). Elle dénonce « l‘extrémisme américain » qu‘elle illustre par la conception du viol aux États-Unis : « La conception du viol […] est emblématique de

12 Scott a critiqué les idées associées à la « théorie française de la séduction » par le passé (Scott, 1995, 1997). C‘est toutefois à la suite de l‘affaire du Sofitel qu‘elle a nommé ce courant de cette façon pour la première fois (Scott, 2011b, 2012).

13 Dans les écrits que l‘on peut rattacher à la « théorie française de la séduction », le féminisme américain est réduit essentiellement à deux de ses figures, soit Catharine A. MacKinnon et Andrea Dworkin.

(26)

cet extrémisme. On lui donne aux États-Unis une définition assez élastique pour ne plus comporter l‘usage de la force ou de la menace et pour englober toute tentative de séduction, f t-elle réduite à l‘insistance verbale » (Ozouf, 1999 : 388-389). Dans un commentaire au sujet de Mots des femmes, intitulé « L‘exception française », la philosophe Élisabeth Badinter adhère à l‘idée du « commerce heureux entre les sexes » en France. Comme Ozouf, Badinter soutient « […] que le rapport entre les hommes et les femmes en France est plus doux, plus solidaire, plus empreint de séduction que dans d‘autres cultures européennes ». Elle ajoute que « rien ne fait plus horreur aux Français, hommes et femmes, que la guerre des sexes ou la séparation physique entre eux » (Badinter, 1995 : 104). Quelques années auparavant, dans le contexte de l‘affaire Hill-Thomas14, la philosophe avait qualifié la situation aux États-Unis de « chasse aux sorciers » (Badinter, citée dans Fassin, 2008 : 382). En 2003, dans Fausse route, Badinter s‘en prend au féminisme « victimiste » importé des États-Unis et récuse la notion de domination masculine. En outre, le harcèlement sexuel n‘apparaît pas comme un véritable problème à ses yeux. Dans Galanterie française, Claude Habib, spécialiste en littérature française, affirme que la galanterie est un caractère national français (Habib, 2006 : 17). Elle soutient que la galanterie est une forme de générosité que les hommes ont développée à l‘égard des femmes. À son avis, les hommes doivent continuer aujourd‘hui à assumer leur rôle de protecteurs naturels, tout en tenant compte de la situation créée par la revendication de l‘égalité de la part des femmes (Habib, 2006 : 403). Dans son article « Les femmes et la civilité : aristocraties et passions révolutionnaires », le politologue Philippe Raynaud se réfère à David Hume selon qui la galanterie « compense l‘inégalité des sexes par ―la politesse, le respect et la générosité‖ » et « [a] conduit à une forme particulière d‘égalité » en France (Raynaud, 1989 : 163). En outre, à plusieurs reprises dans ce texte, Raynaud critique la radicalité du féminisme américain et loue la modération du féminisme français. La « théorie française de la séduction » comporte trois points fondamentaux. D‘abord, elle est axée exclusivement sur les rapports hétérosexuels. Ensuite, elle pose l‘harmonie des

14 En octobre 1991, alors que le Sénat américain s‘apprête à voter la nomination du juge Clarence Thomas à la Cour suprême des États-Unis, des allégations de harcèlement sexuel sont rendues publiques. Anita Hill, une professeure de droit alors âgée de 25 ans, déclare que Thomas l‘a harcelée en discutant de pornographie avec elle, en insistant pour qu‘elle sorte avec lui et en utilisant son pouvoir de manière déplaisante et menaçante. En bout de ligne, la nomination du juge Thomas est toutefois confirmée (Cottingham, 1993 : 13-14).

(27)

rapports entre les femmes et les hommes en France; la séduction est donc placée au cœur de l‘identité nationale française. Enfin, elle oppose l‘harmonie française à la « guerre des sexes » américaine. Dans cette perspective, on estime que la culture française est « tolérante » sur le plan sexuel, alors que la culture américaine est marquée par le puritanisme. En corollaire, le féminisme français est jugé plus modéré que le féminisme américain. Si Ozouf, Badinter, Habib et Rayaud soutiennent ces idées sur le plan académique, ils ne sont pas les seuls à se réclamer de cette pensée. En effet, ces idées sont également défendues par plusieurs personnes qui s‘expriment à travers les médias, dont le philosophe Alain Finkielkraut, l‘essayiste Pascal Bruckner et les journalistes Josyane Savigneau, Jacques Juliard et Pascal Dupont (Ezekiel, 2002 : 352). Certaines figures politiques ont également utilisé ce type de discours (Ezekiel, 2002; Mathy, 2003; Saguy, 2000, 2012). Ainsi, la « théorie française de la séduction » ne constitue pas un courant de pensée isolé. Au contraire, il s‘agit d‘un discours qui est souvent mobilisé dans le débat public en France. Il l‘a notamment été lors de l‘affaire Hill-Thomas en 1991, lors des débats qui ont mené à l‘adoption de la loi introduisant le harcèlement sexuel dans le Code pénal en 1992 et à la suite de la publication des résultats de l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, en 2003 (Delphy, 1993; Delphy et al., 2012; Fassin, 2007, 2008; Louis, 1999; Mathy, 2003; Rosende et al., 2003).

Il est intéressant de souligner que les personnes qui soutiennent les idées associées à la « théorie française de la séduction » ne se réclament pas nécessairement de ce courant de

manière explicite15. Toutefois, un ensemble d‘étiquettes renvoie à ce courant :

« anti-amér-féminisme » (Ezekiel, 1996, 2002), « discours de la ―singularité culturelle‖ française » (Rosende et al., 2003), « la-séduction-à-la-française » (Louis, 1999), « rhétorique de la séduction hétérosexuelle ―consentie‖, typiquement française »

(Dorlin, citée dans Confavreux, 2011) ou « théorie française de la

séduction » (Scott, 2011b, 2012). D‘autres critiquent ce courant de pensée sans lui donner de nom particulier (Bard, 1999; Delphy, 1993; Delphy et al., 2012; Mathy, 2003; Thébaud, 2007; Tissot, 2011).

15 Dans le contexte de l‘affaire du Sofitel, Théry a toutefois désigné ce courant sous le nom de féminisme « à la française » (Théry, 2011b : 16).

(28)

1.3 La distinction privé/public et les affaires de nature sexuelle

Les affaires DSK sont des affaires de nature sexuelle. Ce type d‘affaires nous conduit à réexaminer la distinction privé/public. En effet, ces affaires découlent du fait que des comportements sexuels – qui sont systématiquement associés à la sphère privée par de nombreuses personnes – sont rendus publics. La distinction privé/public est donc essentielle pour réfléchir aux affaires de nature sexuelle. D‘ailleurs, dans les écrits portant sur ce type d‘affaires, on explique généralement l‘écart entre la France et les États-Unis en la matière par le fait que la distinction privé/public est mieux respectée en France qu‘aux États-Unis. Après avoir présenté cette explication, nous montrerons en quoi elle est problématique en examinant les critiques féministes de la distinction privé/public et en explicitant la distinction entre la sexualité consentie et la violence sexuelle.

1.3.1 « Une distinction privé/public plus respectée en France »

Les comportements sexuels des figures publiques reçoivent habituellement très peu d‘attention en France. Lorsque des « écarts » sont rendus publics, ils ne suscitent habituellement pas de scandale. Ainsi, au début des années 1980, Stephen E. Bornstein écrivait à propos des scandales français que « l‘argent et le pouvoir y sont présents, parfois séparément, parfois en combinaison, mais [que] le sexe en est pratiquement absent ». Il ajoutait que « l‘absence de scandales liés au sexe en France n‘est pas une caractéristique

récente. Même si on remonte à la IVe république, on ne trouve aucun scandale important

dans lequel les égarements sexuels des dirigeants politiques aient été la question centrale » (Bornstein, 1982 : 365). En 1993, Brian Jenkins et Peter Morris relevaient que les scandales en France concernent rarement les « peccadilles sexuelles » des figures publiques (Jenkins et Morris, 1993 : 128). Il s‘agit d‘un constat qui a été réitéré à maintes reprises par la suite (Chauveau, 2001; Courtine, 1994; Hamedi, 2008; Kuhn, 2004, Rayner, 2007). S‘il faut reconnaître que les affaires de nature sexuelle sont très peu fréquentes en France, il serait toutefois inexact de dire qu‘elles sont complètement absentes du paysage politique français16. Par ailleurs, de l‘avis de plusieurs, cette quasi-absence

16 Pensons par exemple à l‘affaire des ballets roses en 1959 (une affaire de détournement de mineures dans laquelle a été impliqué André Le Troquer, un ancien président de l‘Assemblée nationale) ou à l‘affaire Markovic en 1968 (une affaire liée à un assassinat où il a été question des « partouzes » auxquelles aurait pris

(29)

d‘affaires de nature sexuelle en France serait liée au fait que, dans ce pays, on considère que les comportements sexuels des dirigeants font partie de leur vie privée et qu‘ils ne sont pas d‘intérêt public.

Si les affaires de nature sexuelle sont très rares en France, elles sont nettement plus répandues aux États-Unis17. L‘écart entre la France et les États-Unis est généralement attribué au fait que la distinction privé/public est davantage respectée en France qu‘aux États-Unis. Comment expliquer cette situation? Dans les écrits sur le sujet, deux facteurs principaux sont invoqués. Premièrement, alors que les États-Unis sont de tradition protestante, la France est de tradition catholique. Selon Divina Frau-Meigs, « [pour] les Protestants, il n‘y a pas de séparation entre vie privée et vie civique, entre morale intime et morale publique, et par contrecoup entre sphère médiatique et sphère politique » (Frau-Meigs, citée dans Lhérault et Dakhlia, 2008 : 202). À l‘inverse, il existe un « mur de la vie privée » dans la tradition catholique (Dakhlia, 2008 : 62). Cette différence fondamentale se manifeste notamment à travers la confession : alors que les catholiques avouent les fautes commises devant un prêtre, les protestants le font devant les autres fidèles. La Réforme protestante a ainsi remplacé « l‘aveu à soi-même » (combiné au contrôle extérieur du prêtre) par « l‘aveu à d‘autres » (Courtine, 1994 : 59). Malgré le fait que les sociétés contemporaines soient maintenant sécularisées, cet héritage religieux se ferait sentir encore aujourd‘hui :

Dans les pays de culture protestante prévaudrait le principe selon lequel un dirigeant politique ne doit rien dissimuler car, pour avoir le droit de gérer le domaine public, il lui faut donner les preuves d‘une gestion de sa vie privée conforme à la morale la plus rigoureuse. Qui ne serait irréprochable dans sa sphère familiale ne saurait en effet exercer des responsabilités politiques. Il paraît donc normal que les agissements privés des hommes politiques soient connus pour que les électeurs puissent se faire l‘opinion la plus juste de la valeur d‘un candidat. (Dakhlia, 2008 : 63)

À l‘opposé, dans les pays de tradition catholique, on se soucierait peu de l‘exemplarité morale des dirigeants; c‘est avant tout leurs compétences qui seraient

part Claude Pompidou, l‘épouse de Georges Pompidou, alors que ce dernier venait de quitter ses fonctions de premier ministre de la France) (Chauveau, 2001; Hamedi, 2008).

17 On peut penser notamment aux épisodes qui ont impliqué Gary Hart (1988), Clarence Thomas (1991), Bob Packwood (1995), Bill Clinton (1998), Jim Mc Greevey (2004), Mark Foley (2006), Larry Craig (2007), John Edwards (2008), Mark Sanford (2009), Eliot Spitzer (2008), Anthony Weiner (2011) et Arnold Schwarzenegger (2011), pour ne donner que certains exemples.

(30)

évaluées (Dakhlia, 2008 : 63). Il est à noter que certains auteurs ciblent le puritanisme américain de manière plus générale (et non la culture protestante en particulier) comme facteur explicatif. Ainsi, Bornstein souligne « l‘absence relative, dans la culture française, de ce puritanisme voyeuriste et concupiscent qui est si présent aux États-Unis et en Grande-Bretagne » (Bornstein, 1982 : 365). Dans le même ordre d‘idées, Mokhtar Ben Barka évoque l‘attitude répressive qu‘un grand nombre d‘Américains ont à l‘égard du plaisir sexuel. À son avis, ces derniers sont en fait fascinés par ce qu‘ils dénoncent : « Ils se disent affreusement choqués et même outragés par tout ce qu‘ils entendent au sujet de leurs dirigeants politiques, et pourtant ils prennent un pervers plaisir à déterrer de sombres affaires, réelles ou imaginaires » (Ben Barka, 2003 : 1). À la suite de

l‘affaire Lewinsky18 (1998), l‘historien et journaliste Patrick Girard a écrit que le

puritanisme américain a toujours caractérisé la culture américaine : « l‘Amérique n‘est pas devenue politiquement ou sexuellement correcte, en cette fin de millénaire. Elle l‘est depuis ses débuts et être américain, c‘est adopter non seulement l’American way of life, mais aussi et surtout […] ce code moral fortement teinté et constitué par les bonnes vieilles valeurs des Pères fondateurs » (Girard, 1999 : 215). Dans certains écrits, la critique du puritanisme américain est accompagnée d‘une célébration de la situation en France; on peut donc établir un lien avec la « théorie française de la séduction ». Par ailleurs, il faut préciser que certains auteurs se montrent critiques envers l‘hypothèse du « puritanisme originel » aux États-Unis. Ces derniers rappellent que les affaires de nature sexuelle étaient pratiquement

absentes du paysage politique américain avant la fin des années 198019. Ainsi,

Franklin D. Roosevelt, John F. Kennedy et Lyndon Johnson n‘ont pas été embêtés par leurs liaisons extraconjugales alors que l‘adultère était beaucoup moins toléré dans la société américaine de l‘époque (Adut, 2004, Rayner, 2007). Ari Adut fait aussi valoir que plusieurs enquêtes statistiques récentes montrent que les citoyens français et américains ont

globalement les mêmes opinions en ce qui concerne la fidélité

conjugale (Adut, 2008 : 178). De son côté, François Vergniolle de Chantal estime que la

18 L‘affaire Lewinsky, qui s‘est déroulée en 1998, renvoie à l‘épisode entre le Président Bill Clinton et une stagiaire de la Maison-Blanche, Monica Lewinsky. Après avoir déclaré sous serment qu‘il n‘avait pas eu de relation sexuelle avec Lewinsky, Clinton s‘est retrouvé impliqué dans une procédure d‘impeachment, qui a finalement échoué.

19 Ce type d‘affaire était toutefois présent au 19e siècle aux États-Unis. Ainsi, selon Rayner, « les scandales sexuels, notamment ceux impliquant des politiciens, ont pratiquement disparu aux États-Unis entre le début du 20e siècle et les années 1980 » (Rayner, 2007 : 61).

(31)

croissance du nombre d‘affaires de nature sexuelle aux États-Unis au cours des dernières décennies résulte de l‘action de la droite conservatrice américaine. À partir des années 1960, ce groupe, dont le discours s‘appuie sur la défense de valeurs religieuses, a cherché à introduire un « répertoire d‘action jusque-là politiquement interdit, axé autour de la stigmatisation des conduites immorales » (Vergniolle de Chantal, 2001 : 296). Selon l‘auteur, c‘est donc en raison de la droite conservatrice (qui a utilisé la stigmatisation morale de ses adversaires à des fins stratégiques) que le thème de la vie privée a pris une place croissante dans le paysage politique américain.

Deuxièmement, certains auteurs estiment que c‘est le droit qui explique l‘écart entre la France et les États-Unis en ce qui concerne le respect de la distinction privé/public. En effet, la vie privée est mieux protégée dans le droit français que dans le droit américain, à la fois en matière de droit civil et en matière de droit pénal. En fait, selon Raymond Kuhn, la France est l‘un des pays où la vie privée est le mieux protégée au monde sur le plan juridique (Kuhn, 2004 : 27). Depuis la Loi du 17 juillet 1970, l‘article 9 du Code civil français stipule que « chacun a droit au respect de sa vie privée ». Les atteintes à l‘ « intimité de la vie privée » (qui comprennent les relations maritales ou sentimentales) sont punies sévèrement (Trouille, 2000 : 202). Aux États-Unis, où la liberté de presse est garantie par le premier amendement de la Constitution, la priorité est donnée au droit à l‘information. Ainsi, les tribunaux opposent le droit au respect de la vie privée au fait qu‘une personne « raisonnable » peut considérer qu‘une information mérite d‘être diffusée. En matière de droit pénal, le « délit d‘atteinte à la vie privée » est reconnu en France, alors

qu‘il n‘existe pas d‘infraction générale contre la vie privée aux

États-Unis (Dakhlia, 2008 : 68). Parce que la vie privée est mieux protégée sur le plan juridique en France, il est plus risqué pour les journalistes et pour les adversaires politiques de s‘aventurer sur ce terrain; les conséquences auxquelles ils s‘exposent sont plus importantes. Selon Adut, c‘est principalement ce facteur qui explique pourquoi les affaires de nature sexuelle sont pratiquement absentes du paysage politique en France (Adut, 2008 : 180).

La culture religieuse et le cadre juridique sont les deux principaux facteurs invoqués dans la littérature pour expliquer que la distinction privé/public est plus respectée en France qu‘aux

(32)

États-Unis. D‘autres explications sont également suggérées. D‘abord, selon Agnès Chauveau, les Français sont simplement peu intéressés par les rumeurs concernant la vie privée des dirigeants (Chauveau, 2001 : 47). Cette affirmation est toutefois contredite par plusieurs auteurs (Dakhlia, 2011; Kuhn, 2004). Ensuite, selon Bornstein, l‘élitisme de la société française pourrait constituer une piste d‘explication non négligeable : « en dépit des révolutions et des républiques, [cet élitisme] a contribué à perpétuer l‘idée très répandue que les dirigeants politiques du pays, malgré tous leurs défauts, représentent une sorte d‘élite naturelle jouissant d‘une série de privilèges justifiés, parmi lesquels celui d‘avoir une vie privée à l‘abri des citoyens ordinaires » (Bornstein, 1982 : 366). Dans le même ordre d‘idées, Bornstein soutient aussi que l‘expérience monarchique en France aurait contribué à établir « une différenciation claire entre la monarchie en tant qu‘institution politique historique et l‘occupant du moment considéré comme un individu mortel et faillible » (Bornstein, 1982 : 365).

De l‘avis de plusieurs, le fait que la distinction privé/public soit conçue différemment en France et aux États-Unis aurait un impact sur les pratiques des journalistes. Dans cette perspective, c‘est parce que les journalistes français respecteraient davantage la distinction privé/public que leurs confrères américains que les affaires de nature sexuelle seraient peu nombreuses en France. Ainsi, il existerait en France un accord implicite entre les journalistes et les personnalités politiques pour ne pas que la vie privée des élus soit

exploitée20 (Bornstein, 1982; Chauveau, 2001; Garrigou, 1992; Hamedi, 2008;

Matonti, 2012; Rayner, 2007). Cette convention serait respectée de manière générale autant dans la presse régulière que dans la presse « à scandale » (Chauveau, 2001 : 34). À l‘opposé, la vie privée des dirigeants se retrouverait dans la mire des journalistes américains. Selon plusieurs auteurs, la tendance des journalistes américains à scruter la vie privée des dirigeants s‘est accentuée au cours des dernières décennies (Ben Barka, 2003; Courtine, 1994; Lhérault et Dakhlia, 2008). De l‘avis de l‘anthropologue Jean-Jacques Courtine, cette tendance est observable depuis le début des années 1970. Dans un contexte de suspicion croissante à l‘égard des élites, l‘idée selon laquelle les comportements privés

20 Mentionnons que cette tradition est déplorée par certaines figures médiatiques françaises (Coignard et Wickham, 1999) et chaudement défendue par d‘autres (Zemmour et Poivre d‘Arvor, 2000).

(33)

influencent les comportements publics se serait progressivement développée chez les journalistes (Courtine, 1994).

En résumé, l‘explication que l‘on trouve généralement dans la littérature en ce qui concerne l‘écart entre la France et les États-Unis en matière d‘affaires de nature sexuelle se fonde sur l‘idée que la distinction privé/public est mieux respectée en France qu‘aux États-Unis. Si cette explication permet de comprendre un grand nombre de situations, elle est toutefois problématique parce qu‘elle repose sur le présupposé que les comportements sexuels font nécessairement partie de la vie privée.

1.3.2 Des critiques féministes de la distinction privé/public

Héritée de la Grèce antique et en particulier de la pensée d‘Aristote (Lamoureux, 2004), la distinction privé/public est présente dans presque toute la théorie politique moderne. Toutefois, cette distinction est principalement associée au libéralisme (Okin, 2000; Pateman, 1983). En effet, le libéralisme, autant dans ses versions classiques que contemporaines, établit une séparation stricte entre les sphères publique et privée (Lamoureux, 2009 : 139). Comme le soutient Carole Pateman, cette séparation est présentée dans la théorie libérale comme si elle s‘appliquait de manière indifférenciée à tous les individus (Pateman, 1983 : 283). Or, comme le rappelle Susan Moller Okin, cette dichotomie n‘a jamais été neutre du point de vue du genre : « Un élément fondamental de cette dichotomie a été, depuis le départ, la division sexuée du travail. En effet, les hommes sont supposés être principalement responsables de la sphère économique et politique, tandis que les femmes sont supposées s‘occuper de la sphère privée » (Okin, 2000 : 350). Ainsi, les femmes ont été cantonnées à la sphère privée, tandis que les hommes se sont accaparés la sphère publique (Lamoureux, 2004 : 187). Par ailleurs, la distinction privé/public a longtemps servi de justification à la non-intervention de l‘État dans plusieurs domaines considérés comme faisant partie du privé (par exemple, la violence conjugale ou encore les soins aux enfants ou aux personnes âgées). Comme le rappelle Okin, cette non-intervention étatique n‘est pas sans conséquence : « l‘idée libérale de la non-intervention de l‘État dans la sphère domestique renforce les inégalités qui existent dans cette sphère, plutôt qu‘elle ne maintient sa neutralité » (Okin, 2000 : 375). En ce sens, le maintien d‘une distinction

(34)

privé/public rigide renforce non seulement les inégalités de genre, mais également d‘autres inégalités sociales (de classe et de « race », notamment).

Pour leur part, les féministes ont fortement remis en question le rapport entre le privé et le public (Lamoureux, 2002, 2004, 2009; Okin, 2000; Pateman, 1983; Phillips, 2000; Picq, 1995). En fait, comme le soutient Pateman, cette dichotomie est au cœur de leurs écrits et de leurs luttes politiques depuis la fin du 18e siècle (Pateman, 1983 : 281). D‘ailleurs, le slogan féministe « le personnel est politique » (ou « le privé est politique »), qui est apparu dans les années 1970, illustre cette volonté de redéfinir la relation entre le privé et le public. Selon Okin, ce slogan signifie que « ce qui se passe dans la vie personnelle, et en particulier dans les relations entre les sexes, n‘est pas imperméable à la dynamique du pouvoir, qui est généralement considérée comme caractéristique du politique » (Okin, 2000 : 363). Toutefois, comme le souligne Ann Phillips, la signification accordée au slogan « le personnel est politique » n‘est pas la même pour toutes les féministes. Certaines considèrent « tous les aspects de la vie sociale comme étant l‘expression indifférenciée du pouvoir masculin » (Phillips, 2000 : 402). Pour ces dernières, il n‘y a pas de distinction entre le privé et le public. Pour d‘autres féministes, beaucoup plus nombreuses, « le personnel est politique » renvoie surtout à l’interrelation entre les sphères privée et publique. Comme l‘explique Phillips, « celles qui défendent cette conception insistent sur le fait que les relations à l‘intérieur de la famille et du ménage sont structurées par toute une série de politiques publiques (par exemple, les politiques du logement, de la sécurité sociale et de l‘éducation); inversement, les relations au travail ou dans la politique sont façonnées par les inégalités sexuelles de pouvoir ». Dans cette perspective, l‘objectif est d‘inscrire de nouveaux sujets à l‘agenda politique. À cet égard, les féministes ont réussi dans plusieurs domaines, contribuant ainsi à l‘élargissement de la sphère du politique (Lamoureux, 2004; Phillips, 2000).

Tout en revendiquant l‘idée que le « personnel est politique », de nombreuses féministes insistent sur l‘importance de conserver une sphère privée (Lamoureux, 2002; Landes, 1998; Okin, 2000). Selon Okin, cette sphère est nécessaire à l‘épanouissement personnel : « les femmes ont autant besoin de la sphère privée que les hommes pour développer des relations d‘intimité avec les autres et pour temporairement abandonner leurs rôles et trouver les

(35)

moments de solitude nécessaires au développement intellectuel et créatif » (Okin, 2000 : 389). Quant à elle, Diane Lamoureux s‘appuie sur le contre-exemple du totalitarisme pour affirmer que l‘existence d‘une sphère privée « est essentielle à l‘épanouissement des libertés individuelles et au développement des libertés publiques » (Lamoureux, 2002 : 195).

Si on admet qu‘il faut conserver une distinction entre le privé et le public, la question de la frontière entre ces sphères se pose. Comme le soutient Lamoureux, cet enjeu est au cœur de nombreux débats : « […] la démarcation entre le privé et le public [est] un élément central du débat politique. Elle ne peut être donnée une fois pour toute et son existence constitue effectivement un objet de litige. Aucune question n‘est, en soi, politique ou non politique; tout est affaire de circonstances et de contexte » (Lamoureux, 2002 : 196). Éric Fassin abonde dans le même sens. À son avis, la frontière entre les sphères privée et publique constitue « le lieu politique par excellence, c‘est-à-dire le champ de bataille privilégié, non seulement pour les relations entre les sexes, y compris en matière de sexualité bien sûr, mais plus largement pour l‘ensemble des rapports de pouvoir […] » (Fassin, 2010 : 16). Dans cette perspective, il est pertinent de s‘intéresser à la manière dont les comportements sexuels sont classés sur l‘axe privé/public. En effet, le fait d‘associer les comportements sexuels au privé ou au public n‘est pas anodin. Comme nous le verrons dans la prochaine section, d‘un point de vue féministe, les comportements sexuels ne peuvent pas être associés au privé s‘il s‘agit de violence sexuelle.

Par ailleurs, soulignons que plusieurs féministes se sont intéressées à des affaires de nature sexuelle en les analysant sous l‘angle de la distinction privé/public (Allen, 1999; Chancer, 1998a; Rogers, 1998; Williams, 2001, 2004). Selon Paul Apostolidis et Juliet A. Williams, ce type d‘affaires met en lumière le caractère fragile, muable et contingent de la distinction privé/public :

Sex scandals are the symptomatic of contestation over where to draw the line between public and private with regard to sex, and insofar as they bring such contestation to light, they inherently deconstruct the notion of the public/private as a universal truth that is simply given to the rational mind. (Apostolidis et Williams, 2004 : 10)

(36)

Même quand les féministes n‘utilisent pas explicitement l‘angle de la distinction privé/public pour envisager les affaires de nature sexuelle, elles ont tout de même recours à l‘idée que « le personnel est politique ». Comme le suggère Williams, le fait de considérer que « le personnel est politique » permet de dépasser les enjeux particuliers et individuels d‘une affaire en particulier pour discuter d‘enjeux sociaux plus larges : « […] this is what it means to politicize the personal : to use the occasion of revelations about individual transgressions as an entry point for a critical examination of larger social forces at play » (Williams, 2004 : 223). Par exemple, utiliser l‘affaire Lewinsky pour parler de la loi américaine sur le harcèlement sexuel ou de la notion de consentement permet de

dépersonnaliser le débat et de le situer dans l‘arène politique21. En ce sens, on peut affirmer

que les féministes mettent en lumière le caractère politique des enjeux qui sont au cœur des affaires de nature sexuelle. Pour cette raison, les perspectives féministes sont particulièrement intéressantes pour l‘étude de ce type d‘affaires.

1.3.3 Violence sexuelle et sexualité consentie

C‘est en raison des luttes féministes que certains comportements autrefois jugés normaux ou acceptables et associés au domaine du « privé » sont aujourd‘hui considérés comme des formes de violence sexuelle. Sur le plan théorique, nous retenons la définition suivante de la violence sexuelle, proposée par l‘Organisation mondiale de la santé (OMS) :

Tout acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avances de nature sexuelle, ou actes visant à un trafic ou autrement dirigés contre la sexualité d‘une personne en utilisant la coercition, commis par une personne indépendamment de sa relation avec la victime, dans tout contexte, y compris, mais sans s‘y limiter, le foyer et le travail. (Jewke et al., 2002 : 165)

Le concept de violence sexuelle comprend notamment l‘agression sexuelle, le viol, la tentative de viol et le harcèlement sexuel. De manière plus précise, l‘agression sexuelle renvoie à « un acte (une pénétration, un attouchement ou une exposition de l‘intimité du corps) comportant un motif essentiellement sexuel imposé à une victime ne disposant pas

21 Mentionnons que Williams déplore le fait que les enjeux au cœur de l‘affaire Lewinsky aient été peu politisés dans le débat public. Elle estime qu‘on a assisté à une « publicisation » des comportements sexuels de Clinton, mais pas à une « politisation » de ces derniers (Williams, 2004 : 222-223). À notre avis, si ce constat s‘applique à la façon dont les médias ont traité de l‘affaire Lewinsky de manière générale, il ne vaut pas pour les féministes. Ces dernières ont fait précisément ce que préconise Williams.

(37)

de moyens physiques ou psychiques suffisants pour le repousser alors qu‘elle n‘y consent pas » (Lameyre, 2001 : 14). Le viol est une forme d‘agression sexuelle où il y a un acte de pénétration. Selon la définition de l‘OMS, « le viol est un acte de pénétration, même légère, de la vulve ou de l‘anus imposé notamment par la force physique, en utilisant un pénis, d‘autres parties du corps ou un objet. Il y a tentative de viol si l‘on essaie de commettre un tel acte » (Jewke et al., 2002 : 165). Il est à noter que la fellation forcée est considérée comme un « acte sexuel criminel » aux États-Unis et comme un viol en France (AFP, 2011). Quant à elle, la notion de harcèlement sexuel « désigne toute les conduites de nature sexuelle, qu‘elles soient d‘expression physique, verbale ou non verbale, qui sont proposées ou imposées à des personnes contre leur gré, notamment sur leur lieu de travail et qui portent atteinte à leur dignité » (Alemany, 2004 : 87). Soulignons que les différentes formes de violence sexuelle sont encadrées par le droit : si elles sont habituellement considérées en Occident comme des crimes, des délits ou comme une forme de discrimination fondée sur le sexe22, la définition légale peut varier d‘un pays à l‘autre. Il est important d‘insister sur le fait que la vaste majorité des personnes qui commettent des gestes de violence sexuelle sont des hommes, alors que la vaste majorité des victimes sont des femmes et des enfants des deux sexes. Ainsi, la violence sexuelle est d‘abord et avant tout une violence masculine (Berns 2001; Meyers, 1997; Romito, 2006). Bien entendu, cela ne signifie pas qu‘il faut adopter une position essentialiste selon laquelle les hommes sont « par nature » davantage portés à la violence sexuelle. Au contraire, il s‘agit d‘un problème qui découle des rapports sociaux de sexe. Comme l‘expliquent Keith Soothil et Sylvia Walby, le problème se situe à l‘échelle des relations sociales au sein d‘une société

22 Par exemple, aux États-Unis, le harcèlement sexuel est considéré comme une forme de « discrimination professionnelle fondée sur le sexe ». Comme l‘explique Abigail C. Saguy, « [les] États-Unis n‘ont pas de lois fédérales spécifiques au harcèlement sexuel. Le droit américain en la matière se réduit à la jurisprudence ou à des décisions de justice interprétant d‘autres lois. […] La jurisprudence actuelle sur le harcèlement sexuel au travail repose principalement sur le titre VII de la loi sur les droits civiques (Civil Rights Act) de 1964 ». En vertu de cette loi, « dans les sociétés d‘au moins quinze salariés, l‘employeur ne peut ―manquer ou refuser d‘embaucher un individu, le licencier, ou le discriminer eu égard à sa rémunération, aux termes, conditions et prérogatives de son contrat de travail, en raison de sa race, de sa couleur, de sa religion, de son sexe ou de son origine nationale‖ ». Dans les années 1970, les féministes américaines ont fait reconnaître que le harcèlement sexuel constituait une forme de discrimination sexuelle au travail en vertu de cette loi (Saguy, 2012 : 91-92). Soulignons que le harcèlement sexuel se limite au monde du travail aux États-Unis (Saguy, 2012 : 96).

Figure

Tableau 1 – Allégations pour chacune des affaires DSK et version de Strauss-Kahn
Figure 1 – Enjeux liés aux comportements sexuels des figures publiques
Tableau 4 – Nombre de textes par évènement
Figure 2 – Codification des articles descriptifs pour l’affaire du Sofitel
+2

Références

Documents relatifs

Partout dans le monde, la chanson en langue française est utilisée dans l’apprentissage du français aussi bien dans les écoles qu’à l’université : l’enseignant peut la

Unlike previous work that emphasized the relatively low impact of network and disk performance on the completion time for Spark workloads on a single cluster (meaning the CPU tends

La mise en conformité de la politique comptable de l’entreprise avec les normes édictées par le Comité International des Normes Comptables («international Accounting Standard

Il existe deux grandes options pharmacologiques dans le traitement des troubles an- xieux, à savoir les benzodiazépines qui visent un soulagement rapide mais sans

Cette observation confirme l’hypothèse émise dans la section 1.5.3 page 23 que, dans le cas d’un système de quatre tourbillons contrarotatifs, la rotation des tourbillons secondaires

Les scores obtenus à l’inventaire du cycle circadien coïncident avec les données de la littérature respectivement (protocole génétique BP). Les sujets sont

Dans le Traité du vain combat, Yourcenar fait découvrir au lecteur que l’amour homosexuel n’est pas un vain désir, respectant ainsi la philosophie socratique qui conçoit le

Pour cela nous allons étudier les connaissances et le changement de comportement de patients diabétiques de type 2 adressés par leur médecin généraliste à des séances