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Les clés de l‘opposition entre Scott et ses critiques

CHAPITRE 5 – DEBAT SUR LA « THEORIE FRANÇAISE DE LA SEDUCTION »

5.2 Les clés de l‘opposition entre Scott et ses critiques

Comment comprendre l‘opposition entre Scott et les tenants de la « théorie française de la séduction »? Ces derniers, comme Scott, s‘intéressent aux rapports entre les femmes et les hommes dans la société française et ailleurs. Par contre, à la différence de l‘historienne

américaine, ils n‘ont pas recours au concept de genre dans une perspective critique73. Dans

son article « Le genre : une catégorie d‘analyse toujours utile? », Scott affirme que le concept de genre est bien peu utile quand il est utilisé de manière descriptive ou essentialiste. Selon elle, s‘intéresser aux rôles qui sont assignés aux femmes et aux hommes n‘est pas un exercice suffisant (Scott, 2009 : 9). À ses yeux, le genre est un outil qui permet de déconstruire les rapports entre les sexes. Comme l‘explique Elsa Dorlin, « le genre n'est pas tant ce qu'il faut déconstruire, que ce par quoi il est possible de déconstruire les cadres discursifs (et donc historiques) dans lesquels les rapports de pouvoir se sédimentent en rapports de domination » (Dorlin citée dans Confavreux, 2011 : 1). Dans les écrits associés à la « théorie française de la séduction », on s‘intéresse très peu aux rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes; les inégalités semblent affaiblies en grande partie par le jeu de séduction qui s‘opère entre les deux sexes. Ainsi, selon Bereni et ses collègues, la

« théorie française de la séduction » fait l‘erreur de considérer les femmes et les hommes comme des êtres « désocialisés, affranchis des inégalités et libres des rapports de force » :

[Faire] de la séduction la clé d‘un harmonieux commerce entre hommes et femmes, c‘est oublier que séduire, c‘est parvenir à conduire l'autre sur son propre terrain. Or les deux protagonistes engagés dans un rapport de séduction ne sont pas des individu(e)s désocialisés, affranchis des inégalités et libres des rapports de force. Mettre en équivalence et en égalité les deux acteurs, c‘est penser la séduction sur le mode de la magie qui annulerait les inégalités incorporées dans les esprits. (Bereni et al., 2011 : 21)

Selon Scott, il est nécessaire d‘interroger, d‘historiciser et de critiquer les rapports femmes-hommes, de même que les catégories « femmes» et « hommes» (Scott, 2009 : 8). Ozouf, Habib et Raynaud ne se situent pas du tout dans cette perspective. En effet, ces derniers mettent l‘accent sur « le doux commerce entre les sexes », l‘harmonie et la complémentarité entre les sexes. Comme l‘explique Christian Schiess, la notion de complémentarité s‘appuie sur l‘idée que les différences entre les femmes et les hommes sont immuables et même souhaitables :

La notion de complémentarité vient pour sa part renforcer [la] réification des différences pour les figer encore davantage. Affirmer la complémentarité des femmes et des hommes, c‘est en effet non seulement présenter leurs différences comme indépassables, mais cela revient en outre à leur conférer une valeur positive et souhaitable. Dans une telle perspective, la complémentarité serait comme la main invisible qui assurerait que la somme des différences entre les femmes et les hommes, présentées comme symétriques, aurait pour résultat la satisfaction des intérêts de toutes et de tous dans un projet égalitaire. (Schiess, 2010 : 3)

À la lumière de cette explication, on comprend pourquoi la notion de complémentarité est problématique pour Scott. D‘une part, il s‘agit d‘un présupposé naturaliste qui fait apparaître les différences entre les femmes et les hommes comme étant figées. D‘autre part, la notion de complémentarité évacue complètement les dimensions de pouvoir et de domination qui sont présentes dans les rapports femmes-hommes.

Il est pertinent de souligner que Théry et Scott, dans le débat qui les oppose, ont toutes les deux fait référence à la notion de différentialisme. Plus précisément, Théry écrit que le féminisme anglo-saxon est différentialiste, tandis que le féminisme français est universaliste (Théry, 2011 : 16). De son côté, Scott affirme que la pensée de Habib et ses

collègues est marquée par le différentialisme (Scott, 2011c : 20). Le différentialisme est un courant qui « soutient que les hommes et les femmes sont, par essence et ontologiquement, très différents » (Baril, 2005 : 41). En outre, le différentialisme suppose que « chacun des deux sexes est porteur d‘une psychologie, d‘une culture, de qualités, de valeurs différentes » (Baril, 2005 : 41). Bien entendu, il est inexact de qualifier l‘ensemble du féminisme américain ou anglo-saxon de différentialiste, puisque celui-ci est marqué par la diversité74. Par ailleurs, peut-on associer Ozouf, Habib et Raynaud au différentialisme? Dans leurs travaux, ces auteurs s‘appuient sur la différence sexuelle sans la remettre en question. Ils expriment un attachement certain envers cette différence; elle leur apparaît comme étant fondamentale et précieuse. En outre, ils ont recours à l‘idée de complémentarité entre les sexes, qui repose sur le présupposé que les deux sexes sont fondamentalement différents et qu‘ils ont des rôles distincts à exercer. Pour toutes ces raisons, si on se réfère à la définition présentée précédemment, on peut affirmer que les trois auteurs se situent dans une perspective différentialiste. Il est intéressant de mentionner que Ozouf, comme Théry, se réclame fermement d‘un féminisme français universaliste et se dissocie du féminisme américain différentialiste (Ozouf, 1999 : 391). Comment expliquer que ces deux intellectuelles rejettent explicitement le différentialisme tout en défendant des positions qui peuvent y être associées? C‘est sans doute parce que l‘étiquette « différentialiste » constitue un « référent forcément négatif dans le contexte du féminisme

académique français »75 (Lépinard, 2007 : 99).

5.3 Le débat sur la « théorie française de la séduction » et les