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Littoral de Wajdi Mouawad : un acte de métacommunication

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Academic year: 2021

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MYLENE RIVEST

LITTORAL DE WAJDI MOUAWAD : UN ACTE DE MÉTACOMMUNICATION

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en Littérature et arts de la scène et de

l'écran

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2011

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Dans ce mémoire, nous nous intéressons à la première version publiée de la pièce Littoral de Wajdi Mouawad en tant qu'elle se présente comme un acte de métacommunication. La pragmatique de la communication, de même que la narratologie, soutiennent notre étude du texte dramatique. Considérant d'abord les interactions complémentaires entre la génération aînée et celle de la jeunesse, nous remarquons que la crise existentielle vécue par cette dernière est tributaire d'un conflit intergénérationnel impossible à résoudre en raison de l'absence de métacommunication entre les interactants, ce qui entraîne une rupture de la relation. La jeunesse se voit alors privée d'une partie de son histoire et tente de se reconstruire. Notre analyse de la pièce porte ensuite sur les dialogues avec soi-même parce qu'ils contribuent à la résolution de la quête identitaire en incitant les jeunes à remettre en question leur existence passée et présente, et en ce sens, à

métacommuniquer. Enfin, nous consacrons notre dernier chapitre aux interactions symétriques dans la pièce, particulièrement à la possibilité qu'elles offrent à la jeunesse de retisser le lien avec leurs origines, et donc, avec leur identité, par le

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Ill

Remerciements

Je tiens d'abord à souligner le travail exemplaire de ma directrice, Madame Irène Roy, dont la grande disponibilité et la profonde humanité m'ont permis de mener à terme mes études de maîtrise. Je veux également remercier les grands-mamans d'Alice, ma fille adorée, qui se sont généreusement proposées pour me donner un coup de main lorsque le temps me manquait et rendait difficile l'avancement de la rédaction de mon mémoire. Je dois aussi mentionner le soutien constant de ma meilleure amie, Annie, toujours prête à accueillir mes décisions, à écouter le récit de mes réussites et de mes déceptions. J'adresse de sincères remerciements à ma famille et à mon amoureux parce qu'ils ont influencé à la poursuite de mes études de maîtrise en manifestant leur confiance inébranlable en ma capacité de réussir. Enfin, je remercie les membres du jury pour leur lecture attentive de mon mémoire, et pour la générosité et la qualité de leurs commentaires. Plus particulièrement, je souhaite mettre en évidence la remarquable lecture préalable réalisée par Madame Elizabeth Plourde qui m'a permis d'enrichir considérablement mon mémoire.

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A Yvette... ..pour Alice

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Table des matières

Introduction 7 Chapitre 1 : Présentation du cadre théorique et méthodologique 13

1.0. Introduction 13 1.1. La pragmatique 14

1.1.1. Système 14 1.1.2. Redondances et règles 16

1.1.3. Relations symétrique et complémentaire 17

1.1.4. Ponctuation 19 1.1.5. Métacommunication 20 1.2. Narratologie 22 1.2.1. Temps 22 1.2.2. Mode 23 1.2.3. Voix 24 1.3. Conclusion 26 Chapitre 2 : Les relations complémentaires 27

2.0. Introduction 27 2.1. Standardiser la perte 28

2.1.1. Le thanatologue 29 2.1.2. Le préposé, l'agent et le vendeur 31

2.2. Des systèmes rigides 34 2.2.1. « La famille » 34 2.2.2. « Les villageois » 41

2.2.3. Hakim 44 2.2.4. Maintenir le statu quo 44

2.3. Conclusion 47 Chapitre 3 : Le dialogue avec soi-même 49

3.0. Introduction 49 3.1. Dynamique du système discursif 50

3.1.1. Wilfrid, héros-narrateur 52 3.1.2. De la fascination autoscopique 58 3.2. Les personnages imaginaires 62

3.2.1. L'équipe de cinéma 63 3.2.2. Le récit épistolaire du père 66

3.2.3. « Répétition » 70 3.2.4. Le chevalier Guiromelan 73

3.2.5. L'imagination comme régulateur du système de communication 75

3.2.6. La narration antérieure 77

3.3. Conclusion 79 Chapitre 4 : Les relations symétriques 81

4.0. Introduction 81

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4.1.1. L'Autre : un guide dans la noirceur 83 4.2. Maintenir la communication : spécifier la relation 86

4.2.1. La reconnaissance 86 4.2.2. Les escalades symétriques 90

4.2.3. « Un complexe d'éléments en interaction » 94

4.3. Conclusion 100

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Introduction

Dans ce mémoire, nous nous intéresserons à la pièce Littoral de l'acteur, auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad, créée pour la première fois en 1997, à Montréal, lors du 7e Festival de Théâtre des Amériques. Cet événement a donné

lieu à une tournée mondiale qui a conduit Littoral jusqu'au prestigieux Festival d'Avignon en 1999. La tournée s'est terminée au cours de cette même année alors que le Théâtre La Licorne a présentée, le temps de quelques soirs, le spectacle. En 2004, Mouawad s'est consacré à la réalisation d'une adaptation cinématographique de la pièce. Puis, il est revenu à Avignon en 2009, où il a proposé une nouvelle version dramatique de Littoral, qui s'est révélée être la première partie d'un spectacle d'envergure constitué des pièces de la tétralogie qu'elle forme désormais avec Incendies (2003), Forêts (2006) et Ciels (2008).

À un premier niveau, la pièce raconte les pérégrinations d'un personnage, Wilfrid, cherchant un lieu de sépulture significatif afin d'y déposer le corps de son père. Il tente d'obtenir une place dans le caveau appartenant à sa famille maternelle, mais ses oncles et ses tantes refusent sa requête. Il choisit alors de s'exiler au pays de ses ancêtres en amenant avec lui le cadavre, croyant pouvoir l'y enterrer convenablement. Mais les habitants ont connu la guerre : les cimetières débordent et la présence du cadavre ne les réjouit guère. Lors de son périple, Wilfrid fait néanmoins la connaissance de Simone, qui l'encourage dans sa quête et lui offre son aide. Ensemble, ils quittent le village natal du père, ce qui donne lieu à une succession de rencontres déterminantes, autant pour ces deux jeunes personnages que pour les autres, qui accepteront de faire partie de cette aventure.

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positionnent les uns par rapport aux autres. En ce sens, le discours des personnages porterait plus profondément sur les relations humaines et, de ce fait, la pièce se présenterait comme un acte de métacommunication. Cette notion, empruntée aux théories de la pragmatique de la communication, s'applique « lorsque nous ne nous servons plus de la communication pour communiquer, mais pour communiquer sur la communication1 ». Comment l'étude de la

dynamique interactionnelle entre les personnages de Littoral peut-elle éclairer ce phénomène de métacommunication? En quoi la cohabitation des modes discursifs dialogique et narratif dans l'écriture de la pièce y participe-t-elle? Que révèlent les échanges avec les personnages imaginaires à propos de ce même phénomène? Ce sont autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans ce mémoire, en étudiant les redondances pragmatiques dans le texte de Littoral en vue d'en comprendre le fonctionnement et la signification. Bien qu'une seconde version de la pièce ait été publiée à la suite de la reprise à Avignon, nos observations se feront à la lumière de la première édition, soit celle parue en 19992. Par ailleurs, nous ne tiendrons pas compte de la mise en scène que

Mouawad a faite de sa propre pièce.

Dès les premières représentations de Littoral, le public et la critique ont manifesté un enthousiasme et un intérêt certain à l'égard du travail de Mouawad, ce qui a généré un nombre considérable d'articles dans les revues spécialisées et les journaux. Ces articles permettent de faire état de la réception critique du spectacle et de constater à quel point son impact sur le milieu culturel, tant au Québec qu'à l'étranger, est considérable. La plupart de ces textes nous renseignent également sur les origines libanaises de Mouawad et sur les raisons qui l'ont amené à

1 Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil (Coll. Points essais), 1972, p. 29.

2 Wajdi Mouawad, Littoral, Montréal, Leméac (Coll. Actes sud - Papiers), 1999,135 p.

Désormais, les références à cette édition de Littoral seront insérées dans le texte de la façon suivante : (« L : », suivi du numéro de la ou des pages).

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s'installer en France, puis dans notre pays. Ces informations importent dans la mesure où elles éclairent la position de la critique par rapport à la présence d'un artiste d'origine étrangère, aujourd'hui solidement implanté au Québec. Cet intérêt à l'égard de l'auteur libanais se fait également sentir dans les rares études universitaires sur le texte dramatique de Littoral, la majorité des autres études portant sur sa mise en scène. Celles sur le texte sont surtout d'ordre religieux. Le mémoire de Catherine Sirois, notamment, questionne les « assises spirituelles dans la dramaturgie » mouawadienne3. En ce sens, nos recherches

s'ouvrent sur un terrain quasi inexploré compte tenu du manque d'études sur d'autres aspects de cette œuvre de Mouawad.

Le succès4 et le mérite de Littoral vont bien au-delà de l'intérêt de la critique pour

Mouawad en tant qu'auteur migrant5. Nous pouvons les attribuer à d'autres

aspects de cette création caractéristique de la dramaturgie québécoise des vingt dernières années. En effet, l'écriture de Littoral alterne entre les narrations et les dialogues, entre le rêve et la réalité, ce qui déplace incessamment le spectateur en différents endroits et à plusieurs époques, et confère à la pièce son côté ludique. Ce qui ressort également, ce sont les thèmes à la fois intemporels et universels abordés par l'auteur dans la pièce, comme la mort, la guerre, le rapport à l'Histoire et à l'Autre. Nous croyons donc que Littoral mérite d'être étudié dans une perspective plus vaste permettant d'aller au-delà des études réalisées antérieurement. Par conséquent, notre mémoire aura aussi comme objectif de compléter ce qui a déjà été amorcé par la critique et la recherche, en essayant de faire la lumière sur le travail de cet artiste issu de la « nouvelle dramaturgie ».

3 Catherine Sirois, « Quête identitaire et engagement éthique : les assises spirituelles dans la dramaturgie de Wajdi Mouawad : études des Mains d'Edwige au moment de la naissance, de Littoral et de Rêves », mémoire de maîtrise en théâtre, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2004, 149f.

4 Prix littéraire du Gouverneur général (2000).

L'expression « auteur migrant » est employée à partir des années 1980 pour désigner une vague d'écrivains qui, après avoir été exilés de leur pays natal, créent des œuvres en français plutôt que dans leur langue maternelle.

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Ainsi, les redondances pragmatiques de la pièce, auxquelles s'ajoute le discours tenu par Mouawad lors des entrevues accordées à des journaux et des revues et, en particulier, au sociologue Jean-François Côté6, m'incitent d'emblée à examiner

Littoral en tant qu'acte de métacommunication. Ces échanges témoignent de l'importance que revêt la parole dans la dramaturgie mouawadienne. De plus, la création de la pièce coïncide avec la fondation du Théâtre Ô Parleur7 par

Mouawad et la comédienne Isabelle Leblanc, et leur aura « permis de définir la vocation de la compagnie [...] en l'ancrant définitivement dans un théâtre de prise de parole8 ». En ce sens, l'étude de Littoral sous l'angle de la métacommunication

permettra de mieux saisir l'ampleur de la démarche artistique de Mouawad. Les éléments clés de notre travail seront donc les thèmes de la pièce, la dynamique des formes discursives et les interactions entre les personnages, pouvant tous être liés au concept de métacommunication, aussi bien que le discours esthétique de Mouawad.

Nos recherches s'inspireront du cadre théorique de la « nouvelle communication » développé par l'école de Palo Alto, aux États-Unis, à partir des années 1950. Nous prendrons plus particulièrement appui sur l'approche pragmatique telle que proposée par Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson dans Une Logique de la communication (1972). Cette approche consiste en l'étude des effets pragmatiques de l'échange humain sur le comportement de l'individu, dans le but de dégager les règles qui le régissent. C'est ce que nous envisageons de faire dans ce mémoire en examinant notamment le phénomène de métacommunication afin de comprendre son fonctionnement et sa signification. Partant de la définition de Watzlawick donnée précédemment, nous formulons donc l'hypothèse que la métacommunication se manifesterait dans Littoral à

6 Jean-François Côté, Architecture d'un marcheur: entretiens avec Wajdi Mouawad, Montréal, Leméac (Coll. Écritoire), 2005, p. 132.

7 En 2000, Wajdi Mouawad renonce à s'occuper du Théâtre Ô Parleur pour se consacrer, de janvier 2000 à juin 2004, à la direction artistique et à la codirection générale du Théâtre de Quat'sous.

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11 travers la dynamique des formes discursives et des niveaux de réalité d'une part, et l'établissement et le maintien d'un système de communication fondé sur des rapports égalitaires d'autre part. De ce fait, les théories sur la narration de Gérard Genette nous permettront de mieux saisir les particularités formelles du discours de la pièce de Mouawad. Néanmoins, ce sont surtout les écrits de Watzlawick sur la pragmatique de la communication qui nous seront utiles pour mener à bien notre étude de Littoral.

Nous consacrerons notre premier chapitre à l'exposition du cadre théorique et méthodologique sur lequel s'appuieront nos analyses de Littoral. Nous présenterons brièvement l'approche pragmatique et nous nous arrêterons à l'explication des concepts communicationnels que nous avons retenus pour notre travail. Nous considérerons par la suite les notions de « temps », de « mode » et de « voix », issues des théories sur la narration de Gérard Genette.

Notre deuxième chapitre portera sur le conflit intergénérationnel que révèle notre analyse des interactions complémentaires dans l'œuvre de Mouawad, et sur la problématique qu'il soulève pour les personnages. En effet, nous verrons que les deux générations, soit celle des aînés et celle des plus jeunes, conçoivent la mort et les relations humaines si différemment que la communication entre les deux parties en devient impossible. Nous montrerons que cette absence de communication engendre un sentiment de vide existentiel pour Wilfrid, de même que pour Simone et pour la jeunesse en général.

Dans notre troisième chapitre, nous démontrerons que le dialogue avec soi-même se présente comme une solution temporaire mais néanmoins efficace à l'absence d'interactions entre les individus. Nous remarquerons que ce type d'échange à sens unique prend la forme de narrations qui entrecoupent, de façon redondante, les moments d'action. Pour cette première partie du chapitre, nous prendrons plus

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spécialement appui sur le cadre théorique proposé par Genette dans Discours du récit (2007). Puis, en deuxième partie, nous verrons que le dialogue avec soi-même s'impose également lors des interactions entre les personnages imaginaires et les jeunes personnages, principalement Wilfrid. Ces interactions contribuent à la résolution de la problématique liée à la rupture de la communication entre les générations, en cela qu'elles entretiennent un lien étroit avec la métacommunication, au même titre que les narrations.

Les rencontres entre les jeunes personnages occupent une place dominante à partir du quatrième acte de Littoral. Le rétablissement de la communication permet aux personnages de se reconnaître en l'Autre par le partage de referents communs. Le maintien de cette communication rend aussi possible la reconnaissance de leur passé, de leur histoire et de leurs aînés, ce qui se présente comme une condition sine qua non à la résolution de la problématique inhérente à la rupture de la communication entre les générations dans la pièce de Mouawad. C'est ce que nous voulons démontrer dans notre quatrième chapitre, soit que l'identité des protagonistes réside dans ce réseau d'échanges de nature principalement symétrique, et que ce même réseau doit son émergence, comme nous le verrons, à la métacommunication. Les analyses présentes dans cette dernière partie de notre mémoire porteront donc sur les interactions symétriques entre Wilfrid, Simone et leurs pairs.

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Chapitre 1

Présentation du cadre théorique et méthodologique

1.0. Introduction

La parole, dans la dramaturgie mouawadienne, se manifeste comme un instrument privilégié de la construction du récit. En effet, indépendamment de la mise en scène, il incombe en grande partie à la parole d'en décrire les contextes interactionnels et spatiotemporels. De ce fait, l'approche pragmatique, préoccupée par l'étude de la communication humaine, s'avère « fondamentale pour comprendre le fonctionnement de la parole1 » dans Littoral, dont les

caractéristiques formelles du discours s'apparentent bien souvent au genre narratif. En ce sens, les théories sur la narratologie de Gérard Genette, considéré comme le fondateur de la discipline, bien qu'elles considèrent peu l'écriture proprement dramatique, apporteront le vocabulaire nécessaire et complémentaire à une compréhension plus efficace du système discursif de la pièce. Dans ce premier chapitre, nous présenterons tout d'abord les origines et les particularités de la pragmatique, et nous définirons les concepts que nous avons jugés pertinents pour notre étude de Littoral. Par la suite, nous nous intéresserons à certaines notions narratologiques abordées par Genette dans Figures III et reprises dans Discours du récit.

1 Anne Ubersfeld, Les termes clés de l'analyse du théâtre, Paris, Seuil (Coll. Mémo : Lettres), 1996, p. 67.

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1.1. La pragmatique

Depuis les années 1950, des chercheurs américains de diverses disciplines telles que l'anthropologie (Gregory Bateson, Edward T. Hall, Ray Birdwhistell), la sociologie (Erving Goffman, Alex Mucchielli) et la psychiatrie (Paul Watzlawick, Albert Scheflen), contribuent au développement d'une approche différente de l'étude de la communication humaine, soit la pragmatique. Bien qu'il représente une nouvelle école de pensée, a priori, le mouvement naît indépendamment de la connaissance des différents chercheurs et des croisements possibles entre leurs domaines de recherche respectifs, de sorte qu'il se voit attribuer l'appellation de « Collège invisible ».

Aussi nommée la « Nouvelle communication », la pragmatique oppose au schéma linéaire élaboré, en 1949, par le mathématicien Claude Shannon un modèle de communication circulaire. Les théoriciens du « Collège invisible » conçoivent l'étude de la communication humaine sous l'angle d'« un système à multiples canaux auquel l'acteur social participe à tout instant, qu'il le veuille ou non : par ses gestes, son regard, son silence, sinon son absence...2 ». L'approche

pragmatique consiste donc en l'étude des effets du comportement des individus, aussi nommés « interactants », et du contexte - sociopolitique, culturel, relationnel, et même, spatiotemporel - dans lequel ils se déroulent, sur leurs échanges du fait qu'ils s'influencent, se complètent et s'éclairent.

1.1.1. Système

Par « système », l'on entend un « ensemble d'éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d'un but3. » Pour le scientifique Joël de Rosnay, cette

définition, bien qu'elle soit assez complète, demeure insatisfaisante : un système,

2 Yves Winkin [dir.], La nouvelle communication, Paris, Seuil (Coll. Points essais), 1981, p. 7. 3 Joël de Rosnay, Le macroscope : vers une vision globale, Paris, Seuil (Coll. Points essais), 1975, p. 101.

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tel que la politique, l'économie, l'écologie ou la communication, doit être considéré comme étant ouvert, c'est-à-dire « en relation permanente avec son environnement [avec lequel] [i]l échange énergie, matière, informations4 » pour

pouvoir évoluer et se maintenir, mais la poursuite « d'un but » suggère la permanence d'un état stable. Or, le concept de rétroaction, emprunté à la cybernétique et introduit en sciences humaines par l'anthropologue Gregory Bateson, lui est étroitement lié et laisse supposer que ses frontières soient poreuses aux influences de l'extérieur. Il les reçoit comme de nouvelles données, nommées « entrées » (ou input), et les traite de façon à pouvoir s'y adapter et modifier, à son tour, lors des « sorties » (ou output}, le milieu duquel il est issu. Comme des « boucles de rétroaction », « la cause produit l'effet et l'effet retentit sur la cause, devenant lui-même une cause5. » La rétroaction « positive »

correspond à l'arrivée d'informations inhabituelles dans le système, ce qui a pour conséquence de bouleverser son état d'équilibre. La rétroaction dite « négative » permet d'atténuer les conséquences reliées à cet emballement du système et assure ainsi son évolution et sa survie. Elle confère donc au système une certaine stabilité que nous ne devons néanmoins pas considérer comme étant immuable.

Pour qu'ils puissent se maintenir, les systèmes ouverts doivent présenter l'avantage d'être « homéostatiques ». Cette propriété assure tout d'abord leur adaptabilité aux changements. En effet, une trop grande rigidité les conduirait nécessairement à l'entropie, c'est-à-dire au désordre, voire au démantèlement. Joël de Rosnay, dans son essai Le macroscope, illustre bien l'importance de la capacité d'adaptation des systèmes en donnant comme exemple la domestication de l'énergie par l'homme. Afin d'assurer sa survie, celui-ci a appris à utiliser les différentes sources d'énergie de la nature. Par intérêts mercantilistes, il s'est ensuite employé à les exploiter abusivement, sans se soucier des conséquences

4 Joël de Rosnay, Le macroscope : vers une vision globale, Paris, Seuil (Coll. Points essais), 1975, p. 101-102.

5 Paul Watzlawick, La réalité de la réalité : confusion, désinformation, communication, Paris, Seuil (Coll. Points essais), 1978, p. 69.

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néfastes que cela pourrait avoir sur l'environnement. Il doit désormais repenser sa façon de les consommer s'il veut préserver l'état habitable de sa planète. L'homéostasie se réfère donc à cette aptitude des systèmes à se réguler - donc à se maintenir - en faisant usage de boucles de rétroaction positives et négatives. Elle peut aussi désigner la structure stable sur laquelle s'est construit un système, et qui contribue à son autorégulation. Au même titre que la résistance absolue aux changements serait susceptible de provoquer une atrophie du système, une perméabilité accrue menacerait son existence en produisant un emballement général. Bref, pour assurer sa survie, paradoxalement, un système doit se maintenir dans un état « d'équilibre dynamique6».

1.1.2. Redondances et règles

Un système atteint sa stabilité en enregistrant, au moyen du « processus stochastique7 », les modifications provoquées à la suite de l'entrée de nouvelles

informations en son sein. De ce fait, il n'a pas à se réadapter lors de l'arrivée de situations similaires, car il a développé des « redondances » (ou « patterns8 »), qui

lui confèrent une structure solide et lui permet de bien réagir à l'aléatoire. Pour le chercheur qui se donne comme cadre d'analyse la pragmatique, il importe d'être attentif à ces redondances parce qu'elles lui permettent de comprendre les règles qui président au fonctionnement de toute communication et de dégager des modèles d'interaction. En somme, « un système [...] se trouve doté de la possibilité de stocker des adaptations antérieures pour s'en servir éventuellement plus tard9. »

6 Joël de Rosnay, Le macroscope : vers une vision globale, op. cit., p. 32.

Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication, op. cit., p. 29.

8 Idem. 9 Idem.

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17 À la manière d'un jeu, quel qu'il soit, les échanges entre les humains sont gérés par une succession de « coups », ceux-ci étant déterminés, et donc limités, par des directives préalablement établies. La communication humaine peut être comparée aux échecs. Un individu ignorant les règles de ce jeu pourrait observer des joueurs en action pendant un temps. Il verrait que les déplacements du fou, par exemple, se font diagonalement, mais que la tour n'est déplacée qu'en ligne droite, verticalement ou horizontalement. Il finirait par connaître les coups permis et interdits, et pourrait donc établir le mode de fonctionnement du jeu d'échecs. Il en va ainsi des relations humaines. Si nous nous penchions attentivement sur le déroulement d'une communication entre deux individus, nous remarquerions que l'un adopte, en présence de l'autre et dans un contexte donné, un type de comportement en particulier auquel répond, à sa façon, son partenaire, et ainsi de suite. Chaque comportement se répercute sur la poursuite des échanges et en limite nécessairement les possibilités de réponses, comme c'est le cas pour un joueur d'échecs qui agit en fonction des restrictions imposées par les déplacements, effectués par son adversaire, des pièces sur l'échiquier. Par contre, contrairement aux joueurs d'échecs, les interactants communiquent constamment sans nécessairement être pleinement conscients des règles sous-jacentes à leurs relations.

1.1.3. Relations symétrique et complémentaire

Les types de relations humaines se regroupent selon deux catégories. Pour la première, le terme « symétrie » est employé afin de caractériser des rapports entre individus fondés sur l'égalité. Les interactants adoptent alors l'un envers l'autre des comportements similaires. Il en va ainsi des relations fraternelles, amicales et amoureuses lorsqu'elles se déroulent dans des situations non conflictuelles. La « complémentarité » sert à désigner la deuxième catégorie. Cette dernière repose sur la maximisation des différences entre les interactants, chacun occupant respectivement les positions supérieure (ou haute) et inférieure (ou basse), et ce,

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de façon tout à fait saine. Certaines relations, comme celles entre un parent et son enfant, un professeur et son étudiant, et un médecin et son patient, exigent que les uns dépendent de l'autorité, du savoir ou de la protection des autres et sont complémentaires par nécessité. Même dans le cas de la symétrie, il arrive que les interactants se positionnent à des niveaux différents pendant un temps. Par exemple, au cours d'une conversation, le principal locuteur se situerait dans une position supérieure par rapport à son interlocuteur qui se contenterait essentiellement de lui prêter une oreille attentive. Dans la mesure où la relation retrouve son équilibre, elle n'est nullement problématique.

Certaines relations peuvent tout de même être pathologiques. En ce qui a trait à la symétrie, les interactants rivalisent occasionnellement entre eux pour différents motifs. Une « escalade symétrique » se produit alors : momentanément, la relation symétrique traverse un état de crise. Entre les individus, par exemple, nous dirions qu'ils vivent un conflit; et entre les pays, qu'ils sont en guerre. L'escalade symétrique, bien qu'elle place les interactants dans une situation problématique, n'est cependant pas entièrement mauvaise puisqu'elle remplit une fonction d'homéostasie. Normalement, l'expression des tensions encourage la résolution des conflits, et la dynamique des échanges peut redevenir stable jusqu'à ce que survienne une autre escalade, et ainsi de suite.

Lorsque des interactants s'approprient des rôles qui ne sont pas les leurs, des pathologies plus importantes se développent au sein des relations. Dans le cas de la « pseudosymétrie », alors que les partenaires devraient occuper des positions complémentaires, l'un d'eux choisit d'établir des rapports égalitaires avec l'autre et l'oblige, par la même occasion, à se situer à un même niveau alors que cela ne devrait pas être le cas. L'amitié entre une mère et son adolescent s'apparente à la pseudosymétrie. L'aspect pathologique réside dans la figure d'autorité parentale que ne représente plus la mère, créant ainsi la confusion en ce qui a trait au rapport tutélaire qui devrait prévaloir ici.

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19

La « métacomplémentarité » doit aussi être considérée comme étant particulièrement pathologique. Une relation de dépendance s'installe parce que l'un des partenaires laisse ou contraint l'autre à entretenir de tels rapports. La centralisation des pouvoirs entre les mains d'un nombre limité d'individus, voire d'un seul homme, dans le cadre d'un régime dictatorial en est un exemple révélateur. Le pouvoir est ainsi exercé de manière arbitraire; le peuple est contraint de s'y soumettre et, s'il refuse, il est réprimé par le dictateur.

1.1.4. Ponctuation

La ponctuation correspond au point de vue des interactants sur une séquence d'échange et, de ce fait, elle modèle leur système de communication. Par exemple, une personne se croyant peu aimée des gens en général pourrait se comporter de manière distante à leur égard. Pour leur part, ils seraient susceptibles d'interpréter cette attitude comme de l'indifférence et lui manifesteraient peu d'intérêt, ce qui aurait pour effet de confirmer l'assertion de départ de la personne en retrait, soit qu'elle n'est pas très appréciée. L'ambiguïté de la relation réside moins dans les comportements fautifs adoptés par les partenaires que dans leurs ponctuations divergentes des faits :

Le fait d'ordonner des séquences dans un sens ou dans un autre crée ce qu'on peut appeler sans exagération des réalités différentes. [...] et décider qui fut le premier, c'est le problème de l'œuf et de la poule. Les gens persistent à ignorer la divergence de leurs points de vue et imaginent naïvement qu'il n'existe qu'une réalité et d'elle qu'une seule vision (à savoir la leur); avec la conséquence que quiconque voit les choses différemment doit être ou méchant ou fou10.

10

Paul Watzlawick, La réalité de la réalité : confusion, désinformation, communication, op. cit., p. 68-69.

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Il en est ainsi puisque les modèles d'interaction échappent en partie à la conscience des partenaires impliqués dans les échanges. Par conséquent, leur perception de leurs rapports peut être discordante à l'occasion et engendrer des conflits. Nous dirions alors qu'ils « ponctuent » différemment une séquence de communication.

1.1.5. Métacommunication

Le concept de « métacommunication » désigne une information sur la communication. Celle-ci est donnée par le rapprochement fait plus ou moins consciemment par les interactants entre les aspects « indice » et « ordre », inhérents à leurs échanges. L'indice correspond au contenu du message transmis par le locuteur. Il fait appel au « langage digital », c'est-à-dire à un code linguistique appris et connu par un groupe de gens déterminé. L'ordre, quant à lui, se réfère au décodage du message reçu par l'interlocuteur. Il concerne davantage l'aspect relationnel de la communication, car l'interprétation que l'interlocuteur en fait résulte « d'un ensemble d'éléments dont très peu sont directement liés à l'échange immédiatement précédent11 ». Demander l'heure à quelqu'un peut avoir

plusieurs sens selon la nature de la relation : outre une demande de renseignement (indice), la question peut suggérer, entre autres, le mécontentement de l'un face au manque de ponctualité récurrent de l'autre (ordre). Le « langage analogique », à savoir la communication non verbale, sert à préciser le sens du message :

Qu'est-ce donc que la communication analogique? La réponse est relativement simple : pratiquement toute communication non verbale. Toutefois, ce terme peut être trompeur; souvent en effet on restreint son sens aux seuls mouvements corporels, au comportement connu sous le nom de kinesthésie. À notre avis, il faut y englober posture, gestuelle, mimique, inflexions de la voix, succession, rythme et intonation des mots, et toute autre

n Alex Mucchielli, Les situations de communication : approche formelle, Paris, Eyrolles, 1991, p. 19.

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manifestation dont est susceptible l'organisme, ainsi que les indices ayant valeur de communication qui ne manquent jamais dans tout contexte qui est le théâtre d'une interaction12.

En contribuant à la compréhension du message par le récepteur, l'aspect « ordre » devient une information sur une information, ce qui en fait inéluctablement une métacommunication.

La métacommunication se réfère également à l'utilisation de la communication à des fins de conceptualisation. Le langage ne sert plus uniquement à communiquer, mais à tenir un discours conscient et distancié sur les relations humaines. Le chercheur, qui identifie des modèles d'interaction, et les individus, qui discutent du bon ou du mauvais fonctionnement de leurs rapports, métacommuniquent puisqu'ils se placent en retrait de la communication, ce qui rejoint la définition du préfixe « meta », soit « qui se situe à l'extérieur du système13 », et qui confère ce second sens au concept de métacommunication.

Bref, lorsqu'on métacommunique, on fait usage de la communication pour parler de la communication.

Dans le traitement de relations pathologiques, la métacommunication s'avère déterminante. En permettant aux interactants d'exprimer leurs points de vue sur leur relation, de verbaliser leur ponctuation, elle met au jour les réalités divergentes :

Ce que nous pouvons par contre observer dans presque tous les cas de communication pathologiques [...], c'est l'existence de cercle vicieux qu'on ne peut pas briser tant que la communication ne devient pas elle-même objet de

12 Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication,

op. cit., p. 60.

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la communication, autrement dit tant que les partenaires ne sont pas capables de métacommuniquer14.

Ainsi, la métacommunication, en contribuant à la résolution de conflits relationnels, est homéostatique.

1.2. Narratologie

À l'instar de la dramaturgie contemporaine, la pièce Littoral emprunte considérablement aux procédés de l'écriture romanesque. Deux modes discursifs distincts construisent en alternance le récit de la pièce de Mouawad : « celui où l'on raconte15 » au moyen du dialogue, « forme fondamentale et exemplaire du

drame16 », et « celui que l'on raconte17 » par la voix du narrateur, et qui est le

propre du genre narratif. Dans ce mémoire, nous nous intéresserons à cette dynamique entre les procédés des discours narratif et dramatique dans Littoral, du fait qu'elle entretient un lien étroit avec la métacommunication. Pour mener à bien ces analyses, nous emprunterons aux écrits sur la narratologie de Gérard Genette les aspects « temps », « mode » et « voix ».

1.2.1. Temps

Ce premier aspect de la narratologie se rapporte à l'analyse des relations temporelles entre le récit, soit « la manière dont les faits sont relatés par un système18 », dans ce cas-ci linguistique, et l'histoire, ou « diégèse ». En fait,

14 Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication, op. cit., p. 94.

Gérard Genette, Discours du récit, Paris, Seuil (Coll. Points essais), 2007, p. 245.

16 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, édition revue et corrigée, Paris, Armand Colin, 2006, p. 89.

17 Gérard Genette, Discours du récit, op. cit., p. 245. 18 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 228.

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23

l'ordre chronologique des événements constitutifs de l'histoire coïncide rarement avec « l'ordre de leur apparition dans le récit19 ».

Deux principaux procédés discursifs participent à cette discordance temporelle entre le récit et l'histoire. L'« analepse » est fréquemment employée pour raconter un événement antérieur au moment où le narrateur a choisi de faire commencer son histoire. Cela suppose l'enchevêtrement de deux temporalités au sein du récit, soit le présent contemporain de l'acte narratif, et le passé reconstitué, nécessaire à la narration de cet événement qui a déjà eu lieu. La « prolepse », seconde manœuvre narrative, sert à évoquer à l'avance un événement qui, par rapport au point de départ de l'histoire, ne s'est pas encore produit. Elle occupe donc une fonction d'anticipation, voire de prophétie.

1.2.2. Mode

Le « mode » consiste en l'étude des particularités du discours narratif qui confèrent ou non une distance entre le narrateur et les événements qu'il raconte, d'une part, et les paroles qu'il cite, d'autre part. C'est l'observation de cette distance qui permet de « connaître la précision du récit et l'exactitude des informations véhiculées20 ».

La transposition du discours prononcé dans le récit narratif passe nécessairement par une instance narrative dont le degré d'effacement permet d'évaluer la distance qui la sépare des propos qu'elle rapporte. Le « discours narrativisé » consiste en l'intégration par le narrateur des paroles du personnage à son propre discours. En ce sens, le récit apparaît moins distant puisque la « voix du personnage » peut être

19 Maurice Delcroix et Fernand Hallyn, Introduction aux études littéraires : méthodes du texte, Paris, Duculot, 1987, p. 195.

20 Lucie Guillemette et Cynthia Lévesque, « La narratologie », dans Louis Hébert [dir.], Signo [En ligne]. http://www.signosemio.com/Genette/narratologie.asp [Site consulté le 22 mars 2011].

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considérablement « brouillée » par l'interprétation qu'en fait le narrateur21. Le

« discours transposé », quant à lui, confère une certaine distance au récit compte tenu que les paroles sont introduites par une locution déclarative telle que : « il m'a dit que...». Enfin, dans le «discours rapporté», le personnage est cité directement de sorte que « la narration est transparente22 », et le récit,

certainement plus objectif.

1.2.3. Voix

Le « mode narratif », comme le soulève Genette, tente de répondre à la question : « qui voit?23 »; la « voix » consiste plutôt à s'interroger afin de reconnaître celui

« qui parle24 », car « la situation narrative d'un récit de fiction ne se ramène jamais

à sa situation d'écriture25 ». Ainsi, lorsque l'histoire est narrée par l'un de ses

personnages, le narrateur se nomme « homodiégétique ». Ce personnage peut être témoin des événements relatés ou bien héros. Le terme « autodiégétique » est privilégié par Genette pour décrire cette seconde variante du narrateur homodiégétique. Si le narrateur est une entité étrangère à l'histoire qu'il raconte, il est dit « hétérodiégétique ». La relation qu'entretient la voix narrative avec l'histoire permet donc de déterminer le type de narrateur.

Par ailleurs, le narrateur peut se positionner à différents niveaux par rapport aux événements du récit qu'il raconte. Lorsqu'il s'adresse, implicitement ou explicitement, au lecteur, il est considéré comme étant « extradiégétique », du fait qu'il se situe au même niveau que le destinataire, soit en dehors de la diégèse. Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, par exemple, l'auteur Jean-Jacques

21 Maurice Delcroix et Fernand Hallyn, Introduction aux études littéraires : méthodes du texte, op. cit., p. 178.

22 Idem.

' Gérard Genette, Discours du récit, op. cit., p. 190. 24 Idem.

25 Gérard Genette, Discours du récit, op. cit., p. 237.

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Rousseau raconte ses jours heureux passés à l'écart de la société et fait appel à la compassion du lecteur. Cependant, si les événements racontés dans le récit concernent les personnages eux-mêmes et que l'adresse au lecteur est, par conséquent, implicite, l'acte narratif se positionne à un niveau identique à celui de la diégèse; il est alors nommé « intradiégétique » ou, tout simplement, « diégétique ». Enfin, un personnage intradiégétique peut narrer à son tour une histoire dont le contenu se situe à un niveau « métadiégétique » par rapport au récit principal auquel il vient se greffer. Le niveau métadiégétique désigne donc l'emboîtement de deux récits, l'un considéré comme principal, ou premier, et l'autre dit métadiégétique, ou second. L'on retrouve ce procédé narratif fréquemment dans les contes fantastiques de Guy de Maupassant. Par exemple, dans le conte intitulé La main, l'histoire débute par une réunion entre un juge et des habitants de Paris qui tentent de résoudre l'énigme d'un crime (récit premier). Cet événement devient l'occasion pour le juge de raconter une aventure similaire à laquelle il aurait pris part, soit celle d'un Anglais assassiné en apparence par une main amputée qui se serait réanimée (récit second). Le récit premier reprend à la fin du conte lorsque le juge avance une hypothèse susceptible d'expliquer rationnellement cet événement invraisemblable et terrifiant. Le récit métadiégétique ne remplit pas les mêmes fonctions selon qu'il participe à la construction de la diégèse par l'apport d'informations complémentaires ou qu'il influence la poursuite des échanges. Dans le premier cas, il sert d'explication; dans le second, de persuasion.

Enfin, la relation temporelle qu'entretient la voix narrative avec la diégèse peut être différente selon le récit. Fréquemment, les événements sont relatés au passé, la narration prend alors une position « ultérieure » par rapport au temps de la diégèse. La coexistence de deux temporalités au sein d'un même récit correspond à la narration « intercalée ». Alors que le passé permet de revenir sur des événements, le présent contemporain de l'acte narratif rend possible l'expression des pensées et des sentiments à leur sujet. Lorsque les deux temporalités

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coïncident parfaitement, la voix narrative se définit comme étant « simultanée ». Enfin, plus rarement, elle est « antérieure » à la diégèse, comme dans le cas des récits prophétiques.

1.3. Conclusion

Ainsi, dans ce mémoire, nous aurons pour cadre théorique et méthodologique la pragmatique de la nouvelle communication, que nous mettrons en complémentarité avec certains concepts issus des études sur le récit narratif de Genette. Nous nous référerons plus spécialement aux ouvrages de Paul Watzlawick, notamment à Une Logique de la communication, qu'il a coécrit avec Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, parce qu'il y présente une synthèse fort importante des principaux axiomes de la pragmatique. Les chapitres suivants auront pour objet d'étude le fonctionnement de la métacommunication dans la pièce Littoral, du dramaturge et romancier Wajdi Mouawad, du fait qu'elle se présente comme un long discours sur la communication humaine. Ce concept de métacommunication demeure donc l'élément central de notre mémoire.

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Chapitre 2

Les relations complémentaires

2.0. Introduction

Comme nous l'avons mentionné au chapitre premier, « [tjout échange de communication est symétrique ou complémentaire selon qu'il se fonde sur l'égalité ou la différence1. » Ainsi, au-delà du fait qu'il transmet de manière inconsciente ou

non des informations, l'être humain, en communiquant, attribue à lui-même et à autrui une place dans la relation, et, par la même occasion, contribue à la définition de leur identité respective. Effectivement, « tout discours est produit à partir de questions fondamentales à savoir : 'qui suis-je pour toi?' et 'qui es-tu pour moi?'2 »

La « place » ne correspond donc pas seulement au statut social prédéterminé des interactants, mais se réfère à l'identité qu'ils assument dans le contexte de communication. Le fondement d'une relation viable ne peut avoir lieu pour les interactants que si leur identité respective est à la fois semblable et différente. Alors que le partage de referents communs permet leur participation au vécu d'autrui, il s'avère aussi nécessaire pour eux de posséder une identité propre, distincte, de manière à conserver une part de leur autonomie, car « [l]a proximité et la fusion comme l'extériorité et l'altérité rendent difficile, (sic) la communication3 ».

Or, dans Littoral s'installe une coupure intergénérationnelle qui rend difficile le rapport à l'Autre et enferme les protagonistes dans la solitude, ce qui apparaît comme un facteur déterminant dans la quête identitaire du personnage principal, Wilfrid, et de ses pairs qui viendront se greffer à lui au cours de son périple. Ainsi,

1 Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil (Coll. Points essais), 1972, p. 68.

! Alex Mucchielli, Les situations de communication : approche formelle, Paris, Eyrolles, 1991, p. 9. 3 Ibid, p. 31.

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dans ce chapitre, nous considérerons les interactions complémentaires de même que les contextes dans lesquels elles se déroulent de manière à pouvoir en comprendre le fonctionnement et en dégager la problématique inhérente à la communication intergénérationnelle.

2.1. Standardiser la perte

Dans Littoral, la problématique soulevée par la situation de communication émerge au moment où le personnage principal entreprend de s'occuper du service funéraire de son père, retrouvé sans vie et seul, assis sur un banc, près d'un cours d'eau. En fait, la responsabilité qui incombe à l'orphelin d'enterrer le cadavre de son père le contraint à aller à la rencontre de l'Autre, et à définir et affirmer ses valeurs, ce qui, comme le constate la metteure en scène Geneviève L. Biais, apparaît comme un motif récurrent dans la dramaturgie mouawadienne : « Stable au départ, leur existence bascule, et ils sont entraînés vers une réalité très différente de la leur, qui remet en question les paramètres de leur vie et leurs valeurs4. » Nous pouvons alors mieux comprendre la correspondance entre la

perte du père, dans Littoral, et le sentiment de perte de soi vécu par Wilfrid :

Jamais de toute ma vie je me suis senti seul, parce que j'ai toujours été seul. Mais j'ai l'impression qu'en levant le voile qui me sépare de ce cadavre, je vais mourir moi aussi. On est où là? on est où? et moi, je suis qui moi, je suis

qui? (L:27)

Jusqu'à ce jour, la vie avait été relativement simple pour le personnage, mais la mort de son père l'amène à « lever le voile » sur son existence. La succession des énoncés interrogatifs, qui témoigne de l'absence soudaine de points de repère, rend compte de l'état de crise qui s'amorce pour le personnage.

4 Geneviève L. Biais, « Wajdi Mouawad : regard vers un ailleurs troublant », dans Les Cahiers de

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29

L'orphelin se voit dans l'obligation d'adhérer à une marche à suivre qui consiste à identifier le corps de son père pour pouvoir en disposer par la suite. Guidé par les infrastructures en place, il peut alors récupérer les documents officiels de l'autopsie et les quelques effets personnels du défunt, se procurer un costume convenable, et décider des arrangements mortuaires. Or, Wilfrid, dérouté par la brutalité des événements, trouve difficilement compensation dans les rencontres avec le thanatologue, responsable de l'autopsie, puis avec le préposé au poste de police, l'agent des pompes funèbres et le vendeur de vêtements. Leurs discours, apparemment empathiques, reflètent plutôt l'application rigoureuse d'un protocole prescrit par leur profession, instaurant ainsi une dynamique interactionnelle caractéristique de la complémentarité.

2.1.1. Le thanatologue

La teneur des propos de Wilfrid et de ceux du thanatologue, à la scène « Morgue », semble inconciliable en ce qui a trait à la manière d'entrevoir la mort et de se comporter en sa présence. Alors que le premier éprouve une angoisse certaine à l'idée de devoir reconnaître le visage de son père dissimulé sous un drap blanc, le deuxième demeure manifestement imperturbable à la vue du cadavre :

LE THANATOLOGUE. Bonjour, bonjour, bonjour! Veuillez excuser l'odeur, on a eu une fuite de gaz. Il est un peu tôt pour ce genre de choses, mais avant de vous donner le moindre détail, il vous faut reconnaître le corps. Vous êtes le fils, n'est-ce pas?

WILFRID. Oui.

LE THANATOLOGUE. Je l'aurais parié, vous lui ressemblez beaucoup. [...] WILFRID. Vous êtes sûr que c'est nécessaire?

LE THANATOLOGUE. Si vous voulez savoir de quoi est mort votre père, vous devez procéder à l'identification.

WILFRID. Mais puisque vous dites que je lui ressemble, ça veut dire que vous l'avez reconnu.

LE THANATOLOGUE. Je n'ai pas le choix. Ce n'est rien, vous allez voir. C'est toujours moins impressionnant qu'on imagine. [...]

WILFRID. Je ne suis pas capable, je ne suis pas capable!

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LE THANATOLOGUE. Dans ce cas, je ne pourrai pas vous remettre le corps de votre père.

WILFRID. Mais bordel, puisque c'est lui!

LE THANATOLOGUE. C'est lui, mais vous devez l'identifier quand même! Tenez, regardez, ce n'est pas si dur, je le regarde, moi, je le vois, je l'observe, et ça ne me fait aucun effet! (L : 25-26)

Malgré quelques essais, Wilfrid ne parvient pas à échapper à la règle et à éviter l'étape préliminaire de l'identification : le thanatologue se rapporte inflexiblement à la marche à suivre. La réitération constante de la consigne à l'endroit de Wilfrid installe ainsi une conversation volontairement impersonnelle et encourage peu la poursuite des échanges puisque son déroulement parait décidé d'avance. Le thanatologue se soumet consciemment à un protocole qui apparaît superflu pour le protagoniste. En effet, dès lors que le thanatologue l'aperçoit, il constate sa ressemblance physique avec le mort. Wilfrid souligne alors la simple formalité du geste d'identification et, donc, son inutilité. La situation lui semble d'autant plus absurde que le thanatologue avoue qu'il sait que « [cj'est lui », c'est-à-dire le cadavre de son père, mais qu'« [il doit] l'identifier quand même » (L : 26).

Le thanatologue ne se comporte pas différemment lorsque Wilfrid lui réclame le droit de rester seul avec son père et de le regarder une deuxième fois. Malgré l'insistance de la requête, il se contente de rappeler le règlement : il n'a « pas le droit » de lui laisser revoir le cadavre; il « ne peu[t] pas »; « [c]e n'est pas possible » (L : 28). Le protocole est donc fermement maintenu, mais la rigidité des propos en est atténuée par le thanatologue qui représente le pouvoir décisionnel comme étant indépendant de lui-même en rappelant les règles de fonctionnement de l'établissement par une formulation syntaxique impersonnelle. Au cours des échanges, dans cette scène, le discours du thanatologue demeure donc essentiellement pragmatique, ce que viennent accentuer la multiplication des formules de politesse, telles que « [j]e suis désolé » (L : 28) et « [j]e vais vous demander » (L : 28), et la constance du vouvoiement, qui précèdent les commandements. Pour le thanatologue, le corps du père « n'est qu'un cadavre,

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31 au même titre que le poulet au fond [du] congélateur » (L : 26), alors que Wilfrid se sent personnellement interpellé par la situation qui, de toute évidence, le rend inconfortable au point de remettre en question la façon dont il doit procéder à l'enterrement du défunt.

2.1.2. Le préposé, l'agent et le vendeur

Nous avons remarqué que, du point de vue de la forme et du contenu, les propos tenus par le thanatologue variaient peu, modelant ainsi sans équivoque un discours protocolaire. La scène 8, « Procédures », présente des similarités sémantiques importantes avec la scène « Morgue » qui la précède et que nous venons d'étudier. D'une part, les questions adressées à Wilfrid par les personnages qui prennent part à la séquence d'échanges, soit le préposé, l'agent et le vendeur, sont sensiblement les mêmes, et font appel à des réponses également semblables. D'autre part, l'organisation du discours correspond à ce que Michel Vinaver a nommé le « bouclage différé » du fait que « l'apparition d'une réplique trouve son 'point d'accrochage' non dans celle qui la précède mais dans une réplique antérieure5» :

Wilfrid est dans deux bureaux et un magasin. Un préposé, un agent des pompes funèbres, un vendeur.

LE PRÉPOSÉ. Monsieur? L'AGENT. Bonjour, monsieur. LE VENDEUR. Monsieur désire?

WILFRID. On m'a dit de venir vous voir. On m'a dit de venir vous voir. J'ai besoin de vous voir.

LE PRÉPOSÉ. C'est à quel sujet? L'AGENT. C'est à quel sujet?

WILFRID. C'est pour les affaires de mon père. Pour les affaires de mon père. Mon père. (L : 33)

5 Jean-Pierre Ryngaert [dir.], Nouveaux territoires du dialogue, Paris, Actes sud (Coll. Actes sud Papiers), 2005, p. 22.

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La didascalie, au début de la scène, indique la coexistence de plusieurs contextes spatiotemporels, ce qui explique l'absence de continuité dans le partage des voix. Par exemple, dans les deux premières répliques, les discussions amorcées par le préposé et l'agent ne rencontrent leur interlocuteur qu'à la quatrième réplique, alors que Wilfrid, qui jusque-là s'était tu, prend la parole.

Aussi, la réplique d'un personnage peut ne correspondre à aucune interlocution apparente dans le texte. Il y a, pour ainsi dire, « non-bouclage », c'est-à-dire qu'une « réplique surgit, trouant le tissu textuel, sans antécédents apparents6 ».

La toute fin de l'extrait l'illustre précisément alors que les paroles : « Mon père », prononcées par Wilfrid, se veulent la réponse à une question, possiblement formulée par le vendeur, qui a pourtant été supprimée de la séquence d'échanges.

Il revient alors au lecteur de reconstruire l'enchaînement logique des dialogues et de combler les vides.

Bien que l'organisation morcelée des dialogues de la scène « Procédures » se distingue formellement de la continuité des échanges entre Wilfrid et le thanatologue, il n'en demeure pas moins que, dans les deux cas, la communication se construit à partir d'un même cadre de référence, soit le suivi consciencieux d'un protocole imputable à la profession. L'attribution apparemment aléatoire des répliques et l'absence de cadres spatiotemporels précis enlèvent toute altérité aux personnages du préposé, de l'agent et du vendeur. La ritualisation associée à l'enterrement des défunts n'est alors qu'une question de « procédures », comme l'indique le titre de la scène 8, assumée par des entreprises privées et publiques. La mort se présente comme une activité mercantiliste. Les entreprises funéraires s'occupent des dépouilles, de l'exposition à la mise en terre, et les moyens financiers conditionnent le choix des arrangements davantage que les convictions d'ordre moral et religieux. D'ailleurs,

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la réponse du thanatologue à la question de Wilfrid qui se demande ce qu'il doit faire avec le cadavre de son père à la suite de l'identification apparaît éloquente quant au lien étroit existant entre la mort et l'argent :

WILFRID. Qu'est-ce qui arrive avec le corps de mon père? [...]

LE THANATOLOGUE. Si vous voulez qu'il soit incinéré sans être exposé, ce n'est pas très cher, assez économique, mais sinon vous pouvez l'exposer, puis soit l'enterrer, soit l'incinérer avec ou sans office, avec ou sans fleurs, avec une petite voiture, une grande voiture, deux grandes voitures, trois grandes voitures, ça dépend de vos moyens, de vos croyances. Vous n'avez qu'à aller au premier étage, vous demandez aux renseignements, vous choisissez les arrangements qui vous arrangent et nous on s'occupe de tout. (L : 30)

Les croyances sont évoquées de manière évasive contrairement à l'énumération importante, et croissante, de biens et de services monnayables en échange desquels les endeuillés peuvent être déchargés des dépouilles. Ainsi, l'agent des pompes funèbres et le vendeur proposent de « s'occuper de tout », Wilfrid bénéficiant jusqu'à la faveur de ce dernier qui « ne [lui] charge pas la taxe » étant donné que sa situation d'orphelin le rend « suffisamment éploré ainsi » (L : 34-35). Cependant, Wilfrid ressent une angoisse profonde au moment de choisir un endroit où y déposer le corps de son père :

WILFRID. C'est à ce moment-là, monsieur le juge, exactement là que j'ai été gagné par une soudaine angoisse. Je ne savais pas du tout où je devais l'enterrer moi, mon père, je ne connaissais pas du tout la marche à suivre pour trouver un endroit où enterrer quelqu'un. (L : 34)

La confusion ainsi créée par l'éclatement de la structure des dialogues et l'absence de repères spatiotemporels précis ne sont que le reflet de l'état d'esprit du personnage principal pendant cette scène où il lui revient de s'occuper des obsèques de son père. Mais, bien qu'il lui serait possible de trouver rapidement un lieu de sépulture malgré qu'il lui paraisse dénué de sens, il opte finalement pour une place auprès de sa défunte mère, ce qui l'oblige à se

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tourner vers les membres de sa famille maternelle à qui appartient le caveau dans lequel elle repose.

2.2. Des systèmes rigides

Alors que pour Wilfrid, il semble approprié de réunir dans la mort un homme et une femme qui se sont aimés toute leur existence, il se voit confronté à ses oncles et à ses tantes. Ceux-ci ne peuvent concevoir l'idée de rapprocher leur défunte sœur, à qui ils vouaient un amour incommensurable, du père de Wilfrid, indigne, selon eux, de recevoir un tel honneur. De toute évidence, la requête de Wilfrid ne sera pas entendue, ce qui l'encouragera à se rendre au pays de ses parents, jusqu'alors inconnu pour lui, dans l'espoir d'y trouver un lieu de sépulture significatif. Toutefois, les habitants ne seront pas plus réceptifs à sa demande que les membres de sa famille. Alors qu'en se rapprochant de ses origines, Wilfrid espérait trouver l'empathie indispensable à la concrétisation de son projet d'enterrer dignement son père, l'indifférence marquée de la génération de ses aînés à l'égard des défunts, génération représentée par la famille et les habitants du pays d'accueil, éloigne les protagonistes et favorise peu l'établissement d'une communication durable, au même titre qu'avec les personnages des scènes « Morgue » et « Procédures ».

2.2.1. « La famille »

D'entrée de jeu, la ressemblance entre les discours des tantes, Lucie et Marie, et des oncles François et Michel apparaît clairement dans les scènes intitulées « La famille » et « Salon funéraire ». Les répliques qui leur sont attribuées se répètent presque systématiquement, ce qui, du point de vue de la structure, se rapproche de la stratégie convoquée dans le cadre de la scène « Procédure ». De plus, les

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35 personnages poursuivent un même objectif de communication, soit l'expression d'une apparente empathie à l'égard de l'orphelin :

TANTE MARIE. Wilfrid!

ONCLE MICHEL. Mon dieu! Wilfrid! TANTE LUCIE. Quel drame!

TANTE MARIE. C'est terrible! TOUS. Horrible!

TANTE MARIE. Vraiment horrible! ONCLE FRANÇOIS. Oh oui! [...]

TANTE LUCIE. Qu'est-ce que tu vas faire maintenant, Wilfrid? ONCLE FRANÇOIS. Qu'est-ce que tu vas faire?

ONCLE MICHEL. C'est vrai ça, qu'est-ce que tu vas faire?

ONCLE EMILE. Il ne va rien faire du tout! Qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse?

TANTE LUCIE. Emile! Je t'en prie! Essaie d'être un peu délicat avec ce garçon! (L : 35-36)

Leur appartenance à un même groupe, soit ladite « famille » maternelle de Wilfrid, transparaît ainsi dans l'absence presque totale de variations dans les répliques des personnages. L'intégrité grinçante des propos de l'oncle Emile, qui témoignent sans équivoque de son insensibilité, voire de son agacement à l'égard de la situation vécue par son neveu et de sa demande, semble le situer en marge du groupe. Or, à la suite de chacune des répliques désobligeantes prononcées par l'oncle Emile intervient la famille qui tente d'en atténuer la déstabilisante honnêteté au moyen de trois stratégies de communication différentes.

Comme première stratégie, plus ou moins explicitement, les oncles et les tantes de Wilfrid exigeront d'Emile qu'il se taise. Ils réitéreront ainsi le nom dudit personnage, à savoir « Emile », qui sera suivi, la plupart du temps, d'un point d'exclamation réprimant le caractère intempestif de ses paroles. Bien souvent, quelques courtes phrases, telles que « j e t'en prie» (L : 36-37, 41-42) et « n e t'énerve pas » (L : 37), viennent s'ajouter en guise d'insistance polie auprès du personnage pour lui signifier que l'on exige le silence de sa part. Puis, à mesure

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que les échanges se poursuivent, ce qui paraissait au départ comme une demande insistante se transforme en injonction. Les répliques : « Voyons! » (L : 39), « Ça suffit! » (L : 40) et « Arrête! » (L : 46), encore plus brèves que les consignes précédentes, de même que le recours fréquent au mode impératif le laissent deviner.

Face au refus d'obtempérer de l'oncle Emile, la famille se voit dans l'obligation d'utiliser une seconde tactique pour éviter l'objet assurément conflictuel de la discussion, soit la réunion des défunts parents de Wilfrid dans une même sépulture. Elle tentera subtilement de faire oublier cette problématique au cœur même de leur communication au profit d'une autre de moindre importance :

WILFRID. Écoutez! Je sais que vous n'aimiez pas beaucoup mon père, mais si vous voulez vraiment faire quelque chose pour moi, ce serait de comprendre que ces deux-là se sont aimés beaucoup et qu'ils méritent de se retrouver ensemble, après vingt-six ans de séparation.

[...]

TANTE MARIE. Mais nous aimions beaucoup ton père, pourquoi dis-tu que nous ne l'aimions pas?

TANTE LUCIE. Nous l'aimions beaucoup! (L : 38)

L'information contenue dans un message « peut avoir des sens variés, selon le mot7 », ou la séquence d'échanges, sur lequel les interactants doivent mettre

l'accent. Dans ce dialogue, les tantes insistent sur une partie du message transmis par Wilfrid, partie qui, du point de vue de ce dernier, n'a guère d'importance par rapport à ce qu'il veut leur faire entendre. Alors qu'il entame ouvertement la discussion au sujet de l'enterrement de son père, les tantes ne retiennent que le début du message formulé par leur neveu qui fait état de leur aversion à l'égard du défunt, ce qui leur permet d'agir sur la relation entre les aspects « indice » et « ordre », que nous avons définie dans le chapitre précédent,

Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication, op. cit., p. 51.

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37 et d'influencer la poursuite de l'échange. En créant délibérément la confusion en ce qui a trait à la manière de ponctuer l'information contenue dans le message, elles évitent de répondre à la question posée par leur neveu et de s'exposer à une dynamique interactionnelle conflictuelle. Cependant, ce dernier ne se laisse pas tromper et persiste dans son intention d'obtenir l'accord de ses oncles et de ses tantes :

WILFRID. Alors pourquoi donc mon père aurait pas le droit d'être enterré avec ma mère? ou si vous préférez, si vous voulez vous sentir vraiment impliqués, pourquoi donc ma mère, votre sœur, aurait pas le droit d'être enterrée avec mon père, son mari? Il me semble que ça va de soi, non? Il me semble que ce serait une façon de la remercier, ma mère, elle qui vous a élevés justement! [...] Il me semble alors que ce serait normal que vous lui rendiez ce service, que l'homme qu'elle a aimé se retrouve avec elle à jamais dans le même endroit!

TANTE MARIE. Quand ta mère est morte, Wilfrid, on lui a donné la plus belle place dans le caveau familial.

TANTE LUCIE. C'était une place qui lui revenait!

WILFRID. Mais je m'en fous de la plus belle place dans le caveau. Ça a beau être la plus belle place, ça doit être une place froide et seule!

TANTE MARIE. Ne sois pas méchant, Wilfrid; nous aimions beaucoup ta mère... (L : 38-39)

Dans cet extrait, les tantes, Marie et Lucie, feignent d'ignorer les explications de leur neveu au sujet de l'importance d'honorer sa mère, une femme admirable, selon leurs dires, en raison de son dévouement inconditionnel envers ses frères et soeurs, en enterrant auprès d'elle son mari. En s'arrêtant davantage sur la remise en doute possible de leur neveu quant à la reconnaissance et à l'amour qu'elles éprouvaient pour leur sœur plutôt que sur le sens que peut revêtir la réunion des époux dans la mort, tel que Wilfrid tente de les en convaincre, elles reprennent ni plus ni moins la même tactique que dans la séquence précédente, qui consiste à confondre leur interlocuteur de manière à ce que la discussion s'engage dans une direction différente. Elles ne parviennent pourtant pas à leurs fins et, devant la conviction profonde de Wilfrid d'enterrer ensemble ses parents, elles n'ont d'autre choix que de recourir à une troisième stratégie : le compromis.

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S'efforçant de trancher la poire en deux, les tantes suggèrent de « trouver [au défunt] une place dans le cimetière, pas trop loin » (L : 41 ) de leur sœur. Par contre, la raison qu'elles évoquent pour justifier une telle proposition, à savoir le fait que dans le caveau familial, « toutes les cellules sont déjà réservées » (L : 41), diffère radicalement de celle énoncée auparavant par l'oncle Emile. Celui-ci prétend que le père de Wilfrid, « un salaud de la pire espèce » (L : 39), ne mérite pas d'être enterré auprès de sa femme parce qu'il aurait abusé d'elle du temps de leur jeunesse en la forçant à mener à terme une grossesse qui la ferait inévitablement mourir au moment de mettre l'enfant au monde, comme le leur avait fait savoir le médecin. Ainsi, les propos contradictoires des deux partis renforcent l'idée que le compromis des tantes n'est qu'un effort supplémentaire déployé par la famille pour ne pas rejeter catégoriquement la requête de Wilfrid et être contrainte d'expliquer, conséquemment, les motivations profondes de leur refus d'inhumer le défunt dans le caveau familial, telles que formulées par l'oncle Emile.

L'entente implicite sur laquelle s'établit le modèle d'interaction entre les membres de la famille ne permet pas de situer le personnage de l'oncle Emile à l'écart du groupe. En effet, l'ensemble des stratégies qu'ils utilisent, qu'il s'agisse d'exiger le silence, d'essayer de réorienter le sujet d'une conversation ou de proposer un compromis, n'apparaît, en fait, que comme une tentative d'euphémisation des paroles désobligeantes prononcées par Emile. Certes, les propos des tantes, Marie et Lucie, et des oncles François et Michel sont nettement moins incisifs, mais il reste qu'à aucun moment ils n'acquiescent à la demande de Wilfrid. Celui-ci, finalement, demeure le seul personnage à ne pas pouvoir faire partie du groupe. Aussi, la dernière séquence d'échanges de la scène « La famille », en plus d'annoncer le passage à la scène suivante et en un autre lieu (le « Salon funéraire »), se présente comme une démonstration ludique mais éloquente de leur comportement de communication. L'oncle Emile, une fois de plus, manifeste son mécontentement à l'égard de sa famille parce qu'il n'accepte pas que tous se soient mis d'accord pour passer subitement de la cuisine, dans l'appartement de

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Wilfrid, au salon mortuaire, pour cause que ce lieu leur donne un prétexte supplémentaire pour l'empêcher de s'exprimer (L : 42-43). Cette façon qu'ont les personnages de s'autoreprésenter, c'est-à-dire qu'à travers leur discours, ils renvoient au texte dramatique lui-même8, relève d'une stratégie dramaturgique

favorisée par Wajdi Mouawad. En jouant avec les conventions théâtrales, l'auteur ne donne pas tout à voir aux spectateurs et, par le fait même, il les force à faire appel à leur imagination :

Le théâtre qui m'intéresse est celui qui mène à l'expérimentation, et par là, au paradoxe. Car tout cela n'est pas vrai. Ce paradoxe est crucial, car il est au centre de ce qui me permet d'obliger le spectateur à se rendre compte qu'il a une imagination. Pour cela, il me faut parvenir à créer un univers où le spectateur est pris en flagrant délit d'imagination. Il y a une scène, dans Littoral, où les personnages sont en crise les uns avec les autres, parce qu'ils n'arrivent pas à se mettre d'accord sur le lieu où ils se trouvent. L'espace est vide, aucun décor réaliste n'indique une cuisine ou une forêt. Il suffit donc de dire qu'il est dans une chambre à coucher pour que nous nous y retrouvions9.

Dans cette séquence, outre l'effet de distanciation produit par le métadiscours des interactants sur leur propre condition de personnages de théâtre et la tonalité comique qu'elle confère à la scène, l'autoreprésentation, aussi nommée « autoréférentialité10 », propose une définition des règles sur lesquelles s'est

construit le système de communication de la famille, qui consistent à taire l'entente tacite du refus de la requête de Wilfrid et des raisons qui justifient une pareille décision. En ce sens, les enjeux conflictuels de la situation de communication dépassent largement les contingences matérielles, soit le lieu de la discussion. L'autoreprésentation peut être perçue comme une quatrième et ultime stratégie afin de maintenir le silence, et donc, la stabilité du système, constamment menacée par les attaques de l'oncle Emile à l'endroit de Wilfrid et de l'insistance

8 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, édition revue et corrigée, Paris, Armand Collin, 2006, p. 209.

9 Jean-François Côté, Architecture d'un marcheur : entretiens avec Wajdi Mouawad, Montréal, Leméac (Coll. Écritoire), 2005, p. 132.

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de ce dernier à vouloir obtenir une place dans le caveau. Cette quatrième stratégie s'avère plus efficace que les précédentes, car Emile oublie momentanément le caveau familial et s'acharne futilement sur l'emplacement de leur rencontre. Ainsi, le modèle d'interaction repose assurément sur cette convenance entre les membres de la famille qui consiste à ne pas réanimer le passé pour ainsi mieux étouffer le conflit.

À la suite des scènes « La famille » et « Salon funéraire », qui mettent fin au premier acte, le personnage principal se retrouve inévitablement devant une impasse. Les oncles et les tantes refusent catégoriquement de concéder cette place dans le caveau familial réclamée par leur neveu, voire de discuter avec lui de cette éventualité. Wilfrid demeure également imperturbable quant à sa décision de donner un sens au décès de son père. Ainsi que nous l'avons vu au chapitre premier, une perméabilité trop accrue au changement ne permet pas à un système, dans ce cas-ci la famille, de survivre :

Il faut bien que toutes les familles qui ne se disloquent pas soient liées par une certaine rétroaction négative qui les caractérise, et qui leur permet de résister au « stress » imposé par le milieu et les membres mêmes de la famille. Les familles perturbées se montrent particulièrement réfractaires au changement et manifestent souvent une remarquable aptitude à maintenir le statu quo à l'aide d'une rétroaction négative11.

Le mutisme des oncles et des tantes, de même que le regard qu'ils portent sur la situation de communication, inconciliable avec celui de leur neveu, ne peuvent qu'éloigner les protagonistes au point de rendre impossible le maintien d'une relation viable. Wilfrid ne parvient pas à concrétiser son projet parmi les siens, pas plus qu'il n'avait accepté de laisser les entreprises funéraires le décharger de ses responsabilités. C'est par la découverte de lettres écrites par son père à son

11 Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson, Une logique de la communication, op. cit., p. 144.

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