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De la vérité poétique : enquête sur la théorie ricoeurienne de la métaphore

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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De la vérité poétique

Enquête sur la théorie ricœurienne de la métaphore

Mémoire

Joël Bégin

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Le présent mémoire a pour objet la vérité dans les arts poétiques telle que la conçoit Paul Ricœur. Nous concentrant sur ce procédé de langage qu’est la métaphore, nous cherchons à montrer que même les productions langagières qui paraissent déliées des contraintes de la concordance au réel mettent en jeu une référence. Le déni de cette référence relève, selon Ricœur, d’une conception réductrice du langage et de la réalité induite par l’importation de présuppositions scientifiques dans les divers domaines de l’expérience humaine. À la faveur du déploiement d’une référence indirecte, la métaphore donne à voir et à sentir, sur le mode du « comme si », des aspects de la réalité qui ne passent pas dans les usages simplement descriptifs du langage. Il apparaîtra en conclusion que la métaphore vive peut dire l’expérience vive, qui n’est autre que l’être lui-même sous les modalités de l’acte et de la puissance.

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Abstract

The purpose of this dissertation is to investigate Paul Ricœur’s concept of truth in the poetic arts. Taking the linguistic process of metaphor as an object, we try to show that the linguistic utterances that seem to be freed from the constraints of correspondence to reality still involve a reference in the Fregean sense. According to Ricœur, the denial of this reference is the consequence of the importation of scientific presuppositions in various domains of the human experience. Through the unfolding of an indirect reference, metaphor allows us to see and feel, in a fictitious mode, aspects of reality that cannot be expressed in the simply descriptive uses of language. In conclusion, it will appear that

lively metaphor can enunciate lively experience, which is none other than Being itself as act

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Table des matières

RÉSUMÉ III

ABSTRACT V

TABLE DES MATIÈRES VII

LISTE DES ABRÉVIATIONS IX

ÉPIGRAPHE XI

REMERCIEMENTS XIII

INTRODUCTION 1

1. MISE EN PLACE DE LA PROBLÉMATIQUE 9

1.1. Aux racines de la mimèsis : Platon et le problème du langage 9

a) Le Cratyle : le nom et la chose 9 b) Le Sophiste : le discours et l’image 17

1.2. La reprise ricœurienne de la Poétique d’Aristote 23

a) Mimèsis 23

b) Muthos 28

c) Katharsis 33

2. VERS LA MÉTAPHORE 37

2.1. La théorie structuraliste du langage 37

a) La science des structures 37 b) Les traits fondamentaux du structuralisme 38

c) La clôture du langage 40

2.2. Plaidoyer pour la référence 43

a) Le dualisme benvenistien : sémiotique et sémantique 44 b) L’intégration du structuralisme 46 c) Réfutation par l’expérience 48 d) Le postulat de la référence 50

2.3. Les théories de la métaphore 55

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b) Théorie de l’interaction et renaissance de la métaphore 64

Du mot au discours 64

L’interaction 66

Le lieu propre de la métaphore 70

3. LA MÉTAPHORE VIVE 73

3.1. L’innovation sémantique 73

a) Nouveauté 73

b) Traits rhétoriques de la métaphore 74 c) Le travail de l’interprétation 78 d) Imagination – I 81 e) Innovation et sédimentation 87 3.2. La référence métaphorique 89 a) Métaphore et texte 89 b) Imagination – II 94

c) Référence de second degré 96

Généralités 96

La redescription métaphorique de la réalité 97

Le sentiment poétique 100

Caractérisation positive de la référence métaphorique : le monde de la vie 103

4. LA VÉRITÉ MÉTAPHORIQUE 109

4.1. L’être métaphoriquement affirmé : « être-comme » 110 4.2. Relais du discours poétique par le discours spéculatif 113

4.3. Signifier l’acte 115

CONCLUSION 125

BIBLIOGRAPHIE 131

A. Bibliographies sélectives consultées 131

B. Sources primaires 131

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Liste des abréviations

HF Philosophie de la volonté 2 Ŕ Finitude et culpabilité 1, L‟homme faillible

DI De l‟interprétation, essai sur Freud

CI Le conflit des interprétations

MV La métaphore vive

TR1 Temps et Récit I - L’intrigue et le récit historique

TR2 Temps et Récit II - La configuration du temps dans le récit de fiction TR3 Temps et Récit III - Le temps raconté

TA Du texte à l'action

AP À l‟école de la phénoménologie

M Le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie

SA Soi-même comme un autre

L2 Lectures 2, La contrée des philosophes

RF Réflexion faite

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Épigraphe

One great part of every human existence is passed in a state which cannot be rendered sensible by the use of wideawake language, cutanddry grammar and goahead plot.

- James Joyce, lettre à Harriet Shaw Weaver datée du

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Remerciements

Je tiens d’abord à remercier ma directrice de recherche, Mme Marie-Andrée Ricard, pour avoir accepté de superviser mon mémoire de maîtrise, de même que pour le doigté et la sensibilité avec lesquels elle a su me guider tout au long de son élaboration. Je sais aussi gré à Mme Sophie-Jan Arrien et M. Thomas de Koninck d’avoir accepté d’évaluer mon travail. Je souhaite exprimer ma reconnaissance à Messieurs Bernard Collette, Luc Langlois, Victor Thibaudeau, Patrick Turmel et à nouveau Thomas De Koninck pour l’aide inestimable et les opportunités qu’ils m’ont offertes. Je remercie également les membres du personnel de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, spécialement Sylvain Delisle, Lucie Fournier, Lucille Gendron et Hélène Rivière, qui m’ont conseillé et ont résolu plusieurs des casse-tête que je leur ai soumis au cours des deux dernières années.

Je souhaite en outre souligner la part essentielle que le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Fonds de recherche du Québec Ŕ Société et culture (FRQSC) ont prise au financement et à la réalisation de mes études de second cycle.

Je remercie ces amitiés, intarissables et ressourçantes, ancrées près du fleuve entre Québec et Gatineau.

Je remercie ma famille qui, de près et de loin, m’a témoigné un support et une confiance indéfectibles.

Je remercie David Rocheleau-Houle, avec qui ce fut un plaisir et une chance de travailler.

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Introduction

Le problème qui nous occupe est celui du rapport entre art et vérité. Bien que l’art, que nous prenons ici en une acception très inclusive pour ne pas préjuger de sa définition, touche et captive la vaste majorité des hommes, sa valeur est et demeure objet de controverses, tant pour les non-spécialistes que pour les marchands et les philosophes. Ces nombreux et animés débats, qui prennent place tant à la sortie du cinéma que dans les cercles de spécialistes, témoignent de ce fait que l’art demeure, au plan théorique, une

question pour l’homme. Ce faisant est attestée l’importance même du phénomène artistique

dans sa vie.

Mais qu’est-ce que l’art peut nous apprendre? Que peut-il dire de vrai? Ces questions, adressées par la philosophie, engagent une certaine conception de la nature de l’œuvre d’art. Cette dernière a ainsi été, selon les époques et les courants, diversement appréhendée comme illusion, décoration, cause de délassement ou objet de contemplation, modèle, source de connaissances; le « régime d’incidence1 » de l’art et de la vérité va ainsi de la plus intime proximité à l’éloignement le plus extrême. Notre dessein n’est toutefois pas de développer un historique de cette relation ou de rendre justice à cette amplitude, ni même de l’envisager dans un rapport indécidé. C’est pourquoi, restreignant d’emblée l’horizon ouvert par la conjonction vérité et art, nous situons notre recherche sur le terrain de la valeur cognitive de ce dernier en posant la question de la vérité de l’art. Pour conduire cette investigation, nous prendrons à titre de fil conducteur et guide le rapport qu’entretient la représentation avec ce qu’elle représente, rapport désigné sous le nom millénaire de

mimèsis.

Il nous faut dès maintenant procéder à une seconde limitation de notre enquête : celle-ci ne concernera pas tous les arts, mais seulement ceux qui se déploient dans le langage; ces arts qui sont dits, depuis Aristote, poétiques. Quel est le statut de la représentation langagière? Comment les arts poétiques peuvent-ils être traités dans les catégories impliquées par cette notion, originellement grecque, de mimèsis? Imitent-ils, grâce aux

1 Nous empruntons cette expression à Henri Maldiney dans L‟art, l‟éclair de l‟être, telle que rapportée par

Maria VILLELA-PETIT, « Art et vérité Ŕ La réhabilitation herméneutique de la mimesis et ses limites »,

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mots, les apparences, le réel, des structures intelligibles, le langage lui-même? Cette imitation est-elle révélation, image (à la manière du hiéroglyphe), reflet, mise en présence, recouvrement, détection? Et si le langage peut dire quelque chose de vrai à propos de ce qu’il représente, est-ce que le concept normatif de vérité, qui se définit par d’adéquation ou l’accord entre mots et choses, est ici valable? La réflexion sur la mimèsis poétique engage une méditation sur les concepts fondamentaux de réalité, de nature, de création, de monde et de vérité, tous dans leur lien avec le langage.

C’est à travers la philosophie de Paul Ricœur (1913-2005), qui a posé un regard pénétrant et novateur sur ces questions et qui a contribué pour beaucoup à la réhabilitation du concept de mimèsis, que nous explorerons le champ de recherche ouvert sous l’appellation de « vérité poétique ». Loin de se considérer poéticien, ce philosophe Ŕ qui est une des figures de proue, avec Hans-Georg Gadamer, du renouveau de l’herméneutique philosophique au 20ème siècle Ŕ est difficile à classer. Grandement influencé par la phénoménologie husserlienne et l’existentialisme chrétien (de Jaspers et de Marcel principalement), il est aussi un formidable lecteur de la tradition philosophique et un penseur en dialogue permanent avec d’autres disciplines, dont la psychanalyse, la linguistique, l’histoire, la tradition anglo-saxonne et les sciences sociales en général. La fraction de son œuvre qui nous intéresse plus particulièrement est celle rédigée entre 1967 et 1986. Si elle est généralement considérée explicitement herméneutique2, elle marque aussi un tournant par rapport à ses travaux antérieurs. Cette inflexion, davantage thématique que méthodologique, est caractérisée par un intérêt marqué pour le poétique. Celui-ci vise à donner une réponse à certaines apories Ŕ celle de la temporalité du sujet, par exemple Ŕ, qui sont définies comme « une difficulté terminale, produite par le travail même de la pensée; ce travail n’est pas aboli, mais inclus dans l’aporie3 ». Étant un problème terminal, une impasse constituée de contrariétés irréconciliables, il s’agit moins de résorber l’aporie que de la rendre productive en « continu[ant] le travail de la pensée dans le registre de l’agir et du sentir4 ». C’est là, dans l’idée de Ricœur, une possibilité offerte par le poétique, qui

2 Voir par exemple Jean GRONDIN, « Où en est l’herméneutique après la disparition de ses fondateurs? »

dans Simon CASTONGUAY et Cyndie SAUTEREAU (dir.), Pratique et langage Ŕ Études herméneutiques, Presses de l’Université Laval, Québec, 2012, pp. 11-30.

3 Paul RICOEUR, M, p. 57. 4 Ibid., p. 58.

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3 étend la prise de la pensée sur ces domaines par la reprise réflexive de l’imitation créatrice d’actions et de pathos. Ainsi l’aporie ne pèse pas sur le langage et la pensée comme une charge paralysante : elle « suscite plutôt l’exigence de penser plus et de dire autrement5 ». Dire autrement, n’est-ce pas aussi en même temps dire autre chose, dire plus, c’est-à-dire créer de nouvelles significations plus à même de traduire l’expérience qui demande à être exprimée, mais qui résiste à son énonciation?

Nous avons choisi, dans un troisième resserrement, de concentrer nos recherches sur la métaphore. La fiction, déliée qu’elle paraît être des contraintes de la simple description et de la concordance au réel, pose la question de la vérité dans toute sa radicalité. Or, parmi les modalités du discours fictionnel, la métaphore constitue Ŕ du moins à première vue Ŕ un des usages les plus libres du langage, où ce dernier se célèbre lui-même dans le jeu des sons et des sens. Nulle part ailleurs, du point de vue du vécu, le langage ne paraît aussi lié à ce qu’il exprime, donnant presque à en faire l’expérience; et pourtant, du point de vue du concept, nulle part ailleurs les mots ne paraissent plus éloignés des choses. En ce sens, la métaphore est peut-être le procédé de langage le plus à même de menacer les acceptions communes d’« adéquation », de « réalité » et de « vérité ». Une seconde raison s’ajoute à celle-ci, et concerne directement la formulation d’un concept de vérité poétique chez Paul Ricœur : pour ce dernier, la métaphore agit comme « un paradigme pour l'explication d'une œuvre littéraire. Nous construisons la signification d'un texte d'une manière semblable à celle par laquelle nous faisons sens avec tous les termes d'un énoncé métaphorique6 ». Reprenant l’image développée par Platon dans la République, il semble donc que la métaphore, qui tient en peu de mots, écrive le problème de la signification poétique « en plus grands caractères et dans un cadre plus grand7 » que ne pourrait le faire le récit. Si l’analyse de la métaphore est appelée à s’enrichir de celle du texte, notamment au plan de la référence poétique, elle représente aussi le modèle et la base sur laquelle l’examen du récit s’établira.

5 Paul RICŒUR, TR3, p. 489.

6 Paul RICŒUR, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique » dans Écrits et conférences 2 Ŕ

Herméneutique, Éditions du Seuil, Paris, 2010, p. 108.

7 PLATON, « La République » (trad. G. Leroux) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008,

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C’est par conséquent à un examen soigné de La métaphore vive (1975) que sera consacrée une bonne partie de ce mémoire. Ce livre est crucial dans l’œuvre de Ricœur au double sens où il opère franchement l’inflexion vers le poétique et se situe, à notre avis, à la croisée des chemins de sa pensée : Ricœur y installe fermement sa conception du langage, si importante pour son herméneutique; il y explore les puissances de même que les limites de l’imagination et de la fiction, qui nourrissent toutes deux ses réflexions théologiques et politiques; il y développe sa pensée de l’être et de l’altérité qui trouvera une exposition plus minutieuse des années plus tard8. L’intuition qui dirige l’ouvrage Ŕ de même que le triptyque Temps et récit (1983-5) qui suivra Ŕ et qui remonte aux premières confrontations de Ricœur avec la mouvance structuraliste des années 60 est que tout langage, même poétique, réfère au monde et dit quelque chose à son propos. Il n’hésitera donc pas à parler d’une « vérité métaphorique » pour rendre compte de ce pouvoir de redescription de la réalité et de détection de l’être mis en jeu par cette « figure » langagière qu’est la métaphore. Nous avançons pour notre part le concept de vérité poétique en vue de laisser la porte ouverte à une reprise et une généralisation ultérieures des analyses menées sur la métaphore. Mais n’y a-t-il pas, ici, contradiction dans les termes? Il y a du moins de quoi s’étonner : comment peut-on parler d’une vérité poétique? d’une vérité qui, comme le suggère l’étymologie, est produite, créée, faite, inventée dans et par le langage? L’idée de

fiction ne fait-elle pas tomber celle de correspondance et, par suite, n’appelle-t-elle pas une

refonte du concept de vérité?

* * *

Notre enquête se divise en quatre grandes parties. La première s’intéresse aux origines de la mimèsis Ŕ principalement dans le domaine du langage Ŕ chez ces deux géants que sont Platon et Aristote. Grâce au Cratyle, nous interrogeons avec Platon la relation qu’entretiennent mots et choses à travers la discussion des thèses représentationniste et conventionnaliste. Le passage au Sophiste nous permet d’introduire le thème du discours, unité langagière supérieure au mot, et de mieux cerner la fonction véritative du langage. Quant à Aristote, qui constitue le partenaire de discussion par excellence tout au long de La

8 Ainsi le « comme » dans l’intitulé Soi-même comme un autre est fortement lié à sa théorie de la métaphore,

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métaphore vive, nous interprétons sa Poétique à travers le prisme ricœurien pour en tirer les

concepts qui structureront la recherche du sens et de la référence métaphorique.

La seconde partie débute par un résumé de la conception structuraliste du langage issue de la linguistique saussurienne. Ensuite, nous exposons les objections que Ricœur émet à son encontre, avant d’élargir le concept de référence hérité de Frege pour en postuler l’application à toutes les formes de discours. Une ouverture du langage vers l’être se fera alors jour. Enfin, nous entrons de plain-pied dans la linguistique de la métaphore : nous présentons et discutons, l’une après l’autre et avec Ricœur, les théories de la substitution Ŕ d’ordre sémiotique, où la métaphore est un mot Ŕ et de l’interaction Ŕ d’ordre sémantique, où la métaphore est un énoncé Ŕ, en vue de déterminer la dynamique qui anime le sens métaphorique.

Dans la troisième partie, la notion d’« innovation sémantique » est prise pour objet. Nous tentons d’en dégager les principaux traits caractéristiques, et cherchons à thématiser le rôle que joue l’imagination dans la création de nouvelles significations. Nous nous attaquons par la suite à une première formulation positive de la référence propre à la métaphore, qui relève du sentiment et du monde de la vie.

Aux yeux de Ricœur toutefois, l’existence de cette référence demeurerait un simple postulat si elle n’était pas reprise et réfléchie par le discours spéculatif. Notre quatrième et dernière section, intitulée « la vérité métaphorique », s’appuie ainsi sur les acquis des trois précédentes pour tenter d’expliciter l’ontologie mise en jeu par la métaphore. La thèse principale en est que le lieu ultime de la métaphore n’est ni le mot ni l’énoncé, mais bien la copule qui lie le sujet au prédicat. Si cela est vrai, la métaphore participerait alors à la découverte d’une acception fondamentale de l’être en « liant cette fonction référentielle à la révélation du Réel comme Acte9 ».

Tel est le plan du mémoire. Avant de débuter, quelques remarques s’imposent à propos de l’œuvre étudiée et de notre propre méthodologie. Parmi les ouvrages de Ricœur, La

métaphore vive a l’avantage de posséder un fil conducteur clair. Cela ne signifie pas, loin

de là, que l’argument soit rectiligne et ses articulations limpides. Au contraire; fidèle à

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même, Ricœur effectue de multiples détours et dialectise constamment ses propos par le recours à de nombreux auteurs et théories. Réticent à l’égard de toute position immédiate ou extrême, Ricœur cherche l’équilibre toujours à trouver, fragile mais fécond, entre deux positions, deux aspects, deux conceptions opposés, entre soupçon et confiance; il ne cède jamais à la tentation et l’impatience de la généralisation précipitée. Le résultat est certes une œuvre longue, mais toujours nuancée et instructive. De plus, les auteurs mobilisés ne présentent jamais Ŕ ou presque Ŕ la figure de l’autorité, mais seulement celle de l’interlocuteur soumis à la critique et néanmoins objets d’éloge sincère.

Nous ne saurions faire un examen de la pensée de Ricœur en adoptant un mode d’investigation complètement étranger à ce « style » ricœurien. Conséquemment, notre développement prendra ainsi tour à tour le visage du résumé Ŕ dans lequel on sélectionne et trie autant qu’on reprend Ŕ, de la critique et de la reconstruction. Sans vouloir généraliser outre mesure, il semble aussi appartenir à la méthode ricœurienne de retarder autant que faire se peut la conclusion et d’empêcher que prenne place un « dernier mot »10. Cela a l’avantage inestimable de laisser ouvert l’espace de la réflexion et de la critique, mais la contrepartie en est que si la pensée ricœurienne peut être étudiée pour elle-même, elle nous paraît devoir être dans une certaine mesure reconstruite à partir de moments épars. Les références utilisées dans ce mémoire en témoignent : pour dresser un portrait le plus complet possible des différentes thématiques développées dans La métaphore vive, il nous a fallu, défiant l’étude chronologique, faire appel à une constellation importante d’articles rédigés avant et après 1975. Nous croyons, et c’est là une des présuppositions de notre travail, que cet enchevêtrement est légitimé par des questions, intuitions et convictions récurrentes qui guident Ricœur tout au long de sa carrière philosophique. Nous misons donc davantage sur la convergence de ses écrits, dans le but de les entre-éclairer, plutôt que sur certaines discordances qui les habitent. Il faut enfin préciser que ces reconstructions ne prétendent pas former système ou constituer, précisément, le « dernier mot » de Ricœur au sujet de la référence et de la vérité poétique. Le « de » qui ouvre le titre de notre mémoire n’est à cet égard pas présent à des fins stylistiques, mais signale la modestie de notre

10 Le meilleur exemple est l’ontologie : bien qu’elle soit une préoccupation constante et l’horizon ultime la

plupart des problématiques qu’il aborde, la pensée de l’être se voit disséminée dans son œuvre et est, de fait, à chaque fois reléguée en fin de parcours (la dernière étude de Soi-même comme un autre, le dernier tome de

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7 entreprise. Nous cherchons avant tout à expliciter son propos, à déplier ses développements souvent ramassés, à donner au regard du lecteur une toile d’interrelations implicites et explicites. Notre but est d’interpréter Ricœur. Cela consiste, selon son célèbre leitmotiv, à expliquer plus pour comprendre mieux.

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1. Mise en place de la problématique

1.1. Aux racines de la mimèsis : Platon et le problème du

langage

Une enquête à propos de la mimèsis peut difficilement faire l’économie d’un développement sur Platon, qui a posé à son égard des questions fondamentales et dont les réponses alimentent des débats encore bien vivants. Nous pouvons affirmer sans trop de hardiesse que cette notion est centrale dans son œuvre, tant par son amplitude que par les défis qu’elle pose à la pensée. Elle est en effet traitée dans plusieurs dialogues et détient des implications entre autres ontologiques, éthiques et esthétiques. Toutefois, notre intention est moins, ici, d’effectuer un rappel et une discussion de la bien connue critique des poètes se trouvant au livre X de la République, mais plutôt d’examiner les thèses platoniciennes concernant le langage, son rapport aux choses et à la vérité. En premier lieu, nous nous pencherons sur le Cratyle, dans lequel la rectitude des noms est soumise à discussion. Nous chercherons à montrer que c’est dans le langage que se fait jour le plus radicalement la question du rapport entre copie et modèle. En second lieu, nous traiterons de la théorie du discours développée dans le Sophiste, à laquelle s’attachent les problèmes du faux et de l’image, essentiels à tout effort visant à définir un concept de vérité poétique.

a) Le Cratyle : le nom et la chose

Gadamer dit du Cratyle, qui traite de la relation unissant le mot et la chose, qu’il est « l’œuvre de base de toute la pensée grecque concernant le langage, l’œuvre en laquelle les problèmes prennent toute leur portée, au point qu’en Grèce la discussion ultérieure, que nous ne connaissons d’ailleurs qu’imparfaitement, n’y ajoute à peu près rien d’essentiel11 ». Ainsi Gadamer attribue-t-il à Platon, de par un questionnement issu des problèmes éthiques posés par la rhétorique et la sophistique Ŕ la production d’une apparence de savoir et de justice par la manipulation des mots, notamment Ŕ, le réveil progressif des Grecs qui vivaient jusqu’alors dans une « parfaite inconscience de la langue12 », et corrélativement la paternité de la linguistique moderne qui fait de la langue un instrument et un système formel de signes. Sans aller aussi loin, nous voudrions montrer dans cette partie, avec

11 Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, trad.P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Éditions du Seuil,

Paris, 1996, p. 428 [409-410].

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Ricœur, que le Cratyle pose la question du rapport entre réalité et représentation dans toute sa radicalité, et qu’on peut y trouver le germe de la fameuse critique des poètes présente dans la République13.

Le problème central du Cratyle se formule de façon assez simple : qu’est-ce qui est garant de la rectitude [orthotês] des noms [onoma]? En d’autres mots, en vertu de quoi le nom se réfère-t-il à la chose qu’il dénomme? Il est important de souligner que le terme « nom », dans le Cratyle, ne traduit que très imparfaitement celui d’« onoma », l’amputant d’un registre important de significations. « Onoma » y désigne autant les noms propres que les noms communs, les verbes que les prépositions Ŕ ce dont plusieurs étymologies contenues dans le dialogue témoignent. À cet égard, il n’a pas encore subi la restriction que lui appliquera Aristote dans la Poétique (1457a 10-11). Nous privilégierons dans la suite de cette section, par souci de laisser ouvert ce vaste champ sémantique du vocable, le terme de « mot », tout en maintenant l’utilisation du verbe « dénommer » et de ses dérivés.

Le dialogue débute ainsi : deux interlocuteurs, Hermogène et Cratyle, discutent à propos de la nature du langage et se trouvent dans une impasse. Le premier aperçoit la justesse du mot dans la « reconnaissance d’une convention14 », le second dans un lien essentiel de naturalité entre la chose et sa dénomination (383b). Socrate, bien que se déclarant comme à son habitude ignorant sur la question, accepte tout de même de se pencher avec eux sur la matière, et ainsi d’arbitrer leur litige. Prenant d’abord Hermogène pour interlocuteur, il décèle rapidement sous ses propos l’adage de Protagoras selon lequel l’homme est la mesure de toutes choses (386a); dans le domaine du langage, cela implique que l’homme singulier est maître et mètre des significations. La position d’Hermogène tombe ainsi d’elle-même, car l’idée de « rectitude » s’évanouit, aux yeux de Socrate, en même temps que la stabilité d’un référent partagé et nommé. Hermogène est bientôt amené à reconnaître que les choses subsistent indépendamment de nous et de notre rapport à elles (386d). Il faut donc chercher la rectitude des noms en sens inverse : plutôt que de faire des

13 Nous nous autorisons ici à parler de « germe » en suivant la chronologie des dialogues platoniciens

rapportée par Luc Brisson (« Platon pour notre temps » dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008, p. XVI), selon laquelle la rédaction du Cratyle précèderait celle de la République. À cette hypothèse chronologique s’ajoute un argument épistémologique que nous formulons plus loin.

14 PLATON, « Cratyle » (trad. C. Dalimier) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008,

p. 197 (384d). Les références subséquentes à cet ouvrage seront limitées à la notation Estienne intégrée dans le corps du texte.

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11 mots la mesure des choses, il convient de mesurer les mots à l’aune des choses. Notre faculté de dénommer répond ainsi d’une propriété des choses à pouvoir être nommées. Socrate, réintégrant un facteur de naturalité, en conclut qu’il faut « donner les noms de la manière et avec les moyens qu’on a naturellement [péphuke] pour nommer les choses et pour qu’elles soient nommées, au lieu de le faire à notre gré » (387d). La manière et les moyens naturels (la « nature des choses », dans la traduction de Victor Cousin) dont traite Socrate ne sont toutefois plus de l’ordre de la « nature » au sens de la physique, des principes de l’ordre de la génération et de la corruption empirique des constituants du monde, mais relèvent bien plutôt de l’eidos, de l’essence, c’est-à-dire de l’être lui-même15. L’essence régule la dénomination en interdisant que tout y soit invention immotivée. Ce résidu de représentationnisme suffit à écarter l’arbitraire du signe de la conception du langage se dessinant dans le Cratyle, et appelle par le fait même à nuancer la thèse de Gadamer selon laquelle Platon serait le père de la linguistique moderne (principalement structurale/saussurienne). Comme le synthétise bien Ricœur, le « débat sociologique nature-convention devient le débat ontologique être-apparaître16 » (transition marquée en

386a-d). L’être devient la mesure du langage, et ce n’est plus dès lors tout homme qui peut donner des noms, mais seulement le législateur, « l’espèce d’artisan la plus rare au monde » (389a). Celui-ci, le regard tourné vers la chose, règle le mot Ŕ l’apparaître Ŕ sur cette dernière.

Cratyle peut ainsi croire qu’on lui donne raison, puisque la dénomination n’est pas arbitraire. Socrate modère bientôt la position représentationniste de celui-ci, qui stipule que le mot ressemble à la chose qu’il nomme. Tout l’argumentaire de Socrate, dans cette troisième partie du dialogue où Cratyle est son interlocuteur, gravite autour d’une comparaison entre les mots et la représentation visuelle, propre à mettre en lumière et en défaut le paradigme mimétique soutenu par le disciple d’Héraclite. Montrant d’une part que tous les mots ne sont pas « parfaitement » formés (incluant syllabes et lettres qui, selon l’étymologie, ne lui sont pas appropriées17), et d’autre part qu’ils signifient malgré leur

15 Sur cette question, voir Monique DIXSAUT, Le naturel philosophe, Vrin, Paris, 1985, pp. 198-201. 16 Paul RICŒUR, EE, p. 31.

17 « Par conséquent, si nous comparons les premiers noms à des dessins, il est possible, comme dans le cas des

tableaux, de leur attribuer tout ce qui leur est approprié, couleurs et formes, comme il est possible aussi de ne pas le faire et de faire quelques omissions ou quelques ajouts (en nombre ou en dimension) » (431c).

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imperfection (puisque les locuteurs les utilisent et se comprennent18), Socrate en vient à réintégrer une part de convention dans la rectitude du langage. Cette convention est, de l’aveu même de Cratyle, celle de l’usage (434e). Le renversement n’est toutefois pas complet, ce qui donne au dialogue un caractère définitivement positif, et non seulement élenctique. Un signe de reconnaissance demeure au sein de la convention : malgré qu’une lettre, un mot, une phrase et même un discours soient plus ou moins bien établis, « la chose n’en est pas moins nommée et dite, tant que le discours porte la marque [tupos] de la chose dont il traite » (433a). Le nom des nombres, par contraste, est pure convention puisqu’il n’indique qu’une quantité ou une place dans une série, sans empreinte de la chose (435b-c). Le mot qui réfère aux choses ne s’épuise donc pas dans sa signification. Il signifie en vertu de son rapport mimétique à ce qu’il dénomme. Toutefois, s’il était juste au sens de Cratyle, c’est-à-dire parfaitement calqué sur la nature de la chose, il n’y aurait plus de distinction entre le mot et la chose nommée (432d). On renverrait ainsi à la chose grâce à la chose elle-même19. Le mot serait soit juste, soit ne serait pas du tout. Il en ressort que toute imitation inclut du dissemblable, c’est-à-dire un manque de ressemblance. Comme le souligne Gadamer dans sa discussion du Cratyle au sein de Vérité et méthode, « [i]l est de l’essence du mimêma de faire aussi venir à la présentation quelque chose d’autre que ce qu’il représente lui-même. La simple imitation, “l’être comme” contient donc toujours d’emblée la possibilité de faire naître la réflexion sur la distance ontologique qui sépare imitation et modèle20 ». C’est pourquoi nous nous sentons légitimé d’affirmer que le Cratyle constitue un jalon important dans le corpus platonicien, mais aussi dans la philosophie occidentale.

Socrate, dans le dialogue, pose au final le langage dans un entre-deux fragile où il détient un statut ambigu. Le mot, de par sa nature, est conventionnel, tout en demeurant lié à ce qu’il dénomme. Le mot révèle le premier la nature problématique de la liaison entre une chose et sa représentation : elles sont dissemblables, et donc du fait même en partie

18 Socrate à Cratyle : « Donc, si tu reconnais quand je prononce, c’est que je produis quelque chose qui te fait

voir? » (435a).

19 A. D. Nuttall y va, pour résumer cette position absurde, de cette boutade : « “You don’t point at a cat with a

cat; you use your finger, or a word”. Realism and reality are entirely distinct » (Why does Tragedy give

Pleasure?, Oxford University Press, Oxford, 1996, p. 18).

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13 semblables21. Il oscille ainsi entre fidélité et trahison; il se situe, pour le dire avec Ricœur, « sur le plan de l’équivoque22 ». Cette équivocité est d’abord littérale, puisque le mot peut, de fait, signifier plusieurs choses. Or c’est précisément sur cette aptitude du mot à être polysémique, c’est-à-dire sa propension à porter de nouvelles significations sans se départir de ses anciennes, que Ricœur assoira la sémantique métaphorique. Mais l’équivocité constitutive du langage Ŕ exemplifiée par les dernières étymologies (437a-c) Ŕ inspire, plus fondamentalement, doute et méfiance : les mots peuvent signifier non seulement plusieurs choses, mais aussi une chose et son contraire23. Un vrai Ŕ et donc exclusif Ŕ rapport entre mot et chose semble ainsi interdit par principe. Il appert que le langage recèle, pour Platon, un danger commun à toute représentation : il peut tromper. Dans quelle mesure peut-on s’y fier en ce qui a trait à l’acquisition de la connaissance?

Pour tenter de répondre à cette question, il faut revenir sur la fonction du mot à la lumière de ces développements. Le langage s’est vu relégué au début du dialogue à un simple instrument, construit en vue d’enseigner et de différencier les choses (388b-c). Mais que nous apprend-il donc? Cratyle, en vertu de sa thèse selon laquelle le nom est semblable à la chose, est justifié d’avancer que celui « qui sait les noms sait aussi les choses » (435d). Socrate en était pourtant arrivé, à la fin de la section étymologique du dialogue (391d-427d), à la conclusion que si les mots font connaître par imitation, cette imitation doit être le lot des lettres et syllabes, qui sont les éléments primitifs des noms. Ainsi la mobilité du ρ exprime, par exemple, tous les genres de mouvement; δ et τ expriment pour leur part l’arrêt24. Socrate avait pourtant d’emblée ajouté un bémol majeur à sa réfutation

21 Il est intéressant de remarquer que Platon place cette corrélation entre ressemblance et différence au cœur

de la réminiscence (entre autres dans le Phédon, 72e-77a), c’est-à-dire de l’activité cognitive par excellence. Ces considérations rattachent ainsi notre thème à celui du manque, si important dans la philosophie platonicienne (en son lien à l’éros, à la connaissance et au statut ontologique du sensible, notamment).

22 Paul RICŒUR, EE, p. 30.

23 En français, des mots tels que « louer » et « apprendre » peuvent exemplifier cette ambivalence au niveau

des significations, car ils désignent à la fois l’action du destinateur et celle du destinataire.

24 Nous laissons pour une courte discussion ultérieure le débat concernant la nature de l’être qui double celui

sur la rectitude du langage et conclut ce dialogue. En effet, la signification de ces consonnes grecques n’est pas hasardeuse, et réfère au duel philosophique entre Parménide et Héraclite (dont Cratyle fut un disciple célèbre) : l’être est-il repos ou mouvement? La perméabilité des problématiques Ŕ celle du langage et celle de l’être Ŕ est significative, et marquera toute la tradition ultérieure. Ricœur lui-même souligne : « L’opposition épistémologique être-apparaître et l’opposition physique être-devenir coïncident dès le début [du Cratyle], parce qu’elles coïncident dans le langage : l’apparaître des mots, c’est le devenir du langage » (Paul RICŒUR, EE, p. 36). Monique Dixsaut, pour sa part, trace, au sein même du Cratyle, un parallélisme entre l’ambivalence de Socrate face au langage et celle par rapport à l’être : « Le Cratyle nous apprend [que

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d’Hermogène à partir de la thèse représentationniste : ce qui est accessible par le mot, ce n’est pas l’être de la chose, son ousia, mais la pensée du nomothète qui la nomme. L’étymologie, grâce à laquelle Socrate s’est amusé à chercher l’origine de la signification de certains mots par leur parenté phonétique et graphique avec d’autres mots, s’est montrée incapable de remonter jusqu’aux choses elles-mêmes. Elle ne peut constituer la science. Régressant de signification en signification, des composées aux plus primitives, des mots complexes aux mots simples, puis des mots simples aux lettres qui les composent, Socrate a enfin été contraint de reconnaître que « [s]ans rien savoir de la vérité, nous voulions seulement, disions-nous, essayer d'interpréter les opinions des hommes à leur égard » (425c). La rectitude du nom ne trouve pas de fondement plus solide que cela, et ni l’appel aux dieux, à des langues barbares inconnues ou à l’extrême ancienneté des noms (421c-d) ne saurait constituer une explication satisfaisante pour la raison et suppléer à notre ignorance de l’origine. Il n’y a aucun moyen de s’assurer que le législateur ayant établi les noms avait une idée juste des choses. Ne nageait-il pas plutôt, selon le mot de Socrate, « en pleine confusion » (439c)? Comment rendre compte, en effet, du fait que l’étymologie primitive d’un même nom mène à la fois vers le repos et vers le mouvement? Et surtout, sommes-nous condamnés à appréhender l’être par le langage? Comment alors le nomothète aurait-il eu accès, sans les mots, aux choses qu’il nommait? De tous ces doutes résulte que le mot risque de produire un savoir apparent même s’il réfère à la réalité; à tout le moins doit-il être appréhendé comme le vecteur d’un savoir très incertain. D’où la conclusion, assez radicale, du dialogue :

SOCRATE - S’il est possible d’apprendre les choses au mieux par les noms, mais s’il est aussi possible de les apprendre par elles-mêmes, laquelle des deux façons d’apprendre sera la plus belle et la plus claire : partant de l’image l’étudier elle-même en elle-même, en se demandant si elle est ressemblante, et étudier du même coup la vérité dont elle est image, ou bien, partant de la vérité, l’étudier en elle-même et se demander du même coup si son image a été convenablement exécutée?

CRATYLE Ŕ C’est de la vérité, je crois, qu’il faut nécessairement partir.

SOCRATE Ŕ Bah! Savoir comment il faut apprendre ou découvrir les êtres, peut-être est-ce là trop lourde tâche pour toi et moi! C’est déjà beau de reconnaître qu’il ne faut pas partir des noms, et qu’il vaut beaucoup mieux apprendre et rechercher les choses elles-mêmes en partant d’elles-mêmes qu’en partant des noms (439a-b).

l’hypothèse ontologique] ne peut consister à déterminer l’être par un prédicat exclusif Ŕ il est repos, il est mouvement Ŕ, donc à affirmer l’indifférenciation Ŕ tout est repos ou tout est mouvement. Car cela équivaut dans le premier cas à l’impossibilité radicale du discours, dans le second à l’impossibilité d’un discours vrai » (Monique DIXSAUT, Le naturel philosophe, op. cit., p. 189). Cette alternative sera tranchée dans le

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15 Il faut partir, pour connaître les choses, non du langage, mais des choses mêmes. Conséquemment, se tourner vers le langage revient à s’éloigner des choses. La discussion du Cratyle prend toute son importance lorsqu’elle est connectée à l’ontologie platonicienne en général : « Si Platon dit que les choses imitent les essences, c’est parce que le langage imite les réalités. Le problème de l’imitation s’est posé d’abord à propos du langage. Il faudrait donc aller aux choses mêmes en évitant les mots, passer de la copie “verbale” au modèle “réel”25 ». La difficulté est patente. Ricœur voit en Platon celui qui a utilisé le langage pour tenter de le dépasser. Le philosophe grec a dû dissocier la réalité Ŕ à laquelle il était parvenu par le langage Ŕ et le langage lui-même, « puisque le législateur idéal “regarde” les choses pour les “imiter” dans les mots (439 a). D’où l’idée, sans doute chimérique, de considérer nous aussi les modèles directement, sans les copies, donc d’aller aux choses mêmes, sans les mots (439 b)26 ». Cette idée, peut-être chimérique mais surtout difficile à concilier avec d’autres grands moments de la pensée platonicienne (la place du nom, de l’image et de la définition au sein de la dialectique décrite dans la Lettre VII; l’invitation à se tourner, par une « seconde navigation », vers les raisonnements [logoi] dans le Phédon), a certainement empreint la philosophie occidentale. Comme l’avait souligné Ricœur, le problème du langage est fondamental puisqu’en lui se dresse, de toute sa grandeur, celui de l’être et de l’apparaître. Avec cette dichotomie naît la crainte et la condamnation de la tromperie : « Si quelqu’un dans sa recherche des choses se règle sur les noms et considère ce que chaque nom veut dire, le risque d’être berné n’est pas mince » (436a-b).

Le long passage cité précédemment (439a-b) condense aussi les grands traits de la dépréciation platonicienne de la copie. En aucun cas l’image ne doit être étudiée elle-même pour elle-même dans le but d’apprendre. La relation de ressemblance qui l’unit à son modèle est asymétrique en ce que c’est l’image qui est comparée à la chose. Cette dernière

est elle-même, indépendante, et c’est la représentation qui se trouve en manque par rapport

à elle. Le Cratyle présente en effet les mots comme partageant avec le produit des autres arts le statut d’image. Cette généralisation est entre autres rendue possible par l’équivalence

25 Paul RICŒUR, EE, p. 33.

26 Ibid., p. 33. La phénoménologie husserlienne, de par son primat d’une intuition disponible subséquemment

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interceptée Ŕ encore une fois Ŕ dans la citation précédente entre « nom » et « image ». Il n’est alors pas étonnant que les noms soient constamment comparés à des peintures (par exemple en 424d-e, 430e, 431c, 432b-c et 434c). Le parallèle avec les motifs de la critique des poètes du livre X la République est, de par tout ce qui précède, incontournable27. Notre but n’est en aucune façon de rappeler dans le détail cette célèbre analyse, mais bien de tenter de faire ressortir une filiation possible, sur ce thème, entre les deux dialogues. La critique conduite dans la République se solde par la relégation des œuvres produites par les poètes à une dignité ontologique des plus pauvres, puisqu’elles s’attachent non pas à représenter imitativement l’être tel qu’il est, mais l’apparence telle qu’elle apparaît28. Elles sont des copies unilatérales de la réalité sensible, elle-même copie participante et imparfaite des réalités vraies, c’est-à-dire les idées. Comme nous l’avons souligné plus haut, la ressemblance met toujours en relief, pour Platon, la dissemblance et donc le manque. Les œuvres d’imitation sont ainsi à trois degrés de l’être véritable. Mais cette critique n’est pas seulement ontologique : le danger, aux yeux de Platon, est de ne pas pouvoir distinguer la copie du modèle, de prendre le simulacre pour la réalité. Le savoir attribuable à l’imitateur, c’est-à-dire la petite part de son œuvre qui n’est pas imputable à l’inspiration, réside dans le seul art d’imiter. Les œuvres produites offrent toutefois l’illusion de la transmission d’un savoir (de l’usage ou de la production de ce qui est imité) qui, conjugué au « charme considérable » (601b) des mots et des images, a tout pour tromper. La critique des poètes, comme celle du langage, possède ainsi en son fond un caractère épistémologique, voire politique : de par leur parenté avec l’apparence, l’art imitatif comme les mots éloignent du vrai, et donc du bien. En somme, la question du statut de l’imitation, de par sa nature même, appelle une position par rapport à l’être. Platon peut être considéré comme celui qui a projeté sur l’ensemble de la pensée la structure copie-modèle qu’il a cru déceler dans l’origine de la langue, d’où l’aspect secondaire de la critique des poètes par rapport au caractère fondamental et paradigmatique du questionnement déployé dans le Cratyle.

27 Précisons que la critique du livre X semble viser non en particulier le poète (lyrique, épique, tragique), mais

en général tout artiste qui travaille à la production (poïesis Ŕ d’où une acception plus englobante du terme « poète ») d’œuvres par imitation : peintre, acteur, etc.

28 PLATON, « La République » (trad. G. Leroux) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008,

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17 Dans ce dernier dialogue, les mots ont ceci de différent des simples produits de l’imitation que leur est ajouté, à la possibilité d’être plus ou moins justes en vertu de leur ressemblance, la faculté d’être vrais29. Face à l’argument de Cratyle selon lequel on ne peut dire faux Ŕ car en disant un mot qui n’est pas conforme à la chose, on ne fait que du bruit inintelligible (430a) Ŕ Socrate déplace subrepticement le problème : la vérité et la fausseté ne se trouvent pas au niveau du mot lui-même, mais dans son attribution (430b) à une certaine chose. Si Cratyle dit « Socrate » en désignant Hermogène, il ne fait pas simplement entendre de vains sons; il dit faux. Le mot signifie même s’il est mal attribué, et en ce sens, il est toujours juste; c’est dans l’association de ce mot à la personne désignée que la fausseté vient trouver logis. À la vertu diacritique des noms Ŕ « démêler la réalité » (388c) Ŕ vient s’adosser le pouvoir associatif du discours. La fin du dialogue présente ainsi une substitution de la question de l’emploi du mot à celle de la nature du nom, en ce que la fonction de vérité du langage se dissocie du simple rapport de signification des mots. Le

Sophiste reprend, en ce point mais en un autre contexte, le fil de cette discussion. Les voix

de Théétète et de l’étranger d’Élée porteront à leur tour la recherche à propos du statut de la fausseté et de l’image.

b) Le Sophiste : le discours et l’image

La seconde étape de notre parcours se trouve dans le Sophiste qui s’enchaîne au

Cratyle sur la question du langage, mais en délaissant les mots au profit du discours. En

guise de mise garde, il faut rappeler que les différents développements du dialogue sont subordonnés à l’entreprise analytique vouée à définir le sophiste30. En ce sens, les passages qui traitent du langage et de la mimèsis ne paraissent aucunement épuiser leur sujet, mais se déploient plutôt dans la mesure où ils servent l’intérêt général de l’enquête. Nous ne chercherons donc à donner le fin mot sur la notion de mimèsis ni au sein de ce dialogue ni

29 « [C]’est cette sorte de distribution [de chaque objet à ce qui lui revient et lui ressemble Ŕ 430c] que, pour

ma part, j’appelle correcte dans les deux cas d’imitation (peintures et noms) et dont je dis, dans le cas des noms, qu’elle est correcte et vraie de surcroît. Quant à l’autre distribution, celle qui consiste à attribuer et à rapporter une imitation non ressemblante, je dis qu’elle n’est pas correcte, et de plus qu’elle est fausse

s‟agissant des noms » (430d, nous soulignons).

30 Une phrase de Théétète laisse néanmoins supposer que l’objet central du dialogue est en fait le non-être :

« Il est évident que c’est “non-être”, c’est-à-dire, ce que nous cherchons à travers le sophiste » (PLATON, « Le Sophiste » (trad. N.-L. Cordero) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008, p. 1863 (258b). Les références subséquentes à cette œuvre seront limitées à la notation Estienne intégrée dans le corps du texte). Quoi qu’il en soit, il convient pour l’instant de reconnaître une limite à notre propos sur la théorie du langage et des images par son attachement à un autre développement.

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dans la pensée platonicienne en général, mais interrogerons plutôt la capacité représentante qu’accorde Platon au langage, de même que la vérité qui y est liée.

Le dialogue débute en présence de Socrate, de Théétète et de Théodore, qui se sont tous trois entretenu la veille. Théodore introduit alors l’étranger d’Élée qui, à l’invite de Socrate, prendra en charge la recherche de la définition du sophiste. Le domaine des noms est d’emblée troqué au profit de celui de l’attribution : « dans tous les cas, il est toujours préférable de se mettre d’accord sur la chose elle-même, grâce à des définitions, plutôt que sur le nom isolé, sans définition » (218c). Comme il était apparu à la fin du Cratyle, le nom n’est pas objet de litige, puisqu’il est par nature public et partagé. S’accorder sur la chose même qu’il désigne est ce qui pose véritablement problème. L’étranger avance que le moyen le plus approprié en vue de l’accord sur l’objet est la recherche de sa définition, qui permet de « montrer [emphanízonti] […] ce qu’il est » (218c, nous soulignons). Déjà, l’étranger allègue que le langage détient la faculté de faire apparaître, de mettre sous les yeux, d’exposer au regard.

C’est par une discussion sur la nature de l’être que sont introduites les premières réflexions thématiques sur le langage. L’étranger demande à ceux qui attribuent à l’être, un des cinq genres premiers, un caractère dichotomique (par exemple ceux qui affirment que le chaud et le froid, ou encore l’amitié et la haine, sont le tout de l’être), de se justifier : l’être, plutôt qu’être ces deux éléments, n’est-il pas ce qui leur est commun? On reconnaît sans peine dans cette objection la structure de l’argument du troisième homme. Cette position revient à donner deux noms à l’unique réalité, ce qui est ridicule aux yeux de l’étranger (244c). Mais l’argument va encore plus loin, et infirme cette fois la doctrine parménidienne de l’être, de par la nature du nom : « simplement accepter que quelqu’un dise qu’il y a un nom, n’a pas de sens » (244c-d). Le nom, tout comme le discours (260a), fait partie de l’être31. En ce sens, attribuer le nom « être » à l’être constitue une auto-contradiction pour les tenants de l’unité absolue de l’être :

L’ÉTRANGER Ŕ Celui qui soutient que le nom est différent de l’objet affirme, en quelque sorte, deux choses.

THÉÉTÈTE Ŕ Oui.

31 Un passage du Cratyle accordait aussi l’être aux mots. Ceux-ci, en tant qu’instruments servant à discriminer

la réalité et instruire, doivent posséder une certaine réalité Ŕ il en est de même de l’acte de nommer (386e-388a).

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L’ÉTRANGER Ŕ Mais si, au contraire, il soutient que le nom est identique à la chose, il se verra contraint d’affirmer qu’il n’est nom de rien, et, pour peu qu’il soutienne que le nom soit nom de quelque chose, la conséquence en sera que le nom n’est nom que d’un nom, et de nulle autre chose (244d).

Ce passage permet de lier le nom à l’image. La position de l’identité entre nom et chose se trouvait déjà, dans le contexte de la réfutation de la thèse représentationniste, prise en défaut dans le Cratyle. Le nom y était traité comme une image qui, pour être telle, se devait d’être différente de ce dont elle est image (Cratyle, 432a-d). La différence, engendrée par des ajouts et des retraits, est appréhendée comme un manque en ce qu’elle ne reproduit pas la totalité du modèle et n’en saisit qu’une petite partie. Puisque l’image mimétique ne serait pas telle sans décalage entre copie et modèle, il en résulte que le défaut, dans tout son caractère péjoratif, définit l’image Ŕ et lui accorde par ailleurs, sans que cela ne soit à notre sens véritablement reconnu par Platon, son autonomie vis-à-vis du réel. C’est d’ailleurs pourquoi le monde sensible en entier est marqué chez Platon du sceau de l’apparence et donc de l’imperfection : il est constitué d’objets semblables Ŕ du fait de leur participation32 Ŕ aux formes, c’est-à-dire aux vrais êtres. Laissons toutefois ici cet aparté sur l’image pour retourner au langage, que nous examinerons à l’aune de l’interprétation de Nestor-Luis Cordero.

Deux éléments principaux sont à dégager de la citation précédente (244d) : d’une part que le nom doit être différent de ce qu’il dénomme pour que s’institue une relation à la chose; d’autre part que, selon la thèse allouant l’être au langage, le langage brise l’unité parménidienne de l’être, du fait que l’être du nom diffère de l’être dénommé. Dire « l’être est un », et d’une façon encore plus essentielle « énoncer l’être » (244c), c’est déjà postuler la pluralité de l’être. « Un » est un prédicat de l’être, et non pas le tout de l’être lui-même (245a). Comme le souligne Ricœur, « [l]’ontologie platonicienne est une ontologie pluraliste : parce qu’il y a des mots, il y a des êtres (ta onta)33 ». Ceci rejoint l’intuition formulée dans le Cratyle, selon laquelle l’activité de nommer distingue les choses entre elles et permet de démêler la réalité (Cratyle, 388b-c), et participe ainsi de l’instruction et

32 Cette parenté entre ressemblance et participation est entre autres reconnue par Aristote : « Les

Pythagoriciens, en effet, déclarent que les êtres existent par imitation [mímêsis] des nombres; pour Platon, c’est une participation [métexis], le nom seul est changé » (Métaphysique - Tome 1, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1991, p. 30 (A, 6, 987b 10-13)).

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de l’intelligibilité des choses. Cette vertu diacritique du nom se voit contrebalancée, dans le

Sophiste, par une théorie de l’énonciation. En effet, les hommes « ne diraient rien si

toutefois il n’y a aucun mélange » (252b). C’est dire que le langage ne se limite pas à la dénomination Ŕ comme la fin du Cratyle le laissait présager Ŕ et que, même, la venue à l’être du discours découle d’une connexion d’éléments, d’un phénomène de

communication. L’étranger définit ainsi le discours : « la suppression la plus totale de tout

discours consiste à séparer chaque chose de tout le reste. En effet, le discours tire son origine, pour nous, de la liaison réciproque des formes » (259e). La liaison est d’abord celle du nom et du verbe34, puis à travers elle celle des formes qui, elles aussi plurielles, se dispersent et se mélangent (le même et l’autre peuvent se dire de toute chose, par exemple). Une de ces formes, qui détient une place de choix dans le dialogue, est particulièrement importante pour notre propos : le non-être.

La recherche de ce qu’est le non-être avait été mise en branle par la poursuite de la définition du sophiste. Celui-ci donne l’impression de tout connaître; comme cela est impossible, c’est qu’il détient une imitation de savoir Ŕ ou « une sorte de science de l’apparence » (233d). Comme l’apparence s’oppose à l’être et que le sophiste est bel et bien apte à produire des apparences, l’étranger est amené à conclure que le faux est réel et que le non-être doit exister (236e-237a). Le fractionnement de l’être parménidien et la communication des formes constituaient une condition de possibilité du discours. Le discours faux, en particulier, exige un jumelage du non-être avec les autres formes : « Parce que, s’il ne se mélange pas, il est nécessaire que tout soit vrai; mais, s’il se mélange, le jugement et le discours faux voient le jour » (260c).

Le problème de l’être du faux, introduit dans le Cratyle, est ainsi traité de front dans le

Sophiste. La clé de l’existence de la fausseté réside dans la définition du non-être : « un être

déterminé […] opposé à un autre être déterminé » (257e). Partageant le point de vue de Parménide sur le non-être absolu, qui ne peut absolument pas être, Platon semble admettre tout de même une sorte de non-être que nous pourrions nommer, en termes par trop

34 Cratyle 425a et 431b-c et Sophiste 261d-262d. Nous trouvons dans ce dernier passage des définitions qui

trouveront des échos dans la prochaine section, dédiée à la Poétique d’Aristote : « Nous appelons verbe ce qui rend manifestes les actions. […] Et le nom est le signe vocal qui est appliqué à ceux qui produisent les actions » (262a).

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21 modernes, relatif35. Il n’est alors plus conçu comme le contraire de l’être, mais comme son autre, comme ce qui est « différent-de ». Une chose est ce qu’elle est, et n’est pas ce qu’elle n’est pas. Le discours vrai dit alors la chose telle qu’elle est; le discours faux dit quelque chose de différent de ce qui est (263b). La faculté diacritique du nom vient ainsi ménager un espace pour la fausseté : distinguer les choses entre elles, c’est à la fois déterminer ce qu’est une chose et tout ce qu’elle n’est pas. Une quantité infinie de non-être borde chaque être (256e). Mais ce non-être est précisément relatif à ce qu’il cerne; c’est lorsqu’il est mis en rapport avec autre chose qu’il apparaît. Il s’établit dans la prédication. Conséquemment, il « suffit d’attribuer à un sujet une “partie” de la région de ce qui est autre par rapport à lui (partie qui ne lui appartient pas réellement, mais qui est constituée par des êtres) pour produire un énoncé faux36 ». Cela rejoint et enrichit notre analyse antérieure sur le manque propre à l’image. Dire faux, c’est encore dire quelque chose de sensé, et, ce qui ne prendra toute son importance que plus loin, c’est encore dire quelque chose à propos de quelque

chose37. Car en effet, le discours lie par un rapport prédicatif deux êtres; la fausseté ne s’attache pas à l’un de ces êtres, mais bien à la liaison qui les unit. Un être, comme le mot, ne peut être ni faux ni vrai Ŕ ce dont témoigne le déplacement du problème de la rectitude vers celui de l’attribution dans le Cratyle.

* * *

Le portrait du langage et de la mimèsis qui ressort de l’examen conjoint du Cratyle et du Sophiste est en somme, sans être lumineux, loin d’être aussi sombre que le laissait présager certains passages du Cratyle lui-même et de la République. D’une part, même s’il est dit qu’il vaut mieux connaître les choses par elles-mêmes que par le médium du langage, un lien entre nom et être est admis. Le langage n’est pas condamné à se mimer lui-même par convention, puisqu’il est ouvert en direction de l’être. D’autre part, la vérité et la fausseté viennent s’inscrire dans le discours. La représentation est reconnue comme source de connaissance, aussi maigre soit-elle. Or, il y a en même temps césure entre l’être et la vérité : le nom peut parler de l’être sans être vrai et l’être est accordé à l’image et la

35 Nestor-Luis CORDERO, « Du non-être à l’autre. La découverte de l’altérité dans le Sophiste de Platon »,

Revue philosophique de la France et de l‟étranger, no. 130, vol 2 (2005), pp. 175-189.

36 Nestor-Luis CORDERO, « Introduction » dans Le Sophiste, op. cit., p. 63.

37 « Quand il y a discours, ce doit être un discours qui porte sur quelque chose; un discours qui ne porte sur

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fausseté. Ceux-ci tirent leur caractère négatif de l’équation dans laquelle ils prennent place. Nous reprenons ici la citation précédente que nous rapportons ici en entier :

L’ÉTRANGER Ŕ Parce que, s’il [le non-être] ne se mélange pas, il est nécessaire que tout soit vrai; mais, s’il se mélange, le jugement et le discours faux voient le jour. Car le faux dans la pensée et dans le discours consiste à penser ou à dire ce qui n’est pas, c’est-à-dire, des non-êtres.

THÉÉTÈTE Ŕ C’est ainsi.

L’ÉTRANGER Ŕ Et lorsqu’il y a fausseté, il y a tromperie. THÉÉTÈTE Ŕ Oui.

L’ÉTRANGER Ŕ Et dès qu’il y a tromperie, tout est plein, nécessairement, d’images, de copies, d’illusions (260c).

Le terme central de cette chaîne est la « tromperie » [apàtê], qui dénote l’acte de faire croire, de mettre en défaut, de substituer un simulacre à la chose même38. Cela constitue un éloignement direct de la connaissance et un maintien dissimulé, voire forcé, dans l’ignorance, duquel peut résulter une emprise sur autrui. C’est le procès éthique qui, encore une fois, prévaut. L’anathème qui frappe la tromperie atteint tous les termes à sa suite : images, copies, illusions, et par-dessus tout la fausseté, cette fausseté qui, comme le résume bien Nestor-Luis Cordero, « consiste à passer, d’une manière illégitime, de l’autre au même, par rapport à quelque chose39 ». Au risque d’anticiper, nous pouvons reconnaître

dans cette structure le principe même de la métaphore, qui attribue l’identité à ce qui diffère, qui fait de l’autre un moment du même : « le silence est d’or… ». Mais c’est dans ce transfert, illégitime aux yeux de Platon, que prendra place la vérité métaphorique. Ayant ainsi disposé différents problèmes et distendu les liens entre représentation et être dans les limites du langage ordinaire, il convient ici de passer du côté de Ricœur, qui questionne plus spécifiquement la parole poétique. Mais avant, un court détour par la Poétique d’Aristote est nécessaire à la recherche de cette vérité poétique.

38 D’où l’omniprésence de la notion d’eidōlon dans le corpus platonicien : « Platon appelle eidōla (pluriel) les

âmes qui demeurent chez Hadès (Phédon, 81d3) et les reflets que trouve sur la surface de l’eau le prisonnier qui s’évade de la caverne (République, 516a7). Mais c’est surtout la nuance péjorative du mot qui ressort chez Platon : l’art oratoire est un eidōlon de la politique (Gorgias 463e4), de même que le lógos écrit est un

eidōlon du lógos véritable (Phèdre 276a9) » (Nestor-Luis CORDERO, « Annexe II » dans Le Sophiste, op. cit., p. 286).

(37)

23

1.2. La reprise ricœurienne de la Poétique d’Aristote

La présente partie se veut une introduction à la lecture qu’effectue Ricœur de la

Poétique d’Aristote, philosophe qui représente un interlocuteur constant dans l’ensemble de

son corpus. Les textes du Stagirite ne seront délibérément pas étudiés pour eux-mêmes, mais seulement dans l’intérêt de l’argument et à travers le prisme ricœurien. Pourquoi ce passage obligé par Aristote? La réponse est double : d’abord parce que les deux œuvres majeures que nous discutons dans ce mémoire Ŕ La métaphore vive et Temps et récit Ŕ débutent chacune par un examen de la Poétique, ce qui en dénote la portée, mais surtout et plus directement parce qu’elles y puisent plusieurs concepts opératoires de première importance. De par leur sujet substantiellement différent, ces deux œuvres tirent la Poétique dans des directions diverses. Nous pouvons néanmoins, en concordance avec notre hypothèse d’une filiation entre la métaphore et le récit de fiction par la mimèsis, cerner un noyau conceptuel commun. Nous concentrerons nos propos sur trois de ces concepts qui forment pour Ricœur le « ternaire de base » de la Poétique : en premier lieu la mimèsis elle-même, radicalement redéfinie; à sa suite le muthos, qui lui est intimement relié; en dernier lieu la katharsis, qui tiendra lieu de charnière avec notre second chapitre. Nous nous aiderons, pour compléter le portrait brossé par les deux œuvres de Ricœur mentionnées plus haut, d’un texte rétrospectif plus tardif : « Une reprise de La Poétique d’Aristote »40.

a) Mimèsis

La première chose à noter concernant la mimèsis, et qui peut mener à sa condamnation prématurée, concerne sa traduction : nous croyons trop rapidement y reconnaître le terme français « mime » en son sens le plus statique d’« imitation », voire de « copie », et par là sa soumission complète et essentielle à un être qui lui préexiste. C’est ce sens éminemment comparatif que nous rencontrons constamment chez Platon. Avant de discuter de la traduction comme telle, il convient de cerner la signification que lui accorde Aristote. Ricœur repère une « contraction remarquable41 » dans l’amplitude des usages qu’en font Platon et Aristote. Le premier, lui donnant une « extension sans borne42 », l’applique aux

40 Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote » dans L2, p. 467. Ce texte est paru pour la

première fois en 1992 dans Barbara CASSIN (dir.), Nos Grecs et leurs modernes. Les stratégies

contemporaines d‟appropriation de l‟Antiquité, Éditions du Seuil, Paris, 1992, pp. 303-320.

41 Paul RICŒUR, MV, p. 54. 42 Ibid., p. 54.

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