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D ISCIPLINES R HÉTORIQUE / S ÉMIOTIQUE S ÉMANTIQUE H ERMÉNEUTIQUE

3. La métaphore vive

3.2. La référence métaphorique

a) Métaphore et texte

La dernière section a permis de cerner de plus près l’aspect innovateur de la métaphore vive en nous concentrant sur le dynamisme de sens qui l’anime. Faut-il lui accorder, sur la base de ce sens, une référence? Ce trajet se bute d’emblée à la résistance offerte par une idée commune sur la littérature qui cherche dans le réel un équivalent à la fiction et, n’en trouvant pas, l’exclut du domaine de la vérité et de la connaissance. Cette entrave avait été ébranlée une première fois dans la discussion de la théorie frégéenne de la référence, dont la grande avancée avait été la levée de la limitation du concept de référence aux seuls énoncés scientifiques. À cette conquête négative doit maintenant se joindre une explicitation positive de cette référence élargie, et, dans le cas qui nous occupe, poétique.

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Pour nous mettre sur cette voie, il faut à nouveau changer d’unité langagière en passant de l’énoncé au texte, qui est la production du discours en tant qu’œuvre. De cette façon, « [s]i l’énoncé métaphorique doit avoir une référence, c’est par la médiation du “poème” en tant que totalité ordonnée, générique et singulière216 ». Les derniers mots de cette citation nous font retrouver les trois catégories pratiques constitutives de l’œuvre littéraire : composition, appartenance à un genre, effectuation dans un style. Ce changement de niveau a quelque chose de surprenant. Une asymétrie paraît en effet se dessiner entre le sens métaphorique, recomposé au niveau de la phrase, et sa référence, tributaire d’un texte irréductible aux phrases qui le composent. L’asymétrie est aggravée par le fait que Ricœur procède à la substitution de la problématique sémantique à celle herméneutique comme en raccourci. L’explicitation de la référence métaphorique exige que la relation entre métaphore et poème soit consolidée, sous peine de voir sens et référence s’établir en deux territoires isolés.

Un premier point d’intersection entre métaphore et poème (entendu en son sens large et pas seulement lyrique, ce qui inclut la poésie narrative d’un Homère, par exemple) apparaît en les replaçant tous deux sous le signe du « poétique ». Poïesis signifie « faire » et « façonner », tout comme fingere en latin, qui s’augmente pour sa part des significations « représenter », « feindre », « inventer ». Récit et métaphore, en tant qu’espèces de la fictio et de la figura, sont liés par l’étymologie : ancêtres latins de nos « fiction » (qui désigne en général tout le domaine de l’irréel et de l’imaginaire, et particulier une famille de récits) et « figure » (qui nomme pour sa part les tropes en général), ils dérivent tous deux du verbe

fingere. Rappelons à cet égard la démarche croisée adoptée dans « La métaphore et le

problème central de l’herméneutique » : la focalisation sur la métaphore, conçue comme poème en miniature, permettait d’expliquer la dynamique du sens au niveau du texte entier; l’élargissement du regard à l’échelle du texte permettait de comprendre l’élaboration de la référence mise en jeu par la métaphore217 ou, plus précisément, par un « réseau métaphorique ».

216 Paul RICŒUR, MV, p. 279.

217 Le jeu de zoom entre figure et fiction semble être un procédé commun aux poéticiens. Outre Ricœur et

Beardsley, qui traite la métaphore comme d’un « poème en miniature », il est par exemple possible de citer Gérard Genette : « Je viens de dire que la fiction était “un mode élargi de la figure” parce que je me propose de passer de l’une à l’autre par extension, mais nous verrons qu’elle en est plutôt un mode renforcé, ou aggravé. Il est sans doute plus facile de concevoir la chose en la prenant dans l’autre sens : une figure est

91 Un court détour par le texte « Parole et symbole » s’impose pour détailler cette notion de réseau métaphorique. En déplaçant l’examen du mot vers la phrase et en s’attardant à la construction d’un sens à partir d’une impertinence sémantique, les métaphores n’avaient jusqu’à maintenant été traitées qu’en tant qu’événements dispersés, locaux et en quelque sorte autonomes les uns des autres. Or, avance Ricœur, une métaphore « n’opère jamais seule; l’une appelle l’autre; et chacune demeure vive en préservant son pouvoir d’évoquer le réseau entier218 ». Elle s’arrache à la fulgurance, l’évanescence et la volatilité en s’ancrant dans un support à l’organisation stable et hiérarchisée : la métaphore isolée s’inscrit dans le réseau métaphorique d’un poème particulier (soutenu par un champ sémantique Ŕ minéralogique, par exemple), voire dans les thèmes récurrents de l’œuvre entière d’un poète; celui-ci peut puiser à même les métaphores typiques d’une communauté de langue ou de culture, et encore dans les représentations qui traversent une sphère culturelle plus étendue, comme celles de l’Occident ou de la chrétienté. Enfin, certaines analogies semblent communes à l’humanité entière et s’imposer en tant qu’images primitives de l’expérience humaine (analogies entre le corps, la maison et le cosmos, notamment). À ces niveaux de généralité, la métaphore s’appuie sur le symbole et en tire, ultimement, ses significations. Le symbole, dit Ricœur, détient une stabilité déconcertante parce que bien qu’il possède une face sémantique qui demande à être relayée par le langage, il s’enracine dans les puissances obscures et les désirs profonds qui animent la vie elle-même, et qui sont communs à l’humanité entière. En ce sens, la « métaphore se tient dans l’univers déjà purifié du logos. Le symbole hésite pour sa part sur la ligne de partage entre bios et logos. Il témoigne de l’enracinement premier du Discours dans la Vie219 »; ce qui est une autre façon d’exprimer que le dire suppose un être-à-dire220, que le langage appartient à l’être bien avant que de constituer un objet manipulable par la conscience.

(déjà) une petite fiction, en ce double sens qu’elle tient généralement en peu de mots, voire en un seul, et que son caractère fictionnel est en quelque sorte atténué par l’exiguïté de son véhicule et, souvent, par la fréquence de son emploi […]. La figure est un embryon, ou, si l’on préfère, une esquisse de fiction » (Gérard GENETTE, Métalepse, Éditions du Seuil, Paris, 2004, p. 16).

218 Paul RICŒUR, « Parole et symbole », Revue des sciences religieuses, vol. 49, no. 1-2 (janvier-avril 1975),

p. 157.

219 Ibid., p. 153.

220 Selon l’expression de Rose GOETZ dans « Dire l’être-à-dire : l’intrépidité ontologique de Paul

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La poïesis peut relier d’une autre façon métaphore et poème, cette fois par la conjonction entre muthos et mimèsis qui la définit chez Aristote. Nous tirerons dans les prochaines pages toutes les conclusions de nos longs développements sur la Poétique Ŕ et, dans une moindre mesure, la Rhétorique. La lexis, en tant qu’elle est subordonnée au

muthos, « place la métaphore au service du “dire”, du “poématiser”, qui s’exerce non plus

au niveau du mot, mais du poème entier221 ». Comme nous l’avons maintes fois souligné, un type de langage est approprié à la poésie, et encore plus précisément à l’objet qu’elle imite. Dans le cas de la tragédie antique, le muthos élève son sujet pour représenter les hommes meilleurs que ceux donnés dans la réalité. La métaphore détient une fonction parfaitement parallèle lorsqu’il est dit qu’elle relève le langage d’assaisonnements : « il faudrait même se demander si le secret de la métaphore, en tant que déplacement de sens au niveau des mots, n’est pas dans la surélévation de sens au niveau du muthos222 ». Il faut encore ajouter que, puisque la mise en intrigue qui structure l’œuvre est l’imitation elle- même, la surélévation du sens aboutit dans la représentation et la connaissance : « si la métaphore est reliée au “sens” de la tragédie par le moyen de son muthos, elle est reliée à la “référence” de la tragédie grâce à sa visée générale, qu’Aristote appelle mimèsis223 ». La référence poétique acquiert le nom de mimèsis qui, affranchi de la sphère sémantique de la simple imitation, devient « le nom grec pour l’ouverture/découverte du monde224 ». Celle-ci s’effectue, comme nous le verrons, en conjonction avec le sentiment, lequel est surélevé et purifié, selon l’interprétation que fait Ricœur de la katharsis tragique. La métaphore participe à cette ouverture/découverte du monde en lui accordant son expression langagière appropriée, grâce et à travers laquelle le monde peut apparaître.

En définissant l’imitation par la composition Ŕ la mimèsis par le muthos Ŕ et vice-versa, nous atterrissons toutefois à nouveau en plein cœur du paradoxe (qui éveille la perplexité) : « Voilà un bien étrange mime, celui qui compose cela même qu’il imite225 »! La traduction ricœurienne de mimèsis par « imitation créatrice » nous avait déjà mis sur la piste d’une

221 Paul RICŒUR, MV, p. 57. 222 Ibid., p. 58.

223 Paul RICŒUR, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », loc. cit., p. 119. Le muthos

est relié au sens en vertu des traits structurels qui le constituent : unité, cohérence, complétude, etc.

224 Ibid., 120. Bien qu’il aurait été légitime de s’y attendre, Ricœur ne désigne jamais cet événement par le

nom d’« aletheia ». Peut-être est-ce là une des marques de cette distance qu’il tient à garder avec la pensée d’Heidegger, cette pensée qui le nourrit et, de son propre aveu, le séduit.

93 tension interne entre la soumission au réel, d’une part (où la mise en intrigue se lie à l’action humaine dont elle emprunte les traits), et le travail producteur de la poésie, d’autre part. La mimèsis cherche à rendre l’action, à exprimer le drame (du grec drâma, action) de la vie humaine. Sans cette dette à payer à la réalité, nous ne pourrions comprendre ni reconnaître ce qui s’y présente et s’y joue. Mais elle n’est pas copie pour autant. Elle est

poïesis, fabrication, création. Il nous faut donc compléter l’assertion en disant que ce que le

grand poète découvre, il l’a inventé226. L’enjeu, au centre duquel se noue la notion de vérité poétique, consiste à penser ensemble ces termes antinomiques que sont la trouvaille et le façonnement, le dénuement et le travestissement, le déjà-là et le naissant; « bref, il faut restituer au beau mot “inventer” son sens lui-même dédoublé, qui implique à la fois découvrir et créer227 ». Inventer, invenire en latin, c’est à la fois « tomber sur » et « venir à », voire « naître »; en anglais « coming into » et « make up ». Ricœur préserve constamment cette tension, ce pourquoi il désigne la mimèsis par une paire de prédicats Ŕ l’ouverture/découverte Ŕ appliquée à un sujet Ŕ un monde. Celui-ci apparaît et transparaît à travers une expression langagière appropriée à laquelle la métaphore participe. Ricœur avait aussi, rappelons-le, définit la lexis aristotélicienne comme l’« extériorisation et explicitation de l’ordre interne du muthos228 », c’est-à-dire traduction, l’apparition, la manifestation de l’ordre mythique et de la pensée des personnages dans le langage. Il s’agit à présent d’en dire plus sur ce monde.

226 C’est là une intuition commune à Borges, qui met ces mots dans la bouche d’Averroès : « un grand poète

est moins celui qui invente que celui qui découvre » (Jorge Luis BORGES. L‟Aleph, trad. R. Caillois et R. L.-F. Durand, Gallimard, Paris, 1967, p. 126). Borges tranche la polarité en faisant valoir, dans la suite du passage, que seul ce qui est commun à tous les hommes, et donc Ŕ c’est là sa thèse Ŕ ce qui n’est pas une création personnelle, peut toucher d’autres lecteurs que soi-même. Ce faisant, Borges nous paraît mésestimer la singularité de la trouvaille et de son expression, aussi universelles et publiques soient-elles. Pour illustrer cela, tournons-nous momentanément vers l’activité scientifique théorique (c’est d’ailleurs par une analogie avec les modèles scientifiques que culminera l’enquête ricœurienne sur la référence métaphorique). La théorie darwinienne de l’évolution ou celle einsteinienne de la relativité générale sont- elles des découvertes ou des créations? N’y a-t-il pas une heuristique à l’œuvre, qui ne demande pas seulement l’observation d’une réalité publique et objective, mais la création d’hypothèses à confirmer ou infirmer par différents moyens? Le fait que certaines théories scientifiques ou mathématiques sont appelées par le nom de leur auteur est à cet égard significatif. On parle par exemple des transformées de Laplace comme du Guernica de Picasso. Suivant Ricœur, qui s’inspire de l’Essai de philosophie du style de Gilles- Gaston Granger, cela s’explique par le fait que l’œuvre du scientifique comme celle de l’artiste peuvent être considérées « comme la résolution d’un problème, issu lui-même des réussites antérieures dans le domaine de la science aussi bien que de l’art » (Paul RICŒUR, TR3, p. 292). À la singularité et l’historicité du problème tel qu’il se présente à l’homme correspond une création/trouvaille tout aussi singulière de sa part.

227 Paul RICŒUR, MV, pp. 387-388. 228 Ibid., p. 53.

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b) Imagination – II

L’argument « commun » contre la portée référentielle du langage poétique, brièvement évoqué plus haut, dénonce la trop grande proximité de ce dernier avec le travail de l’imagination. « Licorne », « Oz » et « Ulysse chez Circé » n’ont pas de référence, parce qu’ils sont des personnages, des lieux ou des situations fictifs, c’est-à-dire sans équivalent dans ce qui est usuellement appelé la « réalité ». Ricœur ne nie pas qu’une différence existe entre les modes de référence des langages ordinaire et poétique, mais refuse d’assimiler irréalité et non-référentialité. Il déplace ainsi sensiblement les termes pour qu’apparaissent certaines nuances : dans le langage poétique, le rapport du sens à la référence n’est pas inexistant, mais l’objet d’une suspension produite par l’imagination. Cela constitue le moment négatif et la troisième étape de la liaison de cette dernière à la métaphore. Au procès positif qui consiste à schématiser l’attribution métaphorique au niveau de la constitution du sens correspond une contrepartie négative qui, tout simplement, place l’entièreté de ce processus dans l’irréel. Par là, le poète établit une coupure par rapport au monde « ordinaire » qu’il peut pointer par ostension, notamment dans les situations dialogiques. Il instaure ainsi ce que Ricœur appelle la littérarité du texte littéraire229, c’est- à-dire l’espace fictionnel disjoint de la sphère de la réalité effective.

Ricœur rapproche cet état de suspension de l’épochè husserlienne, qui désigne la mise entre parenthèses de la thèse du monde et de ce qui s’y rapporte (jugements, croyances, etc.). Il affirme : « toute epochè est l’œuvre de l’imagination. L’imagination c’est l’epochè230 ». L’épochè, en général, est donc cette faculté imaginative d’irréalisation du

réel, qui ne s’applique pas aux choses singulières, mais aux situations et états de choses

corrélés aux œuvres textuelles. Le déploiement d’un monde est l’affaire d’un texte et non d’un mot ou d’une phrase. L’homme peut, dans cette posture d’irréalisation Ŕ car Ricœur développera dans Temps et récit III231 l’idée que le lecteur doit s’irréaliser au même niveau

que l’œuvre qu’il lit Ŕ, se mettre à distance de son monde et de son identité, se rendre en quelque sorte absent de toute chose, et totalement présent à l’œuvre. Il lui est permis d’essayer en imagination, c’est-à-dire dans un état de non-engagement vis-à-vis du monde

229 Paul RICŒUR, TR1, p. 93.

230 Paul RICŒUR, « Imagination et métaphore », loc. cit., p. 10 [En ligne]. 231 Paul RICŒUR, TR3, pp. 284-328.

95 de l’action et de la perception effectives, des valeurs, des idées, des comportements éthiques, des appréhensions temporelles, en un mot de nouvelles manières d’être au monde. Faisant cela, le lecteur fait tout sauf faire passer à ces fictions « l’épreuve de la réalité ». Il éprouve au contraire leur cohérence interne, leur concordance avec des principes de vie généraux, il y construit différentes interprétations qui, par un choc en retour, teintent différemment le sens de ses actions et de ses perceptions. Le pouvoir de l’imagination est immense232. Husserl en faisait d’ailleurs le pivot de la phénoménologie, puisqu’elle permet, par des variations infinies, de libérer les objets de leur contingence factuelle en vue de faire apparaître leur charpente essentielle. D’où cette citation centrale de ses Idées directrices

pour une phénoménologie Ŕ ouvrage traduit clandestinement par Ricœur durant ses années

de captivité en Poméranie orientale : « la “fiction” est l'élément vital de la phénoménologie

comme de toute science eidétique; la fiction est la source où s'alimente la connaissance des

“vérités éternelles”233 ». La fiction Ŕ une réalité irréalisée par l’imagination Ŕ est positionnée sur le terrain de la connaissance et en constitue même le vecteur par excellence. Ricœur rompt-il avec cette tradition Ŕ instituée par Aristote Ŕ qui accorde à l’imagination et à ses expériences artistiques le pouvoir de percer jusqu’à l’essence? Il nous semble possible de répondre par la négative à cette question, mais sous la réserve Ŕ de taille Ŕ que cette essence n’est pas celle d’un être donné. L’intérêt que porte Ricœur aux productions irréelles (modèles scientifiques, fictions littéraires et représentations religieuses, par exemple) en témoigne. Car au moment négatif d’irréalisation du réel correspond celui, positif, de réalisation de l’irréel : « La fonction neutralisante de l’imagination à l’égard de la “thèse du monde” est seulement négative pour que soit libérée une force référentielle de second degré234 ». La fiction détient un pouvoir de projection qui redécrit, refait, refigure la réalité, pour en dévoiler l’essence la plus profonde, qui est celle d’un pouvoir-être.

232 Il convient de souligner que le pouvoir de la fiction, pour Ricœur, culmine ultimement dans la refiguration

du monde, c’est-à-dire la transformation de notre rapport à celui-ci, particulièrement du point de vue de l’action. C’est ainsi que la fiction constitue pour lui un « laboratoire éthique » où il est permis de faire des variations imaginatives de type husserlien sur des actions et des situations (voir Paul RICŒUR, SA, pp. 139 et 194; TR3 p. 359).

233 Edmund HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Gallimard, Paris, 1950,

p. 227.

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c) Référence de second degré

Généralités

Ricœur, qui tient dans les années 70 à conserver le vocabulaire de la référence (au prix d’une polysémie redoutable), désigne cette nouvelle force référentielle par différents adjectifs : « déployée », « dédoublée », « redoublée », mais aussi « indirecte ». Ce dernier qualificatif nous met sur la piste d’une première caractérisation, générale, de la référence en question : la fiction « se dirige ailleurs, voire nulle part; mais parce qu’elle désigne le non- lieu par rapport à toute réalité, [elle] peut viser indirectement cette réalité235 ». Si cela est vrai, l’enseignement tiré de Frege, selon lequel le désir de vérité tire l’homme du sens vers la référence en tout discours, est encore une fois vérifié. En faisant de l’« irréalité » un trait déterminant de la fiction, on continue à la comprendre dans son rapport au réel Ŕ de la même façon qu’on saisit le noir dans les termes de la couleur en le définissant comme ce qui ne réfléchit pas la lumière. Mais la référence de second degré se définit aussi nécessairement par rapport à une référence de premier degré. Nous pouvons déplorer, avec John Thompson236 et Robert Sweeney, que cette dernière, au même titre que langage « ordinaire » auquel elle est associée, ne reçoive pas de développement propre chez Ricœur. Faut-il pour autant nous en remettre à cette idée « that Ricœur has simply assumed first- order reference in some generally realist sense237 »? Que serait, d’ailleurs, ce « sens générique » de la réalité? N’est-ce pas le concept même de « réalité » qui est remis sur le métier par l’imagination?

Ce qui est aboli, [dit Ricœur,] c’est la référence du discours ordinaire, appliquée aux objets qui répondent à un de nos intérêts, notre intérêt de premier degré pour le contrôle et la