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La reprise ricœurienne de la Poétique d’Aristote

1. Mise en place de la problématique

1.2. La reprise ricœurienne de la Poétique d’Aristote

La présente partie se veut une introduction à la lecture qu’effectue Ricœur de la

Poétique d’Aristote, philosophe qui représente un interlocuteur constant dans l’ensemble de

son corpus. Les textes du Stagirite ne seront délibérément pas étudiés pour eux-mêmes, mais seulement dans l’intérêt de l’argument et à travers le prisme ricœurien. Pourquoi ce passage obligé par Aristote? La réponse est double : d’abord parce que les deux œuvres majeures que nous discutons dans ce mémoire Ŕ La métaphore vive et Temps et récit Ŕ débutent chacune par un examen de la Poétique, ce qui en dénote la portée, mais surtout et plus directement parce qu’elles y puisent plusieurs concepts opératoires de première importance. De par leur sujet substantiellement différent, ces deux œuvres tirent la Poétique dans des directions diverses. Nous pouvons néanmoins, en concordance avec notre hypothèse d’une filiation entre la métaphore et le récit de fiction par la mimèsis, cerner un noyau conceptuel commun. Nous concentrerons nos propos sur trois de ces concepts qui forment pour Ricœur le « ternaire de base » de la Poétique : en premier lieu la mimèsis elle- même, radicalement redéfinie; à sa suite le muthos, qui lui est intimement relié; en dernier lieu la katharsis, qui tiendra lieu de charnière avec notre second chapitre. Nous nous aiderons, pour compléter le portrait brossé par les deux œuvres de Ricœur mentionnées plus haut, d’un texte rétrospectif plus tardif : « Une reprise de La Poétique d’Aristote »40.

a) Mimèsis

La première chose à noter concernant la mimèsis, et qui peut mener à sa condamnation prématurée, concerne sa traduction : nous croyons trop rapidement y reconnaître le terme français « mime » en son sens le plus statique d’« imitation », voire de « copie », et par là sa soumission complète et essentielle à un être qui lui préexiste. C’est ce sens éminemment comparatif que nous rencontrons constamment chez Platon. Avant de discuter de la traduction comme telle, il convient de cerner la signification que lui accorde Aristote. Ricœur repère une « contraction remarquable41 » dans l’amplitude des usages qu’en font Platon et Aristote. Le premier, lui donnant une « extension sans borne42 », l’applique aux

40 Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote » dans L2, p. 467. Ce texte est paru pour la

première fois en 1992 dans Barbara CASSIN (dir.), Nos Grecs et leurs modernes. Les stratégies

contemporaines d‟appropriation de l‟Antiquité, Éditions du Seuil, Paris, 1992, pp. 303-320.

41 Paul RICŒUR, MV, p. 54. 42 Ibid., p. 54.

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arts, aux discours, à la nature sensible; il comprend chaque fois ceux-ci comme une copie ou un apparaître en défaut d’être, puisqu’en relation de dépendance à l’égard d’un modèle auquel ils ressemblent. La mimèsis se situe chez lui de part en part dans un cadre métaphysique établi sur la distinction entre intelligible (modèle) et sensible (copie). Le second, pour sa part, confine l’usage du concept aux activités poétiques, c’est-à-dire celles dont la finalité consiste, par un faire [poïein], en la production d’un objet singulier ayant sa cause à l’extérieur de lui-même. Il est dès lors interdit de traiter l’action de la nature par les catégories de l’imitation, puisque la nature se distingue de la poïesis, chez Aristote, précisément sur la base qu’elle possède son propre principe de mouvement et s’achemine uniquement vers elle-même. Déjà, le concept aristotélicien s’éloigne du concept platonicien, c’est-à-dire métaphysique, de mimèsis43. D’aucuns affirment qu’on ne trouve nulle part définition de la mimèsis chez Aristote. Il est vrai qu’elle ne se voit pas définie par son genre et sa différence spécifique, c’est-à-dire par la forme canonique de la définition aristotélicienne. La Poétique fait cependant état d’une double division. La mimèsis (de l’action, comme nous le verrons) est conçue d’une part comme un genre rassemblant sous lui différentes espèces : la tragédie, la comédie, l’épopée, etc. D’autre part, Ricœur risque l’hypothèse qu’elle est intégralement caractérisée par sa partition en quatre composantes correspondant à la doctrine des quatre causes : la mimèsis détient des objets (cause matérielle) et une fonction (cause finale), elle s’effectue par des moyens (cause formelle) et sur un certain mode (cause efficiente). Ces deux différenciations communiquent entre elles en ce que la variation au sein des composantes définit les différentes espèces. L’épopée est distinguée de la tragédie, par exemple, par le mode d’imitation : l’une raconte, l’autre

43 Au-delà de la simple « plurivocité décourageante » (Ibid., p. 54) du terme « mimèsis » chez Platon, il

semble possible de délimiter dans son œuvre certaines sphères de sens distinctes mais coordonnées. Ce faisant, un parallélisme convaincant entre les deux penseurs peut apparaître à l’encontre de la lecture de Ricœur. J. A. Philip fournit une piste intéressante en ce sens : « So we affirm that in the wide spectrum of meaning given to mimesis in the Platonic dialogues we can distinguish two principal senses : a restricted or dramatic sense of making oneself like another, and a wider sense describing the creative processes in all the productive crafts; and further that in the final division of the Sophistes we find the latter related to the former as genus to species » (J. A. PHILIP, « Mimesis in the Sophistes of Plato » dans Transactions and

Proceedings of the American Philological Association, vol. 92 (1961), p. 468). Suivant cette analyse, la

différence majeure entre l’extension accordée par chaque auteur au concept résiderait dans le degré de généralité de la relation entre genre et espèce : chez Platon, la mimèsis humaine est une espèce de la mimèsis en général (propre à toute poïesis Ŕ humaine, naturelle et divine); chez Aristote, la mimèsis tragique est une espèce de la mimèsis humaine Ŕ la seule ayant cours.

25 montre44. La Poétique étant presque entièrement consacrée à l’étude de la tragédie, il faudra plus loin se demander en quoi cette analyse peut enrichir un examen de la métaphore et de quelle façon elle peut être étendue au récit en général.

Cette division du genre mimétique en quatre composantes procède donc de l’analyse d’une de ses espèces particulières qu’est la tragédie. Aristote la définit ainsi :

La tragédie est donc l’imitation d’une action noble et achevée, ayant une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements, dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l’œuvre; cette imitation est exécutée par des personnages agissant et n’utilise pas le récit, et, par le biais de la pitié et de la crainte, elle opère l’épuration [katharsis] des émotions de ce genre (1449b25-28).

Aristote énumère ensuite les différentes parties de la tragédie qui peuvent être réunies sous les quatre rubriques répertoriées plus tôt : « la tragédie dans sa totalité comporte six parties qui font qu’elle est telle ou telle : ce sont l’intrigue [mūthos], les caractères [êthê], l’expression [léxis], la pensée [diánoia], le spectacle [ópsis] et la composition du chant [melopoiía] » (1450a8-10). D’après Ricœur, le muthos, les caractères et la pensée appartiennent à l’objet de la tragédie, l’expression et le chant à ses moyens, le spectacle à son mode. La finalité de la mimèsis ne semble pourtant pas trouver correspondant dans cette énumération. Ricœur accorde cette fonction à la katharsis Ŕ à laquelle il rattache le plaisir propre à la tragédie, comme nous le verrons Ŕ, qui est présente dans la définition citée plus haut. Le premier trait à retenir de cette classification est l’insertion de la lexis, c’est-à-dire de la parole ou de l’expression, dans la caractérisation énumérative de la

mimèsis tragique45; le nom [ónoma] et l’énoncé [lógos] font eux-mêmes partie de la lexis (1456b20-21). C’est dire qu’un type de langage est approprié à la poésie. Le second est la subordination interne des différentes parties de la tragédie au muthos. Enfin, il faut souligner que le terme « mimèsis » désigne autant l’opération que le résultat : « [t]ragic imitation, then, can be understood theoretically as a six-part process that begins with

44 ARISTOTE, Poétique, trad. B. Gernez, Les Belles Lettres, Paris, 2008, p. 9 (1448a19-24). Les références

subséquentes à cet ouvrage seront limitées à la notation Bekker intégrée dans le corps du texte.

45 Aristote inverse ce faisant la catégorisation élaborée par Platon dans le troisième livre de la République. La

lexis y est le genre sous lequel sont rangés les différents modes d’énonciation poétique : la mimèsis est le

mode énonciatif, sans narrateur, propre au couple tragédie-comédie; la diêgêsis est le mode narratif correspondant au dithyrambe; il existe enfin un troisième mode, particulier à l’épopée, qui allie mimèsis et

diêgêsis (République, 392c-394d). La lexis devient chez Aristote partie de la mimèsis. Cela à la fois la

soumet en particulier à un tout Ŕ la tragédie Ŕ et la libère en général du champ de l’art Ŕ puisqu’elle s’intègre dorénavant à toute la sphère du langage et de l’expression.

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plot46 ». La mimèsis est saisie théoriquement comme un procès, celui de construire la tragédie par l’élaboration de ses parties. Or elle le sera aussi en pratique, puisque le spectacle, qui constitue la fin et l’actualisation de la tragédie, est loin d’être figé comme le texte sur lequel elle se base47. Cette caractéristique fait en sorte que Ricœur ne « [s]e hâte[ pas] de traduire le terme grec par “imitation”, sous peine de fermer trop tôt l’espace de jeu de l’interprétation48 ». Il laisse ordinairement le terme grec intact, ce que nous faisons à notre tour. Lorsqu’il se décide à traduire, Ricœur cherche à rendre le caractère processuel Ŕ marqué par la désinence -sis Ŕ du mot grec grâce à « imitation créatrice », « activité mimétique » ou même « mime » (entendu en son sens infinitif). Cette réserve est formulée explicitement ailleurs : « Il faut donc entendre imitation ou représentation dans son sens dynamique de mise en représentation, de transposition dans des œuvres représentatives49 ». Or toute activité vise un terme. Dans la terminologie aristotélicienne, la puissance inhérente au dynamisme Ŕ le terme grec pour « puissance » est d’ailleurs « dúnamis » Ŕ cherche à s’actualiser, c’est-à-dire à réaliser la fin vers laquelle ce dernier se porte. La fin de la mimèsis n’est pour Ricœur pas seulement le texte poétique ou le spectacle Ŕ les œuvres représentatives Ŕ, mais aussi le lecteur ou le spectateur. Nous pouvons déjà entrevoir une partition de l’activité mimétique qu’opèrera plus franchement notre philosophe dans Temps et récit. La poïesis partage enfin ce caractère dynamique avec la mimèsis, puisqu’elle « met la marque de la production, de la construction, du dynamisme sur toutes les analyses50 ». Ricœur fait d’ailleurs entrer la mimèsis dans la définition de la

poïesis chez Aristote : l’art poétique se définit comme « l’art qui imite par le langage seul,

prose ou vers51 ».

46 O. B. HARDISON, « A Commentary of Aristotle’s Poetics » dans Aristotle‟s Poetics, trad. L. Golden,

University Presses of Florida, Tallahassee, 1981, p. 286. La lecture ricœurienne de la Poétique s’inspire explicitement de ce commentaire substantiel publié pour la première fois en 1968. Il est cité dans La

métaphore vive (pp. 55-56) et nommé dans Temps et récit I (p. 68). C’est pourquoi nous nous permettons de

le citer directement. Soulignons en outre la primauté accordée au muthos (plot) dans cette citation.

47 Le récit aussi demande son type d’actualisation. Celle-ci n’est pas effectuée autrement que la lecture, qui

constitue un processus analogue au spectacle.

48 Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote », loc. cit., p. 467. 49 Paul RICŒUR, TR1, p. 69.

50 Ibid., p. 69.

51 ARISTOTE, Poétique, 1447a28, traduit et cité par Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique

27 Une courte critique apparaît ici nécessaire, en ce que Ricœur attribue peut-être trop rapidement cette définition par le genre et l’espèce au concept de poétique. En effet, la définition citée est plutôt celle d’un « art [qui] n’a pas reçu de nom jusqu’à maintenant » (1447b10) qui regroupe entre autres le mime, les dialogues socratiques, l’élégie et l’épopée. Les premiers paragraphes de la Poétique font passer l’examen, « suivant l’ordre naturel » (1447a13), de l’art poétique à l’imitation, de l’imitation à la tragédie, de la tragédie à l’intrigue52. Il appert que l’art poétique, en son acception la plus générale d’un « art du faire », se divise en différentes espèces, comme l’art appliqué Ŕ celui du menuisier, par exemple Ŕ et l’art imitatif, qui nous intéresse; celui-ci à son tour est divisé selon les moyens (rythme et/ou langage et/ou mélodie) employés pour imiter : l’art qui imite conjointement par ces trois moyens est la tragédie (et, par extension, la comédie qui trouve ailleurs sa distinction); l’art qui n’imite que par le langage n’a pas de nom. Bien que le concept de « poétique » paraîtra plus loin dans l’œuvre en des usages contextuels qui l’assimileront à celui de « tragédie », Ricœur ne peut pas, à proprement parler, repérer là (1447a28) une caractérisation de la poétique en général. Celle-ci semble, de la même façon que l’imitation, définie par l’énumération de ses parties. Nous interceptons ici un raccourci qu’emprunte le philosophe pour pouvoir généraliser l’analyse aristotélicienne, centrée sur la tragédie grecque jouée devant public, à tous les arts littéraires Ŕ c’est-à-dire ceux qui « imitent par le langage seul ». Ce glissement prend place dans le projet ricœurien d’une réinscription des concepts phares de la Poétique au sein d’une théorie générale de la narrativité, et n’est en ce sens aucunement accidentel. Comme il l’admet lui-même, une application des concepts aristotéliciens aux formes contemporaines d’art poétique (comme le roman) exige une justification propre. Celle-ci consiste principalement à « désenclaver le récit au sens aristotélicien [qui, lié à l’épopée, est opposé au drame tragique] et à l’élever au rang de méta-genre53 », qui est celui de la narrativité. Le concept même de poétique doit corrélativement subir une généralisation progressive : 1) l’identification de la poétique à l’art de composer le muthos, que Ricœur discerne dans les premières lignes du texte aristotélicien (1447a9), devra être susceptible d’extension au-delà du cadre tragique; 2) la poétique se verra ensuite définie par l’intersection entre activités mimétique et mythique; 3)

52 O. B. HARDISON, « A Commentary of Aristotle’s Poetics », loc. cit., p. 76. 53 Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote », loc. cit., p. 472.

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la poïesis sera finalement assimilée à l’espace littéraire ou, comme Ricœur préfère le dire, à la littérarité de la littérature, ouvert par le régime de fiction.

b) Muthos

La caractérisation de la mimèsis est encore bien incomplète, puisque nous avons abordé son lien essentiel à la tragédie et à l’art poétique sans traiter de ses objets. Elle leur est toutefois si intimement reliée qu’il est difficile de traiter de ces notions séparément. C’est pourquoi elle ne trouvera élucidation que mise en rapport avec le muthos. Revenant sur la définition de la tragédie citée plus haut, il nous faut remarquer que la mimèsis détient une matière par excellence : l’action humaine54. La tragédie est dite « imitation d’une action » [mίmesis práxeos] (1449b25 et 1450b3) et, de façon dérivée mais nécessaire, imitation d’hommes agissants. L’action n’est pas répertoriée comme composante de la tragédie par Aristote, car elle en est le cadre même : il n’y a pas de drame sans action. Autour d’elle gravitent les trois objets de l’imitation (muthos, pensée et caractère). Elle constitue en effet l’objet du muthos, qui est, au même titre que la tragédie, « imitation de l’action » (1450a6), tout comme la pensée et le caractère sont les « deux causes naturelles des actions » (1450a1). Le terme de muthos a été, lui aussi, traduit de diverses façons : histoire (Dupont- Roc et Lallot; Magnien), intrigue (Gernez), fable (Hardy). Ricœur privilégie la périphrase

mise en intrigue, qui cherche encore une fois à rendre le sens dynamique et permet de

conserver les deux valeurs du terme grec : « le caractère fictif de la fable, le caractère

structuré de l’assemblage55 ». Le second trait prévaut aux yeux de Ricœur, puisque la mise en intrigue est définie comme « l’agencement des actes accomplis [sustasis tôn

pragmatôn] » (1450a4-5). La sustasis est l’action de rassembler, d’organiser, de configurer,

et est ainsi apparentée à la synthèse [sùnthesis]. Ce caractère d’ordre, constitutif du muthos, investit et régit les autres composantes de la tragédie : ordonnance du spectacle, cohérence

54 Il est à noter que Platon plaçait aussi l’action au centre de l’activité mimétique : « L'art imitatif représente,

disons-nous, les êtres humains engagés dans des actions qui sont ou bien forcées, ou bien accomplies de leur plein gré » (République, 603c). Or, cette analyse prend place dans la condamnation des poètes qui nourrissent par l’exemple la part irrationnelle de l’âme, et en particulier son « caractère excitable et bariolé » (605a). Cette définition est donc subordonnée à des considérations éthiques et caractérielles. Aristote, pour sa part, cherche à déterminer, pour elle-même, la nature de la poésie (au sein des arts imitatifs). Notons en outre que dans le Sophiste, les onoma étaient définis par leur relation à l’agir : « Nous appelons verbe ce qui rend manifestes les actions. […] Et le nom est le signe vocal qui est appliqué à ceux qui produisent les actions » (Sophiste, 262a). Ceci signale et autorise d’emblée un usage mimétique, et par là poétique, du langage.

29 du caractère, enchaînement des pensées et agencement des vers56. La relation qu’entretiennent muthos et lexis est aux yeux de Ricœur plus intime; la lexis, en tant qu’expression de la pensée et de l’arrangement dans des mots, agit comme l’extériorisation de l’ordre interne du muthos. L’hypothèse avait déjà été tracée en filigrane, mais il devient de plus en plus évident qu’Aristote fait du muthos le trait structurant de la tragédie. Il rattache les deux par un lien d’essence lorsqu’il dit : « puisque j’appelle “intrigue” [muthos] l’assemblage des faits, c’est l’intrigue qui est imitation de l’action » (1450a5-6; nous soulignons) Ŕ « l’imitation de l’action » étant un trait définitoire majeur de la tragédie. Le caractère formel du muthos, qui est son trait organisationnel, prend en somme le pas sur tout contenu Ŕ ce qui permettra à Ricœur de faire du muthos le nœud commun à tout récit (et qui sera dès lors conçu comme méta-genre) : conte de fées, tragédie, roman et autres. La mise en intrigue aristotélicienne garde une part de la fiction propre au « mythe », tout en s’en détachant en direction de la « synthèse » exprimée dans le langage. Le muthos désigne enfin « l’opérativité de la mimesis57 », c’est-à-dire le fait pour l’imitation de venir à l’être par le truchement d’une configuration mythique : « c’est la “construction” du mythe qui est la mimêsis58 ».

Avant de mettre un point final à l’entrelacement de la mimèsis et du muthos, il faut rappeler un autre trait de ceux-ci qui sera d’une importance capitale pour la suite. Ricœur croit apercevoir dans le muthos une capacité de surélever son sujet, corrélative à sa fonction d’ordonnancement. Le muthos tragique n’est pas imitation de n’importe laquelle des actions, mais celle d’une « action noble » (1449b25), puisqu’elle « veut les [sc. les hommes] représenter supérieurs aux hommes de la réalité59 ». C’est sur ce point que la tragédie se distingue de la comédie qui, elle, les représente inférieurs (1448a17). L’imitation n’est pas copie mais transformation qui magnifie ou diminue Ŕ qui, dans les deux cas, mythifie.

56 Paul RICŒUR, MV, p. 52.

57 Paul RICŒUR, « Mimesis et représentation » dans Actes du XVIIIème Congrès des sociétés de philosophie

de langue française, Vrin, Strasbourg, 1980, p. 52.

58 Paul RICŒUR, MV., p. 55 (Ricœur souligne).

59 ARISTOTE, Poétique, 1448a17-18, traduit et cité par Paul RICŒUR, MV, p. 57. Nous utilisons cette

citation parce qu’aucun consensus ne semble à l’œuvre en ce qui a trait à l’objet de la comparaison : ce sont parfois les « hommes d’aujourd’hui » (Gernez), les « hommes contemporains » (Magnien), voire la « norme » (Leon Golden).

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Reprenons le fil rompu à l’instant. Malgré le caractère très indéterminé du concept d’« action » dans la Poétique Ŕ que Ricœur laisse intact dans ses lectures Ŕ, il convient de continuer son examen, puisqu’elle est doublement liée à la mimèsis. D’une part, c’est elle qui est mimée; d’autre part, l’imitation est, en elle-même, une action. Aristote résume ce double caractère ainsi : « il s’agit de l’imitation d’une action et [elle] est accomplie par certaines personnes qui agissent » (1449b36). Le titre d’« acteur », dans les arts de la scène (les performing arts en anglais) comme le théâtre, n’est à cet égard pas anodin. Le