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2. Vers la métaphore

2.1. La théorie structuraliste du langage

La katharsis aristotélicienne constitue une brèche vers la référence dans une poétique aux forts accents formalistes. Ricœur cherchait, dans la Poétique, des indices qui permettent de sauver la sphère poétique d’un renfermement sur elle-même. Cette tentative est révélatrice d’un souci plus généralisé qu’il nous faut mettre en lumière, touchant en son cœur le lien entre langage et être. Telle est la question : le langage parle-t-il d’autre chose que de lui-même? Les prochaines pages seront dédiées à la confrontation de Ricœur avec un courant qui tenait dans les années 60 le devant de la scène intellectuelle française : le structuralisme. Le mot « confrontation » ne doit pas ici nous tromper : il faut comprendre celle-ci moins comme une opposition antagonique que comme une mise à l’épreuve, une pierre sur laquelle Ricœur affûte ses arguments et ses thèses. Le dialogue entamé avec le structuralisme s’est développé en plusieurs étapes. François Dosse, auteur d’une monumentale biographie intellectuelle du Valentinois, en répertorie trois principaux77 : en premier lieu à travers une greffe herméneutique sur le programme phénoménologique, en dernier lieu par une réintégration du facteur historique dans les sciences humaines; entre les deux se situe l’opposition de Ricœur, particulièrement importante pour notre propos, à une clôture du langage sur lui-même. Cette phase de l’explication avec le structuralisme prend notamment place dans trois importants articles qui sont rassemblés dans le premier chapitre du Conflit des interprétations (1969).

a) La science des structures

La paternité du structuralisme est communément attribuée au célèbre linguiste suisse Ferdinand de Saussure qui, dans son Cours de linguistique générale (1916), développa un nouveau type d’investigation linguistique dont nous tracerons les grandes lignes. Saussure n’y traite pas à proprement parler de structures, mais de systèmes, articulés et coordonnés en vue de former une science du langage. Le structuralisme comme tel « procède de l’application à l’anthropologie et aux sciences humaines en général d’un modèle linguistique78 ». Si, dans cette extension, le structuralisme est autorisé à se désigner comme

77 François DOSSE, Paul Ricœur : les sens d‟une vie, Éditions La Découverte, Paris, 1997, p. 426. 78 Paul RICŒUR, « Structure et herméneutique » dans CI, p. 35.

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science des structures, c’est qu’il emprunte la voie de l’analyse. Celle-ci, « la voie même de

la science79 », cherche à décomposer son objet (la langue, la parenté, la narrativité, etc.) en unités élémentaires sujettes à une organisation systématique. Ces unités, combinées virtuellement, pourraient reconstruire et expliquer à elles seules l’intégralité d’un phénomène. Même si Ricœur engagea le débat avec diverses branches du structuralisme (par exemple avec l’anthropologie lévi-straussienne et la sémiotique greimassienne), la part de ses écrits qui nous intéresse traite moins de ces champs particuliers que des principes mêmes de la science structurale. C’est donc d’abord et avant tout sur le structuralisme linguistique qu’il nous faut nous pencher.

b) Les traits fondamentaux du structuralisme

La distinction primitive qu’opère Saussure par rapport au langage, celle qui commande toutes les autres, est celle entre langue et parole. La parole est ce qui revient à l’individu : l’acte, l’exécution psycho-physiologique d’une combinaison de discours en vue d’exprimer sa pensée personnelle. La langue, pour sa part, est la partie sociale du langage, « la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus […], un système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un ensemble d’individus80 » appartenant à une même communauté linguistique. Le caractère « virtuel » de la langue est à souligner, puisqu’il éjecte d’office tout sujet parlant. La langue n’est complète ni effective dans aucun individu, et n’existe parfaitement que dans la « masse parlante81 ». La langue est, pourrait-on dire, le système des signes, l’ensemble des règles qui constituent le code d’une langue particulière et la somme des entités à partir desquelles s’opère le choix dans les combinaisons de discours formant la parole. À la manière d’une formule algébrique, Saussure affirme que la « langue est pour nous le langage moins la parole82 ». Avec le sujet parlant est éliminé l’ensemble des éléments physiques (les ondes sonores) et physiologiques (l’articulation et l’audition des sons, réglées par le cerveau) du langage. Ne reste que le couple entièrement psychique composé de l’image acoustique et du concept, qui seront remplacés respectivement par les notions

79 Paul RICŒUR, « Le problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème

sémantique » dans CI, p. 65.

80 Ferdinand DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1978, p. 30. 81 Ibid., p. 112.

39 emblématiques de signifiant et de signifié. Ces dernières sont généralisables au-delà de la sphère du langage, et forment les deux faces homogènes d’un tout qui est le signe, unité de base de la sémiologie, « science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale83 ». La linguistique, et donc le signe linguistique, sont seulement une partie de cette science générale qu’est la sémiologie; elle-même n’est à son tour qu’une branche de la psychologie, puisque ses objets (le signifiant et le signifié) sont de nature psychique et liés par une loi psychologique, l’association84. Cependant, la linguistique elle-même, d’après Saussure, « peut devenir le patron général de toute sémiologie85 » tout en n’en étant qu’un système particulier, parce que la langue est le plus complexe et le plus répandu de tous les systèmes d’expression. Ainsi trouve-t-on, sous la forme programmatique et paradoxale d’une sous- discipline constituant le modèle de la discipline mère, un appui de premier plan à la thèse de Ricœur plaçant l’origine du structuralisme dans des analyses linguistiques, et partant à l’ordre que nous avons choisi dans cet exposé.

Après avoir fait état d’une « séparation » entre parole et langue, Saussure est appelé à raffiner le profil des relations que ces deux ensembles entretiennent entre eux. Au niveau de la connaissance, toute étude des éléments de parole vient se subordonner86 à la science de la langue, qui est indépendante des individus. Cette ordination est aussi hiérarchisation, analogue à celle des catégories aristotéliciennes, puisque par là est départagé « ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel87 ». Mais dans l’expérience et la durée, il y a « interdépendance » de la langue et de la parole : « la langue est nécessaire pour que la parole soit intelligible et produise tous ses effets; mais celle-ci est nécessaire pour que la langue s’établisse; historiquement, le fait de parole précède toujours88 ».

De là découlent trois conséquences. Premièrement, la langue s’oppose à la parole en ce qu’elle est un système de signes constitué exclusivement d’écarts différentiels (entre phonèmes pour le signifiant, et entre valeurs Ŕ sémiques, conceptuelles Ŕ pour le signifié). Deuxièmement, le système apparaît seulement dans la linguistique synchronique, qui prend

83 Ibid., p. 33. 84 Ibid., p. 98. 85 Ibid., p. 101.

86 Le mot est de Saussure. Ibid., p. 36. 87 Ibid., p. 30.

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l’agencement des éléments dans un ensemble simultané; s’y oppose une linguistique diachronique s’intéressant aux changements qui s’accomplissent à l’intérieur du système. Mais la relation entre ces deux linguistiques n’en est pas une d’exclusion et de pur antagonisme. La seconde est subordonnée à la première, puisque le changement n’est intelligible, dans l’esprit structuraliste, qu’en tant que différentiel entre deux états du système. Le troisième trait procède des deux premiers, et vient légitimer la prétention d’objectivité et de scientificité de l’entreprise systématique mise au jour par Saussure : les lois linguistiques sont dénuées de toute considération historique. C’est ce programme, élargi, appliqué et adapté à différents champs d’investigation, qui deviendra le « structuralisme ». Il faut souligner à nouveau la portée limitée de cette reconstruction ricœurienne qui, peu historicisante et constituant un squelette métathéorique du structuralisme systématique naissant avec Saussure (squelette délaissant maintes nuances formulées par le linguiste genevois), n’épuise pas les théories structuralistes particulières. En d’autres mots, c’est à la radicalisation sémiologique du modèle saussurien que Ricœur s’en prend.

c) La clôture du langage

L’aspect du structuralisme linguistique qui intéresse le plus notre propos est l’étanchéité de son système. La nature du signe est de part en part psychologique. Comment l’autre du signe, ce à la place de quoi le signe est mis, pourrait-il alors entrer dans l’analyse structurale? Seulement en le faisant tomber, lui aussi, du même côté de la clôture psychologique. La signification n’est plus saisie à travers une relation entre le monde et le signe, comme chez Platon, mais par des rapports différentiels immanents au système. Cela revient à contester ce que Ricœur appelle la « transcendance du signe », c’est-à-dire la possibilité, pour celui-ci, de tendre et même de s’évanouir dans un renvoi à l’extérieur du système. Le structuralisme révoque en doute, grâce à l’analyse Ŕ en son sens grec de dissolution ou de démantèlement Ŕ, la faculté du langage à nous apprendre quelque chose sur le monde. Reformulé dans les termes du vieux problème de la mimèsis, le refus de la transcendance du signe signifie que si le langage imite quelque chose, ce ne peut être que le langage lui-même. Le signe linguistique ne réfère qu’à d’autres entités intralinguistiques. Le langage se réduit à un jeu de renvois mutuels, dans lequel, pour prendre un exemple lexical,

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celui qui s’enquiert de la définition d’un vocable donné constate avec effroi que, comme dans une administration bureaucratique où on est repoussé d’un service à l’autre sans jamais trouver d’interlocuteur responsable, il est renvoyé par son dictionnaire d’un mot à un autre, sans jamais trouver de définition qui ne supposerait pas une autre signification89.

C’est ce que Ricœur dénomme « l’axiome de la clôture », qu’il tient pour un présupposé de toute science structurale90. Pour être opérant et soumis à l’étude, le système se doit d’être objectivé et fermé, c’est-à-dire constitué d’un nombre fini d’éléments. La langue remplit cette condition à plusieurs niveaux : 1) l’inventaire des phonèmes est restreint; 2) le lexique est immense mais limité, comme en témoignent les dictionnaires unilingues; 3) le nombre de règles syntaxiques n’est pas infini; 4) le corpus des textes soumis à l’étude du linguiste, qui sont nécessairement déjà émis et fixés par l’écriture, est lui aussi limité.

Mais le structuralisme, par là, épuise-t-il l’intelligence du langage? Est-ce que la combinaison d’un nombre fini de signes est suffisante pour rendre compte du phénomène langagier dans toute sa complexité? Le structuraliste pourrait affirmer que tout ce qui n’est pas pris en compte par le système tombe en dehors de la science, et ainsi de la connaissance objective. Suivant la critique de Guy Bouchard91, soutenir que le structuralisme n’épuise pas l’intelligence du langage revient à se satisfaire d’un truisme. De l’aveu même du structuraliste (et en premier lieu de Saussure), certaines sphères du langage ne sont en effet pas prises en compte. Il nous faudrait alors reformuler notre question de cette façon : la mise au jour systématique de structures Ŕ en un mot : la science Ŕ épuise-t-elle la connaissance valable du phénomène langagier? Peut-elle même en atteindre l’essentiel? Car c’est bien là, en vertu de ses postulats, la prétention et l’ambition du structuralisme. Ce dernier est par contre limité par ces mêmes postulats. Saussure écrit en effet que le « tout global du langage est inconnaissable, parce qu’il n’est pas homogène92 ». Le linguiste doit choisir entre la voie de la parole et la voie de la langue Ŕ qui seule mène à un objet

89 Jacques DEWITTE, « Clôture des signes et véhémence du dire. À propos de la critique du structuralisme de

Paul Ricœur » dans Myriam REVAULT D’ALLONNES et François AZOUVI (dir.), Cahiers de L‟Herne -

Ricœur 1, Éditions de L’Herne, Paris, 2004, pp. 189-190.

90 Paul RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement » dans CI, p. 83. Les quatre cas qui suivent sont aussi

tirés de ce passage.

91 Dans l’article « Sémiologie, sémantique et herméneutique selon Paul Ricœur », Laval théologique et

philosophique, vol. 36, no. 3, 1980, pp. 255-284. La critique rapportée se trouve en p. 275.

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homogène Ŕ, « routes qu’il est impossible de prendre en même temps93 ». La voie d’une linguistique de la parole est ainsi ouverte par principe. Le privilège, qui est celui d’être une science, est néanmoins accordé unilatéralement à ce qui traite exclusivement de la langue, qui est « la linguistique proprement dite94 ». La parole relève de l’individu, de la situation du discours, d’un certain facteur temporel Ŕ déterminant dans l’énonciation elle-même, par exemple Ŕ, tous des facteurs qui font obstacle à l’objectif de totalisation en système.

Il n’est donc pas question de céder la totalité de la connaissance du langage à l’explication analytique, puisqu’une grande partie du langage tombe à l’extérieur de sa juridiction. Le travail de Ricœur, qui se prémunit du coup contre la critique de Bouchard, sera de considérer ces laissés-pour-compte et, ce faisant, de fléchir la présomption d’exhaustivité objective énoncée par le structuralisme. Ce qui ne revient pas à s’en prendre à la science elle-même, comme nous le verrons. Différentes avenues s’offrent au penseur du langage. Nous pouvons évoquer par exemple les travaux de Noam Chomsky, dont le projet d’une grammaire générative se dresse contre plusieurs thèses structuralistes, y compris celle du primat du signe. C’est tout un pan de la linguistique et de la philosophie du langage qui s’inscrit en faux contre ce courant. Le tournant pragmatique, notamment amorcé par Wittgenstein et fixé par Austin et Searle, montre lui aussi qu’une autre approche Ŕ non sémiologique Ŕ est possible et féconde. Celle-ci tournera son regard vers le contexte d’énonciation et les attitudes du locuteur dans ses analyses des productions linguistiques.

Ricœur, bien que puisant dans les résultats de cette linguistique pragmatique, s’intéresse à un autre problème. Dans l’utilisation du discours, pourrions-nous dire, l’homme comprend certaines choses constitutives du langage, choses qui débordent l’analyse, et il les comprend de surcroît indépendamment de cette analyse. Non seulement le structuralisme ne tarit pas l’étude du langage, mais il laisse de côté son essence même, son « âme »95 : « Une analyse linguistique qui traiterait les significations comme un ensemble clos sur soi-même érigerait inéluctablement le langage en absolu. Or cette hypostase du langage nie l’intention fondamentale du signe, qui est de « valoir pour », donc

93 Ibid., p. 38. 94 Ibid., pp. 38-39.

43 de se dépasser et de se supprimer dans ce qu’il vise96 ». Le signe vaut pour quoi? Pour les choses, en quelque sorte. Ce que l’homme com-prend par le signe, c’est l’être qu’il pointe alors même que le langage s’évanouit. Dans cette optique, le structuralisme élevant le langage au statut d’objet ferait de celui-ci une abstraction de linguiste qui n’a que peu à voir avec notre expérience du phénomène langagier. Ricœur, par une enquête d’ordre herméneutique, cherchera ainsi à dépasser le point de vue structuraliste tout en lui attribuant la place qui lui revient dans l’édifice du savoir.