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De l'objectivité à l'histoire : émergence de la problématique ontologique chez Lukàcs

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Academic year: 2021

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Submitted on 17 Sep 2020

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De l’objectivité à l’histoire : émergence de la

problématique ontologique chez Lukàcs

Vincent Charbonnier

To cite this version:

Vincent Charbonnier. De l’objectivité à l’histoire : émergence de la problématique ontologique chez Lukàcs. Philosophie. Université Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2019. Français. �NNT : 2019TOU20070�. �tel-02941982�

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THÈSE

En vue de l’obtention du

DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE TOULOUSE

Délivré par l’Université Toulouse 2 - Jean Jaurès

Présentée et soutenue par

Vincent CHARBONNIER

Le 11 octobre 2019

De

l'objectivité à l'histoire. Émergence

de

la problématique ontologique chez Lukács

Ecole doctorale : ALLPHA

Art, Lettres, Langues, Philosophie, Communication

Spécialité : Philosophie Unité de recherche : ERRAPHIS

Équipe de Recherches sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs Thèse dirigée par

Emmanuel BAROT & Franck FISCHBACH Jury

M. Emmanuel BAROT, Directeur de thèse M. Jean BESSIERE, Rapporteur Mme Mireille BRUYERE, Examinatrice

M. Franck FISCHBACH, Co-directeur de thèse M. Stathis KOUVELAKIS, Examinateur

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Thèse en vue de l’obtention du Doctorat de l’Université de Toulouse

délivré par l’Université Toulouse 2 – Jean-Jaurès

École doctorale ALLPH@

Art, Lettres, Langues, Philosophie, Communication

Spécialité: Philosophie Unité de recherche ERRAPHIS

Équipe de recherches sur les rationalités philosophiques et les savoirs

De l’objectivité à l’histoire.

L’Émergence de la problématique ontologique chez György Lukács

Sous la direction de

MM. Emmanuel BAROT et Franck FISCHBACH

Présentée et soutenue publiquement par M. Vincent CHARBONNIER,

le vendredi 11 octobre 2019 devant le jury ci-dessous

M. Emmanuel BAROT, Maître de conférences, Habilité à diriger des recherches, Philosophie, Université Toulouse 2 – Jean-Jaurès, Directeur

M. Jean BESSIÈRE, Professeur émérite, Littérature comparée Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle, Rapporteur

Mme Mireille BRUYÈRE, Maîtresse de conférences, Sciences économiques,

Université Toulouse 2 – Jean-Jaurès, Examinatrice M. Franck FISCHBACH, Professeur des universités, Philosophie,

Université de Strasbourg, Co-directeur M. Stathis KOUVÉLAKIS, Reader in Political Theory,

King’s College London, Examinateur

M. Gérard SENSEVY, Professeur des universités, Sciences de l’éducation, Université de Bretagne occidentale, ÉSPÉ de Bretagne, Rapporteur

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R

EMERCIEMENTS

Pour Tom, ce travail qui a son âge, pour Suzanne, son exigence, son affection et sa gratitude, et pour Aubin, quand il décidera de comprendre

À la mémoire de ma mère, dont j’eusse tant aimé qu’elle puisse voir le résultat final de ce dont je lui avais parlé avec tant d’enthousiasme

Tous mes remerciements à Emmanuel et Franck pour leur soutien et leur aide, ainsi qu’aux membres de mon jury pour leur participation et leur contribution à notre savoir commun.

Mes plus vifs remerciements à Yannick, Marie-France et Hélène pour leur soutien, décisif, leurs remarques critiques, toujours pertinentes, et leurs relectures avisées de mon travail.

Merci à mon frère, à mon père et à Colette pour leur soutien constant et discret.

Merci à toutes celles et tous ceux qui, depuis toutes ces années, m’ont soutenu dans mon labeur et qui ont fait fi de mes abattements momentanés, m’enjoignant de ne jamais lâcher.

Je veux enfin dédier ce travail à la mémoire de : Claude Leneveu qui m’a ouvert tant de portes, dont celles de la totalité ; André Tosel qui a guidé les premiers pas de ma recherche et dont les travaux ont confirmé ma joie de lutter et de comprendre ; Daniel Bensaïd qui a toujours soutenu mon travail et qui m’a aussi communiqué son goût du pari, et son souci des discordances et des bifurcations.

*

Quelques semaines après que mon travail a été déposé et le jury convoqué, Nicolas Tertulian est décédé, le 11 septembre 2019. Je dédie mon travail à sa mémoire ainsi qu’à son inlassable activité pour faire connaître la véritable pensée de Lukács.

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A

BRÉVIATIONS

Nous utilisons un certain nombre d’abréviations éditoriales pour les citations que nous faisons, et en particulier dans les notes :

« Note du traducteur » = n. d. t. « Notes de l’éditeur » = n. d. e. « Nous soulignons » = n. s.

« Nous traduisons » = n. t.

« Traduction modifiée » = t. m.

Pareillement, plusieurs textes de Lukács que nous citerons sans toutefois y faire de référence bibliographique précise seront ainsi abrégés :

« Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins » = Ontologie ;

« Prolegemena zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins. Prinzipienfragen einer

heute möglich gewordenen Ontologie » = Prolegomena ; « Die Eigenart des Ästhetischen » = Esthétique ; « Georg LukácsWerke » = GLW

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Le manque est la lumière donnée à tous C. Bobin, Noireclaire

Ce manque si joliment évoqué par Christian Bobin n’est pas venu à la fin. Pour notre part, il était présent au tout début et du reste, il y est toujours, inextinguible. Telle est sa lumière. Telle est son ombre portée aussi, parce que la lumière est l’ombre du manque.

Il nous semble ainsi que la première chose que nous avons obscurément comprise lorsque nous avons commencé à penser, c’est que nous ne savions pas encore ce que nous ignorions, ni ce que nous allions apprendre, mais qu’il y avait un manque, et qu’il fallait chercher à le combler, comme « un cri cherche une bouche » chante si justement le poète (Dominique A, Par l’Ouest). Cette recherche, nous l’avons d’abord tentée dans la poésie, pour nous-même essentiellement, avant de découvrir la philosophie, à laquelle nous avons dévolu la charge de chercher la raison à/de ce manque qui nous affame tant.

Assez rapidement, c’est la catégorie de totalité qui nous est apparue en capacité de cristalliser une réponse possible, au sens figuré, de rassembler des éléments épars, dont nous-même, en un tout cohérent, de rendre fixe et stable ce qui était fluide, avec cette petite réserve cependant d’y maintenir un jeu, un mouvement, pour que la fluidité ne cesse pas complètement. Selon nous en effet, penser la totalité n’est pas tant rechercher l’exhaustion, ni l’unité de l’unité, mais plutôt l’unité de la diversité, penser la totalité, c’est rechercher les nervures de l’être.

Assurément, cette recherche sur la totalité était, et demeure, une question personnelle, c’est-à-dire aussi une recherche de la totalité, dont la problématisation, notamment philosophique, répondait d’abord à la rationalisation d’une exigence de sens, vécue comme indispensable à toute vie pratique. Et derrière, ou plutôt en étroite connexion avec cette question de la totalité, latéralement, se trouve la question de l’être et de l’ontologie, laquelle est dans le système de la philosophie l’une des sciences les plus générales parce que les plus abstraites en tant qu’il s’agit de la science de l’être en

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

Lukács, la totalité et le marxisme « occidental »

Cette question de la totalité, qui est une exigence de pensée et d’action, nous a rapidement conduit à l’éminente figure du philosophe et homme politique hongrois d’expression allemande György Lukács (1885-1971). Ce dernier a thématisé cette catégorie théorique et pratique, en particulier dans l’un de ses plus fameux ouvrages,

Histoire et conscience de classe (1923) en précisant immédiatement que la totalité était

l’« aspiration secrète la plus profonde » de Lukács, et que, poursuit N. Tertulian, l’ensemble de son œuvre pourrait être définie comme « une véritable théodicée de l’idée de totalité » (Tertulian, 1980, p. 23).

Cela étant dit, il n’en demeure pas moins qu’Histoire et conscience de classe occupe une place tout à fait particulière dans l’œuvre de Lukács, comme dans le marxisme du

XXe siècle. Car s’il s’agit sans doute de l’un de ses maîtres-ouvrages qui fondent une renommée et qui font rupture, il s’agit aussi et surtout de l’« ouvrage-maître » 1 de ce

que M. Merleau-Ponty a nommé le marxisme « occidental », en 1955 dans Les

Aventures de la dialectique, et dans lequel il fait explicitement référence à l’ouvrage de

Lukács.

Cette dénomination de marxisme « occidental » doit d’abord s’entendre en sa signification la plus obvie, c’est-à-dire géographique, par différence et opposition avec un marxisme que l’on pourrait qualifier d’« oriental » 2 ou bien alors « soviétique »

pour reprendre le titre d’un ouvrage d’H. Marcuse (1963) et le caractériser ainsi de manière plus immédiatement politique. Par ce terme, au demeurant peu usité, on veut désigner un marxisme dogmatique et ossifié, un marxisme qui s’est « arrêté » selon le mot de Sartre dans Questions de méthode (1957). C’est du reste ce que dit Merleau-Ponty, lorsqu’il écrit, à propos du livre de Lukács en conclusion du chapitre II des

Aventures de la dialectique, qu’« il fallait rappeler cet essai allègre et vigoureux, où

revivent la jeunesse de la révolution et celle du marxisme, pour prendre la mesure du communisme d’aujourd’hui, pour sentir à quoi il a renoncé, à quoi il s’est résigné. » (Merleau-Ponty, 1955/2000, p. 84).

D’Histoire et conscience de classe, nous avons dit qu’il s’agit d’un « ouvrage-maître » du marxisme « occidental » comme, également, de Lukács, pour tout un ensemble de raisons, dont au moins trois nous semblent particulièrement significatives. Une première est que par ce recueil de textes, « réalisé dans un temps de loisir involontaire », Lukács cherche à donner une « dignité philosophique » à la conjoncture

1. Au sens où F. Jameson parle de « code-maître » (mastercode), c’est-à-dire « le cadre général et unitaire au sein duquel les différents discours se développent » (Chanson, 2010, p. 122). Sur cette question, voir Jameson (2012).

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Introduction | 

révolutionnaire qui se développe en Europe après la Révolution bolchevique d’octobre 1917, en prenant au sérieux la thèse d’Engels selon laquelle le prolétariat est l’héritier critique de la philosophie classique allemande. Une seconde est qu’il s’agit de réactiver le noyau dialectique du marxisme en dénonçant sa fragmentation en une synthèse éclectique d’économisme, de sciences sociales et d’éthique et en rappelant sa dimension de « science unitaire dialectique et historique du développement de la société comme totalité » (Lukács, 1974d, p. 48). Une troisième raison enfin, est que Lukács forge le concept de réification (Verdinglichung), dont l’influence théorique sera profonde, ample et durable à l’intérieur comme à l’extérieur du marxisme.

Par ce terme justement, un « mot de passe » comme l’écrit judicieusement A. Tosel, Lukács peut penser la continuité entre le caractère fétiche de la marchandise, la réification des rapports sociaux humains, et sa généralisation dans toutes les sphères de la société, notamment celles qui, en apparence, sont les plus éloignées de la sphère marchande. Le rapport marchand dont la sphère de constitution est l’économique, écrit ainsi A. Tosel, « traverse de part en part les autres sphères, induisant partout les relations entre hommes vivants à revêtir le caractère de chose d’une objectivité illusoire qui, par son système de lois propres, en apparence rationnel, dissimule la trace de son essence, la relation entre les hommes. » (Tosel, 1974, p. 929)

La réification devient le maître-mot théorique et pratique du capitalisme, son « code-maître » (F. Jameson) comme celui de son explicitation, puisqu’il peut effectivement fonctionner comme un « mot de passe », permettant à Lukács « de passer d’une analyse des conditions matérielles de la société capitaliste à celle de ses formes de conscience théorique et philosophique » (Tosel, op. cit.) et de circuler des unes aux autres. Autrement dit, la réification c’est la mise en œuvre (du principe) de la totalité, c’est l’idée théorique et pratique que tout est relié, interdépendant et articulé, de manière dialectique et unitaire, avec des degrés de consistance différents bien sûr.

Par ces trois raisons au moins, Histoire et conscience de classe inaugure ce que Merleau-Ponty a donc nommé le marxisme « occidental » dans Les aventures de la

dialectique, une expression que l’historien britannique P. Anderson reprend à son

compte, sans toutefois le nommer, vingt ans plus tard dans son essai Considerations on

Western Marxism (1976), rapidement traduit en français sous le titre Sur le marxisme occidental (Anderson, 1977). Dans son essai, P. Anderson souligne un premier trait

selon lui caractéristique de ce marxisme « occidental » qui réside dans son divorce structurel par rapport à la pratique politique. « L’unité organique de la théorie et de la pratique réalisée par la génération classique des marxistes d’avant la Première Guerre

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

mondiale, qui assumèrent une fonction politico-intellectuelle inséparable dans leurs partis respectifs en Europe de l’Est et en Europe centrale, devait faire place, en Europe de l’Ouest, à une séparation de plus en plus marquée au cours du demi-siècle qui s’étend de 1918 à 1968. » (Anderson, 1977, p. 45-46) De ce point de vue, Lukács ne fait pas vraiment exception dans la mesure où il ne fut politiquement actif, comme dirigeant et théoricien, que durant une petite période, de 1919 à 1929, de surcroît marquée par un exil forcé.

Un second trait caractéristique réside dans le déplacement profond du centre de gravité de ce marxisme vers la philosophie : « le fait le plus frappant de toute cette tradition, de Lukács à Althusser, de Korsch à Colletti, est la prédominance écrasante de philosophes professionnels parmi ses théoriciens » remarque ainsi P. Anderson (Ibid., p. 71). Dès lors, le marxisme occidental se présente comme un marxisme plutôt

philosophique, dont les protagonistes, s’ils peuvent être, à l’occasion, des militants

inscrits dans une organisation ou un parti, n’y occupent cependant pas nécessairement des fonctions dirigeantes.

Ce trait est également relevé par A. Tosel lorsque, faisant le bilan des marxismes français et italien, qui vaut sans doute pars pro toto pour l’ensemble du marxisme européen, il écrit – nous sommes alors dans les premières années de la décennie 1970 – que « les marxistes italiens et français peuvent échapper à la mauvaise réflexion des théories critiques parce qu’ils peuvent maintenir une solidarité (même difficile) avec des partis communistes puissants et organisés. » Mais, poursuit-il, il faut « se souvenir que ces philosophes – Althusser en premier lieu – ne sont pas de vrais dirigeants politiques, qu’ils sont marginaux dans leur parti (sinon à côté) » et que « depuis Gramsci, cette scission entre théoricien et politique ne s’est pas réparée. Il suit que les partis communistes sont en même temps pour ces philosophes l’objet et l’objectif de leur intervention philosophique. » (Tosel, 1974, p. 1040 ; n. s.)

Ces deux traits, la domination de la philosophie et la position excentrée des penseurs marxistes par rapport aux partis communistes, faisant de ces derniers « l’objet et l’objectif » de leurs interventions, ont été particulièrement vrais pour Lukács, qui dut souvent lutter contre son propre parti, des dirigeants desquels il disait, après les événements de 1956 : « ils m’ont en travers de la gorge ; ils ne peuvent pas m’avaler ni me recracher non plus » (relaté par Eörsi, 1986, p. 11). De ce point de vue, Histoire et

conscience de classe est un autant un ouvrage de philosophie qu’un acte politique au

sens fort du terme. Il est le « haut cri de rébellion des militants marxistes contre la social-démocratie allemande et son économisme à fondement moral » écrit A. Tosel

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Introduction | 

(Ibid., p. 922-923), qui poursuit : « cet ouvrage se présente comme le règlement de comptes d’un brillant philosophe de Heidelberg, devenu militant révolutionnaire avec l’idéologie allemande des années 1890-1920, avec le néo-kantisme, lui-même systématisé et élargi, de Cassirer, avec l’historicisme de Rickert, de Max Weber, de Simmel nourri des richesses de la science universitaire allemande. » (Ibid., p. 928)

Si la caractéristique d’une polarité philosophique du marxisme de Lukács est une évidence, et le marquera durablement, cela ne signifie toutefois aucunement, que Lukács s’installera définitivement dans un marxisme « de chaire » ou bien « universitaire », comme il nous semble que P. Anderson tend implicitement à le suggérer lorsqu’il insiste, pour la critiquer, sur la polarisation philosophique du marxisme « occidental ». Il nous semble, au contraire, que Lukács ne cessera jamais d’être un militant politique et un philosophe, quand bien même il ne fut plus un dirigeant de son parti. Car il y a plusieurs manières d’être dirigeant finalement.

Lukács n’a pas écrit que des livres théoriques, de philosophie ou d’esthétique. Il a également été l’auteur de nombreuses interventions théorico-politiques, tout particulièrement dans la décennie 1930, lors des débats sur la question du réalisme en Allemagne puis en URSS. Pareillement, après la fin de la Seconde Guerre mondiale,

Lukács prit soin de publier des recueils de ses nombreux essais rédigés pendant la période 1930-1945, où se mêlent questions esthétiques, philosophiques, politiques et culturelles, dont ceux relatifs aux débats sur le réalisme. Et il convient de relever que ces essais sont généralement dépourvus de notes et d’appareil critique, à la différence de ses travaux plus scientifiques, attestant clairement de leur visée éminemment didactique au sens d’une visée d’instruction 3.

Dans cette perspective, il ne peut pas surprendre que Lukács ait pu s’intéresser aux questions philosophiques les plus générales ou les plus théoriques, comme celles de l’être par exemple, dans la mesure même où elles ne le sont jamais absolument, c’est-à-dire complètement autarciques par rapport à la réalité historique, culturelle et sociale dans lesquelles elles s’inscrivent et qui contribuent à les produire également, sans s’y réduire ou s’y résoudre pour autant.

3. Pour un exemple, et nonobstant les pratiques de traduction assez étranges consistant à gommer tous les signes diacritiques – les italiques – du texte original, ce qui augure mal de leur qualité, voir les récentes traductions de textes issus du recueil Schicksalswende (Lukács, 1948c/1956d) : Nietzsche, Hegel et le fascisme allemand (Lukács, 2018) et Le délire raciste ennemi du progrès humain (Lukács, 2019a).

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

L’Ontologie de l’être social

Les questions philosophiques sont donc aussi des questions politiques et tel fut d’ailleurs notre sentiment lorsque nous avons lu pour la première fois, tout à fait par hasard, la traduction d’un extrait des Prolegomena (Lukács, 1979g), dont nous ignorions alors combien elle était parcimonieuse, à savoir que la philosophie, y compris dans ses interrogations apparemment les plus générales, n’était complètement pas détachée du réel commun.

Sans doute l’ampleur de l’Ontologie de l’être social comme ses conditions de publication et sa « situation » particulière dans l’économie générale de la pensée de Lukács ont-elles aussi accru notre curiosité à l’égard de ce texte qui ne laisse pas d’intriguer, du refus plutôt expéditif, et souvent spécieux, à l’interrogation plus ouverte et sincère, mais négligeant la matérialité d’un texte, à laquelle l’édition dans le cadre des Georg Lukács Werke, a pu donner la présomption de l’achèvement et de l’unité.

Or, il nous semble à propos de souligner dès à présent que l’Ontologie de l’être social désigne en réalité deux mouvements d’écriture temporellement distincts et différents dans leurs visées, qui forment une unité contradictoire : l’Ontologie de l’être social proprement dite, rédigée de 1964 à 1968 et les Prolégomènes à l’ontologie de l’être social :

questions de principe d’une ontologie devenue aujourd’hui possible, rédigés de 1969

jusqu’à son décès 4.

Disons ensuite que, considéré dans son ensemble, l’Ontologie de l’être social n’a été publié qu’à titre posthume et surtout très tardivement – treize ans après la disparition de Lukács pour le premier volume et quinze ans pour le second –, dans le cadre des

GLW5. Et précisons enfin que l’année même de la disparition de Lukács le chapitre de

l’Ontologie consacré à Hegel a été publié dans la collection de poche des éditions Luchterhand (Lukács, 1971a), publication qui sera suivie de deux autres correspondant aux chapitres respectivement consacrés à Marx (Lukács, 1972b) et à la question du Travail (Lukács, 1973a), sans que nous ayons pu déterminer dans quelle mesure c’est Lukács lui-même qui l’a décidé.

Il convient également d’ajouter, tout d’abord que cette présomption d’achèvement du texte, en raison de sa publication dans les GLW, est discutable en particulier pour

4. Dans le texte de présentation des entretiens qu’I. Eörsi et E. Vezér eurent avec Lukács, le premier souligne que plus que « le cancer, l’artériosclérose lui fut fatale : d’une évolution rapide, elle eut tôt fait de miner aussi bien les forces physiques que la force de concentration [de Lukács]. Au bout de quelques mois – au début de 1971 –, il déclara : “Je ne suis plus compétent pour juger l’Ontologie” » (Eörsi, 1986, p. 16). Lukács est mort le 4 juin 1971.

5. Pour souligner le contraste, la Théorie esthétique sur laquelle Adorno travaillait lors de sa disparition en 1969 a été publiée l’année suivante chez son éditeur attitré (Suhrkamp), et traduite une première fois en français peu de temps après, en 1974.

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Introduction | 

celui des Prolegomena. Mais le plus embarrassant, et il s’agit du second point, réside dans le fait que ce qui est présenté comme l’édition de référence, ne comporte en réalité aucune présentation de l’auteur, ni même de l’éditeur. On ne trouve qu’à la fin du second volume de l’Ontologie, immédiatement après le dernier chapitre du tome 2, une brève postface de F. Benseler, l’éditeur des GLW, dans laquelle il retrace rapidement la

genèse du texte dans son ensemble et fournit succinctement quelques éléments à propos de la « réception » du texte, notamment en Allemagne. Autrement dit, le caractère grumeleux de l’Ontologie, qui occupe les deux derniers volumes des GLW qui

furent publiés par les éditions Luchterhand 6, est-il renforcé par le caractère non

seulement impromptu mais encore temporellement intempestif de cette édition.

Une réception contrastée

Précisément, ni la publication de chapitres de l’ouvrage final ni l’édition intégrale du texte n’ont réellement contribué à la discussion de cette œuvre. Sans trop nous y attarder non plus, puisque nous allons y revenir plus complètement dans notre travail, il nous paraît néanmoins important de donner quelques éléments généraux de contexte pour comprendre la situation de l’Ontologie dans la sphère germanique.

Nous commencerons par la fin, c’est-à-dire la publication intégrale du texte au mitan des années 1980, qui intervient dans un tout autre contexte historico-politique que celui dans lequel Lukács l’a pensé et rédigé. La crise du bloc soviétique est devenue de plus en plus avérée et la situation faite au marxisme en Europe occidentale, couplée à l’offensive libérale sur le plan strictement économique, font de ce texte, au mieux une « “intéressante” excentricité » selon une expression du Lukács à propos de lui-même (Lukács, 1986b, p. 216, in fine), un grumeau issu d’un temps révolu.

Ce caractère intempestif est en réalité plus ancien. Afin de mieux le saisir, il nous faut faire un petit retour de trente ans en arrière. Staline meurt en mars 1953 et en juin de la même année, éclate un mouvement de contestation populaire à Berlin-Est, qui s’étend dans toute la République démocratique allemande (RDA) et qui sera sévèrement

réprimé par le régime. L’année suivante, Lukács publie La Destruction de la raison chez Aufbau-Verlag (Berlin-Est), un ouvrage dans lequel il défend l’idée générale que le nazisme n’est pas une déchirure totalement imprévisible de l’histoire, mais le fruit très amer de la dégradation irrationaliste d’une fraction importante de la pensée,

6. L’édition des GLW par les éditions Luchterhand a été de fait interrompue après la publication du vol. 14. Elle a été reprise et continuée par les éditions Aisthesis à partir de 2005, qui ont publié un vol. 18, non prévu dans le plan initial. Sur tout cela, voir la note explicative liminaire de notre bibliographie, infra.

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

notamment philosophique, en Allemagne – Schelling, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger pour en donner les jalons –, égratignant au passage quelques autres grandes figures, parmi lesquelles Simmel et Weber, qui furent ses maîtres en sociologie.

Cette publication lui valut, quatre années plus tard, une très féroce et très âpre réplique d’Adorno prenant prétexte de la publication récente d’un ouvrage du philosophe magyar 7, le premier depuis son exil forcé en Roumanie après l’insurrection

de Budapest en 1956, et en raison de sa participation au gouvernement d’I. Nagy. Dans « Une réconciliation extorquée » (1958) Adorno ne craint pas d’écrire que, « c’est sans doute la destruction de la raison de Lukács lui-même qui se manifeste le plus nettement dans La Destruction de la raison. » (Adorno, 1984, p. 172) ou encore, qu’il s’agit d’un homme qui « secoue désespérément ses chaînes en se figurant que leur cliquetis est la marche triomphale de l’esprit universel. » (Ibid., p. 198)

Nul doute que ces philippiques d’une personnalité aussi influente qu’Adorno ont durablement pesé sur « le cerveau des vivants » (Marx) en Allemagne occidentale 8

quant à l’appréhension de la pensée de Lukács à cette époque et dans les années qui suivirent. À cet égard, nous ne croyons pas nous tromper en considérant qu’elles ont dû aussi peser sur Habermas, lorsque l’une des plus proches élèves de Lukács, A. Heller, est venu présenter à Francfort, quelques années plus tard, en 1966, le plan de l’Ontologie et des chapitres déjà rédigés à cette époque.

Selon la relation qu’en firent F. Fehér, A. Heller, G. Márkus et M. Vajda – le noyau de ce que Lukács nommera plus tard l’« École de Budapest » –, Habermas rejeta d’emblée le plan de l’Ontologie, ajoutant qu’« un effort de ce genre lui donnait l’étrange sentiment d’une tentative par principe contradictoire avec la vision marxiste de l’histoire en cherchant à réintroduire les grands systèmes du rationalisme qui appartenaient au “passé philosophique” », écrivent-ils ainsi (Fehér et al., 1986, p. 223). L’Ontologie est demeurée sous le boisseau de la méconnaissance, Lukács étant toujours auréolé de l’auctorialité éternelle et juvénile de La Théorie du roman et/ou d’Histoire et

conscience de classe, ces œuvres magnifiques, forcément magnifiques, occultant ainsi

les plus sordides.

7. Il s’agit de Wider den mißverstandenen Realismus, publié chez l’éditeur Claasen à Hamburg (Lukács, 1958b) et qui sera traduit en français sous le titre que lui avait initialement donné Lukács en allemand – La Signification

présente du réalisme critique (Lukács, 1960a) – avant de se raviser puis d’y revenir finalement lors de sa reprise dans

les GLW.

8. Quant à l’Allemagne orientale (la RDA), Lukács y était « mort » depuis sa participation au gouvernement Nagy durant l’automne hongrois de 1956.

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Introduction | 

En France, la situation n’a pas été meilleure et se trouve pour l’essentiel affectée par la manière avec laquelle l’œuvre de Lukács a été introduite et reçue, c’est-à-dire par sa circonscription à une fraction de son œuvre de jeunesse, renforcée par la barrière de la traduction. Pour ce qui concerne l’Ontologie, sa traduction est très tardive, plus de vingt-cinq ans après l’édition allemande, et partielle puisque seuls les Prolegomena et le second tome de l’Ontologie ont paru, respectivement en 2009 puis en 2011-2012, à quoi il faut malheureusement ajouter sa médiocre qualité éditoriale, y compris la traduction, ce qui nous a d’ailleurs obligé à une constante vérification et une modification systématique de nos citations. Ce « retard » de la traduction de l’Ontologie en français explique sans doute le peu de travaux qui lui ont été consacrés, et qui, pour l’essentiel, ont été le fait de N. Tertulian et d’A. Tosel. Ce sont d’abord leurs travaux qui nous ont véritablement permis d’entrer dans l’Ontologie 9.

Mais c’est en Italie que l’œuvre de Lukács a été véritablement reçue, c’est-à-dire et en premier lieu traduite de manière unitaire, sans opprobre ni exclusive ou démembrement, reçue, c’est-à-dire discutée et commentée, en somme une réception

civile 10. Nous y avons trouvé un éventail incomparablement plus vaste de textes de

Lukács, dont certains sont inédits en allemand, et nous y avons également puisé une littérature critique très ample dans ses objets comme dans ses perspectives, et dont il faut déplorer le faible nombre de traductions françaises. Nous avons plus particulièrement pris l’attache des travaux de G. Prestipino et de V. Franco consacrés à l’Ontologie 11, ainsi que la très substantielle introduction rédigée par cette dernière à

un recueil de textes inédits de Lukács des années 1931-1935, Intelletualli e

irrazionalismo (apud Lukács, 1984c, p. 5-97).

9. N. Tertulian : « Georg Lukács et la reconstruction de l’ontologie dans la philosophie contemporaine » (1978) ; « “L’Ontologie” de Georges Lukács » (1984a) ; « La pensée du dernier Lukács » (1990a). A. Tosel : « Le courage de l’intempestif : l’Ontologie de l’être social de Lukács » (1985a) ; « Philosophie de la praxis et ontologie de l’être social » (1987) ; « Libre spéculation sur le rapport du vivant et du social » (1990).

10. En songeant à ce qu’écrit A. Moravia dans sa préface aux Écrits corsaires de P. P. Pasolini, que ce dernier « est avant tout un poète civil » (apud Pasolini, 1976, p. 5, n. s.), nous renvoyons aussi à R. Bodei (1997) qui insiste sur le caractère de civilité de la philosophie italienne, lequel s’enracine selon nous historiquement dans la tradition humaniste de la pensée italienne. Sur ce point, voir E. Garin (1947/2005). On en trouve une belle manifestation contemporaine dans le passionnant ouvrage de R. Bodei (1999), La philosophie au XXe siècle.

11. V. Franco : « Il lavoro come “forma originaria” nell’Ontologia di Lukács » (1977) ; « Lukács : l’ontologie, l’éthique et le renouveau du marxisme » (1986) ; « Storia della filosofia e teoria ontologica : G. Lukács » (1988a). G. Prestipino : « Come e’ possibile un’ontologia storico-materialistica ? » (1984) ; « L’ontologia di Lukács : revisioni oggi possibili » (1986a) – dont il existe une traduction française partielle et tronquée : « Réflexions sur l’ontologie de Lukács » (1986b) ; « Philosophie, ontologie, idéologie » (1987).

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

Le grand intérêt des travaux de N. Tertulian et d’A. Tosel a d’abord été de présenter factuellement l’Ontologie, sa structuration générale et son contenu avec, spécialement dans les travaux d’A. Tosel, une approche plus critique du propos de Lukács, en particulier par ses mises en perspective théorique par rapport à Marx et au marxisme. C’est la même tonalité que nous avons trouvée dans les travaux italiens, avec ce surcroît d’être plus raffinés et plus analytiques, en raison d’une tout autre disponibilité des textes de Lukács, comme des travaux des contemporains que discute Lukács, comme N. Hartmann par exemple. D’une manière générale, ces études ont été des guides précieux pour appréhender l’Ontologie de l’être social d’une manière critique. Nous y avons puisé une compréhension plus fine et des pistes d’interprétation plus précises en disant également notre regret de n’avoir pas pu exploiter toute leur richesse, ayant dû pratiquer la langue italienne, non sans plaisir mais de manière impromptue, sans avoir pu maîtriser toutes ses subtilités.

Nos interrogations

L’objet de notre travail, ou plus exactement son périmètre initial, est l’Ontologie de

l’être social considérée dans son ensemble qui a suscité chez nous un certain nombre

d’interrogations initiales, que nous allons présenter. La première concerne la possibilité même d’une « ontologie de l’être social », dans la mesure où dans la tradition philosophique occidentale, l’ontologie désigne l’une des sciences des plus abstraites qui soient, en ce qu’elle prend pour objet, l’être en tant qu’être indépendamment de ses figurations particulières. Comment, dès lors, penser une ontologie de l’être social, puisque cette qualification renvoie à un segment particulier de l’être ? En termes plus spéculatifs, une ontologie « régionale » est-elle pensable et possible ?

Cela nous conduit à une seconde interrogation plus précise qui concerne les intentions de Lukács avec son projet d’une Ontologie de l’être social, à propos de laquelle, il a souvent déclaré qu’elle avait pour fonction, en formulant les principes ontologiques fondamentaux de Marx, de contribuer à relancer le marxisme, en l’exfoliant de ses recouvrements de l’ère stalinienne, retrouvant d’ailleurs ainsi les accents qui présidèrent à l’élaboration d’Histoire et conscience de classe, vis-à-vis du marxisme de la IIe Internationale. Au-delà de cette déclaration d’intention

théorico-politique, quels sont les apports de cette ontologie ? N’est-elle pas, en définitive, une autre dénomination pour une anthropologie philosophique, matérialiste et dialectique ?

Une troisième interrogation enfin, porte sur la place de cette Ontologie dans l’économie générale de la pensée de Lukács, tant celle-là est appréciée de manière très

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Introduction | 

contrastée, au mieux comme une énigme – c’est ainsi qu’elle nous est apparue lorsque nous avons lu l’extrait des Prolegomena traduit en français –, au pire comme un grumeau – cette position ayant l’inconvénient de vite clore la discussion. Plus précisément, la question est celle du caractère tardif et « terminal » 12 de l’Ontologie de

l’être social. En d’autres termes, pourquoi cette ontologie est venue aussi tardivement

et de manière aussi peu préméditée par rapport à ses autres grands projets, comme la « grande » Esthétique, en partie réalisée, ou encore l’« Éthique » ?

Nos hypothèses

Notre première hypothèse est que, en présupposant l’unité dialectique de la pensée de Lukács, « soi-même comme un autre » (Ricœur), l’émergence de la problématique ontologique, initiée par la découverte des Manuscrits de 1844 à Moscou en 1930, s’est faite de manière souterraine, par le truchement de la problématisation esthétique, avant d’éclore en tant que telle avec la rédaction de l’Ontologie de l’être social, et en soulignant derechef le caractère inattendu de cette éclosion, intervenue à la suite d’une double césure, Lukács ayant d’abord décidé d’interrompre son travail sur l’Esthétique, afin de se consacrer au projet d’une « Éthique » qui, à son tour, a été dérobé par l’Ontologie, présentée comme un préalable nécessaire à celle-là.

Cette hypothèse soulève à son tour une interrogation à propos de cette latence prolongée de la problématique ontologique, puisque plus de trente années séparent la découverte des textes de Marx en 1930 et le commencement de la rédaction de l’Ontologie en 1964.

Cette interrogation nous conduit alors à formuler la thèse selon laquelle la problématique ontologique de Lukács est en réalité une prospective c’est-à-dire, tout à la fois une perspective et une prospection ou, pour le dire autrement, une recherche, une heuristique, laquelle est sans doute aussi éristique, au vu des jugements qu’elle ne cesse de susciter.

Contrairement à nos intentions initiales qui, au terme de ce travail, nous apparaissent désormais difficilement tenables, nous avons fini par restreindre le périmètre de notre travail à une fraction de l’Ontologie, laissant notamment de côté les deux grands chapitres consacrés à l’Idéologie et à l’Aliénation qui sont probablement les plus en prise avec l’actualité immédiate de notre monde et de ses crises. En fait, et

12. Cela dit rétrospectivement et de notre point de vue. Lukács présumait en effet pouvoir vivre assez longtemps pour réaliser les travaux qu’il s’était donné à faire, de sorte que ce qui nous apparaît final ne lui apparaissait pas du tout comme cela.

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

telle est sans doute aussi la fonction de ce travail, nous avons réalisé, chemin faisant, que notre véritable intention n’était pas de présenter l’Ontologie, que de penser son inscription dans l’histoire de la pensée de Lukács lui-même, si obstinément « mécomprise » par des découpages extrinsèques dont la commodité est en définitive paresseuse.

Le plan de notre travail

Afin de vérifier et d’attester les deux hypothèses que nous venons de formuler – qui sont comme les fils rouges de notre travail – et afin d’apporter également des éléments de réponse aux trois interrogations que nous avons formulées, nous avons considéré que la troisième interrogation sur la place de l’Ontologie de l’être social dans la pensée de Lukács était centrale, qu’elle constituait le pivot de notre réflexion. Il nous est apparu, en effet, que pouvoir formuler des éléments de réponse aux deux premières interrogations, exigeait de d’abord traiter celle de la place de l’Ontologie et de par conséquent montrer le caractère profondément unitaire de la pensée de Lukács, au-delà des ruptures, parfois spectaculaires mais dialectiques qui, bien souvent, masquent autant qu’elles montrent. Dans cette perspective notre travail s’est organisé en quatre parties.

1/ Arriver est un départ. À cette fin, dans une première partie, nous avons entrepris une présentation bio-bibliographique de Lukács, en insistant tout particulièrement sur son évolution à partir de ses premiers travaux esthétiques et de son arrivée à Heidelberg (1908-1912) jusqu’à la période qui suit la Seconde Guerre mondiale avec le « débat Lukács » au début des années 1950 en Hongrie et la publication de La Destruction de

la raison en 1954. Ces quarante années de la vie de Lukács furent l’occasion de

bouleversements et de remaniements extrêmement importants, tant sur le plan historique que sur le plan personnel, qui montrent la continuité de sa pensée au-delà des ruptures dont nous avons dit qu’elles étaient spectaculaires, autrement dit qu’elles avaient été « spectacularisées » qui ont fait le lit de beaucoup de découpages et de caractérisations discutables de sa pensée comme de son œuvre.

2/ Un drôle de chemin. Dans une seconde partie, nous avons repris le fil historique développé dans la partie précédente, mais en partant de l’année 1930 cette fois, qui est une date absolument charnière pour la pensée de Lukács. C’est en effet l’année où, collaborateur de l’Institut Marx-Engels de Moscou, il découvre les Manuscrits

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Introduction | 

qualité de philosophe et de germanophone. Cette découverte, dont il dira qu’elle a constitué un véritable choc, marque le point de départ temporel effectif de l’émergence de la problématisation ontologique de Lukács. Celle-ci présente toutefois la particularité d’être « souterraine » et relativement « implicite » puisqu’elle va d’abord s’investir dans sa problématisation esthétique de la question du réalisme, avec la question pivot de l’objectivité.

3/ Un ferme propos. Dans une troisième partie, nous nous sommes plus particulièrement attaché à une présentation détaillée de la prospective ontologique de Lukács et à l’Ontologie de l’être social dans son ensemble. Il s’est agi de présenter les éléments de sa matérialité textuelle, mais aussi de sa genèse intellectuelle ainsi que son élaboration concrète, en insistant sur le double mouvement qui y mène, depuis l’esthétique et depuis l’éthique. Il s’est agi d’interroger les enjeux de cette ontologie, son « pour faire quoi », ce qui nous a également conduit à évoquer la pensée ontologique de N. Hartmann à laquelle Lukács a consacré un chapitre et qui fut décisive pour sa propre élaboration.

4/ Un visage inconnu. Dans une quatrième et dernière partie, nous nous sommes intéressé à ce qui constitue selon nous les éléments structurant l’Ontologie de l’être

social, à ce qui en constitue le cœur finalement, que Lukács expose de manière ramassée

dans le texte d’une conférence qu’il avait prévu de prononcer en septembre 1968 à Vienne en Autriche, mais que les événements d’alors en Tchécoslovaquie dissuadèrent finalement de s’y déplacer. Il s’agit d’abord de la problématique de l’histoire (et de l’historicité), qui est au fond le pivot de la prospective ontologique de Lukács, au sens où elle forme le nœud des différentes thématiques dont elle est le soubassement commun et partagé. Il s’agit ensuite de la question du travail, dans sa double et concomitante fonction d’anthropogenèse et de socialisation, et enfin la problématique de la généricité et l’individualité et qui renvoie aux deux thématiques précédentes, en y puisant des éléments de sa constitution.

C’est dans la perspective de cette thématique et à partir d’elle que nous proposons un certain nombre de réflexions dans le champ de l’éducation afin de prolonger la prospective ontologique et de l’envisager d’une manière plus opérationnelle. Pour nous, il s’agit d’un essai, d’une tentative, qui appelle très certainement des précisions et des rectifications mais dont l’ambition se veut résolument heuristique.

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

Une bibliographie compliquée

La bibliographie des travaux de Lukács s’est révélée une question compliquée pour plusieurs raisons. Une première est que Lukács était parfaitement bilingue, s’exprimant indifféremment en magyar – qui est en outre un isolat linguistique en Europe, comme le basque – et en allemand, avec toutefois une préséance plus marquée pour le second. Il n’empêche, tout ce qui a été écrit en magyar n’a pas été traduit en allemand.

Une seconde raison, est que les Georg Lukács Werke ne sont pas une édition complète (Gesamtausgabe) tant s’en faudrait pour cela. Aussi avons-nous dû élargir le cercle linguistique de nos ressources textuelles vers la langue italienne qui peut se prévaloir d’être le pays et/ou la langue romane qui propose l’éventail le plus complet de textes de Lukács, dont certains sont inédits en allemand.

Une troisième raison enfin, est la faible traduction des textes de Lukács en français, en qualité comme en quantité, qui nous a conduit à user des traductions en italien, pour vérifier les traductions proposées ou pour les traduire par triangulation. Ceci explique le caractère très volumineux de la bibliographie, en particulier pour les titres de Lukács. Pareillement, il nous a semblé important de montrer l’éventail très large de la littérature critique sur Lukács en italien et en anglais, dont nous n’avions pas initialement soupçonné qu’il put être tel.

Il nous a enfin semblé important d’établir une bibliographie des traductions françaises des travaux de Lukács qui soit, à défaut d’être exhaustive, la plus complète possible. Notre recherche, et ce ne fut pas le moindre de ses intérêts, nous a en effet permis de découvrir que Lukács a été beaucoup plus traduit que nous l’avions pensé ab

initio même si la qualité n’est pas toujours à la hauteur du texte traduit et toute trahison

mise à part. Nous en avons tiré quelques éléments de compréhension de la réception compliquée – pour le dire d’un euphémisme – son œuvre dans notre pays, qui souffre comme Vygotski naguère, d’une notoriété restrictive, essentiellement La Théorie du

roman et Histoire et conscience de classe. C’est à l’élargissement de la connaissance de

cette œuvre que notre travail entend modestement contribuer, afin que Lukács cesse aussi d’être un illustre méconnu.

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P

ARTIE

1 ·

L

A PUISSANCE DE L

ESPOIR

:

CHRONOLOGIE BIO

-

BIBLIOGRAPHIQUE

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Je vis d’un élan constant Arriver est un départ

P. Eluard, Poésie ininterrompue II

Sans que nous en ayons d’abord eu l’intention, notre travail sur le dernier opus de Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins [Pour/Vers l’ontologie de l’être social], nous a conduit à devoir réfléchir (sur) l’unité de sa pensée et (sur) ses discontinuités apparentes, dont certains commentateurs ont estimé qu’elles étaient irrémissibles. Cette affirmation d’une discontinuité et de ruptures irrémédiables dans la pensée de Lukács s’est traduite sous la forme d’une dissociation générique qui se pare de l’objectivité, assez imparable en effet, de tout curriculum vitæ, une dissociation qui en rappelle d’autres, entre un « jeune » Lukács et un « vieux » ou bien un autre Lukács qui ne serait pas tout à fait le même, ce qui, d’un point de vue strictement biologique, est objectivement vrai. Ainsi, y aurait-il, au moins, deux Lukács : un « jeune » Lukács donc, brillant essayiste et critique littéraire par la suite devenu un marxiste hétérodoxe non moins brillant et un second ou un « vieux » Lukács, philosophe et esthéticien de la littérature, précocement sénile qui se serait irrévocablement « réconcilié avec la réalité » 1 c’est-à-dire, compromis avec le stalinisme, dans lequel il aurait fini par

s’abîmer tout à fait 2.

1. Pour paraphraser cette formule de Hegel, que Lukács cite plusieurs fois comme lui étant strictement antagonique, mais que d’aucuns ont à l’inverse interprété comme un aveu déguisé…

2. Cette thématique du « stalinisme de Lukács » apparaît presque comme un genre en soi des études sur Lukács dont l’insistante promotion nous en fait soupçonner la légitimité à force d’être invoquée. Nous aurons l’occasion d’y revenir un plus tard dans notre travail. Sans attendre, nous dirons seulement que le stalinisme fut un sens commun de masse au cours du XXe siècle, au sens que Gramsci donne à ce terme (voir Hoare & Sperber, 2013, p. 90-91) – « J’étais stalinien” (Anonyme du XXe siècle) » indique ainsi avec causticité G. Labica en épigramme de son ouvrage Le marxisme-léninisme (1984), affirmation à laquelle on peut ajouter l’interrogation de l’écrivain italien I. Calvino, « Ai-je été moi aussi stalinien ? » (apud Calvino 1979/2014). Nous souscrivons par ailleurs au propos de C. Preve qui, dans son Histoire critique du marxisme (2011, p. 25), dit qu’il existe une seconde position « intermédiaire entre le stalinisme et sa négation », celle « de ceux qui s’avérèrent conscients du caractère inacceptable, barbare et substantiellement non marxiste du stalinisme même, mais qui pensèrent qu’il s’agissait seulement d’une période initiale de crimes et d’excès qui se dissoudrait d’elle-même tôt ou tard. Des hommes comme Lukács furent typiques de cette attitude ». Lukács a plusieurs fois indiqué qu’il fit le choix de l’autocritique pour éviter la marginalisation politique, à la manière de K. Korsch par exemple, ou pire, la pure et simple liquidation physique. Sur cette vaste question, nous renvoyons aux études de N. Tertulian (1993 et 2016, passim) ainsi qu’aux textes de Lukács lui-même qu’on néglige souvent de citer, par exemple ce « Post-scriptum à “Mon chemin vers Marx” » (1958a).

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

Il s’agit d’une thèse clairement énoncée par Adorno dès l’entame de son étude qui prend prétexte de la parution d’un ouvrage de Lukács, Wider den mißverstandenen

Realismus [Contre le réalisme mal-compris] 3, une recension dans laquelle il écrit : « si

le nom de Georg Lukács garde encore aujourd’hui un certain rayonnement, même en dehors de la zone d’influence soviétique, il le doit à ses écrits de jeunesse, au recueil d’essais L’Âme et les formes, à la Théorie du roman, à ses études sur Histoire et conscience

de classe » (Adorno, 1984, p. 171).

C’est donc à La Théorie du roman que se réfère Adorno comme à un inextinguible soleil : « par la profondeur et la vigueur de sa conception comme par la densité de l’intensité de sa présentation, extraordinaires pour l’époque [La Théorie du roman] a constitué un critère de l’esthétique philosophique qui n’a pas encore été oublié. » (Ibid.) Un peu plus loin, il poursuit : « c’est seulement en vertu de ses œuvres de jeunesse, entre-temps reniées et rejetées par son parti, que les publications de ces trente dernières années, notamment un gros volume sur le jeune Hegel, ont éveillé quelque attention de ce côté-ci du rideau de fer » (Ibid., p. 172).

Cette idée d’un Lukács magnifique qui se serait renié, est reprise par L. Goldmann dans son article « Introduction aux premiers écrits de Georges Lukács » publié en août 1962 dans le no 195 de la revue Les Temps modernes et qui sera par la suite repris

comme postface à la première édition de la traduction française de La Théorie du

roman en 1963 aux éditions Denoël-Gonthier. L. Goldmann indique à plusieurs

reprises qu’une césure est intervenue après Histoire et conscience de classe en 1923 et que c’est à partir de cette époque « que commence la seconde période quantitativement de loin la plus importante de son œuvre, période entièrement différente de la première. » Et à la toute fin de son article, il écrit : « Beaucoup plus tard, en 1935-1936, G. Lukács recommencera une œuvre considérable, qui se situe cependant dans un tout autre contexte, et qui ne reprend des anciennes discussions que celle avec un autre penseur, Ernst Bloch » (Goldmann, 1989, p. 184 et 190). On ne peut qu’être frappé par la neutralité du propos de L. Goldmann, qui énonce une vérité plutôt factuelle donnée pour acquise et dénuée de toute réelle appréciation sur son contenu ou sa valeur, se polarisant exclusivement sur le jeune Lukács comme s’il s’agissait d’un « autre ».

Nonobstant les jugements d’Adorno sur l’éclat de La Théorie du roman ou de Goldmann sur le caractère essentiellement essayiste (de la pensée) de Lukács, le problème fondamental de cette disjonction est qu’elle est donnée pour acquise et jamais véritablement interrogée. Au contraire, le « côté obscur » du communisme,

3. Publié en 1958 en République fédérale d’Allemagne, il été traduit en français sous le titre de La signification

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La puissance de l’espoir: chronologie bio-bibliographique de György Lukács (-) | 

dont le stalinisme est une figure suréminente, et auquel il se dit que Lukács aurait cédé en 1918, est-il converti, sans nuance, en un obscur tombeau pour le reste de son œuvre, dès lors plus un résidu qu’un produit. À rebours de cette partition, nous tenons qu’il n’existe qu’un seul Lukács, lui-même comme un autre, pour paraphraser P. Ricœur, un seul Lukács dont la diversité de ses travaux forment une œuvre dans la coalescence dialectique, c’est-à-dire l’unité de et dans la diversité des multiples facettes qui composent sa pensée et font d’elles ce qu’elle est 4. Cette diversité n’en dément pas la

cohérence, ni la continuité, ni même les contradictions sous des césures parfois bruyamment mises en exergue par ses détracteurs. Dans son article publié en hommage à Lukács après sa disparition, N. Tertulian (1971 et 1980, p. 9-52 pour une version intégrale) a bien insisté sur le vecteur qui anime cette coalescence : la « soif de la totalité » qui régit la pensée de Lukács, d’un bout à l’autre de sa vie théorique et politique, et qui trame son œuvre, depuis ses écrits sur le drame des années 1906-1909 jusqu’aux travaux sur l’esthétique et l’ontologie des années 1960.

Nous ne sommes pas le premier ni le seul à défendre cette idée. Lukács lui-même l’a soutenue dans plusieurs des textes rédigés à la fin de sa vie. Lors de ses entretiens avec I. Eörsi et E. Vezér par exemple, lorsque ces derniers lui demandent si l’on « pourrait […] dire, avec un peu d’exagération, que Le jeune Hegel est la suite des Thèses Blum », Lukács répond aussitôt, et prestement que chez lui « tout est la suite de quelque chose » et ajoute : « Je ne crois pas qu’il y ait des éléments inorganiques dans mon évolution. 5 »

À cette réponse lapidaire, Lukács donne un peu plus de chair dans la préface qu’il rédige, en octobre 1969, pour un recueil de ses textes philosophiques, en langue hongroise et en deux volumes, qui paraît en 1971 – dont l’intitulé est d’ailleurs significatif : Utam Marxhoz [Mon chemin vers Marx] 6.

Dans cette préface à ce recueil, de son étude sur S. Kierkegaard et R. Olsen (1909) – publiée dans L’Âme et les formes – aux Fondements ontologiques de la pensée et de l’agir

4. Dans le chapitre consacré à l’esthétique de jeunesse de Lukács, de son ouvrage sur les étapes de la pensée esthétique de Lukács, N. Tertulian (1980, p. 127) écrit par exemple : « La relation entre l’importante tentative de l’esthétique de jeunesse et la grande Esthétique de la maturité pourrait être définie comme étant simultanément d’identité et de non-identité. Le jeune Lukács était soi-même, tout en étant à la fois néo-kantien, husserlien et hégélien, et il restera soi-même dans sa phase marxiste définitive. »

5. Lukács, 1986b, p. 111. Dans sa préface la retranscription de ces entretiens, I. Eörsi, rapporte ce propos de la manière suivante : « Ma vie forme une suite logique. Je crois qu’il n’y a aucun élément inorganique dans mon évolution. » (Ibid., p. 17)

6. Cet intitulé est identique à celui d’un texte, rédigé en allemand et publié en 1933 – « Mein weg zu Marx » – auquel Lukács a ajouté un « post-scriptum » qu’il a publié en 1957 (Lukács, 1958a ; 2005, p. 31-48).

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

humains (1969), qui est l’unique présentation de son projet d’ontologie publiée de son

vivant, Lukács insiste plus précisément sur la dimension positivement contradictoire, c’est-à-dire dialectique, de son évolution théorique, avec des hésitations, des avancées et des replis, laquelle forme une totalité, c’est-à-dire une unité de et dans la diversité.

Peu de temps auparavant en effet, dans la préface au second tome des Georg Lukács

Werke, Lukács évoque la période de ses « années d’apprentissage » du marxisme, de

1918 à 1930, dont ce volume regroupe les travaux les plus importants 7. De manière

significative, par sa référence implicite à Goethe qui résonne avec les Lehrjahre dont il a parlé un peu plus tôt, Lukács écrit : « s’il a été permis à Faust d’abriter deux âmes en sa poitrine, pourquoi ne pourrait-on pas accorder à un homme par ailleurs normal qui s’apprête à passer d’une classe en une autre, en pleine crise mondiale, la cohabitation de tendances intellectuelles antagoniques ? » (Lukács, 1974d, p. 384 ; t. m.)

Cette dimension de « dissonance intérieure » se retrouve également dans la préface d’Utam Marxhoz. Venant à parler de la « grande » Esthétique, qu’il présente comme étant « sans doute […] le résultat d’études embrassant toute une période de ma vie, période aussi longue qu’une génération », Lukács écrit : « il est également vrai que, bien que j’aie mis en évidence dans la préface de l’Esthétique l’échec auquel avaient été voués mes efforts pour jeter les bases d’une esthétique dans ma jeunesse, la continuité des

problèmes à travers les étapes de mon évolution y est indéniable. » C’est ainsi,

précise-t-il alors, que l’on retrouve « l’idée très importante du “médium homogène” dès le fragment de Heidelberg ; elle apparaît même dans L’Âme et les formes, et dans d’autres études. Il ne faut cependant jamais oublier que dans le cadre d’une continuité qui s’étend

sur plusieurs dizaines d’années, l’approche méthodologique des questions subit tant de

transformations qu’on doit finalement faire un effort sérieux pour en percevoir cette

continuité. » (Lukács, 1973b, p. 90 ; n. s.)

Quelques lignes plus loin, Lukács insiste sur la « grande importance » qu’il attache à cette question, pour la raison que, non seulement « elle éclaire l’évolution de mes idées esthétiques et leur continuité pleine de contradictions », laquelle est caractérisée « tantôt par la convergence, tantôt par la divergence, mais aussi parce qu’elle me permet de donner un aperçu global de mon développement philosophique que je pourrais résumer ainsi : l’ambition plutôt inconsciente de donner une solution ontologique devient de plus en plus consciente, lorsqu’on atteint les degrés plus élevés

7. Il comprend notamment quelques « premiers écrits » théorico-politiques (1919-1922), Histoire et conscience

de classe (1923), l’ouvrage consacré à Lénine (1924), l’étude sur Moses Hess et la dialectique (1926) et des extraits

des « Thèses-Blum » (1928). La préface, rédigée en mars 1967, a été traduite et publiée sous l’intitulé « En guise de postface » à l’occasion d’une seconde édition de la traduction française d’Histoire et conscience de classe (Lukács, 1974d, p. 383-417), qui avait une première fois paru en 1960.

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La puissance de l’espoir: chronologie bio-bibliographique de György Lukács (-) | 

du progrès intellectuel, grâce à l’accès au marxisme et à sa compréhension de plus en plus profonde. » Aussi, l’Esthétique est-elle, peut-être, « le premier de mes ouvrages dans lequel cette ambition devenue consciente apparaît dans toute sa netteté et donne au problème ontologique une place centrale dans la méthodologie […] : d’après ma conception, l’esthétique fait partie intégrante de l’ontologie de l’être social. » (Ibid., p. 90-91)

Mais surtout, Lukács insiste sur le caractère et les ressorts historico-politiques de son évolution théorique ainsi que, il faut le noter, sur la dimension résolument prospective de ses travaux actuels (en 1969). « Si je me propose de présenter ici au lecteur les étapes principales de mon évolution et leurs produits caractéristiques, ce n’est pas dans l’intention de passer en revue les phases préliminaires d’un travail achevé – du moins subjectivement – et de le présenter au public en tant que tel, car – pour paradoxal que cela puisse paraître – aujourd’hui, à 80 ans passés, je me prépare encore à écrire des œuvres d’une importance décisive. » Ce fait, poursuit-il, « ne s’explique nullement par des raisons biographiques : il est la conséquence idéologique de la situation internationale » (Ibid., p. 91).

Cette situation, c’est la crise des « doctrines staliniennes » provoquée par le

XXe congrès du PCUS et aussi la crise de l’American way of life, deux crises jumelles dans son esprit, qui ont pour conséquence de contribuer à un « regain d’actualité » du marxisme, une « tendance, qui n’en est qu’à ses débuts » et qui « a nécessairement entraîné un processus dans lequel le fondement ontologique du marxisme – dont l’évidence est d’ailleurs objectivement incontestable – est devenu le problème central de la philosophie. » Lukács conclut que c’est « sous l’influence de ce processus souterrain » qu’il a fini « par reconnaître le rôle central de l’ontologie dans le nouvel essor que le marxisme était en en train de prendre. » (Ibid., p. 91-92) Son optimisme pourrait sembler démesuré et même suranné, s’il ne traduisait pas avant tout une réelle fortitude intérieure, qui témoigne aussi de cette continuité, d’être et de demeurer « soi-même comme un autre » (P. Ricœur).

Cette auto-affirmation d’une continuité profonde de sa pensée, qui n’est pas exempte de contradictions, n’est cependant pas finalisée par un but qui donnerait de manière rétrospective, toute sa signification à son évolution théorique. Elle est plutôt

polarisée 8 par la découverte du caractère profondément ontologique du marxisme (à

partir de la découverte des textes du jeune Marx), laquelle est, pour Lukács, la ressource de son renouveau et de sa potentialité critique pour l’avenir de l’humanité, c’est-à-dire

8. À plusieurs reprises dans l’Ontologie, Lukács loue la « génialité » de la formule kantienne d’une « finalité sans fin ».

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 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

pour son émancipation. Aussi, et parmi les grandes œuvres systématiques du « dernier Lukács » – dont l’un de ses vaillants contempteurs « s’effarait amicalement que l’on pût aussi s’intéresser » à lui 9 –, l’Ontologie n’est peut-être pas cet ultime avatar (en plus

raffiné), du « Dia-Mat » de marque soviétique qu’on la soupçonne d’être à demi-mot, pour la disqualifier de manière préventive et se dispenser de tout examen critique sérieux.

Si donc l’intention primitive de notre travail n’était pas de discuter de l’unité de l’œuvre du penseur magyar ni de sa réception en France, il nous a finalement paru important et même indispensable d’en attester l’unité au-delà des discontinuités, souvent épinglées, au-delà surtout de certaines des palinodies autocritiques de Lukács, qui lui furent si souvent, si vivement et si bruyamment reprochées par ses adversaires, comme l’expression manifeste d’un homme qui, pour reprendre une saillie féroce d’Adorno, « secoue désespérément ses chaînes en se figurant que leur cliquetis est la marche triomphale de l’esprit universel. 10 » Lukács n’a jamais nié les contradictions ni

les hésitations qui ont émaillé et peut-être aussi nourri l’évolution de sa pensée, mais il affirme quand même leur résolution tendancielle au fur et à mesure de son

9. P. Rusch (2013, p. 10) à propos de R. Rochlitz (1983) qui dressa « un beau monument au “premier” Lukács ». Le fait est, et il est incontournable, que la traduction française des œuvres de Lukács a été et demeure très disparate, qu’elle a nourri une célébrité restrictive qui a figé sa pensée et son œuvre autour de quelques ouvrages, L’Âme et les

formes, La Théorie du roman, Histoire et conscience de classe, comme autant de fétiches. Die Eigenart des Ästhetischen

[La spécificité de l’esthétique] (1963) manque toujours à la traduction française, obérant ainsi les conditions minimales d’une véritable discussion de la théorie de l’art et de l’esthétique lukácsiennes. Quant à la traduction française de Pour l’Ontologie de l’être social, semble-t-il vouée à demeurer partielle, sa défectuosité et son absence d’appareil scientifique ne sont pas de nature à émanciper la pensée de Lukács du boisseau sous lequel elle est maintenue et dont il semble que beaucoup, y compris ses « amis » déclarés demeurent persuadés qu’elle l’orne de l’aura du paria. Pour le dire autrement, le problème n’est pas seulement matériel – la « frilosité » des éditeurs à publier Lukács –, mais plus profondément politique et scientifique, renvoyant à l’exigence d’élaborer une autre (con-)figuration de Lukács et de sa pensée en France. Nous revenons sur la question de la réception de sa pensée en France, au début de la partie 2.

10. Adorno, 1984, p. 198. Par son acrimonie, car il n’est pas une page dans laquelle Lukács n’est pas violemment étrillé, cette recension nous semble révélatrice d’une amertume, d’une véritable passion triste. Maître sourcilleux, Adorno fait immédiatement la leçon à son aîné, encensant La Théorie du roman pour aussitôt condamner La

Destruction de la raison, dont il affirme qu’elle est en fait celle de Lukács lui-même, pour ensuite et sans délai, le

réhabiliter puisque « la personne de Lukács est au-dessus de tout soupçon » et qu’il serait au fond la première victime du système conceptuel du stalinisme, résultat de son abdication, de son « sacrifizio dell’intelletto ». La suite du texte est à l’avenant, condamnant et célébrant de ces étonnantes variations tour à tour Lukács. Il nous faut aussi relever combien Adorno est très normatif à l’écart de Lukács, lui reprochant sans vergogne ses goûts esthétiques et lui opposant sans retenue, les siens comme supérieurs. Se devine également une attaque systématique qui vise au-delà, ou plutôt au-dessus de Lukács (et de Marx), Hegel notamment, une attaque qui dissimule peut-être comme une dette (voir Tertulian, 1984b). Quant à l’intitulé original du texte d’Adorno, Erpreßte Versöhnung [Réconciliation extorquée], il s’agit d’une allusion sibylline et perverse à Hegel, dont il n’est pas illicite de penser qu’elle pourrait également et pleinement s’appliquer à son auteur, tant il est entaché de cet « amour-haine » pour Lukács. Tua res

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La puissance de l’espoir: chronologie bio-bibliographique de György Lukács (-) | 

cheminement « vers Marx », dont il peut être intéressant d’apprécier la résolution au fil de sa vie 11.

C’est la raison pour laquelle nous avons pris le parti de débuter notre travail par une présentation bio-bibliographique de la vie et de l’œuvre de Lukács, afin de restituer dans ses grandes lignes le cheminement de sa pensée, trop souvent réduit de manière sommaire à quelques grandes dates et/ou à des étiquettes par trop syncrétiques comme la « jeunesse » ou le « stalinisme ». Prévenons tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une biographie intellectuelle exhaustive, mais, plus modestement, d’une exposition de son cheminement théorique de manière assez détaillée. Ce chemin est sans doute aussi, comme nous l’avons déjà souligné, un « chemin vers Marx », dont l’Ontologie est l’un de ses terminus ad quem avec le projet d’une « Éthique », qui en a été l’élément déclencheur concret en même temps que l’horizon d’attente 12.

11. Sur cette idée de tendances intellectuelles antagoniques de la part des acteurs, voir les réflexions de B. Lahire dans L’Homme pluriel (1998) qu’il prolonge et actualise dans son ouvrage Dans les plis singuliers du social (2013). Pour ce qui est de Lukács, il faut préciser qu’il a toujours manifesté une franche hostilité à la psychanalyse, laquelle prend sa source dans son refus initial du psychologisme et de ses avatars, dès ses premiers travaux de critique et d’esthétique littéraires, comme une clé d’interprétation valable des œuvres littéraires.

12. Ce projet est demeuré à l’état de « notes et d’esquisses » qui ont fait l’objet d’une publication à titre posthume (Lukács, 1994). Dans la préface à Utam Marxhoz (1969), Lukács précise : « mon projet initial était d’écrire […] un condensé substantiel de mon éthique. Mais dès le premier abord, je me suis rendu compte que pour cela, il était indispensable de commencer par une sorte d’introduction qui puisse esquisser les problèmes principaux d’une ontologie de l’être social. Dans les travaux qui suivirent, il devint manifeste que cette introduction devait prendre les dimensions d’un grand ouvrage autonome si elle voulait fournir à l’éthique un véritable fondement marxiste. » (Lukács, 1973b, p. 91)

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