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Une œuvre et les problèmes de sa « réception »

Une œuvre, c’est-à-dire une activité, un travail, le « résultat sensible (être, objet, système) d’une action ou d’une série d’actions orientées vers une fin », ou bien encore « ce qui existe du fait d’une création, d’une production ». Une œuvre c’est-à-dire aussi une construction, une activité objective, intellectuelle autant que matérielle et un ou des produits de celle-ci, ajoute le lexicographe 1.

1.1 | Une bibliographie problématique

Dans le cas de Lukács nous sommes indubitablement en présence d’une œuvre, de très grande envergure qui plus est, en particulier dans les champs de la philosophie et de l’esthétique, une œuvre qui fut en prise avec ses époques, et qui a fortement résonné des tumultes du XXe siècle comme de l’engagement indéfectible de Lukács dans le

mouvement communiste pendant plus d’un demi-siècle (1918-1971). La perception de cette œuvre en tant qu’œuvre, c’est-à-dire objectivée par des ouvrages (monographies, recueils, articles, etc.), est cependant compliquée par sa matérialisation précisément, dans le cadre de son édition dite « de référence » en allemand, qui se révèle être incomplète, pour des motifs à la fois historiques, politiques et linguistiques.

Des motifs linguistiques tout d’abord, qui tiennent au bilinguisme natif de Lukács, lequel a, sa vie durant, écrit en magyar autant qu’en allemand, passant et traduisant d’un idiome à l’autre, privilégiant cependant l’allemand comme langue véhiculaire pour la diffusion de ses idées, en Europe notamment 2. Si la plupart de ses textes ont

été directement rédigés en allemand, beaucoup d’autres ont été traduits du hongrois, et surtout, ils ont été publiés « à des titres divers et à des dates différentes, parfois même dans plusieurs langues sans qu’on sache toujours quelle est l’édition originale », et

1. Nous nous référons à la seconde édition au format électronique du Dictionnaire alphabétique et analogique

de la langue française de Paul Robert (2001).

2. La langue hongroise (magyar nyelv) est un véritable isolat linguistique en Europe, puisqu’elle est issue de la branche finno-ougrienne des langues ouraliennes et non pas d’une langue de la branche indo-européenne.

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aussi, ajoute H. Arvon (1968, p. 183), « parce que la date de rédaction est souvent très antérieure à celle de la publication. »

L’établissement d’une bibliographie des œuvres de Lukács se heurte donc à de sérieuses difficultés dont H. Arvon espérait que l’édition de ses œuvres complètes permettrait d’y voir « plus clair », quoiqu’il fit aussitôt part de sa perplexité « en présence d’un plan qui sacrifie partiellement l’ordre chronologique, afin de grouper des textes écrits à des dates différentes autour d’un même thème. » 3 Nous ne pouvons que

partager sa perplexité à l’égard de ce plan éditorial élaboré avec l’assentiment et la collaboration et de Lukács 4, qui a été plusieurs fois révisé et dont il faut dire que, ni ses

révisions ni son exécution, partielles n’ont apporté les éclaircissements souhaités par H. Arvon.

L’édition des œuvres « complètes » de Lukács en allemand a commencé d’être publiée en allemand sous le titre générique des Georg Lukács Werke (GLW) et a en effet

connu plusieurs vicissitudes qui en grèvent la complétude. Le premier problème réside dans le fait que cette édition n’a pas été achevée chez l’éditeur qui l’avait inaugurée en 1962, avec la publication de son tome 9, contenant Die Zerstörung der Vernunft, les éditions H. Luchterhand. Cette édition a été en effet interrompue, ou plutôt, elle n’a pas été poursuivie au-delà de la parution du tome 14, publié en 1986, qui contient la seconde partie de Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins. L’édition des GLW a été reprise par les éditions Aisthesis (Bielefeld) avec, en 2005, la publication d’un tome supplémentaire (par rapport au plan initial), le tome 18 comportant des entretiens et des textes autobiographiques. Elle s’est poursuivie avec la republication, en 2013, du tome 2, précédemment paru en 1968 aux éditions Luchterhand (comprenant en particulier Geschichte und Klassenbewußtsein). Elle s’est poursuivie, avec la publication du tome 1 qui regroupe les écrits de 1902 à 1918 et qui a été scindé en deux volumes, le premier regroupant ceux de 1902 à 1913 qui a paru en 2017 et un second, regroupant ceux de 1913 à 1918, paru en 2018.

3. Ibid. Dans le volume édité par les éditions Luchterhand à l’occasion de la remise du « Prix Goethe » à Lukács par la municipalité de Francfort-sur-le-Main le 28 août 1970, figure notamment, à la date du mois de septembre 1970, une présentation détaillée du plan éditorial de la Gesamtausgabe [édition globale] des Georg Lukács Werke en quinze volumes à l’époque, avec le contenu des volumes d’ores et déjà publiés. Sont également indiqués le contenu des deux volumes des Georg Lukács Werksauswahl [œuvres choisies] qui ont été publiés en 1961 et 1967, les titres parus et à paraître (jusqu’en 1973) en éditions séparées dans la collection de poche des éditions Luchterhand et enfin le contenu des volumes de textes publiés aux éditions Rowohlt et Fischer-Bücherei. Voir Lukács, 1970e, p. 164- 182.

4. Voir un extrait de sa correspondance (déc. 1959-déc. 1962) avec le curateur de ses œuvres pour les éditions Luchterhand, F. Benseler, à propos de l’ontologie (apud Dannemann et Jung, 1995, p. 67-104).

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Le second problème réside dans le fait que le plan éditorial initial a été plusieurs fois réaménagé, ce qui n’est pas anormal. Ce qui l’est plus en revanche, c’est qu’il l’a été d’une manière « sauvage ». Par exemple, le tome 3, Kleine schriften [Petits écrits] qui devait notamment inclure les « écrits politiques » rédigés ou publiés de 1918 à 1924, a- t-il été « pulvérisé » sous la forme d’une publication de trois volumes dans la collection de poche des éditions Luchterhand (« Sammlung »), sous l’intitulé générique de

Politische Aufsätze [Essais politiques] 5.

Parallèlement à l’édition de ses œuvres en allemand, Lukács a continué de publier en hongrois et, tout spécialement à la fin de sa vie, entre 1968 et 1971, il a composé des recueils thématiques de ses textes en langue hongroise, notamment en philosophie et en esthétique, présentant tout le spectre d’une vie de travail et de recherche, lesquels sont en outre précédés de substantielles présentations dans lesquelles il présente son cheminement intellectuel, sur les plans théorique et politique, donnant enfin des aperçus sur les travaux qu’il menait à l’époque, comme l’Ontologie par exemple 6.

Ces complications bibliographiques, relèvent enfin et pour partie de la responsabilité de Lukács lui-même qui n’a pas toujours été attentif vis-à-vis de ses propres travaux 7 et plus encore à l’égard de ceux qu’il jugeait « intellectuellement

dépassés 8 », comme il en fait l’aveu d’une façon presque détachée : « j’ai toute ma vie

manifesté la plus grande indifférence vis-à-vis de mes ouvrages intellectuellement dépassés [überholten] » (Lukács, 1974d, p. 416).

5. Lukács, 1975c, 1976f, 1977e. Son inconvénient est qu’elle n’est pas complète puisque, souligne M. Löwy (apud Lukács, 1978, p. 6, n. 1), il manque certains des textes pourtant publiés dans le même périodique (la Rote Fahne). Son avantage est qu’elle donne accès à des textes qui sont pour la première fois traduits du hongrois et qu’elle donne à voir quels textes Lukács a immédiatement publié (et parfois retraduit) en allemand.

6. Par ordre chronologique de parution : Müvészet és Társadalom [Art et société] en 1968, Világirodalom [Littérature mondiale] et Magyar irodalom, magyar kulturá [Littérature hongroise, culture hongroise] en 1969,

Lénine en 1970 et Utam Marxhoz [Mon chemin vers Marx] en 1971. Les préfaces ont été traduites en français et

publiées dans la revue Nouvelles études hongroises (Lukács, 1973b), à l’exception de celle pour le recueil sur la littérature et la culture hongroises qui l’a été dans L’Homme et la société (Lukács, 1977c). Il faut ajouter que, dans ces recueils, Lukács en a parfois profité pour reprendre certains de ses textes, en retrancher des parties par exemple, sans toujours l’indiquer cependant.

7. Le cas le plus emblématique, est la malle qu’il a déposée à la succursale de la Deutsche Bank de Heidelberg en novembre 1917. Pourtant revenu l’été suivant à Heidelberg, Lukács n’y a semble-t-il pas pensé ou bien a préféré l’oublier et repartit, définitivement cette fois, à Budapest. Sur ce point précis, voir Lukács, 1986b, p. 65.

8. Quelques années plus tard, il rapporte cette polémique avec l’écrivain et poète hongrois G. Somlyó (1920- 2006), sur sa « Lebenswerk », ce dernier lui reprochant de n’avoir « aucun droit de la renier » et Lukács lui répondant qu’il n’avait « absolument rien à faire » d’elle en ajoutant que c’est « d’ailleurs l’histoire qui établit a posteriori si une œuvre de vie existe ou non. » (Lukács, 1986b, p. 171, t. m.)

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1.2 | Une « réception » compliquée

Indépendamment des difficultés et des complications spécifiques à l’édition des œuvres originales de Lukács, la « réception » de sa pensée est une question supplémentaire et importante qu’il importe de traiter, même brièvement. Avant tout, il convient de préciser ce que nous entendons par le terme de « réception ». Deux choses étroitement nouées : d’une part, la disponibilité des textes, c’est-à-dire, et de manière fondamentale, la qualité de la traduction, de la présentation et de l’appareil scientifique, et, de l’autre, la discussion, théorique, politique, etc., des textes ainsi mis à la disposition du public et donc la possibilité objective d’une discussion informée. Il va de soi que, la « réception » se différencie selon les pays d’accueil, leur histoire et leurs traditions, nationales, culturelles et politiques.

À cet égard, l’Italie apparaît comme le pays européen de langue romane qui a été et qui demeure encore le plus civil à l’égard de la pensée de Lukács, celui, en tout cas, qui l’a le mieux accueilli 9. Les traductions de textes de Lukács y sont en effet anciennes et

nombreuses, la discussion de sa pensée a donné lieu à énormément de travaux, des articles, des monographies comme des ouvrages collectifs. On ne peut pas dire la même chose pour la France, où la situation est beaucoup plus contrastée et problématique. Du point de vue de l’histoire des idées, de la sociologie de la connaissance et de la pensée politique, cela mériterait une étude à part entière qu’il ne nous est évidemment pas possible de conduire ici.

Dans l’attente de cette étude, nous voudrions cependant indiquer quelques points saillants, souvent des « points durs » auxquels nous avons été confrontés depuis que nous travaillons sur Lukács et spécialement depuis que nous avons commencé ce (long) travail. Le premier d’entre eux est assurément celui des traductions qui se subdivise lui- même en deux points complémentaires, leur qualité et leur parcellisation. C’est par le premier point que nous commencerons.

De la traduction de Lukács

La question de la traduction est un problème récurrent pour les textes de Lukács. Prenons l’exemple d’un ouvrage à visée didactique comme Existentialisme ou

9. La tradition humaniste italienne, sur les plans historique et culturel en est sans doute la raison. Sur l’humanisme, voir la synthèse d’E. Garin (2005). Sur la question de la civilité que nous rapportons à la tradition de l’humanisme historique, voir R. Bodei (1997). Par association d’idée, nous pensons également ce qu’écrit A. Moravia dans l’une des préfaces aux Écrits corsaires de P. P. Pasolini publiés après son assassinat en 1975, dans laquelle il affirme que ce dernier était « avant tout un poète civil » (apud Pasolini, 1976, p. 5)

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marxisme ?, dont la traduction est proprement calamiteuse, ainsi que nous l’avons

constaté lorsque nous avons consulté le texte allemand qui fait office de texte original puisque l’ouvrage, primitivement écrit en hongrois, n’a pas fait l’objet d’édition dans sa première langue originale de rédaction mais uniquement en allemand, trois ans après la parution de la traduction française de l’ouvrage. Dans celle « traduction », on relève d’abord de fréquentes « adaptations » du propos, des omissions, en particulier des modalisations ou encore des retranchements de phrases entières du texte comme nous aurons l’occasion de le montrer. Il en résulte alors et souvent un raidissement du propos qui permet d’estimer en toute bonne foi qu’il s’agit d’un ouvrage « de facture médiocre » 10.

Le plus inacceptable est que la médiocre qualité de la traduction des textes de Lukács n’est pas limitée à ses premiers textes mais qu’elle affecte aussi ses plus récentes traductions, comme celle de l’Ontologie de l’être social, avec des choix de traduction, par définition discutables, mais qui ne sont pas tous explicités, ni scientifiquement étayés. Elle est dépourvue d’appareil scientifique fiable, les références bibliographiques à des textes identiques sont variables et se rapportent à des éditions non scientifiques. Elle ne dispose pas non plus d’index, des noms ou des matières, pourtant indispensables pour ce genre de texte inachevé.

La manipulation des textes n’a pas cessé non plus, comme pour la retraduction récente de La Destruction de la raison puisque sa première traduction française, publiée aux Éditions de l’Arche en 1958-1959, est depuis longtemps maintenant épuisée. Cette nouvelle traduction est en réalité une recomposition de l’ouvrage et pose tout une série de problèmes qu’il n’est pas possible de taire. Premier problème, cette nouvelle traduction est en fait un redécoupage qui bouleverse complètement l’économie de l’édition originale. S’il peut sembler empirique, ce découpage est en fait idéologique au mauvais sens du terme et polarisé par une mise en exergue du chapitre consacré à Nietzsche, indûment fétichisé comme l’expression quintessenciée de l’ouvrage en sa totalité 11.

Cette nouvelle édition se compose de trois volumes. Un premier (Lukács, 2006b) correspond au chapitre 3 du texte original de La Destruction de la raison (Lukács, 1958d, p. 267-348 ; 1962, p. 270-350), auquel est ajouté un texte de Lukács présenté comme une « seconde préface » à l’ensemble de l’ouvrage, ce qu’il n’est pas (nous y revenons bientôt). Un second (Lukács, 2010b) correspond au chapitre 2 de l’ouvrage

10. Comme l’écrivent par exemple M. Kail et R. Kirchmayr dans leur préface à leur édition de la conférence de Sartre, Qu’est-ce que la subjectivité ? (apud Sartre, p. 2013, p. 7).

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original consacré à Schelling, Schopenhauer et Kierkegaard (Lukács, 1958d, p. 80-266 ; 1962, p. 89-269) et un troisième enfin (Lukács, 2017) correspond à l’intégralité du second volume de la première traduction française (Lukács, 1959) et aux chapitres 4 à 7 ainsi qu’à la postface, datée de janvier 1953, du texte original (Lukács, 1962, p. 351- 738).

Le second problème de cette édition « recomposée », est qu’elle a retranché la préface générale, « L’irrationalisme, phénomène international de la période impérialiste » (Lukács, 1958d, p. 7-32 ; 1962, p. 9-36) qui est datée de novembre 1952 ainsi que le premier chapitre, « Sur quelques [propriétés] du développement historique de l’Allemagne » (Ibid., p. 33-79 ; p. 37-88). De telle sorte que, à l’encontre de ce qu’affirment publiquement et faussement les éditions Delga, cette édition n’est pas intégrale, tant s’en faut.

Le troisième problème, le plus important sans doute, concerne tout spécialement le premier volume qui comporte le chapitre consacré à Nietzsche et plus particulièrement encore, le texte qui lui a été adjoint en postface qui est daté de 1966. Intitulé Über

die Bewältigung der deutschen Vergangenheit et trahit par « Comment surmonter le

passé allemand » 12, il est fallacieusement présenté comme une « seconde préface » à La

Destruction de la raison, ce qui est tout simplement faux.

Il s’agit là en effet d’une manipulation éhontée. Car si ce texte a bien été rédigé par Lukács, s’il s’agit bien d’une préface, elle n’est pas, comme cela est faussement annoncé, une « seconde » ni même une « nouvelle » préface à La Destruction de la raison 13, mais

la préface d’un autre ouvrage de Lukács, Von Nietzsche zu Hitler oder der

Irrationalismus und die deutsche Politik [De Nietzsche à Hitler ou l’irrationalisme et la

politique allemande] (Lukács, 1966b), lequel n’est pas, quoiqu’on en dise, une version abrégée de Die Zerstörung der Vernunft, mais une recomposition de ce dernier. L’ouvrage en question comprend en effet des fractions des chapitres consacrés à Nietzsche et à la Lebensphilosophie ainsi que les sections IV et V du chapitre

12. Lukács, 2006b, p. 179-214. Ce titre serait plus exactement traduit par « Sur l’assomption du passé allemand » restituant ainsi l’idée d’« assumer » et de « prendre en charge » le passé, au contraire de « surmonter » qui insiste plutôt sur l’idée d’un « simplement vaincre », très réducteur en la circonstance, et qui se méprend gravement sur l’intention profonde de Lukács qui est de penser le passé pour éviter sa répétition au futur (« Plus jamais ça ! »). Cette préface a été de nouveau reproduite dans le « second » volume (Lukács, 2010b, p. 239-266) avec l’indication de sa véritable source, mais sans erratum de la mention erronée figurant dans le volume consacré à Nietzsche, qui est toujours en circulation !

13. La véritable seconde préface de Die Zerstörung der Vernunft est celle qui est datée de décembre 1960 et que Lukács a rédigée à l’occasion de sa « réédition » comme le tome 9 des Georg Lukács Werke. Elle est même très courte, puisque Lukács, très occupé par son Esthétique, dit qu’il en reconduit le propos général selon lui confirmé par l’évolution de la situation historique et politique en Europe depuis 1953 (Lukács, 1962, p. 5).

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« Darwinisme social, théorie des races et fascisme », qui sont respectivement consacrées à la théorie des races de H. St. Chamberlain et à « la vision du monde nationale-socialiste » 14.

Cette reconstruction est au fond une ré-interprétation du propos de Lukács, contre lui en un sens, qui le réduit de manière caricaturale à un « Anti-Nietzsche », à une grimace sèche, ce qu’elle n’est peut-être pas, malgré l’âpreté de la critique lukácsienne à l’égard du philosophe allemand. De ce point de vue, la retraduction, dont D. Renault a relevé le caractère fautif, est sans aucun doute un moyen pour accréditer ce dont elle entend fournir la preuve, l’anti-nietzschéisme primal (et donc archaïque) de Lukács, lequel n’est, encore une fois, rien moins que discutable 15.

La question du « jeune Lukács »

Cette question de la traduction des textes de Lukács nous conduit à l’énoncé du second « point dur » et se présente aussi comme une dimension spécifiquement française de la réception de Lukács. Il s’agit de la réduction générale de la pensée de Lukács à une fraction de son œuvre, celle dite de la « jeunesse » et en son sein, à une partie seulement de ses œuvres : L’Âme et les formes (1911), la première partie de La

Philosophie de l’art (1912-1914), La Théorie du roman (1916 et 1920) et, le cas échéant, Histoire et conscience de classe. En ont été exclus, ses premiers travaux sur le drame par

exemple (1909), ses recueils intermédiaires, comme celui sur « la culture esthétique » (1912) par exemple, ou encore la seconde partie de sa philosophie de l’art (1916-1918), entreprise immédiatement après La Théorie du roman.

Cette réduction est d’autant plus étonnante qu’un rapide examen de la bibliographie des textes de Lukács traduits en français indique qu’un certain nombre de ses textes ont été traduits peu de temps après leur première publication originale 16. Sur un plan

14. Les ressorts historiques, politiques et intellectuels de cette recomposition, qu’il évoque d’ailleurs en passant lors de son entretien avec W. Abendroth sur « la politique scientifique » (apud Abendroth et alii, 1969, p. 75), seraient à discuter.

15. Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre étude consacrée à La Destruction de la raison, (Charbonnier, 2004/2015), qui serait à reprendre.

16. Pour n’en donner qu’un échantillon, pour les traductions parues de son vivant et, sauf quelques exceptions, intégrales – nous indiquons entre parenthèses la date de première publication puis celle de l’édition française qui renvoie à notre bibliographie : sa conférence aux premières Rencontres internationales de Genève « [Vision aristocratique et vision démocratique du monde] » (Lukács, 1946/1947), « Art libre ou art dirigé ? » (1947/1948a),

Goethe et son époque (1947/1949c), « Heidegger redivivus » (1948/1949a), « Post-scriptum à “Mon chemin vers

Marx” » (1957/1958a), La Destruction de la raison (1954/1958d et 1959), La Signification présente du réalisme

critique (1958/1960a), « Le particulier comme catégorie centrale de l’esthétique » (1956/1964a), Thomas Mann

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historique également, la bibliographie des textes traduits en français de Lukács est