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L'Éros platonicien au secours de l'amour occidental : une étude du "Banquet" à l'usage de ceux qui veulent triompher de l'ennui

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L’Éros platonicien au secours de l’amour occidental :

une étude du Banquet à l’usage de ceux qui veulent triompher de l’ennui

Mémoire

Sol Zanetti

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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L’Éros platonicien au secours de l’amour occidental :

une étude du Banquet à l’usage de ceux qui veulent triompher de l’ennui

Mémoire

Sol Zanetti

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Après avoir analysé la conception de l’amour cultivée par la civilisation occidentale, ce mémoire dresse un portrait de ce qui, dans cette conception de l’amour, mène l’être humain à une impasse du désir proprement humain. Tout en étudiant les origines de cette vision de l’amour dans la littérature courtoise du XIIe siècle, l’auteur expose, à l’aide d’un axe d’analyse marxien, les liens dynamiques qui existent entre l’infrastructure économique du capitalisme néolibéral et cet idéal culturel nourri par la culture populaire.

Pour trouver une solution à cette impasse du désir, une étude de la conception platonicienne de l’Éros est menée, principalement par l’entremise d’une analyse du Banquet. Les enseignements de Platon quant à la nature du désir et de l’éthique qu’il nécessite sont confrontés à l’idéal culturel de l’amour occidental dans le but de lui opposer une alternative plus adéquate pour l’humain.

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Table des matières

RÉSUMÉ ... iii

Remerciements ... vi

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 : L’impasse du désir en Occident ... 9

L’échec du désir et la liquéfaction des unions ... 9

La crise du mariage ...11

L’amour-passion à l’occidentale ...15

Au commencement, il y avait Tristan et Iseult… ...15

Résumé ...22

Amour passion et narcissisme ...22

Généalogie de l’amour-passion ...25

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? ...25

Pourquoi n’en sommes-nous toujours pas sortis ? ...30

L’amour au temps du capitalisme ...31

La propriété privée des moyens de production ...33

La recherche du profit ...34

Le libre marché de l’offre et de la demande ...37

Passion, capitalisme et surconsommation ...39

CHAPITRE 2 : L’Éros platonicien et le monde actuel ...42

De l’amour passion au désir selon Platon ...42

Le Banquet : contexte et résumé ...44

Contexte ...45

Titre ...45

Prologue ...45

Un banquet très spécial...47

Les discours ...48

Discours de Phèdre : l’amour comme séduction ...49

Résonances actuelles ...56

Discours de Pausanias : l’amour comme investissement ...57

Résonances actuelles ...60

Discours d’Éryximaque : l’amour comme mécanique ...61

(5)

Discours d’Aristophane : l’amour comme nostalgie de la fusion (ou comme

recherche de sa maman) ...66

Résumé ...66

La cause de l’amour : la perte de l’union originelle ...67

Les dangers de la fusion : négation de l’autre, possession et narcissisme ....70

Le sexe comme éteignoir du désir ...72

Pourquoi mettre ce discours dans la bouche d’Aristophane ? ...77

Résonances actuelles ...78

Le discours d’Agathon: l’amour «kitsch»...80

Un éloge dithyrambique ...80

Un Éros confondu avec son objet ...81

Éléments nouveaux ...81

L’échec d’Agathon ...82

Résonances actuelles ...82

Discours de Diotime : l’ascension du désir ...84

Contexte ...84

Diotime, l’autre par excellence ...84

Thèses du discours ...85

La sexualité est-elle disqualifiée par Platon ? ...94

…dans le Phédon ...95

…dans la République ...96

…dans le Phèdre ...96

Résonances actuelles ...100

Éloge de Socrate par Alcibiade ...104

Le silène ...105

L’effet Socrate ...106

Quelle est la place de l’autre dans la conception platonicienne de l’Éros ? .107 … dans le Phèdre ...108

L’amour interpersonnel et la forme dialogique ...109

L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas. ...111

Résonances actuelles ...111

Conclusion...114

Vers une érotique libérée de l’égo, mais pas du corps ...117

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Remerciements

J’aimerais tout d’abord remercier Thomas De Koninck pour m’avoir donné le désir d’étudier Platon et de toujours chercher ce qui, dans la philosophie antique, peut servir à l’humanité d’aujourd’hui.

Un grand merci également à Luc Langlois pour m’avoir permis de terminer aisément mon parcours à la faculté.

Je tiens également à remercier Marianne pour m’avoir soutenu et inspiré dans la rédaction de ce mémoire, qui fut rédigé sur une longue période, dans les rares interstices de mes activités professionnelles et politiques.

Je tiens à remercier mes ami.e.s philosophes pour les discussions fertiles, poétiques et toujours animées qui m’ont aidé à trouver les mots justes. Merci à Jean-François Bergeron, Stéphanie Grimard, Mathieu Saucier-Guay, Geneviève Lacroix et Antoine Cantin-Brault, entre autres.

Je tiens à souligner également l’apport important qu’ont eu dans mes réflexions les séminaires suivis au Groupe interdisciplinaire freudien de recherche et d’intervention cliniques et culturelles (GIFRIC) avec Willy Apollon, Danielle Bergeron et Lucie Cantin. Bien que je fasse peu référence à la théorie psychanalytique dans le cadre de ce mémoire, elle a beaucoup inspiré ma façon d’aborder la question du désir.

Merci également à ma mère pour m’avoir transmis le goût d’écrire avec style et à mon père pour avoir soutenu financièrement mes études universitaires.

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INTRODUCTION

À la longue liste des caractéristiques qui différencient l’humain de l’animal, nous pourrions sans problème ajouter celle-ci : les humains, le plus souvent, ne savent pas ce qu’ils veulent. Évidemment, pour rien au monde je n’échangerais ma condition avec celle d’un poisson ou d’une chauve-souris. Toutefois, il y a de ces moments, singulièrement humains, lorsque l’objet de notre désir se présente à notre conscience comme une énigme insoluble, où chacun de nous a probablement déjà envié la quiétude et la sérénité d’une vie de chat, domestique ou sauvage. Et pour cause, car les animaux, eux, savent ce qu’ils veulent. L’objet de leur désir ne semble jamais se trouver en dehors de la nature, du monde observable, du monde à notre portée. Ils veulent des caresses, des soins, un abri, de l’eau et de la nourriture. Dressés, ils exécutent même des prouesses spectaculaires pour obtenir une petite gâterie ou un témoignage d’affection. Mais les otaries de l’Aquarium de Québec ne font leurs acrobaties que pour un seau de poissons, pas pour la gloire ou pour la folle jouissance de dépasser les limites du possible. Les oies blanches qui migrent vers le sud ne le font pas parce qu’elles «se cherchent», mais pour y trouver les conditions saisonnières de leur subsistance. Tout cela, malheureusement, ne semble jamais suffire à l’humain.

À la liste des désirs animaux énumérés plus haut, le lecteur attentif aura remarqué qu’il en manque un très important : le désir de se reproduire. Si je l’isole des autres, c’est pour marquer à quel point il diffère des besoins humains qui y ressemblent. En effet, comme nous sommes des animaux, nous partageons avec eux toutes sortes de désirs naturels, comme le fait de manger, de s’abriter, d’obtenir différents soins, etc. Toutefois, s’il est un domaine en lequel nous différons des animaux, c’est bien sur le plan des désirs sexuels ou amoureux. On peut même se questionner à savoir si les animaux ont véritablement une sexualité et s’ils connaissent l’amour. Mais ce qui est certain, c’est que les raisons qui poussent les humains au coït, s’il faut appeler un «chat», un «chat», n’ont rien à voir avec celles des autres mammifères. Et que dire des poissons, qui eux, se reproduisent sans contact direct ?

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Cela dit, le discours scientifique élaboré au XXe siècle autour des choses de l’amour est parfois davantage un discours de zoologiste que d’anthropologue. En témoigne le rapport du docteur Alfred Kinsey, paru en 1948, sur les habitudes sexuelles des mâles humains. Ce professeur d’entomologie et de zoologie à l’Université d’Indiana a publié plusieurs rapports sur les comportements sexuels humains, basés sur des entrevues faites avec des volontaires. Ces rapports ont rendu compte d’un grand éventail de pratiques sexuelles du peuple américain qui étaient réprimées par leur morale plutôt puritaine. Ils ont levé le voile sur la vaste étendue des pratiques homosexuelles, du phénomène de la masturbation et également de mœurs sexuelles plus marginales. Le message de fond de ses rapports, selon Allan Bloom1, était à peu près le suivant : puisque tant de gens font ceci et cela, alors c’est naturel et ce n’est pas mauvais2. On doit reconnaître l’impact très positif qu’a eu la diffusion de ses rapports sur la lutte contre l’homophobie. En effet, il a contribué à sortir de l’opprobre le phénomène de l’homosexualité, considéré comme une déviance et donc comme quelque chose d’immoral. Toutefois, il n’est pas sorti d’une tentative de recourir à un argument de nature pour justifier moralement une pratique humaine. Mais si nous voulons comprendre davantage le désir humain, il faut sortir de ce paradigme. Qu’importe que le désir humain et les pratiques qui en découlent ne soient pas naturels. Il n’est pas pour autant immoral et mauvais.

En effet, malgré que le discours ambiant transporte l’idée que nos désirs sexuels sont des désirs « animaux », donc « naturels », auxquels on doit répondre et qu’on doit assouvir consciencieusement, presque pour des raisons de santé et d’hygiène de vie, je me permets ici de le mettre en doute. Mon objectif n’est pas, en les classant comme non-naturels, d’en faire des envies contre-nature et de les condamner moralement, surtout pas. Je vise plutôt à cerner leur être de plus près afin de pouvoir en comprendre et en dénouer les impasses. En effet, si l’objet de

1 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.15 à 17

2 Toutefois, il est à noter que Kinsey a exclu de son rapport les pratiques sadomasochistes, pédophiles et

violentes en général. Les aurait-il elles aussi considérées comme «normales» et «bonnes» ? Disons que cette omission lui a permis d’éviter plusieurs questions éthiques assez fondamentales.

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ces désirs n’est pas dans la nature, il vaut mieux le savoir et le chercher ailleurs, si l’on espère un jour le trouver.

Il est assez simple de démontrer que ce que nous qualifions aujourd’hui de désirs « sexuels » n’a rien de naturel. Un désir peut être qualifié de naturel s’il vise, d’une manière ou d’une autre, le maintien des fonctions vitales de notre organisme ou la survie et la pérennité de l’espèce. Or, il est assez évident que la très grande majorité des rapports sexuels humains, au moins à notre époque, ne visent pas du tout la survie de l’espèce3. Au contraire, la procréation est systématiquement évitée à l’aide de la contraception et considérée plutôt comme un risque que comme un but. Cette finalité naturelle de la copulation est même, dans certaines circonstances, vue comme une calamité, un dommage collatéral. La fille d’aujourd’hui qui tombe enceinte « trop tôt » ou d’un partenaire avec qui elle ne se voit pas rester longtemps, aura parfois recours à l’avortement pour annuler cette conséquence.

Non seulement nos pratiques sexuelles les plus normales ne visent pas, la plupart du temps, la finalité naturelle de la procréation, mais que dire de toutes celles qui sont reconnues comme perverses par les spécialistes ? Le pénis d’un homme n’a rien à faire dans le vagin d’une chèvre ou dans l’anus d’un enfant. Il n’y a là rien qui puisse être expliqué selon la logique des phénomènes naturels. Et pourtant, il s’agit là de désirs sexuels humains, semblables aux autres, sauf en ce qui concerne leur objet, jugé déviant et réprouvé par la collectivité. Comment rendre compte des disparités des objets sexuels visés par le désir humain ? Comment expliquer cela par les sciences de la nature ? Cela m’apparaît impossible. L’étrangeté de ces phénomènes doit nous mener ailleurs dans nos investigations, ailleurs que dans une logique de comportement animal en tout cas. Comme le souligne Bloom:

3 Et s’il est arrivé qu’il en fût autrement dans l’histoire, c’est-à-dire que la majorité des actes sexuels visaient

la procréation, ce fut grâce à un fort contrôle social imposé par une autorité morale et souvent politique. Le cas des catholiques québécois qui eurent des familles nombreuses du début de la colonie de peuplement jusqu’au milieu du XXe siècle en est un bon exemple. Si les femmes avaient presque un enfant par année, c’est parce que l’Église faisait pression sur elles et non parce qu’elles étaient particulièrement à l’écoute de leurs désirs naturels.

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The truth of erotic arousal defies materialism. [...] And it is imaginative activity that converts sex into eros. Eros is the brother of poetry, and the poets write in the grip of erotic passion while instructing men about eros. You can never have sex without imagination, whereas you can be hungry and eat without any contribution of imagination.4

L’imagination, en effet, contribue à cette différence radicale qu’il y a entre l’Éros humain et le désir animal et naturel de copuler. Cette différence, cette distance, m’amène à conclure que les finalités de l’acte sexuel humain apparaissent, du point de vue de la nature, comme fondamentalement perverses. Freud est le premier à l’exprimer ainsi dans Trois essais sur la théorie de la sexualité5. Il y affirme effectivement que l’enfant est (déjà) un pervers polymorphe. Cette formule incendiaire mérite toutefois quelques précisions. En effet, le terme de perversion n’a pas, chez Freud, cette connotation moralement péjorative qui l’entache dans le discours ambiant. Lorsque Freud parle de perversion, il ne condamne pas, n’en parle pas comme d’un mal, mais plutôt comme un fait scientifiquement observable qui exprime la déviation par rapport à la nature. En ce sens, par exemple, la copulation humaine détournée de son but procréateur par la contraception est bel et bien une perversion. On dévie l’acte de son but naturel. L’homme fait cela tout le temps, avec une foule d’autres choses, sans les considérer comme un mal, comme une faute morale. Boire du lait de vache, pour un homme, est tout à fait pervers du point de vue de la nature. Les vaches ne produisent pas du lait à notre intention. Et pourtant, dans la morale ambiante, on considère cela comme beaucoup moins « mauvais », moins « pervers », pour un adulte, que de boire du lait maternel humain.

Ce que je désire mettre en lumière avec cette idée, c’est que la perversion, même si elle peut mener à des actes violents, méchants et moralement répréhensibles, n’a rien d’immoral en soi. Au contraire, la perversion est constitutive de l’humanité.

4 Ibid., p.24

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Sans cesse, nous nous détachons de la nature en la déviant de ses buts6. Le pétrole produit par notre planète depuis des millions d’années, par exemple, n’a pas pour but naturel de servir l’humanité. Pourtant, nous l’extrayons du sol pour en faire du combustible, des vêtements, des objets décoratifs, des emballages, etc. Non seulement les besoins que nous assouvissons avec cette ressource ne sont pas naturels et essentiels (s’ils l’étaient, comment l’humanité aurait-elle survécu avant l’ère industrielle?), mais ils compromettent la survie de l’humanité en polluant irréversiblement la biosphère terrestre. Et le comble de ce paradoxe, c’est que nous continuons à consommer du pétrole en toute connaissance de cause, ce qui montre que la survie n’est pas toujours au cœur des préoccupations proprement humaines. Bien que ce soit là un exemple de perversion qui cause notre perte, il y en a une foule d’autres qui vont dans le sens de l’épanouissement de l’humanité. Quand les hommes ont commencé à utiliser des boyaux de chèvre pour se faire des luths et exprimer, d’une nouvelle façon, toute une gamme d’émotions subtiles, ils ont rendu service à l’humanité. Ils l’ont aidée à vivre avec ses insupportables tensions intérieures, à se décharger d’une énergie qu’ils auraient tôt fait de diriger agressivement envers eux-mêmes ou envers les autres. Mais… les boyaux de la chèvre se sont développés pour permettre sa digestion et sa survie, pas pour émouvoir nos âmes tourmentées.

Les idées que je suis en train de défendre depuis le début sont donc les suivantes : les désirs humains sont pervers7 et le plus souvent, nous ignorons leurs buts. Nous sommes donc des pervers qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Je n’ai pas la prétention ici de faire de généralisation absolue, mais je pense pouvoir avancer sans risque que c’est le cas de la majorité d’entre nous. Même ceux qui croient savoir ce qu’ils veulent et qui obtiennent effectivement satisfaction dans l’existence, peuvent se tromper sur leur motivation, sur l’objet réel de leur quête. Cela importe

6 La question de savoir si la nature a des buts mériterait d’être abordée, mais je ne m’y attarderai pas ici, pour

ne pas dévier de mon sujet.

7 Le terme de « pervers » est à entendre de façon complètement amorale, et ce, pour l’ensemble du présent

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peu, me direz-vous, tant qu’ils y trouvent leur « bonheur ». Dans un sens, c’est vrai, à condition que l’on considère que le bonheur puisse exister en marge de la vérité, ce qui est contraire à l’intuition fondamentale du philosophe.

On peut donc parfois avoir la certitude que l’on sait ce qu’on veut, mais qui n’a jamais été trompé par ce qu’il croyait être l’objet de son désir ? Qui n’a jamais été victime d’un mirage affectif, ayant poursuivi une image illusoire qui ne tient pas ses promesses ? On pense que ça y est, qu’on a trouvé ce que l’on cherchait depuis toujours, que la félicité ne cessera plus de nous inonder tel un tsunami sans fin alors que finalement, un jour, graduellement, nous nous retrouvons les deux pieds dans un ruisseau asséché que la vie quitte avec indifférence. Triste désillusion humaine, triste déception du désir, triste trahison non-coupable d’un objet d’amour imposteur. Les désirs humains pervers et énigmatiques qui seront l’objet de ma réflexion philosophique dans le présent essai sont, plus spécifiquement, les désirs amoureux. Je parle ici de ce que Platon et les Grecs appelaient l’Éros, et que nous appelons aujourd’hui l’amour. Enfin… ce que nous appelons aujourd’hui « amour » n’a peut-être rien à voir avec l’Éros, mais j’aurai l’occasion de traiter de cette question plus loin. Ce qui m’intéressera, c’est la nature du désir, de l’Éros, la façon dont il naît, meurt, s’exprime, ce qu’il cherche réellement et ce à quoi il aboutit.

Pourquoi s’intéresser à une telle chose ? Dans l’espoir d’apprendre à aimer mieux, sans doute. Pour apprendre, dans la mesure du possible, à éviter les impasses et les déceptions du désir, pour vivre toujours plus de félicité et toujours moins de mélancolie, pour atteindre le sommet des possibilités que nous offre l’existence humaine. Voilà pourquoi.

La philosophie peut-elle suffire à atteindre de tels objectifs ? La question s’impose. Apprendre à aimer n’est certes pas qu’une affaire de réflexion intellectuelle, quelque chose qui s’apprend dans les livres. Toutefois, en tant que les écrits philosophiques soulèvent des questionnements qui nous offrent l’occasion de faire une certaine introspection, de mieux nous connaître nous-mêmes, je pense que la philosophie peut être le point de départ d’une démarche visant à aimer mieux, dans la mesure

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où elle est pratiquée pour vrai, avec courage, et non comme une simple autojustification discursive, ce que finissent souvent par devenir les discours autoproclamés philosophiques.

Par ailleurs, je pense qu’Allan Bloom a raison lorsqu’il dit ceci :

There is an impoverishment today in our language about what used to be understood as life’s most interesting experience, and this almost necessarily bespeaks an impoverishment of feeling. This is why we need the words of old writers who took eros so seriously and knew how to speak about it.8

Voilà pourquoi il faut parler d’Éros, voilà pourquoi il faut utiliser la langue des Anciens pour en parler. Voilà aussi pourquoi il faut redéfinir l’Éros, indépendamment du mot « amour » par lequel on le traduit aujourd’hui. Il y a là une idée intéressante, celle selon laquelle la pauvreté de notre langue et de notre discours sur l’amour entraîne une perte dans la façon dont il est vécu. La pauvreté du discours entraîne une pauvreté de l’expérience. On peut donc penser que la philosophie, bien que possiblement insuffisante pour apprendre à aimer mieux, peut très certainement enrichir notre expérience amoureuse.

Pour participer à la réflexion intime et philosophique de ceux qui, désireux d’aimer mieux, liront mon essai, je commencerai par dresser un portrait des impasses que traverse aujourd’hui l'amour dans notre société occidentale et capitaliste. Pourquoi cerner précisément cette partie de l’humanité ? Pourquoi isoler ainsi l’Occident ? Parce que, comme l’exprime bien Denis de Rougemont, « L’Occident, c’est avant tout une conception de l’Amour »9. L’amour occidental, en effet, prend racine dans une vision très spécifique de l’amour, dans une tradition philosophique et littéraire que je prendrai le temps d’examiner. Et pourquoi parler de l’Occident capitaliste ? Tout d’abord parce que l’Occident fonctionne aujourd’hui sous le mode d’un capitalisme qui n’est pas sans impact sur la façon dont est vécu le phénomène

8 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p.13

9 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, (extrait tiré de la

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amoureux. La structure même du système économique actuel, matrice de ce que Zygmunt Bauman appelle la « modernité liquide »10, détermine fortement l’ensemble des rapports humains, incluant les rapports amoureux. Voilà un aperçu des raisons pour lesquelles nous ne pouvons pas parler des impasses de l’amour sans parler de notre système économique.

Une fois ses impasses identifiées et décrites, je tenterai d’y chercher des solutions dans la riche réflexion que Platon a initiée sur l’amour et qui a encore des échos chez nos penseurs contemporains. La problématique globale de ce mémoire pourrait donc se résumer ainsi : Les leçons que nous pouvons tirer des enseignements de Platon sur l’Éros peuvent-elles nous sortir des impasses de l’amour occidental au XXIe siècle ?

Pourquoi choisir Platon ? Pourquoi remonter aussi loin ? Pourquoi faire l’hypothèse que se trouvent là des solutions aux problèmes d’aujourd’hui ? Je pourrais le justifier par un argument d’autorité, en disant qu’il est sans doute le philosophe dont on a le plus discuté au sujet de l’amour, qu’il est un des pères fondateurs de la philosophie occidentale ou que sa réflexion sur l’amour, articulée dans une forme à cheval entre la dialectique rationnelle et le discours mythique, est d’une originalité difficile à égaler. Son langage lui-même a en effet une portée qui dépasse celle de traités ordinaires tissés d’arguments froidement logiques. Mais la véritable raison pour laquelle j’ai choisi cet auteur comme objet de recherche est de nature plus intuitive, plus poétique. J’ai eu l’impression, j’ai senti, j’ai aperçu, qu’il y avait dans ses écrits quelque chose qui parlait de l’humain avec une justesse inégalée. D’une façon dont il est difficile de rendre compte, les lectures de Platon ont déclenché en moi un Éros particulièrement insistant, un désir d’en savoir toujours plus, à n’importe quel prix. Aucun autre philosophe n’a su à la fois me parler du désir et le faire naître en moi comme l’a fait Platon. Je ne sais si cela est suffisant pour justifier mon choix, mais au moins, cela l’explique.

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CHAPITRE 1 : L’impasse du désir en Occident

L’échec du désir et la liquéfaction des unions

Le rapport que l’Occidental moyen entretient avec le désir, avec l’Éros11, est celui d’un ludion qui oscille entre l’espoir et la déception. Un ludion est un « appareil de démonstration de physique, formé d’une sphère creuse, percé d’un trou en sa partie inférieure, […] qui monte et descend dans un bocal fermé par une membrane, quand on y modifie la pression »12. Par extension, on dit de quelqu’un qu’il est un ludion lorsqu’il se comporte comme un être passivement balloté par les circonstances, lorsqu’il se fait le jouet de forces qui lui sont extérieures. La position que l’Occidental adopte par rapport au désir est celle du ludion, car la modalité de jouissance qu’il privilégie, qu’il glorifie, est celle de la passion. Il recherche la passion, la désire, en rêve et va jusqu’à mourir de sa quête, malgré l’inévitable déception contre laquelle il se fracasse cycliquement.

Le moderne, l’homme de la passion, attend de l’amour fatal quelque révélation, sur lui-même ou la vie en général : dernier relent de la mystique primitive. De la poésie à l’anecdote piquante, la passion c’est toujours l’aventure. C’est ce qui va changer ma vie, l’enrichir d’imprévus, de risques exaltants, de jouissances toujours plus violentes ou flatteuses. C’est tout le possible qui s’ouvre, un destin qui acquiesce au désir ! Je vais y entrer, je vais y monter, je vais y être « transporté » ! La sempiternelle illusion, la plus naïve et – j’ai beau dire ! – la plus « naturelle » pensera-t-on… Illusion de liberté. Et illusion de plénitude.13 Ces mots de Denis de Rougemont ne doivent pas être confondus avec une condamnation tous azimuts de la passion. Non seulement se défend-il lui-même d’un tel acte, mais nous devons garder à l’esprit les paroles de Hegel, selon qui

11 J’utiliserai le terme «Éros» comme signifiant très largement le désir spécifiquement humain, distinct des

désirs naturels qui visent, comme nous l’avons vu, le maintien de l’organisme et la pérennité de l’espèce.

12 ROBERT, P. Ludion. Le Nouveau Petit Robert. Paris: Dictionnaires Le Robert, 1994, p. 1309

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« Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. »14 En effet, la passion est aussi le nom que porte ce fort dynamisme affectif, intime et intérieur qui pousse l’humain à toutes ses grandes réalisations. Ce que Hegel désigne comme la passion est ce qu’il y a de plus admirable en l’humain. Cette force, cette volonté, cette énergie infinie qui nous transporte effectivement dans un ailleurs surnaturel est la cause de toutes nos véritables créations. Se dédier à ce transport est effectivement vital. Celui qui s’y soustrait, qui répudie cette force en lui, de peur d’avoir à assumer les conséquences de ses créations ou par manque de courage de bouleverser l’ordre établi (ce que finit par faire toute création nouvelle véritablement passionnée), celui-là, dis-je, finit comme un ruisseau desséché. Il n’est plus que la trace d’une vie passée, l’écorchure creusée par un torrent qui n’est plus, une espèce de mort-vivant. Il aura beau combler jusqu’à l’excès tous ses besoins naturels, se saturer de cette satisfaction que recherchent les autres animaux, il demeurera déprimé, insatisfait sans savoir pourquoi. Sa condition humaine le condamne à plus que ça, l’exile sur un chemin plus difficile.

Ce qui mène à l’impasse n’est donc pas ce « transport » en tant que tel, mais le champ dans lequel on entreprend de le chercher et le rôle qu’on décide de lui donner dans notre vie. Le problème, donc, serait plus spécifiquement la passion amoureuse dans la forme que lui a donnée la littérature occidentale. En effet, notre culture la prescrit comme la voie idéale de canalisation de notre désir. La passion amoureuse est présentée comme ce qui promet l’exaltation la plus intense et la plus sûre. Elle est vendue comme un antidote absolu contre l’ennui, un remède à la portée de tous.

Ce miracle de soudaine intimité est souvent facilité s’il s’associe à, ou est suscité par, l’attraction et la consommation sexuelles. Cependant, de par sa nature même, ce type d’amour n’est pas durable. Les deux personnes s’accoutument l’une à l’autre, leur intimité perd de plus en plus son caractère miraculeux, jusqu’à ce que leurs antagonismes, leurs déceptions, leur ennui mutuel, tuent ce qui a pu subsister de l’émoi initial. Mais voilà, au début elles ne se doutent de rien : elles prennent, en effet, l’intensité de l’engouement, cet état d’être «fou» l’un de l’autre, pour une

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preuve de l’intensité de leur amour, alors que cela ne fait que révéler le degré de leur solitude antérieure.15

Ces mots d’Erich Fromm décrivent froidement la déception amoureuse que traversent bien des gens, sans toutefois cesser de croire en la promesse de l’amour-passion, bien qu’il semble avoir des effets plus destructeurs que créateurs sur nos vies. La quête de cet idéal n’est pas sans conséquences sur l’ensemble de notre civilisation.

La crise du mariage

«Beaucoup de brèves folies, - voilà ce que vous appelez amour. Et votre mariage met fin à beaucoup de brèves folies, par une longue sottise.» - Friedrich Nietzsche16 «Si notre civilisation doit subsister, il faudra qu’elle opère une grande révolution; qu’elle reconnaisse que le mariage, dont dépend sa structure sociale, est plus grave que l’amour qu’elle cultive, et veut d’autres fondements qu’une belle fièvre.» - Denis de Rougemont17 Le premier de ces deux aphorismes, composé par Nietzsche à la fin du XIXe siècle, exprime une réalité qui est toujours brûlante d’actualité. Il résume fort bien l’impasse de l’amour-passion. Le simple fait de le lire réactive en nous la tension, la tristesse et la frustration que suscite l’abysse qui sépare les espoirs que nous plaçons en l’amour et ce qu’on finit par en retirer. D’une part, cet aphorisme critique la vision occidentale de l’amour en disant qu’au fond, ce que l’on appelle « amour » se réduit à bien peu de choses. Cela suppose aussi que l’amour, c’est autre chose que les joies et les jeux de la séduction, que c’est quelque chose de plus profond, de plus grave. D’autre part, Nietzsche dit aussi que le mariage, conçu comme un moyen de

15 FROMM, Erich. L’art d’aimer, Paris, Éditions de l’Épi, 1968, p.18

16 NIETZSCHE, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’enfant et du mariage», traduction de Maurice Betz,

Paris, Gallimard, 1947, p.85

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rechercher le bonheur, est un piège. Combien de romans ont traité de ce phénomène ? Combien de films aujourd’hui encore ressassent inlassablement cette idée ? Et face à ce constat, à la peur qu’ils ont de tomber dans ce piège, comment réagissent la plupart des gens ? En faisant le pari que pour eux, exceptionnellement, ça va marcher. Ils se disent que les mauvais mariages sont dus à de mauvais calculs, à une décision précipitée. On cultive l’idée qu’il suffit de choisir la bonne personne pour que ça fonctionne. Et pour faire ce choix, on se fie à son intuition, c’est-à-dire au baromètre de sa passion amoureuse. Bref, on se fait ludion et on cultive l’impasse.

Le couple et le mariage sont en crise. Il y a quelque chose là qui, globalement, ne fonctionne plus. Non seulement de moins en moins de couples se marient au Québec, préférant plutôt vivre dans des unions libres plus ou moins durables, mais environ la moitié des couples qui se marient finissent par se divorcer18. Nous sommes en train d’assister à un phénomène que le philosophe et sociologue d’origine polonaise Zygmunt Bauman a appelé la liquéfaction des liens entre les hommes. Ce phénomène, prenant place dans le cadre historique de la «modernité liquide», serait selon lui le résultat de la sournoise et subtile diffusion de l’idéologie néo-libérale dans l’ensemble des sphères d’activités de l’humain. En effet, comme le système économique valorise et promeut la liquidité dans la vie économique, cet impératif finit par conquérir toutes les sphères de la vie de l’homme moderne liquide. La maximisation des profits, des revenus d’investissement, commande une bonne liquidité de nos possessions. Entre deux biens équivalents, celui dont on peut se débarrasser le plus aisément a une plus grande valeur sur le marché. Une liquidité des liens entre employeurs et employés est aussi prescrite afin de rendre les entreprises plus «souples», plus adaptables et plus performantes économiquement. On va de plus en plus préférer engager les gens à contrats, pour ne pas s’encombrer avec eux d’un lien et d’une responsabilité qui nuiraient à notre

18 Institut de la statistique du Québec (2011), Nombre de divorces et indice synthétique de divortialité,

Québec, 1969-2008. En ligne :

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compétitivité le jour où ils nous deviendraient « inutiles ». L’engagement devient un poids, un fardeau qui nuit à notre compétitivité, qui contraint notre liberté de « rechercher le bonheur ». En favorisant la liquidité en tout genre, on se protège, on minimise les risques, on lève des obstacles sur le chemin vers notre infinie quête du profit. Et cette liquéfaction des liens économiques détermine à son tour les liens amoureux, nous laissant tiraillés entre le désir et la crainte d’établir des liens, comme l’exprime Bauman avec acuité :

Les personnages importants [du présent ouvrage] sont les hommes et les femmes, nos contemporains, […] recherchant ardemment la sécurité de l’unité ainsi qu’une main charitable à laquelle se fier en cas de besoin, il languissent «d’établir des rapports avec autrui»; et pourtant, l’état d’«être en rapport» les fait hésiter, en particulier celui du rapport «pour de bon», sans parler de «pour toujours», dans la mesure où ils craignent que cela leur impose des charges et leur cause des pressions qu’ils ne se sentent ni aptes ni disposés à supporter et qui, dès lors, peuvent sérieusement limiter la liberté dont ils ont besoin – oui, vous l’avez deviné – pour établir des rapports…19

Ce que dit Bauman quant à l’influence de cette nouvelle attitude moderne sur les liens entre les hommes est fort juste. Toutefois, je pense qu’il serait plutôt naïf et nostalgique de conclure que la crise du mariage est due au fait que les gens ne savent plus s’aimer comme dans le bon vieux temps. Manifestement, il y avait quelque chose qui, autrefois, solidifiait les unions et qui aujourd’hui n’opère plus. Et cela n’a peut-être rien à voir avec l’amour.

Il y a moins de mariages durables aujourd’hui qu’avant. Cela est un fait statistique tout à fait observable et incontestable. Toutefois, rien n’indique qu’il y ait moins de mariages «heureux» qu’avant. En effet, la différence majeure entre le passé et le présent est qu’avant, les époux restaient ensemble malgré qu’ils ne s’aimaient pas toujours. Le mariage ne tenait pas qu’à cela. On était marié pour des raisons de survie (ou de prospérité) économique et il y avait une forte interdépendance entre les époux. En général, une femme seule ne pouvait pas s’en tirer sans les revenus de son mari et un homme ne pouvait élever sa famille et tenir maison sans sa

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femme. Mais aujourd’hui, alors que la différence des rôles socialement attribués aux hommes et aux femmes s’est atténuée, que les femmes sont beaucoup plus indépendantes des hommes20 et que ces derniers ont appris à se faire cuire un œuf, la nécessité de demeurer ensemble malgré l’échec amoureux s’est volatilisée. Aujourd’hui, le mariage ne repose plus (du moins, dans l’idéal que nous cultivons) que sur la satisfaction que chacun des partenaires estime retirer de sa relation amoureuse. Et les statistiques citées précédemment montrent assez clairement que cela ne fait pas des mariages très solides. En effet, « […] la passion ruine l’idée même du mariage dans une époque où l’on tente la gageure de fonder le mariage, précisément, sur les valeurs élaborées par une éthique de la passion ».21

Évidemment, être retenu dans une union par un lien de dépendance économique n’a rien de réjouissant. Que les femmes aient aujourd’hui la liberté de choisir autre chose est certes une belle évolution. Mais les conséquences que cela entraîne sur la fragilisation des liens familiaux nous contraignent plus qu’avant à se poser des questions sur ce qui devrait être à la base du mariage. Disons qu’avant, le problème était le même, mais que cela paraissait moins.

Si le divorce est si fréquemment choisi aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus de conséquences aussi dramatiques qu’avant. Il ne signifie plus la mort sociale, l’exclusion ni la faillite économique. Celui qui divorce « […] a plutôt l’impression qu’il met de l’ordre dans sa vie et qu’il s’ouvre un nouvel avenir »22. Mais quelle est donc cette conception de l’amour qui faillit à réaliser le bonheur des mariés d’aujourd’hui et qui semble être responsable de l’éclatement de l’institution sociale la plus fondamentale qui soit : la famille ?

20 L’égalité entre les femmes et les hommes n’est évidemment pas pleinement réalisée aujourd’hui. Cette

remarque relève d’une observation de la société québécoise.

21 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.310

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L’amour-passion à l’occidentale

Malgré ce que l’on pourrait croire, la conception de l’amour accordant une place centrale à la passion qui règne en Occident et qui semble être une des causes de la crise du mariage, n’est pas un phénomène inhérent à la nature humaine. En effet, non seulement cette conception ne semble-t-elle pas être universelle, partagée par toutes les cultures23, mais elle semble, selon Denis de Rougemont, être apparue en Occident relativement récemment, soit au XIIe siècle en Europe.

Bien sûr, nous voyons des traces évidentes de passion amoureuse dans la littérature occidentale bien avant cette époque. Non seulement les mythes grecs en sont-ils truffés, mais les textes de Platon sur l’amour rendent très bien compte de cet élan de désir érotique que semble expérimenter chaque être humain. Ce que ressent Alcibiade pour Socrate, si l’on en croit le récit du Banquet, est une authentique passion amoureuse. Il n’y a pas de doute là-dessus. L’amour, l’Éros, donc, n’est pas réductible à un phénomène culturel occidental datant du XIIe siècle. Mais qu’a donc de spécifique cet amour-passion dont parle de Rougemont et qui serait la cause de cette crise du mariage que traverse notre civilisation ? C’est ce que je me propose d’examiner dans les paragraphes qui suivront.

Au commencement, il y avait Tristan et Iseult…

L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte, le lyrisme occidental, ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental.24

Denis de Rougemont, dans L’amour et l’Occident, retrace, par une impressionnante revue historique de la littérature amoureuse occidentale, les origines de la crise du mariage et des impasses de l’amour auxquelles se heurtent les couples à partir du

23 Il est toutefois difficile aujourd’hui de le constater aussi nettement qu’avant, tant la culture occidentale

s’est diffusée largement avec les phénomènes croisés de l’hégémonie économico-culturelle des États-Unis au XXe siècle et la mondialisation.

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XXe siècle25. Selon lui, les Occidentaux entretiennent une conception et un vécu amoureux mortifères qui les condamnent au malheur et qu’ils devraient abandonner. Il affirme que nous avons créé, par le biais du roman courtois, des mythes qui entretiennent en nous la glorification de la passion mortelle. Le premier exemplaire de cette création occidentale est le roman de Tristan et Iseult.

Ce roman, comme plusieurs autres récits qui suivront (entre autres, l’histoire de Roméo et Juliette), est celui d’une histoire d’amour qui carbure aux obstacles, aux trahisons, à l’infidélité et qui se termine par la mort. Ces contes d’amour et de mort sont ceux qui font le plus vibrer nos âmes occidentales. La plupart des spectateurs y voient quelque chose de si pur et de si intense, qu’ils rêvent d’avoir un jour la chance de vivre une pareille passion. Bien qu’ils ne reconnaîtraient pas explicitement désirer la mort par laquelle se termine l’histoire, ils jouissent de s’y projeter et trouvent, en comparaison, leur vie bien ennuyante. On glorifie ces histoires comme si la mort n’y était qu’un détail, comme si notre intérêt pour l’histoire n’avait rien à voir avec l’hécatombe finale. Mais je suis complètement persuadé que si l’on tentait de porter au grand écran une réécriture de l’histoire de Tristan et Iseult ou encore de celle de Roméo et Juliette en mettant de côté la mort, en terminant le tout dans un serein bonheur tranquille, on ferait face à un échec commercial total. Il y a quelque chose dans l’impossibilité de l’amour, dans la séparation et dans la mort qui fait littéralement perdre tous leurs moyens aux Occidentaux.

Le terme de « passion » signifiait à l’origine « souffrance »26. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’une des histoires d’amour-passion les plus célèbres, celle de Roméo et Juliette, se conclut par des paroles du Prince en ces termes : « Car jamais il n’y eut

25 Je parle du XXe siècle parce qu’il a publié son livre pour la première fois en 1938, mais les impasses du XXe

siècle sont aussi celles du XXIe siècle. On peut dire que de ce point de vue, nous en sommes pas mal au même point.

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plus douloureux récit - Que celui de Roméo et Juliette. »27 La passion est quelque chose dont on pâtit, quelque chose qu’on subit passivement. C’est un sentiment qui s’impose à nous, sur lequel nous avons peu de contrôle. Bien qu’on puisse contrôler nos actes, nos passions, elles, nous sont imposées. Cette caractéristique passionnelle de l’amour est manifeste dans le roman de Tristan et Iseult. Si les deux célèbres amants s’amourachent l’un de l’autre, c’est parce que, par erreur, leur est servi un philtre d’amour magique. « Tout porte à croire que librement, ils ne se fussent jamais choisis. Mais ils ont bu le philtre, et voici la passion. »28 La dimension du libre choix de l’objet d’amour est ici complètement évacuée. C’est une passion qui s’impose au sujet comme plus forte que lui, une passion contre laquelle il ne peut rien, une passion qui le domine et dont il ne peut douter. Aujourd’hui, ce désir de fatalité dans l’amour s’exprime par le souhait de trouver la personne qui a été « faite pour nous », d’où l’expression : « ils sont faits l’un pour l’autre ». Deux personnes qui ont été faites l’une pour l’autre ne peuvent pas ne pas s’aimer. Une « intention » de leur « créateur », une volonté extérieure à eux, les a liés a priori. Deux personnes faites l’une pour l’autre pourraient même sûrement s’aimer pour l’éternité si elles demeuraient toujours les mêmes. Toutefois, dans la réalité, tous les êtres sont en perpétuel devenir. Tout le monde change constamment. Si, donc, l’amour entre deux personnes dépendait de l’adéquation ou de la complémentarité de leur nature, il n’y aurait pas d’union plus friable que la leur. Il doit donc y avoir autre chose qui soutienne leur union.

Qu’est-ce que cache cet étonnant fantasme de l’âme sœur ? Je ne peux que m’étonner devant cette volonté de voir sa liberté mise sous la tutelle de la passion. Il y a ici désir de se faire ludion, désir d’être balloté par une force extérieure, plus grande et face à laquelle nous ne pouvons que céder. Je peux difficilement le comprendre autrement que comme un symptôme d’ennui. Vouloir sentir quelque chose à ce prix-là, au prix de sa liberté, ne peut être qu’un signe de désespoir

27 SHAKESPEARE, William. Romeo and Juliet, Collection Bilingue, Garnier-Flammarion, Paris, 1992, p.269

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profond. C’est signe qu’il ne se passe plus grand-chose à l’intérieur, que l’on a cessé de cultiver son désir depuis longtemps et que notre vie est «plate». Et par ailleurs, quelle est la valeur d’un tel amour ? Qui voudrait être aimé par un être dont la liberté est soumise à une passion déterminée extérieurement ? Qui voudrait être aimé sans avoir été choisi ? Et quel genre de parole pourrait tenir un tel être, qui agit sous le joug d’une puissance qu’il ne contrôle pas ? Qui croirait les promesses et les engagements d’un tel aliéné ?

Une autre caractéristique qui semble exalter la passion, qui semble en être la condition même, est la nécessité de l’obstacle. La passion carbure à l’obstacle. Plus l’amour est impossible, plus il est passionnant. Et plus les obstacles sont surmontés, plus la passion s’estompe. Le roman de Tristan et Iseult ressemble à une course à obstacles inversée. Au lieu d’avoir comme but de franchir les obstacles, on s’évertue à les maintenir en place. L’obstacle est là dès le départ, on se le rappelle, alors qu’Iseult est promise en mariage au roi Marc, à qui Tristan a juré fidélité. En effet, le roi Marc a chargé Tristan d’aller lui chercher la femme dont un oiseau lui apporta un cheveu d’or dans le but de l’épouser. Tristan y va, la ramène, ils boivent le philtre par erreur et tombent amoureux. Une fois découvert leur amour impossible et inconvenant, on les condamne à la séparation en livrant Iseult à une troupe de lépreux et en condamnant Tristan à la mort. Ils parviennent à y échapper et s’enfuient dans la forêt du Morrois où ils vivent durement pendant trois ans. Au bout de ces trois ans, le philtre cesse de faire effet. Selon le texte primitif du récit, repris par Béroul, le philtre était conçu pour avoir une durée de trois ans29. Mais cette fin de la passion, qui sera réanimée plus tard, coïncide avec l’épuisement des obstacles. Une fois les amants réunis, une fois les obstacles levés, la passion s’endort. Les amants se séparent donc à nouveau. Iseult retourne auprès du roi Marc qui a pardonné aux amants leur trahison et à ce moment même recommencent les rendez-vous galants clandestins. On les soupçonne de trahir à nouveau, ils réussissent à s’en tirer et Tristan est appelé au loin par de nouvelles

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aventures. Croyant qu’Iseult la blonde ne l’aime plus, il épouse une autre Iseult au-delà de l’océan, Iseult aux blanches mains. À un moment donné, blessé à mort, Tristan fait appel à Iseult la blonde, seule capable de le guérir. Elle va à son secours, mais le trouve mort à son arrivée. Elle meurt alors elle aussi.

L’autre caractéristique de l’amour-passion est qu’il a tendance à s’épanouir de préférence dans le terreau de l’adultère.

Pour qui nous jugerait sur nos littératures, l’adultère paraîtrait l’une des occupations les plus remarquables auxquelles se livrent les Occidentaux. On aurait vite dressé la liste des romans qui n’y font aucune allusion […]. Sans l’adultère, que seraient toutes nos littératures ? Elles vivent de la «crise du mariage».30

En effet, le roman de Tristan et Iseult est déjà truffé d’adultère. Tristan et Iseult trahissent tous deux le roi Marc en succombant à leur passion l’un pour l’autre. Ils le trahissent même à répétition. Et cette trahison exalte leur passion, lui donne un prix. Au fond, la fidélité qui est ici trahie par « amour » est l’archétype de l’obstacle. Il s’agit, de plus, d’un obstacle que l’on peut franchir sans le faire disparaître. Les amants ne peuvent s’aimer en raison des liens de fidélité qui les en empêchent, mais en les contournant en secret, ils réussissent à maintenir en place l’obstacle qui nourrit leur passion.

Mais on aurait tort de réduire cet adultère passionné à une simple infidélité. Ce serait trop vite en faire une faute morale et négliger l’éthique qui y est sous-jacente. Cet adultère est motivé justement par une fidélité à l’amour plutôt qu’au mariage, considérés comme deux choses incompatibles. En effet :

Selon la thèse officiellement admise, l’amour courtois est né d’une réaction à l’anarchie brutale des mœurs féodales. On sait que le mariage, au XIIe siècle, était devenu pour les seigneurs une pure et simple occasion de s’enrichir, et d’annexer des terres données en dot ou espérées en héritage. […] À ces abus, générateurs de querelles infinies et de guerres, l’amour courtois oppose une fidélité indépendante du

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mariage légal et fondée sur le seul amour. Il en vient même à déclarer que l’amour et le mariage ne sont pas compatibles […].31

Le discours de base sur l’origine de l’amour courtois en reste habituellement à cette analyse tout-à-fait romantique. C’est le discours, en fait, que les courtois portent sur eux-mêmes pour se justifier. Ce discours se présente comme une critique d’un modèle matrimonial barbare, une institution de domination politique et économique injuste à laquelle l’amour, la bienveillance et le respect sont étrangers. Ce qui reste de cette antinomie de l’amour et du mariage, dans les fictions d’aujourd’hui, est cette approbation profonde que l’on donne souvent, en tant que spectateur, aux personnages qui quittent un mariage morne pour suivre une passion. Ils nous apparaissent comme assurant le triomphe de la vie sur la mort, comme les courageux révoltés sacrifiant beaucoup pour ne pas céder lâchement au confort et à l’ennui dans lesquels l’humain moderne s’enlise. Ces passionnés font acte de saine folie, ils agissent poétiquement et nous donnent espoir en le triomphe de la beauté dans le monde. Ils nous montrent une échappatoire pour notre propre ennui, dont on comprend mal l’origine, mais qui parfois nous étouffe en silence.

Cette révolte courtoise qui prend la forme de l’adultère est tout à fait inspirante. Les raisons de son indignation sont on ne peut plus justes. Mais la forme de cette révolte sert-elle véritablement l’amour ? La passion qu’elle glorifie engendre-t-elle un amour véritable ? Voyons ce qu’en dit de Rougemont, en analysant l’histoire de Tristan et Iseult :

Tristan et Iseult ne s’aiment pas, ils l’ont dit et tout le confirme. Ce qu’ils aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer. Et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à l’amour le garantit et le consacre dans leur cœur, pour l’exalter à l’infini dans l’instant de l’obstacle absolu, qui est la mort. Tristan aime se sentir aimer, bien plus qu’il n’aime Iseult la Blonde. Et Iseult ne fait rien pour retenir Tristan près d’elle : il lui suffit d’un rêve passionné. Ils ont besoin l’un de l’autre pour brûler, mais non de l’autre tel qu’il est; et non de la présence de l’autre, mais bien plutôt de son absence ! La séparation des amants résulte ainsi

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de leur passion même, et de l’amour qu’ils portent à leur passion plutôt qu’à son contentement, plutôt qu’à son vivant objet.32

Cette sorte de passion dont les courtois font l’éloge et que l’Occident a érigé en idéal depuis des siècles serait donc une passion qui sépare alors qu’elle donne l’impression d’unir, une passion qui nous éloigne d’un autre qu’on n’aime pas vraiment, d’un autre à peu près interchangeable, une passion qui rend la rencontre de deux humains impossible, une passion qui ne supporte pas la présence de l’autre et entraîne plutôt son rejet. On peut comprendre aisément, la passion ainsi décrite, pourquoi le mariage ne peut reposer sur un tel idéal, sur une telle exigence. On peut comprendre aussi pourquoi les histoires d’amour passionnel qui ont le plus de succès sont celles qui se terminent par la mort des amants, comme celle de Tristan et Iseult. Si la passion vise les obstacles pour se perpétuer, il est sensé que la mort, qui est l’obstacle le plus absolu, soit le but ultime de la passion, qu’on appelle pour cette raison la passion mortelle. Il n’est pas étonnant, donc, que la pièce de Roméo et Juliette ait ainsi traversé le temps avec un tel succès et que le drame romantique du film Titanic, réalisé en 1997 par James Cameron, dans lequel l’amant meurt dans le naufrage final, ait établi un nouveau record mondial d’assistance dans les salles de cinéma. En effet, ce film n’a été dépassé, jusqu’ici, que par le film Avatar, du même réalisateur, en 201033. Nous nous délectons donc inlassablement d’histoires passionnées qui se terminent par la mort, une mort qui nous sépare irréversiblement. Une telle vision de l’amour comme passion ne peut que fragiliser le mariage, qui est une promesse d’amour « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Là où l’amour du mariage prend fin, l’amour-passion culmine. Peut-on imaginer deux trajectoires plus opposées ?

32 Ibid., p.43

33 Agence France Presse. "Avatar" a battu le record de recettes de "Titanic", article paru le 26 janvier 2010

sur le site du journal LeMonde.fr, site consulté le 18 avril 2012 à l’adresse suivante :

http://www.lemonde.fr/cinema/article/2010/01/26/avatar-a-battu-le-record-de-recettes-de-titanic_1297139_3476.html

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Résumé

Avant de continuer plus avant dans notre description de l’impasse du désir dans l’amour-passion à l'occidentale, il est temps de faire le point sur tout ce qui a été examiné jusqu’ici au sujet de la passion. À la lumière de l’étude de Denis de Rougemont sur l’amour-passion, on peut conclure qu’il est une création culturelle spécifique à l’Occident qui aurait pris forme au XIIe siècle, dans le courant de l’amour courtois, et dont l’origine est plus précisément le roman de Tristan et Iseult. Le modèle de la passion amoureuse dépeint dans ce roman aurait ensuite été préservé et exalté dans toute la littérature qui a suivi jusqu’à nos jours. Cette passion, en plus d’engendrer des souffrances et d’être incompatible avec l’institution du mariage, semble cultiver les obstacles pour se maintenir à flot. En conséquence, elle s’épanouit dans l’adultère, entraîne des séparations, culmine idéalement dans la mort et rend impossible la rencontre réelle des individus impliqués dans cette passion, qui aiment davantage le fait même d’aimer que celui ou celle qui se présente comme leur objet d’amour. Nous pouvons donc conclure que cet amour est non seulement voué à être éphémère et souffrant, mais qu’il échoue à constituer un l’amour véritable d’une autre personne. Bien qu’il constitue une très convaincante illusion de rencontre et de communion, il semble plutôt être un obstacle à la véritable rencontre de l’autre, nécessaire à la connaissance de l’autre ainsi qu’à l’amour vrai. En effet, comment pourrait-on aimer quelqu’un que nous n’avons pas vraiment rencontré ni connu ? Comment aimer ce que l’on croit connaître, mais que l’on ne connaît pas ?

Amour passion et narcissisme

« Mais le malheur, c’est que l’amour qui les «demeine» n’est pas l’amour de l’autre tel qu’il est dans sa réalité concrète. Ils s’entr’aiment, mais chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi, non de l’autre. Leur malheur prend ainsi sa source dans une fausse réciprocité, masque d’un double narcissisme. »34 L’amour-passion semble donc être une voie sans issue pour l’Éros. Il s’agit d’un chemin que le désir peut

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emprunter, mais qui ne le mène pas très loin. L’amour-passion, c’est le cul-de-sac du désir. S’il ne débouche sur rien, c’est qu’il confine en soi. Il a quelque chose de profondément narcissique. En effet, l’objet d’amour du passionné n’est pas, malgré ce qu’il peut en penser, un autre dont il fait la rencontre. C’est plutôt un objet fictif idéalisé, construit par lui à partir de ses fantasmes, qui prend forme lorsqu’il le projette sur la personne aimée, tel Narcisse se mirant dans l’eau. Évidemment, cette projection des fantasmes de l’amoureux sur l’être concret qu’il se met à « aimer » pour ce qu’il n’est pas, n’est possible que dans la mesure où cette personne lui est partiellement inconnue. Le mystère qui entoure la personne dont l’amoureux est épris est essentiel, car il sert de support au mirage que projette sur lui l’amoureux. Si l’amoureux connaissait cette personne dans l’intimité, il ne pourrait certainement pas se faire d’illusions à son sujet et sans ces illusions, il n’y aurait pas de ce type de passion. L’objet d’amour de cet Éros qui se blase est un objet abstrait de la réalité. Et cet objet ne résiste pas à la réalité concrète de l’être aimé tel qu’il est réellement et tel qu’il se dévoile au fur et à mesure que l’amoureux se met à le connaître. En fait, si l’Éros se blase dès qu’il croit avoir obtenu ce qu’il veut, c’est parce qu’il n’obtient pas ce qu’il veut et qu’il ne peut pas l’obtenir. C’est parce que son objet d’amour n’est que le reflet de ses fantasmes, le reflet de lui-même. C’est un amour narcissique qui s’éprend de son propre reflet et qui n’a pas de réelle envie de connaître l’altérité. C’est pourquoi il est déçu lorsqu’il rencontre l’autre, le vrai. Les tumultes et les remous que cela occasionne perturbent et détruisent le reflet qu’il contemplait dans l’eau.

Quoi de plus facile à aimer que son rêve ? Quoi de plus difficile à aimer que la réalité ? Quoi de plus facile que de vouloir posséder ? Quoi de plus difficile que de savoir accepter ? Quoi de plus facile que la passion? Quoi de plus difficile que le couple ? Être amoureux est à la portée de n’importe qui. Aimer, non.35

En effet, le narcissisme inhérent à l’amour-passion nous fait, comme le souligne le psychanalyste Jacques Lacan, « manquer » les autres.

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[…] Avec vos proches, vous n’avez fait que tourner autour du fantasme dont vous avez plus ou moins en eux cherché la satisfaction. À eux, ce fantasme a plus ou moins substitué ses images et ses couleurs. Cet être auquel soudain vous pouvez être rappelé par quelque accident dont la mort est bien celui qui nous fait entendre le plus loin sa résonance, cet être véritable, pour autant que vous l’évoquez, déjà s’éloigne, est déjà éternellement perdu. Or cet être, c’est tout de même bien lui que vous tentez de joindre par les chemins de votre désir. Seulement, cet être-là, c’est le vôtre.36

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Généalogie de l’amour-passion

Comment, au juste, en sommes-nous arrivés là ? Une fois établi que Tristan et Iseult fut la matrice d’une culture de l’amour-passion qui est la cause de la crise du mariage aujourd’hui et des impasses du désir, restent toujours les questions de fond suivantes : pourquoi avons-nous pris une telle tangente au XIIe siècle et pourquoi n’en sommes-nous pas encore sortis ?

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Les conclusions de Denis de Rougemont quant à l’origine de l’amour courtois reflètent une conception idéaliste de l’histoire, au sens où l’aurait entendu Karl Marx. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une conception qui explique la pratique par l’idée, à l’inverse d’une théorie (matérialiste) qui explique l’idée par la pratique37. J’insisterai sur cette distinction pour introduire l’explication généalogique que propose de Rougemont, afin de montrer par après comment une explication matérialiste peut la compléter et expliquer pourquoi l’amour-passion occidental est toujours au cœur de notre culture. Mais tout d’abord, quelle est l’explication la plus commune de l’origine de cette glorification de la passion ?

La thèse communément admise au sujet de l’origine de l’amour-courtois, que de Rougemont critique et que j’ai citée précédemment, voulant que l’amour-courtois soit né d’une espèce de révolte face à la décadence des mariages de l’époque qui étaient de purs moyens d’étendre sa domination politico-économique. Cette thèse pourrait avoir l’air d’une analyse apparentée au matérialisme historique de Marx. En effet, on fait découler l’idée, dans ce cas-ci une certaine conception de l’amour-passion, d’une réalité politico-économique très concrète touchant le mode d’acquisition de la propriété et donc d’un certain mode de production en découlant. Cette réalité est constituante, en termes marxiens, de l’infrastructure économique. La conception de l’amour y est conçue comme déterminée par un fait économique

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relevant de la structure même de la société. L’idée découle donc ici d’un fait matériel.

Toutefois, un marxien ne se contenterait pas de dire que l’amour courtois est né en réaction à une institution du mariage devenue ignoble et bassement calculatrice, puisque selon le matérialisme historique, les idées, les idéologies et les philosophies, qui constituent la superstructure de la société, sont non seulement déterminées par l’infrastructure économique, mais elles servent par surcroît à soutenir cette dernière. Ainsi, la philosophie, la religion, le droit et les représentations que nous avons de l’amour qui constituent la superstructure sont censés soutenir le système de domination économique en place. Dans le cas de la thèse communément admise qui présente l’amour-courtois comme une révolte, comme un acte de contestation sur le plan de la littérature, de cette infrastructure économique et sociale, on pourrait dire qu’elle n’est pas complètement conforme à la perspective du matérialisme historique. Un vrai marxien tenterait plutôt de voir comment cette conception de l’amour, tout en prenant la forme d’une révolte, tout en ayant l’air d’être contre, vient tout de même renforcer et permettre la continuation de l’ordre social et du mariage comme institution de pouvoir économico-politique. Il verrait dans cet amour-passion, qui a besoin de l’obstacle du mariage pour s’épanouir dans l’adultère, un allié très puissant de l’institution du mariage qu’elle critique. Elle la critique, mais en a besoin pour s’exalter et ainsi, elle la maintient. Mais l’explication généalogique qu’apporte Denis de Rougemont est de type plutôt idéaliste. C’est-à-dire qu’elle ne voit pas l’origine de cette conception de l’amour dans un fait social, mais plutôt dans une doctrine religieuse, celle des sectes manichéennes cathares. Ainsi, il explique la pratique de l’amour courtois par une idée. Examinons sa thèse dans le détail.

Pour commencer, de Rougemont établit un lien entre la passion de l’amour courtois et la position dualiste radicale quant au rapport entre le corps et l’esprit, qu’il a hérité du manichéisme. La glorification de la passion, d’un amour dont la logique de l’obstacle mène à la chasteté et à la mort, se présente en effet comme une négation du corps et de la vie. De même, «toute conception manichéenne, voit dans la vie

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des corps le malheur même; et dans la mort le bien dernier. »38 Dans la perspective de l’amour courtois et du manichéisme, « l’accomplissement de l’Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue de la vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total. »39 C’est pour cela que l’histoire de Tristan et Iseult est une histoire malheureuse. Le mode d’amour qu’elle met en scène nie la vie terrestre, nie le bonheur terrestre, nie le corps.

Ce qu’elle exalte, c’est l’amour hors du mariage, car le mariage ne signifie que l’union des corps, tandis que l’«Amor», qui est l’Éros suprême, est l’élancement de l’âme vers l’union lumineuse, au-delà de tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi l’Amour suppose la chasteté.40

Cette négation du corps, cette condamnation de la chair, souvent à tort identifiée au christianisme ou au platonisme, serait donc d’origine manichéenne 41. Mais quelle est au juste cette secte cathare néo-manichéenne qui aurait eu un impact aussi déterminant sur la conception occidentale de l’amour ?

Les «purs» ou cathares («cathare» vient du mot grec catharoi, purs) se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et l’on sait assez que la Gnose, de même que les doctrines de Mani ou Manès, plonge des racines dans la religion dualiste de l’Iran.42

Il est difficile de savoir avec précision en quoi consistait la doctrine cathare, puisque la plupart des écrits qu’elle a générés ont été brûlés lors de l’Inquisition, mais quelques bribes de ceux-ci nous ont tout de même été transmises par des textes rapportant les interrogatoires des accusés hérétiques. Ce qui est connu, c’est que ce dualisme associe le corps au Mal et l’esprit pur au Bien. La vie terrestre y est

38 DE ROUGEMONT, Denis. L’amour et l’Occident, Paris, Éditions 10/18 (PLON), 1972, p.68

39 Ibid., p.68

40 Ibid., p.78

41 Ibid., p.86

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dévaluée, la chair y est dévaluée. On peut comprendre que la conception de l’amour qui en découle prône la chasteté et engendre une pratique de l’obstacle qui aboutit à la mort, ultime libération du corps, ultime libération du Mal.

Selon de Rougemont, le christianisme aurait pu renverser ce dualisme négateur de la chair avec sa doctrine de l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ. Car son originalité, c’est de dire que Dieu s’est fait homme, que l’Esprit, en quelque sorte, s’est incarné. Un tel événement de décloisonnement entre l’Esprit et la matière ne peut que rétablir symboliquement le statut de la chair et de la vie terrestre. Il ne peut que réhabiliter le corps et réconcilier les humains dans leur rapport à ce dernier.

Toutefois, les hérésies cathares qui avaient le vent dans les voiles au XIIe siècle, époque où les troubadours ont créé l’amour courtois, ont semble-t-il eu le dessus. Comment expliquer ce phénomène ? En fait, les hérésies se sont développées à partir du moment où, avec Constantin, l’Église primitive constituée de pauvres et de méprisés a été récupérée pour devenir un instrument de pouvoir politique. L’Empire de Constantin s’est alors mis à convertir par la force tous les peuples occidentaux. « Dès lors, les vieilles croyances païennes refoulées devinrent le refuge et l’espérance de tendances naturelles, non converties, et brimées par la loi nouvelle. »43 À ce moment, en réaction à cette oppression à des conversions forcées, se sont multipliées les hérésies païennes qui ont fait resurgir le mythe de la passion.

Denis de Rougemont donne en exemple, pour étayer sa théorie, le cas du mariage. Il affirme que les païens, qui étaient habitués au concubinat, ici défini comme le « droit d’user et d’abuser des esclaves, qui ne sont pas des «personnes» pour le droit romain […] »44, ont trouvé très oppressante l’imposition du mariage chrétien, qui les soumettait à une fidélité insupportable.

43 Ibid., p.75

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