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Si le Banquet est un récit dans un récit, le discours de Diotime, relayé par Socrate, est un discours dans un discours. C’est une mise en abyme dans une mise en abyme. Lorsque Platon joue ainsi avec la forme d’une œuvre, c’est pour dire quelque chose qui ne se dirait pas mieux autrement. Alors, pourquoi Socrate, plutôt que de livrer son discours tant attendu, tant désiré, décide-t-il de transmettre le discours que lui avait livré Diotime dans le passé ? Au-delà des faux prétextes teintés d’ironie que suggère le texte – Socrate se sentirait incapable de livrer un éloge aussi beau que celui des autres convives – on peut y deviner une signification plus profonde.

D’abord, Socrate affirme que c’est de Diotime qu’il a appris ce qu’il sait au sujet d’Éros (201 d). Au contraire des orateurs précédents qui se présentaient comme des experts en la matière, source de leur propre sagesse, Socrate donne à l’autre, Diotime, une place essentielle dans son apprentissage. Il s’agit à mon avis d’une façon de dire que c’est par l’autre que l’on apprend ce qu’est l’amour. Il y a là une sagesse qui ne s’acquiert pas seul. Même si la théorie de l’amour présentée dans le discours de Diotime semble presque évacuer la notion du partenaire amoureux, du couple, c’est dans la forme du récit que l’on peut deviner quel est le rôle et la place de l’autre dans ce dynamisme du désir.

Diotime, l’autre par excellence

Dans Le Banquet, elle est cet autre (qui montre la voie à suivre en matière d’amour), ce que symbolise sa quadruple étrangeté : elle n’assiste pas au banquet, c’est une femme, une prêtresse, elle vient de Mantinée. Absente, elle surgit dans le discours de Socrate et arrête leurs faux hommages. Femme, elle interdit qu’ils se satisfassent dans leurs habitudes homosexuelles, en évoquant devant eux le registre inattendu de la procréation et de l’enfantement. De la ville des devins, elle tient son vocabulaire et son savoir, elle dévoile la nature démonique de l’amour et incite chacun à l’initiation. Prêtresse de cet étrange culte à mystères, elle permet de suggérer que l’intelligible transcende le sensible et que la

continuité de la gradation doit laisser place à la discontinuité de la révélation.134

Bref, Diotime est l’autre absolu dans ce Banquet d’hommes du gratin de la société athénienne. Extérieure à la fête, elle joue ce rôle de l’autre qui oblige à sortir de soi à et se remettre en question. La scala amoris qu’elle présente invite à quitter l’immédiateté de notre rapport au désir pour l’élever. Mais cette élévation nécessite un changement de notre rapport à l’objet du désir. C’est un constat critique et confrontant qui vient dire aux convives rassemblés qu’au fond, leur désir stagne aux échelons inférieurs de la beauté. Eux qui se trouvent mutuellement si sages et si splendides se font soudainement renvoyer d’eux-mêmes l’image de novices satisfaits et naïfs. C’est un dur coup porté à l’égo, le genre de coup, si essentiel dans la quête de la sagesse, qui ne peut venir que de l’autre.

Thèses du discours

Juste avant de rapporter le discours de Diotime, Socrate entreprend un bref dialogue avec Agathon, qui le mène à établir les thèses suivantes : 1- Éros est Éros de quelque chose, 2- Éros désire ce dont il manque et 3- Éros désire le beau. Un virage important est opéré dans ce dialogue par rapport aux éloges précédents. Au lieu de poser Éros comme étant cette chose belle et hautement désirable, on dévoile un Éros désirant le beau et donc, manquant lui-même de beauté. On passe des belles paroles aux paroles vraies, du kitsch idéalisé à la réalité concrète, avec tout ce qu’elle peut comporter de coches mal taillées et de conséquences pénibles. Éros amorce une descente de son piédestal. Dans le discours de Diotime, il passera de divinité à démon, qui est un intermédiaire entre les dieux et les humains.

Le manque cause le désir

La thèse fondamentale de la théorie platonicienne sur le désir est celle qui lie son origine au manque. L’humain désire ce qu’il n’a pas. Éros est cette tension, cette quête même, ce « longing », pour reprendre le terme de Bloom. On ne désire pas

le désir puisque le désir est manque. Le désir est ce qui nous porte vers ce dont on manque.

Aristophane avait préfiguré cette idée avec son mythe de l’androgyne. On y voyait des êtres qui tentaient de retrouver une moitié d’eux-mêmes qu’ils avaient perdue suite à un châtiment divin. Leur amour naissait d’une perte, qui est une des modalités du manque. Toutefois, la correction que Diotime apportera à cette théorie est capitale. Elle concerne l’objet de l’amour. Pour Diotime, Éros ne tend pas vers ce qui est sien, mais vers ce qui est beau. En tentant d’étancher sa soif à la source de l’autre, comme s’il pouvait être ou même avoir ce dont l’humain manque véritablement, Aristophane tombait dans un piège. Ce dont Éros a soif, aucun individu ne le possède vraiment, pas même les plus beaux êtres humains qu’on puisse trouver. Ce dont Éros a soif est quelque chose de transcendant, quelque chose qui ne peut ni se consommer ni se posséder.

In a clear reference to this speech has Diotima made a fundamental criticism of Aristophanes’ definition of eros: Eros is not for our other half, nor for wholeness, nor for what is our own or what belongs to us, but only for the good. Conceivably, Plato is objecting to the narcissism implicit in Aristophanes’ view (what we love is a part of us or someone like ourselves), but he is certainly objecting to the concept of eros as attachment without valuation. Neither goodness or beauty or any other value term characterizes the object of Aristophanic eros, whereas such valuation is essential in Plato’s view.135

L’amour humain vient donc d’un manque, mais ce n’est pas d’une moitié perdue dont nous manquons. Et ce dont l’autre manque, comment pourrait-on bien le lui donner ? Rechercher dans l’autre la moitié de soi, c’est chercher une unité qui n’existe pas. C’est aussi tenter de posséder l’autre, le faire sien, supprimer son altérité et du même coup la possibilité d’une rencontre véritable.

Éros : fils de Poros et Pénia

Si Éros recherche la beauté, c’est qu’il n’est pas beau lui-même. Il ne peut donc pas être un dieu, puisque les dieux ne souffrent pas un tel manque. Il est plutôt un démon, c’est-à-dire un intermédiaire entre les mortels et les immortels. Éros est un passeur. Il donne accès à ce que l’humain désire, sans l’avoir lui-même.

Le mythe de la naissance d’Éros rapporté par Diotime est d’une richesse symbolique extraordinaire. Engendré le jour des célébrations entourant la naissance d’Aphrodite, il a pour parents Pénia et Poros.

Pénia, en grec, signifie « pauvreté » ou « pénurie »136. Par sa mère, donc, Éros n’est jamais satisfait. Il est toujours en manque, tel un sceau troué qu’on tenterait de remplir infiniment. « […] Il est rude, malpropre, va-nu-pieds et il n’a pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes et sur le bord des chemins, car, puisqu’il tient de sa mère, c’est l’indigence qu’il a en partage. »137 (203 c-d) Ce qu’on vient dire par là, c’est que le désir est inconfortable. L’extase d’Éros n’a rien à voir avec la satisfaction de nos besoins, réels ou imaginaires. Suivre le désir n’est pas une voie facile à suivre. Ça n’a rien à voir avec le fantasme de se faire emporter passivement par une passion extatique. Suivre le désir n’est ni facile ni magique. Ce n’est pas quelque chose qui se fait tout seul, qu’on doit espérer ou attendre. C’est un chemin qui est accessible à chaque instant pour celui qui choisit d’en supporter la tension et les difficultés. Pénia fait d’Éros, le désir proprement humain, quelque chose d’insatiable. Ce désir n’a donc rien à voir avec les besoins du corps, plutôt simples à satisfaire.

« À l’exemple de son père (Poros) en revanche, il est à l’affût de ce qui est beau et de ce qui est bon. Il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur redoutable, un

136 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, (203c), p.137

magicien et un expert. » (203d) Poros signifie « passage »138, c’est pourquoi on le dit plein de « ressources » et « d’expédients »139. À l’instar des pores de notre peau, il offre une issue là où il ne semble pas y en avoir à première vue. Grâce à son père Poros, Éros se faufile, trouve toujours le moyen de se sortir de l’impasse. Il se fraie un chemin là où il n’y en a pas; c’est un défricheur. Il ne se laisse pas cadrer; il ignore les sentiers battus. Il évolue hors-piste; il n’a que faire des chemins que les mœurs lui proposent et qui ne mènent nulle part. Il est rusé, inventif, source de nos plus brillantes créations. Ce démon est en quelque sorte le génie que chaque être humain porte en lui et qui amène l’humanité à se surpasser toujours.

Non seulement ses parents confèrent-ils à Éros des caractéristiques d’une complémentarité exceptionnelle, mais il faut aussi souligner qu’il a été conçu dans l’ivresse d’une fête divine. En effet, Pénia a rusé Poros pour se faire faire un enfant de lui. Elle a profité de son ivresse pour s’étendre auprès de lui dans son sommeil. On peut alors dire qu’il y a dans l’ivresse et une certaine forme d’abandon de soi des conditions nécessaires à la naissance du désir. Cette procréation tout à fait bachique est étrangère à la tempérance et à la mesure. Éros est l’enfant d’un débordement, d’une extase, d’une sortie de soi.

Le désir d’immortalité

Dans le Banquet, Platon semble utiliser les concepts de beau et de bien comme des équivalents ou du moins, comme ayant la même extension. Ce qui est beau est bien et ce qui est bien est aussi toujours beau. Je traiterai cette question plus loin dans le présent chapitre. Quoi qu’il en soit, Diotime affirme qu’Éros recherche toujours les belles et bonnes choses. Il désire posséder les bonnes choses maintenant et pour toujours. « Or, le désir d’immortalité accompagne

138 Ibid., p.137 (Voir la note de bas de page.)

139 Un expédient est un « moyen de se tirer d’embarras, d’arriver à ses fins en surmontant les obstacles. »

nécessairement celui du bien, d’après ce que nous sommes convenus, s’il est vrai que l’amour a pour objet la possession éternelle du bien. De cette argumentation, il ressort que l’amour a nécessairement pour objet aussi l’immortalité. »140 (206e - 207a)

La finalité de l’Éros semble donc être le désir d’immortalité. À première vue, il y a là quelque chose de tragique. L’être humain est un être mortel. Jamais il n’atteindra l’immortalité. Il serait donc condamné à désirer quelque chose qu’il ne pourra jamais atteindre.

Évidemment, l’immortalité dont il est question ne concerne pas le corps, ni même peut-être l’égo, mais plus généralement la continuité de la vie même. Il ne s’agit pas de ne pas mourir, mais plutôt d’assurer une succession. Même à l’échelle d’un corps vivant, la mort revient cycliquement. Comme le souligne Price : « Bodily survival is a matter not of strict identity over time, but of a sequence of successors. »141 En effet, la survie du corps dépend du remplacement constant de nos cellules et non de leur survie.

Ce n’est donc pas à l’immortalité des dieux que nous aspirons, mais à une forme d’immortalité accessible aux mortels :

Diotima has been describing an immortality open to what is mortal. After explaining how, even within a single life, survival is matter of renewal rather than of preservation, she concludes as follows: “ In this way everything mortal is preserved, not by being altogether the same like the divine, but by what is departing and being lost through age leaving a substitute of the same kind. By this means... the mortal partakes of immortality, both the body and everything else; but the immortal in

another way (208 a7-b4).”142

140 PLATON. Le Banquet, tiré de Oeuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, (206e -207a), p.141

141 PRICE, A. Love and Friendship in Plato and Aristotle, Oxford, Clarendon Press, 1989, p.22

Price identifie deux types d’immortalité : une selon laquelle l’âme préserve son identité singulière à jamais et une autre qui est une continuité de connections causales qui n’est pas définie par une identité ou un quelconque sujet. Cette deuxième forme d’immortalité, qui est accessible aux êtres humains, décentre l’immortalité de l’égo, de la conscience individuelle. C’est à mon avis une indication que le chemin du désir nous amène lui aussi au-delà de l’égo et de la conscience individuelle. Ce qui est transmis à l’humanité par-delà l’identité individuelle d’un être humain, c’est la vie même : « […] it is continuity that matters for survival, not identity. »143

Cette façon d’entrevoir l’immortalité implique l’idée de la disparition de notre identité, de l’inévitabilité d’une certaine mort qui a, à mon sens, un grand rôle à jouer dans le désir. C’est ce manque incontournable, fondamental, d’éternité qui fait qu’on la recherche tant. Cette impossibilité de ne pas mourir agit en regard du désir comme le ferait un trou dans un seau. C’est ce qui rend nos désirs insatiables. Il n’y a que la quête d’un pareil impossible qui puisse être durable.

Une difficulté théorique apparaît toutefois lorsqu’on replace le discours de Diotime dans l’ensemble de l’œuvre de Platon. Comme le fait remarquer Price : « The question becomes how best to characterize an immortality within mortality whose achievement is desirable even for souls that are themselves fully immortal. »144 En effet, si notre âme est immortelle, selon ce que Platon en dit dans le Phédon, entre autres, alors pourquoi rechercherait-elle une immortalité qu’elle a déjà ? Présumer que l’immortalité recherchée est l’immortalité par la préservation de l’identité individuelle serait incohérent avec l’ensemble de l’œuvre de Platon. Ce dont il est question doit donc nécessairement être une immortalité qui transcende l’individu et son âme. Le véritable Éros ne nous pousse pas à vouloir nous répliquer nous- mêmes, mais à engendrer dans la beauté quelque chose de nouveau, quelque chose qui n’est pas nous, une progéniture autre. C’est la différence entre se

143 Ibid., p.32

reproduire et procréer. La reproduction a quelque chose d’égocentrique, de petit. Procréer, au contraire, c’est transmettre ce qui en nous est plus grand que nous. C’est générer de la nouveauté, quelque chose qui nous dépasse. C’est transmettre ce qui ne nous appartient pas à un être qui ne nous appartiendra jamais. Il n’y a pas d’enjeu égoïste dans la procréation ainsi conçue. Il apparaît donc clair que l’immortalité vers laquelle nous guide Éros en est une qui transcende l’égo ou l’identité de l’individu érotique.

Si l’Éros est désir d’immortalité, on peut penser que c’est en tant que mortels que nous éprouvons un désir érotique. Le manque fondamental, le manque primordial, c’est la possibilité même de notre pérennité. Mais s’il en est ainsi, comment expliquer que les autres animaux, qui sont eux aussi des êtres mortels, n’aient pas une activité érotique semblable à la nôtre ? La différence doit se situer au niveau de la conscience que nous avons de notre propre mort. La conscience de notre mort engendre donc notre désir érotique. Pour aspirer à la transcendance, il ne suffit donc pas d’être mortel, encore faut-il en avoir conscience.

La métaphore utérine

Une des caractéristiques importantes des dialogues socratiques, c’est qu’ils s’efforcent de faire un pont entre les idées métaphysiques abstraites et l’expérience concrète de l’être humain. Ainsi, l’échange qu’il a avec Diotime nous fournit une métaphore très claire pour expliquer concrètement ce que signifie suivre l’Éros et tendre vers la beauté et l’immortalité.

L’amour de ce qui est beau est, selon Diotime : « L’amour de la procréation et de l’accouchement dans de belles conditions. »145 (206 c) La métaphore utérine, celle du processus de la grossesse, est particulièrement riche pour exprimer à la fois la difficulté et la joie spécifique à la vie érotique.

Selon Diotime, « […] tous les êtres humains sont gros dans leur corps et dans leur âme. »146 (206c) Suivre le désir, c’est mener à terme et accoucher dans la beauté ce dont nous sommes gros. C’est un chemin qui comporte son lot d’inconfort et de douleurs, tout comme la grossesse physique, mais qui est le seul à nous donner accès à la transcendance et à la beauté ultime. Ce qui frappe avec cette métaphore, c’est qu’elle montre bien le rôle actif et le choix que nécessite la procréation. En effet, ce n’est pas parce que nous sommes tous gros de quelque chose que nous en accouchons. Beaucoup d’êtres humains refusent la difficulté, la tension, les douleurs et l’inconfort de la vie érotique et avortent à répétition de ce dont ils sont gros. L’artiste qui crée, par exemple, doit traverser de grandes souffrances et d’innombrables passages à vide pour accoucher d’une œuvre profonde et belle. Comme le chantait Georges Brassens en reprenant les vers de Louis Aragon :

«Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare Il n'y a pas d'amour heureux»147 Le désir n’est pas quelque chose qui nous emporte simplement de façon contingente. Éros ne mène pas à la beauté et à l’immortalité ceux qui attendent passivement de se faire prendre par lui. La vie érotique suppose un choix éthique, une décision courageuse et difficile à assumer. Comme le disait Rainer Maria Rilke : « Les hommes ont pour toutes les choses des solutions faciles (conventionnelles), les plus faciles des solutions faciles. Il est pourtant clair que nous devons nous tenir au difficile. Tout ce qui vit s’y tient. »148

146 Ibid., (206c), p.140

147 ARAGON, L. La Diane française, suivi de En étrange pays dans mon pays lui-même, Paris, Éditions Seghers,

2006.

L’échelle de l’amour

Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même,