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Le Banquet est le texte fondamental de la réflexion philosophique occidentale sur l’amour. C’est la première œuvre, parmi celles qui nous sont parvenues, à explorer aussi profondément la question de la nature de l’amour. La très grande majorité des auteurs et philosophes sérieux qui abordent le sujet y font référence, que ce soit pour l’encenser ou le critiquer. Cette très grande popularité de l’ouvrage, le fait que son propos soit toujours d’une grande actualité, atteste à mon avis du fait qu’il touche à quelque chose d’universel, à une vérité sans âge concernant l’humanité. Cet ouvrage nous en apprend sur la nature de l’Éros, de cette puissance désirante spécifiquement humaine qui est à l’origine de tant de grandes expériences et réalisations. Il me semble essentiel de l’étudier pour mieux saisir ce qu’est l’amour, certes, mais aussi pour mieux comprendre ce qu’est l’humain. Je vais à présent résumer quelque peu l’œuvre, afin de pouvoir par la suite opérer un travail philosophique plus profond à son sujet.

Le Banquet n’est pas un texte facile à interpréter. Comme l’a dit Lacan : « [...] Platon nous cache ce qu’il pense tout autant qu’il nous le révèle. »60 En effet, tant de choses y sont affirmées, puis niées, que l’on peut avoir du mal à se faire une idée juste de ce que pense réellement Platon au sujet de l’amour. Cette difficulté d’interprétation ne découle pas d’une faiblesse de l’œuvre, d’un manque de clarté, mais plutôt de la richesse de sa forme littéraire, qui met l’intelligence du lecteur au travail, refusant de lui donner le savoir tout cuit dans le bec, comme s’il était « […] de nature à couler du plus plein au plus vide […] »61. D’ailleurs, chez Platon, et particulièrement dans le Banquet, la forme de l’écrit en dit presque aussi long que le fond. Il est de ces choses qui ne se disent pas autrement que par la forme d’une œuvre et Platon l’avait bien compris. Il maîtrisait à merveille ce langage, auquel nous devons être particulièrement attentifs.

60 LACAN, Jacques. Le séminaire, Livre VIII: Le transfert, Paris, Éditions du SEUIL, 2001, p.77

Contexte

Le texte du Banquet est une fiction dramatique, un dialogue qui met en scène un banquet tenu en l’honneur de la victoire d’Agathon, poète tragique de l’époque, au concours de tragédie des Lénéennes, qui étaient les fêtes du Pressoir en l’honneur de Dionysos62. Bien que l’on ignore si ce banquet soit ou non une pure fiction, la victoire d’Agathon, elle, aurait bel et bien eu lieu en 416 av. JC. À cette époque, Socrate devait avoir 52 ou 53 ans, tandis qu’Aristophane et Alcibiade étaient dans la trentaine. Selon Luc Brisson, la date de composition du Banquet devrait se situer peu de temps avant 375 av. JC., soit 41 ans après l’événement historique auquel il est rattaché.

Titre

Le titre complet est significatif : Le Banquet ou De l’amour, genre moral. Il est un des rares dialogues platoniciens à ne pas avoir pour titre le nom de l’interlocuteur principal de Socrate. Cela est compréhensible en raison de la multitude de personnages intervenant dans l’histoire. Le deuxième terme du titre, De l’amour, indique évidemment le thème. Mais pourquoi s’agit-il d’un dialogue de genre moral ? Pourquoi donner à un dialogue sur l’amour l’orientation philosophique de l’éthique ? On peut penser que cela est lié à la finalité de l’œuvre. Ce texte vise évidemment à définir ce qu’est l’amour, mais aussi à enseigner une éthique du désir, un comportement propre à nous diriger vers le bien. Associer le thème de l’éthique et du désir est certes à contre-courant de la tendance occidentale actuelle, dont le discours ambiant encourage plutôt à « libérer » le désir de toute forme de norme ou d’éthique, dans le but de « vivre plus intensément ».

Prologue

Le prologue du Banquet a une forme très intrigante. Il constitue une espèce de mise en abîme de récits. En effet, l’histoire nous est racontée par Apollodore, qui a lui-

62 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON, Le Banquet. Paris, GF Flammarion, 2001,

même entendu le récit de la bouche d’Aristodème, qui était soi-disant présent ce soir-là. C’est une histoire dans une histoire. Pourquoi procéder ainsi ? Pourquoi tant de détours ? Il est possible que Platon ait fait cela pour donner de la vraisemblance au récit, qui aurait eu lieu longtemps avant l’écriture du texte, à une époque où Platon lui-même était un enfant et ne pouvait donc avoir assisté directement à l’événement relaté. En même temps, le fait qu’il passe la parole à Apollodore vient nuancer notre opinion quant à la crédibilité du récit. En effet, il était un des disciples les plus fervents de Socrate, mais il est loin d’être sûr, selon Brisson63, que Platon lui portait de l’estime. Comme Platon le souligne dans le Banquet (173d), on surnommait Apollodore le « fou furieux ». Le portrait que Platon en dresse également dans le Phédon, où il pleure, se lamente et fait perdre ses moyens à tout le monde durant les derniers instants de la vie de Socrate, est peu digne. Apollodore n’est pas un homme raisonnable. Il est un homme qui s’emporte, qui succombe à la passion, c’est un extrémiste qui fait preuve de démesure dans ses propos, lorsqu’il fait la morale aux autres, condamnant tout le monde, lui inclus, sauf Socrate. Allan Bloom décrit quant à lui Apollodore comme un disciple presque sectaire, plutôt fanatique. « This is a problem faced by all great teachers, the fanatic loyalists whose fanaticism is quite alien to the teacher’s disposition. [...] But there is a danger that will be misinterpreted or rigidified or codified by them in a way contrary to the spirit of the teaching »64. Cela jette un doute quant à la fiabilité du récit. Faire raconter l’histoire du Banquet par un extrémiste notoire pourrait être une mise en garde qui nous invite à ne pas tout prendre au pied de la lettre.

On pourrait toutefois l’interpréter différemment. Placer le récit du Banquet dans la bouche d’Apollodore ne serait-il pas une manière pour Platon de dire qu’il n’y a que les emportés qui sachent bien parler d’amour ? Qu’il faut une touche de folie en ce domaine pour parvenir à la vérité ? Cela voudrait-il dire qu’il faut écouter en nous la voix d’une certaine folie pour nous guider dans notre apprentissage de ce qu’est

63 Ibid., p.17

l’amour ? Toutes ces hypothèses sont à mon sens fort intéressantes, même si elles ne peuvent être vérifiées. Toutefois, ce qui est certain, c’est que mettre le récit du Banquet dans la bouche d’un fou furieux, qui lui-même tient le récit de quelqu’un d’autre, amène chez le lecteur une certaine méfiance, qui l’incite à ne pas s’abandonner sans questionnement aux discours qui lui sont servis. En bon pédagogue, Platon tient notre esprit en alerte.

Un banquet très spécial

Les banquets (sumpόsion) étaient l’objet d’une certaine tradition en Grèce antique. Ils suivaient habituellement un repas (le deîpnon). On s’y rassemblait pour boire du vin mélangé avec de l’eau et pour discourir jusqu’à ce que l’ivresse rende le tout impossible65. Toutefois, le banquet que nous raconte Platon est assez différent des autres. En effet, étant donné qu’il s’agit de la deuxième célébration en autant de soirs et que les convives (excepté Socrate, qui était absent le premier soir) souffrent encore légèrement de leurs excès de la veille, le banquet se déroule dans un climat de modération qui laisse plus de place à la parole et à la philosophie. Dès le début, on renvoie même la joueuse de aulos (176 e), peut-être pour éviter les envoûtements des sens qui pourraient faire diversion de la quête philosophique qui s’amorce. C’est donc un banquet spécial en ce sens que l’ivresse qui y sera recherchée ne sera pas celle des sens, mais celle de l’âme. Effectivement, on y passe de « […] l’ivresse la plus extérieure (la boisson) à l’ivresse la plus intérieure (la philosophie) […] »66. L’ivresse n’est pas disqualifiée, mais elle change ici de genre. L’ivresse est au contraire célébrée par cette œuvre, tel qu’en témoigne le discours de Diotime qui décrit la naissance d’Éros comme découlant, entre autre, de l’ivresse de Poros.

65 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001,

p.34

Les discours

Dans ce banquet, où le thème élu pour les discours sera Éros, se succèdent en ordre les discours de Phèdre, de Pausanias, d’Éryximaque, d’Aristophane, d’Agathon, de Socrate, qui relaie le discours de Diotime, et celui d’Alcibiade. Les cinq premiers discours sont en quelque sorte des « discours-témoins ». « Ils rendent présent l’arrière-plan de la doctrine platonicienne, la matière première que Platon élabore et transforme quand il substitue à la problématique de la «cour» et de l’honneur, celle de la vérité et de l’ascèse. »67 Ces discours, truffés d’antagonismes et de ressemblances, sont présentés dans un ordre qui constitue une espèce d’initiation à la vérité sur l’amour. En effet, bien que chacun des discours se voit contredit, nié en partie par le discours suivant, chacun d’eux transporte également des parcelles de sagesse, qui se trouvent réunies dans le discours de Diotime rapporté par Socrate. Le discours de Diotime, bien qu’il ne vienne pas tout à fait en dernier, est effectivement celui que l’on peut associer à la théorie platonicienne, ne serait-ce que parce qu’il est placé dans la bouche de Socrate. Il est le sommet de la « scala amoris » ou de la « ladder of love », décrite par Diotime elle-même. Voyons donc, en prenant les discours un à un, sur quel parcours nous entraîne ce célèbre Banquet.