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C’est donc avec l’éloge concocté par Phèdre que commence la suite de discours sur l’Éros que contient Le Banquet. Ce serait même grâce à lui que les convives choisirent ce thème (177 a-d), puisque, comme le rapporte Éryximaque, Phèdre se préoccupe qu’on ne loue pas suffisamment Éros. Cela en dit long sur la place centrale du thème de l’Éros dans les préoccupations de Phèdre. C’est à cause de cela, sans doute, qu’un des dialogues platoniciens important en ce qui concerne le thème de l’amour porte son nom.

Mais qu’en est-il de ce Phèdre de Myrrhinonte ? Selon ce qu’en rapporte Luc Brisson68, il se préoccupe beaucoup de mythologie, tel qu’en fait état son discours d’ailleurs. Il suit les enseignements du sophiste Lysias et est l’ami du médecin Éryximaque. Vers l’an 415 av. J.C., soit un an ou deux après la date dramatique du Banquet (417 av. J.C.), il a parodié les Mystères d’Éleusis69, sacrilège suite auquel il dut quitter Athènes et perdre tous ses biens. Pour sa part, Bloom le décrit comme un personnage qui s’intéresse à l’amour de façon autant théorique que pratique. « He seems to be in the love business, someone who gets a lot of attention from older men -and, likes it- but who himself is essentially unerotic. »70 Lorsque Bloom dit de lui qu’il est « unerotic », il veut dire que ce dernier n’est pas désirant, qu’il n’est pas amant, semblable à Éros, mais plutôt aimé. En d’autres mots : « […] he is emphatically the beloved who profits from the love of the lover. »71

Connaissant l’hostilité de Platon envers les sophistes, ces vendeurs de savoir, prêts à donner à toute opinion l’apparence de la vérité ou de la fausseté selon la nécessité

68 Selon les notes et commentaires de Luc Brisson, tirés de : PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001,

p.19-21

69 Il s’agissait d’un culte à mystère de nature ésotérique dont le lieu rituel dans le temple de Démeter à Éleusis,

qui se situait près d’Athènes. Delcourt, M. Éleusis. Encyclopaedia Universalis [en ligne]. Consulté le août 25, 2016, sur http://www.universalis.fr/encyclopedie/eleusis/

70 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p. 453

du moment, il faut se méfier d’un discours qui sort de la bouche de l’élève d’un sophiste tel que Phèdre. Nous pouvons nous attendre à ce que ce discours fasse preuve d’érudition, à ce qu’il soit convainquant et élégant, mais pas à ce qu’il soit soucieux de viser la vérité quelle qu’elle soit. Je ferai donc ici une analyse serrée de l’argumentation que nous tient Phèdre dans cet éloge.

Il s’agit d’un discours très traditionnel, d’un discours rhétorique conventionnel de type « epideictic », qui vise à déployer et étaler sa puissance d’orateur lors d’événements publics72. Il s’appuie sur la mythologie, il cite ses sources. On voit qu’il a fait des recherches sur le sujet. Son discours est toutefois peu créatif, sans grande originalité. Il s’appuie sur l’autorité des textes. Il se réfère entre autres à la Théogonie d’Hésiode, mais à d’autres aussi, tel qu’en témoigne ce passage : « Ainsi plusieurs autorités s’accordent pour reconnaître qu’Éros est une des divinités les plus anciennes. »73 (178 c)

« Et, puisqu’il est le plus ancien, Éros est pour nous la source des biens les plus grands. »74 (178c) Ce raisonnement n’est pas d’une rigueur impressionnante. Le lien d’inférence entre l’ancienneté de la divinité et l’importance de ses bienfaits est plutôt faible. Comme le souligne Bloom75, nous pouvons peut-être l’attribuer à un trait culturel de l’époque, que l’on retrouve aujourd’hui de façon très répandue dans les sociétés traditionnelles. Les anciens sont considérés a priori comme plus sages que les plus jeunes, on leur voue un plus grand respect, leur attribue une plus grande dignité. De ce lien postulé entre la valeur et l’ancienneté, Phèdre fait découler que les amants qu’on a depuis longtemps apportent un bienfait supérieur. Mais cet argument repose sur une prémisse que l’on ne peut accepter qu’en entérinant ce préjugé culturel en faveur des anciens. Son acceptabilité repose sur

72 Ibid., p.454

73 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 97

74 Ibid., p.97

une donnée culturelle, comme le reste des arguments de Phèdre d’ailleurs. Ce discours de départ, reflétant ce préjugé des sociétés traditionnelles, est probablement celui qui est le plus recevable aux yeux de la société de l’époque. On y reprend les lieux communs, il n’y a rien de subversif là-dedans. On peut penser que c’est le début d’une gradation qui mènera, de discours en discours, à des propos de plus en plus subversifs.

Cela dit, un passage du début de ce discours mérite notre attention. Il évoque quelque chose d’original, comme une rupture avec la tradition (même si cela n’est qu’une apparence, comme nous le verrons plus bas).

Car le principe qui doit inspirer pendant toute leur vie les hommes qui cherchent à vivre comme il faut, cela ne peut être ni les relations de familles, ni les honneurs, ni la richesse, ni rien d’autre qui les produise, mais cela doit être au plus haut point l’amour.76

Avec ce passage, Phèdre établit un lien entre l’amour et la morale. L’expression : « […] les hommes qui cherchent à vivre comme il faut […] », suppose une conception morale de la vie bonne, ici aiguillonnée par l’amour. L’amour est présenté comme un guide, une pierre d’assise, un « principe directeur » pour la morale. Soit dit en passant, cela cadre bien avec le deuxième sous-titre du Banquet (genre moral).

Mais le principe directeur que propose Phèdre n’est pas exactement l’amour. C’est plutôt « [l]a honte liée à l’action laide, et la recherche de l’honneur liée à l’action belle. Sans cela, en effet, ni cité ni individu ne peuvent réaliser de grandes et belles choses »77. Déjà là, il y a contradiction. L’homme doit rechercher l’amour plutôt que les honneurs, mais l’amour lui dicte de rechercher l’honneur lié à l’action belle. La quête des honneurs est dans un premier temps disqualifiée, pour être ensuite présentée comme le bienfait suprême auquel mène l’Éros.

76 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 97

Ici, Phèdre vante les bienfaits des fruits de l’Éros plutôt que de l’Éros lui-même. Selon moi, toutefois, la quête du beau, de la vie noble, ne peut reposer sur la peur ou la honte. C’est dire que l’amour décuple pour nous l’importance du regard et du jugement des autres, de la société, sur nos actions. La conduite noble peut-elle vraiment être motivée par le désir de plaire, ou de ne pas déplaire aux autres ? Ce genre d’Éros est un instrument de contrôle social. Il n’a rien à voir avec l’Éros qui motive à suivre et rechercher le beau indépendamment des normes de la société, tel que le fait Socrate.

Par ailleurs, quelles sont les actions laides que fait éviter l’amour et quelles sont les actions belles qu’il fait rechercher ? Si les actions laides dont parle Phèdre étaient réellement laides, ne les éviterions-nous pas de toute façon ? Et les actions belles qu’il évoque, ne les accomplirions-nous pas naturellement ? Pourquoi faudrait-il que l’amour d’un autre humain nous fasse adhérer davantage à cette conduite éthique ? En fait, ce que nous indique ce paradoxe, c’est que ces actions dites laides et celles dites belles, ne sont laides et belles que relativement. Un bien recherché pour un autre n’est pas un bien en soi. L’action belle recherchée pour plaire à son amant n’est pas belle en soi. Elle tire sa valeur de ce qu’elle nous apporte l’estime de l’autre.

En d’autres mots, si l’on va là où nous mènent les dires de Phèdre, on peut conclure que la grandeur, la beauté et la vie «comme il faut» ne sont atteignables qu’en se conformant le plus possible aux idéaux de beauté et de laideur (au sens large, s’appliquant aux actions et aux principes) que fournit à l’individu la culture dans laquelle il se trouve. Bien sûr, Phèdre ne l’aurait jamais dit comme cela. Les Grecs n’étaient pas familiers avec le concept de relativisme culturel, issu de l’ethnologie moderne.

Les idéaux de beauté et de laideur évoqués par Phèdre semblent plutôt être des choses reçues sans critique, ce que Platon identifierait comme des ombres dans la caverne, des opinions illusoires entretenues par les ignorants. Pourquoi ? Parce que le reste du discours de Phèdre prend pour fondement la tradition, quelque chose de reçu et de communément reconnu comme valide, non quelque chose de

découvert de façon autonome, comme les Idées vraies auxquelles accèdent le philosophe en raisonnant et qui souvent, sont en contradiction avec l’opinion de la multitude, de la masse.

Donc, Phèdre nous dit que la grandeur, la beauté et la vie « comme il faut » ne s’atteignent qu’en conformité avec les idéaux esthétiques et moraux78 de la culture. Et l’amour, plutôt que d’être le réel principe directeur menant à la grandeur, tel que l’avait annoncé Phèdre79, est plus précisément ce qui motive l’individu à se conformer avec la plus grande vigueur à ces idéaux, à ces principes. En termes psychanalytiques, on pourrait dire que l’amour « fouette » le Sur-moi de celui qui aime, décuplant l’effet moralisant de la honte quant à l’action laide lorsque son amant en est témoin, comme l’illustre cet extrait :

[…] [T]out homme qui est amoureux, s’il est surpris à commettre une action honteuse, […] souffrira moins d’avoir été vu par son père, par ses amis ou par quelqu’un d’autre que par son aimé. Et il en va de même pour l’aimé : c’est devant ses amants qu’il éprouve le plus de honte, quand il est surpris à faire quelque chose de honteux.»80 (178 d-e)

L’amour est donc conçu par Phèdre81 comme un désir de bien paraître dans le regard de son amant ou de son aimé. Il s’agit dans les deux cas d’un désir d’être aimé, d’être estimé, plutôt que d’aimer proprement dit. C’est un désir de séduction, d’une séduction qui, accessoirement, mène sur le chemin de l’action morale. C’est un désir de se faire objet du désir de l’autre, un désir qui carbure à la honte et à la soif d’honneurs.

Cet éloge du dieu Éros, qui s’appuie sur la capacité de ce dernier d’inspirer les actions les plus grandes, les plus admirables, les plus courageuses, est bancal. Il

78 Il semble effectivement y avoir ici une confusion, ou du moins une indifférenciation, entre esthétique et

morale, entre le Bien et le Beau. Cette question mériterait d’être abordée plus en profondeur, puisqu’elle se pose fréquemment dans l’œuvre de Platon.

79 Voir passage cité plus haut.

80 PLATON. Le Banquet, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 98

est déficient parce que l’agir moral qu’inspire cet Éros n’a pas lui-même une grande valeur éthique. En effet, l’individu possédé par cet Éros-là ne se comporterait pas de façon admirable par principe, c’est-à-dire par amour de la justice, du courage et de toutes les autres vertus. Ses comportements n’auraient de la droiture que lorsqu’ils seraient susceptibles d’être vus par son aimé ou rapportés à lui. La posture éthique inspirée par cet Éros de séduction est donc instable, susceptible d’être corrompue, de perdre de la force selon les circonstances.

De plus, cet Éros de séduction de l’aimé ou de l’amant mène à la soumission de l’individu. En effet, cette passion pousse celui qui en est épris à se conformer à ce que l’autre (celui que l’on veut séduire) estime et valorise. C’est donc un amour de contorsion, un amour de conformité à un quelconque idéal relatif à quelqu’un d’autre ou à une société donnée. La satisfaction amoureuse vécue est donc tributaire du jugement de l’autre, de son approbation et de son admiration face à nos actions. Par surcroît, celui qui entre à fond dans cette démarche de séduction fait de lui- même un être faux, composé à la mesure de quelque chose d’extérieur. Il devient quelque chose d’étranger à lui-même et dont la stabilité dépend du regard de celui qu’on vise à séduire. Comment l’authenticité est-elle possible dans une telle dynamique ? Et comment envisager un amour qui évolue en marge de l’authenticité ?

Par ailleurs, faire dépendre l’agir moral de cet Éros-là, c’est fragiliser énormément la régulation des comportements sociaux. Qu’adviendrait-il de ceux qui n’aiment pas82 et qui ne sont aimés de personne ? Sur quelles bases reposerait leur désir d’agir moralement ? Il semble évident que ce serait une mauvaise stratégie éducative que de miser sur ce genre de motivation de séduction pour inspirer la droiture éthique. Ce ne serait certainement pas agir selon le principe de bonne volonté tel qu’exposé par Kant dans Les fondements de la métaphysique des

82 On pourrait m’objecter que personne ne pourrait passer toute une vie sans aimer ou désirer un autre

individu. Cela pourrait faire l’objet d’une longue discussion qui ne sera pas abordée ici, par soucis de concision.

mœurs83. En effet, agir selon le bien pour bien paraître, pour faire bonne figure

devant son amant ou son aimé, c’est agir égoïstement, pour en tirer un avantage. Nous sommes ici bien loin d’une éthique du devoir s’appuyant sur des principes solides et fiables.

Dans sa tentative de nous convaincre du pouvoir d’Éros pour rendre les hommes vertueux, Phèdre nous donne l’exemple des comportements héroïques inspirés par l’amour dans des contextes guerriers et mythologiques. En effet, comme le fait remarquer Bloom, il en fait l’élément crucial de l’ambition héroïque84. Il utilise à cette fin l’exemple d’Achille qui aurait, selon son interprétation, choisi la mort pour venger son amant, Patrocle. Toutefois, il n’est pas clairement dit par Homère que tels étaient les motifs d’Achille. Phèdre assume que la relation de Patrocle et Achille est une relation amoureuse, mais cela est une interprétation qui va plus loin que le texte lui-même. En effet, on dirait que Phèdre veut s’identifier à Achille85. Il insiste sur le fait qu’Achille était l’aimé et non l’amant, puisqu’il était plus jeune. Donc, dans ce cas, c’est plutôt l’aimé qui meurt par amour pour l’amant. Toutefois, chez Homère, il semble plutôt que la décision d’Achille de rester à la bataille et de mourir est plutôt motivée par l’amour de la gloire. Phèdre semble donc imposer quelques contorsions à la mythologie dont il se sert pour appuyer ses dires et par extension, ses propres pratiques amoureuses d’aimé (et non d’amant) en tentant de défendre qu’il est encore plus honorable (aux yeux des dieux) d’agir héroïquement pour son amant que pour son aimé. Cette tournure du discours de Phèdre en dévoile l’intention auto- justificatrice, incompatible avec une authentique recherche de vérité.

De plus, à cause du courage qu’engendre l’Éros sur le champ de bataille en général, avoir un amant est présenté comme une extraordinaire police d’assurance lorsqu’on

83 KANT, Emmanuel. Fondements de la métaphysique des moeurs suivi de Qu'est-ce que les Lumières ?, Anjou,

Les Éditions C.E.C. inc., 2011, p.82

84 BLOOM, Allan. Love and Friendship, New-York, Simon and Schuster, 1993, p. 455

va à la guerre86. Phèdre trouve qu’il vaut la peine d’accorder à son amant les plaisirs qu’il recherche en échange d’une telle protection. Encore une fois, les intentions égocentriques de l’Éros dont parle Phèdre sont à peine dissimulées.

Résonances actuelles

La critique que nous pouvons faire du discours de Phèdre nous amène à remettre en question l’amour se réduisant à une quête de séduction de l’autre. Ce genre d’amour, où il s’agit d’être le bon objet pour l’autre, tel que le formulait Fromm, cité plus tôt, est très répandu dans l’Occident capitaliste d’aujourd’hui. La plupart des gens cherchent avant tout à plaire, pensant tirer de cette aventure quelques avantages, une protection contre l’ennui et la solitude. Ainsi, pour plaire, on tente de se conformer aux ombres de la beauté, reconnues par le plus grand nombre, au fond de notre caverne sociale. L’amour de séduction est un amour qui enchaîne à des idéaux de beauté et d’honneur tout à fait relatifs, c’est un amour qui fait consommer. L’industrie de la beauté en tire un profit faramineux, ainsi que celle du vêtement, des voitures, etc. Ce que nous enseigne cette critique, la leçon que nous pouvons appliquer à notre temps, c’est qu’il faut prendre le chemin de l’authenticité pour faire une expérience plus riche de l’amour. Il ne faut pas toujours agir en fonction du regard que l’autre posera sur nos actions, en cherchant à correspondre à ce qu’il pense chercher. Il faut agir selon le Juste, selon le Bien, pour soi et les autres.

En conclusion, nous pouvons dire que la vision de l’Éros exposée dans ce discours ne correspond certainement pas à la vision idéale de l’Éros platonicien. C’est un début pour le banquet, qui est intéressant dans la mesure où ses conclusions seront, en quelque sorte, progressivement niées par les discours successifs.