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En raison de la disposition des convives au Banquet, c’est Aristophane qui aurait dû prendre la parole après Pausanias. « Mais le hasard voulut que, soit parce qu’il avait trop mangé soit pour une autre raison, un hoquet le prît et qu’il ne fût pas capable de parler. »92 (185c) Cet élément dramatique pour le moins inusité est loin d’être insignifiant. Je l’analyserai plus en profondeur au moment de traiter du discours d’Aristophane. Pour l’heure, ce qui est intéressant, c’est le ton qu’il donne au discours d’Éryximaque. En effet, ne pouvant parler, Aristophane passe la parole à Éryximaque, qui est médecin, et lui demande de l’aider à arrêter son hoquet. Avant même de commencer son éloge d’Éros, Éryximaque prend déjà le ton de la prescription médicale, ton qu’il conservera pour son discours.

Les suggestions que le médecin adresse à Aristophane pour le soulager font sourire, surtout lorsqu’on s’imagine Aristophane les mettre en application durant le discours d’Éryximaque. Il l’invite d’abord à retenir son souffle le plus longtemps possible, puis à se gargariser avec de l’eau et ultimement, à se gratter le nez pour susciter l’éternuement (185d-e). Le lecteur doit donc lire le discours d’Éryximaque avec en tête cet arrière-fond tout à fait ridicule d’Aristophane traitant son hoquet par les procédés les plus comiques. Une telle mise en scène ne peut que saper l’autorité de notre spécialiste du corps.

Éryximaque est celui qui proposa de boire modérément au début de la fête (176d) et qui suggéra qu’on renvoie la joueuse de aulόs (176e). Il est quelque peu rabat- joie et semble en avoir contre toute forme d’ivresse ou d’excès. Dans son travail, il gère les fonctions du corps. Il les connaît bien. Bloom le décrit comme suit: « He is the scientific bourgeois with “ a little pleasure by day and a little pleasure by night, but always with an eye toward health.“ This is hardly a ringing endorsement of the sublimity of Eros. »93 La citation qu’utilise Bloom vient d’Ainsi parlait Zarathoustra.

92 PLATON. Le Banquet, tradition de Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001, 185c, p.108

Bloom l’associe au dernier homme décrit par Nietzsche. C’est peu flatteur, mais on peut le comprendre du fait qu’Éryximaque produit le discours qui est probablement le plus ennuyeux et le moins poétique de toute la série. Il passe manifestement à côté de quelque chose d’important.

Effectivement, l’Éros dont parle Éryximaque ne semble pas avoir grand-chose à voir avec le sentiment amoureux humain, dont parlent tous les autres interlocuteurs. Peut-être parce qu’il n’y connaît que peu de choses, il quitte ce terrain et se met à parler du rôle de l’Éros dans le cosmos. Il reprend la distinction établie par Pausanias concernant les deux Aphrodites, mais il expose les conséquences de cette distinction sur tous les êtres (186a-b). Il parle donc des applications de cette distinction en médecine, en musique, en astronomie et en divination. « Apparently, he thinks of eros as a cosmic force, an attraction and desire among dissimilar, which brings opposite into agreement and harmony. He tries to define several arts and sciences in terms of eros [...]. »94 L’Éros dont il parle ressemble davantage à une loi de la nature, à un processus nécessaire que les médecins possèdent l’art de contrôler. En effet, la médecine est définie comme la « […] science des opérations de remplissage et d’évacuation du corps que provoque Éros. »95 (186c) Ce discours scientifique est très éloigné de la question du beau et du désir humain. La force du désir est remplacée par celle de l’attraction, la visée du beau par celle de l’équilibre et de la santé.

Comme le souligne Santas dans le passage suivant, ce discours peut aussi être vu comme représentant la tradition mythologique :

Commentators have seen Eryximachus’ speech as representing the tradition, in poetry and pre-Socratic philosophy, of Eros as a cosmic power, a principle of generation and reconciliation of opposites. In Hesiod’s Cosmogony Eros is “an all-powerful cosmic force... fairest among the immortal gods... the power of sexual generations... necessary

94 SANTAS, Gerasimos. Plato and Freud: Two Theories of Love, Basil Blackwell, 1988, p.17

to set on foot the matings and births which are thought of as the sole means of generation of all parts of the universe”.96

Cette description de l’Éros est toutefois problématique. En le rapportant à un phénomène aussi global, on en perd l’essence. On dilue la réalité que les autres discours tentent de cerner dans un concept d’une étendue démesurée. Cela a pour résultat qu’Éryximaque finit par être le seul orateur du Banquet à ne pas présenter l’Éros comme une relation entre humains comportant une dimension sexuelle. Il nous éloigne du sujet en nous entraînant dans les dédales des mécaniques du corps et du cosmos.

La cause finale de cet amour mécanique n’est pas le beau, comme le suggèrera Diotime dans son discours, mais plutôt l’harmonie par la suppression des contraires. Pour appuyer sa thèse, Éryximaque fait référence au fragment suivant d’Héraclite (187a) : « L’unité, dit-il en effet, se constitue en s’opposant elle-même à elle-même, comme c’est le cas pour l’accord de l’arc et celui de la lyre. »97 Ce qu’Héraclite semble dire dans ce fragment, c’est que l’unité est constituée de l’opposition des contraires, que les contraires sont nécessaires à l’harmonie. Toutefois, prétextant qu’Héraclite, surnommé « l’obscur », s’est probablement mal exprimé, Éryximaque réinterprète ses propos en leur faisant dire le contraire, c’est-à-dire que l’accord et l’harmonie naissent de la suppression des contraires.

Or, il n’est vraiment pas raisonnable de dire que l’accord consiste en une opposition ou qu’elle résulte d’une opposition qui continue de subsister. En fait, Héraclite voulait sans doute dire la chose suivante : à partir d’une opposition antérieure entre l’aigu et le grave, un accord se réalise ultérieurement grâce à l’art musical. […] L’accord est consonance, et une consonance est une sorte de conciliation. […] Et de même que tout à l’heure c’était la médecine, c’est à présent la musique qui introduit l’accord entre tous ces termes en produisant l’amour mutuel et la concorde.98 (187a-187c)

96 SANTAS, Gerasimos. Plato and Freud: Two Theories of Love, Basil Blackwell, 1988, p.18

97 PLATON. Le Banquet, tradition de Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001, 187a, p.110

L’amour, dans cette optique, est vidé de toute ivresse, si intérieure soit-elle. Cet amour est apaisement de toute tension et de tout désir. La forme d’unité qu’il vise, issue de la suppression des contraires, est comparable à une union qui élimine toute altérité, qui supprime l’autre. À quoi ressemblerait un couple épris d’un tel amour ? À une consonance parfaite où l’identité initiale des individus qui la forment est réduite à néant ?

Si l’amour décrit par Éryximaque est un amour mécanique, c’est parce qu’il le présente comme un phénomène cosmique nécessaire, comme une mécanique céleste et corporelle, comme un phénomène qui est étranger à la liberté humaine et à sa sensibilité esthétique. Sa théorie fait penser à une diététique de l’amour, où l’amour n’est qu’un moyen qui vise la santé, l’apaisement, l’équilibre, l’évacuation des tensions. Cette attitude est très représentative du discours médical de l’époque, tel que nous le révèlent entre autres les traités d’Hippocrate. Voici comment Michel Foucault rend compte du discours médical de l’époque sur les aphrodisia (les choses de l’amour) :

C’est dans ce contexte général que l’usage des aphrodisia est réglé en tenant compte des effets qu’ils peuvent produire sur le jeu du chaud et du froid, du sec et de l’humide, […]. Les recommandations qui les concernent se situent en général entre les prescriptions alimentaires, les exercices ou les évacuations.99

Résonances actuelles

Comme le dit si bien Bloom : « Technique takes the place of love. »100 Éryximaque ressemble aux sexologues de magazines populaires qui donnent des trucs pour ressusciter les désirs éteints. Ils y vont avec des conseils techniques, des actes concrets à poser, comme si le désir obéissait à une quelconque mécanique. Mais l’Éros dont parle Platon n’a rien à voir avec ce paradigme matérialiste. La réflexion sur l’Éros semble se restreindre chez Éryximaque à une question de vidange et de remplissage. C’est très mécanique

99 FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité II: L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p.148

et cela semble ne laisser à l’autre que la place d’un objet, d’un moyen d’atteindre un équilibre. Où est la place, dans cette vision de l’amour, pour des notions telles que le respect, l’altérité, la liberté et la bienveillance ? Ce que l’on peut tirer comme leçon de ce discours médical, c’est que l’essence de l’amour n’a rien à voir avec une technique que l’on peut contrôler comme nous tentons de le faire aujourd’hui, entre autres par la pharmacologie. Nous inventons des pilules pour éveiller le désir sexuel. Pour qui ? Pour quoi ? Une civilisation qui se comporte ainsi peut-elle vraiment prétendre comprendre quoi que ce soit au désir ?

Discours d’Aristophane : l’amour comme nostalgie de la fusion (ou