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L'humour et les infractions d'opinion : étude comparée des systèmes français et canadien

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Academic year: 2021

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L’humour et les infractions d’opinion

Étude comparée des systèmes français et canadien

Mémoire

Maîtrise en droit

Marie Bomare

Université Laval

Québec, Canada

Maître en droit (LL.M.)

et

Université de Toulouse I Capitole

Toulouse, France

Master (M.)

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Résumé :

Cet écrit propose une analyse de la réception de l’humour par le droit pénal français par l’intermédiaire des infractions d’opinion. Le cadre est limité à ces infractions relevant d’un régime spécifique en France afin de cerner un contentieux particulier : les poursuites exercées à l’encontre d’humoristes, de journalistes, de dessinateurs ou d’animateurs ayant prononcé certains dires ou dont l’œuvre a été publiée.

Nous verrons que ces protagonistes peuvent être poursuivis sous le couvert de plusieurs infractions comme la diffamation, l’injure, ou l’incitation à la haine. Toutes ces infractions sont à concilier avec la liberté d’expression. Face à la singularité de ce contentieux et suite à l’importante influence européenne, la Cour de cassation module la répression en se servant de certains critères juridiques. Elle utilise notamment le critère du débat d’intérêt général et celui de la personne publique en tant que faits justificatifs. Néanmoins, les propos « graves » restent sanctionnés.

L’analyse sera régulièrement complétée par des comparaisons avec le droit criminel canadien afin de faire ressortir des principes transcendant les deux systèmes répressifs ainsi que des divergences dans l’appréhension du discours comique. Il semble que l’expression humoristique échappe majoritairement au droit criminel. Il existe en effet moins d’infractions canadiennes qui, en France, relèveraient des délits de presse. Le Code criminel contient cependant le crime de libelle blasphématoire dont la possible inconstitutionnalité sera abordée. En outre, les juridictions canadiennes ont resserré les périmètres d’application des incriminations restantes afin de sanctionner uniquement les comportements les plus attentatoires à la société. Finalement, la plupart des auteurs de discours comiques ne semble pas pouvoir être criminellement inquiétée. D’ailleurs, il arrive à la Cour suprême de faire directement référence à l’humour. L’étude du droit canadien sera également l’occasion de s’attarder sur un nouveau courant doctrinal : la défense de plaisanterie.

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Summary :

This writing proposes an analysis of the reception of humor by the French criminal law through the infractions of opinion. The frame is limited to these infractions that are part of a specific regime in France to encircle a particular dispute: the law suits exercised against humorists, journalists, draftsmen or presenters having pronounced or published certain statements or drawing.

We shall see that these protagonists can be charged under the cover of several offenses as defamation, insult, or incitement to hatred. All these offenses are to be reconciled with the freedom of expression. In front of the feature of this dispute and further to the important European influence, the Court of Cassation modulates the repression by means of certain legal criteria. It uses in particular the criterion of the debate of general interest and the one of the public person as justificatory. Nevertheless, the "serious" talks remain punished.

The analysis will regularly be completed by comparisons with Canadian criminal law to highlight principles transcending both repressive systems as well as differences in the apprehension of the funny speech. It seems that the humorous expression escapes mainly the criminal law. There are indeed fewer Canadian offences which, in France, would constitute violations of the press laws. The Criminal Code contains however the crime of blasphemous libel, the possible unconstitutionality of which will be addressed. Besides, the Canadian jurisdictions tightened the scope of applicability of the remaining incriminations to sanction only the most prejudicial behavior to the society. Finally, most of the authors of funny speeches do not seem to be able to be criminally sanctioned. Moreover, sometimes the Supreme Court directly makes reference to humor. The study of Canadian law will also be the opportunity to linger on a new doctrinal current : the defense of prank.

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Table des matières :

Résumé ... Erreur ! Signet non défini. Summary ... Erreur ! Signet non défini. Remerciements ... Erreur ! Signet non défini.

Partie introductive ... 1

Première Partie – Les possibilités répressives de l’expression humoristique... 14

Titre I – Les limites potentielles du discours humoristique par le biais des infractions d’opinion ... 14

Chapitre I – L’expression comique, forme de liberté d’expression ... 14

Chapitre II - Les encadrements possibles de l’expression comique ... 29

Titre 2 – Le discours humoristique fréquemment écarté du droit criminel canadien ... 46

Chapitre I – Des incriminations quantitativement moindres ... 46

Chapitre II – Des interprétations jurisprudentielles restrictives ... 62

Seconde Partie – L’atténuation jurisprudentielle de la répression de l’expression humoristique ... 78

Titre 1 – Les modulations prétoriennes insufflées par le droit européen ... 78

Chapitre I - La justification de l’infraction par le critère du débat d’intérêt général. 79 Chapitre II – La justification de l’infraction par le critère de la personne publique .. 96

Titre 2 – Une répression parfois inévitable ... 110

Chapitre I - L’absence d’impunité pour les propos considérés comme « graves » . 110 Chapitre II - Vers une réécriture de la loi du 29 juillet 1881 ? ... 125

Conclusion : ... 137

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Remerciements :

Je tiens avant tout à remercier mes directeurs de recherche pour leur aide précieuse : A Monsieur de Lamy, pour ses conseils, pour le premier semestre toulousain captivant et pour m’avoir permis de participer au programme d’échange canadien, expérience inoubliable.

A Monsieur Rainville, pour sa disponibilité, ses remarques, ses encouragements et sa gentillesse. Vous avez rendu notre séjour canadien très agréable.

A ma mère préférée et à mon unique sœur préférée, pour leur relecture avisée. A Caroline Schmartz, qui m’a donné envie d’intégrer cette formation.

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Partie introductive

De prime abord, allier le droit pénal et l’humour peut sembler surprenant. L’antinomie est totale : la rigueur et la sévérité de la matière répressive s’opposent à la légèreté et à la désinvolture de la dérision. Pourtant, nous verrons que leur rapprochement n’a rien d’étonnant.

Selon l’encyclopédie Larousse, l’humour serait une « forme d'esprit qui s'attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité ».

Rien n’est plus subjectif et culturel que l’humour ; sa perception varie en fonction de filtres culturel, personnel, contextuel, et temporel. Le mot d’esprit permet d’établir une relation sociale à travers le langage, de créer des liens particuliers entre les individus1. Une

plaisanterie fait d’ailleurs souvent intervenir plusieurs acteurs. Le professeur Patrick Charaudeau fait état d’un rapport triangulaire entre un émetteur humoristique – un locuteur ou un dessinateur - un récepteur – un individu ou un public - et une cible – une personne ou une idée2. L’émotivité des raillés ne sera jamais identique. Certains accepteront facilement

que l’on se joue d’eux alors que d’autres y percevront un affront.

La plaisanterie pourra provoquer plusieurs émotions. La première est bien entendu la joie, qui, selon les mots de René Descartes, serait « une agréable émotion de l’âme, en laquelle consiste la jouissance qu’elle a du bien que les impressions du cerveau lui représentent comme sien »3. Thomas Hobbes en a une conception moins positive : bien que,

à nouveau, le rire « annonce toujours la joie », il serait un signe de vanité. Le philosophe soutient à ce propos que « [l]'on voit encore des hommes rire des faiblesses des autres, parce

1 Pour une analyse plus sociologique de l’humour et sur les limites morales : écouter la conférence de Patrick

Charaudeau « Humour et liberté d’expression », retransmise par France culture, 6 octobre 2016, en ligne :

https://www.franceculture.fr/conferences/universite-paris-dauphine/humour-et-liberte-dexpression?xtmc=expression&xtnp=1&xtcr=1

2 Ibid.

3 René Descartes, Les passions de l'âme, seconde partie, 1649, article 91 dans Œuvres philosophiques - Tome

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qu'ils s'imaginent que ces défauts d'autrui servent à faire mieux sortir leurs propres avantages »4.

L’objectif de l’action comique peut aussi être de dénoncer. L’humour a toujours entretenu des liens avec le pouvoir pour le moquer, le ridiculiser mais aussi, et surtout, pour s’y opposer. Accrocheur, l’humour retient l’attention et permet la transmission d’idées notamment lorsqu’il raille des sujets sérieux. Il peut s’avérer être un réel contre-pouvoir, une voix d’opposition. La journaliste Sandrine Galand prétend à ce titre que « [f]aire rire, c’est posséder un pouvoir. Le sujet qui fait rire détient toutes les cartes dans son jeu, et même quelques frimes. Il donne le coup final — la punch line —, il enfonce le clou de la blague à la force, à la vitesse et à la profondeur qu’il désire »5. C’est la raison pour laquelle l’humour

est parfois censuré. On peut par exemple penser au retrait de la télévision égyptienne de l’émission satirique du comique Bassen Yousseph qui raillait les frères musulmans et l’armée6.

La définition posée par l’encyclopédie Larousse laisse entrevoir une diversité des formes humoristiques. Le terme « humour » utilisé dans notre étude se veut générique mais recoupe des réalités variées. Les expressions liées au fait humoristique sont légion, faisant ainsi écho aux multiples manières de provoquer le rire. Il semble donc nécessaire de dresser un inventaire des catégories d’humour susceptibles de croiser le droit pénal. Tout classement peut être contesté, d’autant plus que les contours de certaines formes comiques sont flous. Nous exposerons cependant les catégories les plus courantes.

Débutons par l’ironie qui est, selon l’encyclopédie Larousse, une « manière de railler, de se moquer en ne donnant pas aux mots leur valeur réelle ou complète, ou en faisant entendre le contraire de ce que l'on dit ». L’ironie s’apparente à un humour élaboré. Comme le souligne le professeur Pierre Rainville, «[c]ontrairement aux paroles en l’air, l’ironie veut être prise au sérieux »7. La difficulté que rencontrera le juge sera alors de percevoir l’ironie

4 Thomas Hobbes, De la nature humaine, Chapitre IX, point 13, 1640.

5 Sandrine Galand, « Rire à corps perdu, La prise de pouvoir des femmes par l'humour », dans la La dictature

du rire - Parts d’ombre de l’humour, Liberté - Art Politique, n°316, 2017, p.30.

6 Pour plus de précisions : écouter l’émission de Vincent Martigny, « Le rire en politique », l’Atelier du pouvoir,

France culture, 2015.

7 Pierre Rainville, « De la dérision à la sanction, le sort réservé aux dérives langagières en droit pénal

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dans un discours. Il devra se fonder sur certains indices concernant l’intention moqueuse de l’auteur.

Toujours selon l’encyclopédie Larousse, le sarcasme est « l’action de railler avec méchanceté ». Il se confond traditionnellement avec l’ironie même s’il comporte un degré d’exagération voire d’agressivité supérieur. Le terme « raillerie » renvoie aussi au sarcasme. René Descartes perçoit certains bénéfices à la raillerie « modeste ». Selon lui, elle « reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules, sans toutefois qu’on en rie soi-même ni qu’on témoigne aucune haine contre les personnes, elle n’est pas une passion, mais une qualité d’honnête homme, laquelle fait paraître la gaieté de son humeur et la tranquillité de son âme, qui sont des marques de vertu, et souvent aussi l’adresse de son esprit, en ce qu’il sait donner une apparence agréable aux choses dont il se moque »8.

La caricature, est définie par l’encyclopédie Larousse comme une « représentation grotesque, en dessin, en peinture, etc., obtenue par l'exagération et la déformation des traits caractéristiques du visage ou des proportions du corps, dans une intention satirique ». Le genre caricatural est souvent mis en relation avec la liberté de critique, forme de liberté d’expression. Pour exemple, l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 juin 1987 soutient que « la caricature, manifestation de la liberté de la critique, autorise un auteur à forcer les traits et à altérer la personnalité de celui qu'elle représente... »9. La caricature est omniprésente

dans l’humour français. Chaque sujet d’actualité se verra accompagné d’un dessin caricatural. Elle aura pratiquement toujours pour cible les élites ou les politiques et mettra en lumière certains de leurs travers. Des journaux comme Charlie Hebdo ou Le Canard Enchaîné en ont fait leur marque de fabrique. La caricature nécessitant un support, elle sera aisée à déceler par les juridictions.

La parodie, selon la même source encyclopédique, peut se définir comme une « imitation satirique d'un ouvrage sérieux dont on transpose comiquement le sujet ou les procédés d'expression ». Ce genre humoristique s’inspire d’une œuvre existante pour la détourner dans un objectif comique. L’exagération et l’humour doivent rendre toute confusion avec l’œuvre originale impossible, respectant ainsi les exigences du droit de la

8 René Descartes, supra note 3, article 180. 9 CA Paris, 7ème ch, 19 juin 1987, n°20957.

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propriété intellectuelle. En ce sens, la parodie est facilement perceptible par les juges. Toute la jurisprudence française sur les Guignols de l’Info en est une parfaite illustration.

Selon l’encyclopédie Larousse, la dérision s’apparente à une « moquerie dédaigneuse, raillerie mêlée de mépris, sarcasme ». La dérision cherche à ridiculiser, rabaisser une personne, une idée, une situation. La définition renvoie au « mépris » ce qui pourrait être un indice d’une certaine animosité personnelle, critère utilisé par la jurisprudence française lorsqu’elle condamne l’humour. René Descartes insiste sur le fait que la dérision n’est pas un « mal » grave, elle serait « une espèce de joie mêlée de haine, qui vient de ce qu’on aperçoit quelque petit mal en une personne qu’on pense en être digne […] mais ce mal doit être petit ; car, s’il est grand, on ne peut croire que celui qui l’a en soit digne, si ce n’est qu’on soit de fort mauvais naturel ou qu’on lui porte beaucoup de haine »10.

Parlons enfin de l’humour noir. Cette forme comique associe le rire à un thème habituellement grave. L’humour noir est souvent provocateur, aime jouer avec les limites de l’acceptable. L’encyclopédie Larousse le qualifie d’ « humour cruel, grinçant, qui porte sur des situations tragiques et choisit de les présenter comiquement. ». Cette forme humoristique heurte les valeurs positives défendues par une société. Le souci du juge sera alors de déceler l’humour, de tracer les frontières entre ce qui appartient au comique et ce qui va au-delà. Il devra cependant prendre garde à ne pas devenir un arbitre du bon goût.

A présent que nous avons défini les principales catégories de l’humour, il nous faut établir ce que recouvre la notion de droit pénal dans notre étude comparative de la France et du Canada.

Notre analyse sera en effet axée sur les droits de ces deux pays. La France et le Canada partagent une certaine culture, du fait de leur Histoire, et possèdent certaines valeurs communes. Le droit pénal ayant pour dessein de protéger les valeurs fondamentales d’une société en réprimant les comportements jugés néfastes, il est logique que les systèmes répressifs canadiens et français se recoupent. Chacun se plait d’ailleurs à s’inspirer de son

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homologue lorsque des modifications législatives sont envisagées. En attestent certaines réformes11 de droit pénal français insufflées par le courant de pensée canadien de « Justice

restaurative »12, dite « Justice réparatrice » selon la terminologie canadienne.

Une précision importante doit être apportée : au Canada, l’expression « droit pénal » recouvre la totalité des infractions fédérales et provinciales alors que celle de « droit criminel » est réservée aux infractions les plus graves, principalement celles du Code criminel canadien. Ce droit relève exclusivement de la compétence du parlement fédéral depuis la fin du dix-neuvième siècle. L’expression « droit pénal », en France, fait référence à « la branche du droit qui punit certains actes appelés infractions »13. Ces dernières se divisent très

classiquement, selon leur gravité, en trois catégories : les contraventions, les délits et les crimes.

Nous ne nous intéressons cependant pas à toutes les infractions susceptibles de rencontrer l’humour. Nous nous limiterons aux délits de parole et laisserons de côté tous les actes répréhensibles pouvant être réalisés sous couvert d’un canular. Partant, nous nous concentrerons sur le droit pénal français et sur le droit criminel canadien dont relèvent ce type d’infractions. Un tel choix s’explique par un souci d’homogénéité, les infractions réalisées dans un but humoristique étant extrêmement diverses, et par le souhait de s’attarder sur une jurisprudence accordant certaines spécificités à la parole humoristique.

L’expression « délit de parole » ou « délit d’opinion » est ajuridique. Il n’existe aucune définition en droit positif de ces comportements et les avis doctrinaux divergent quant à la teneur, voire l’existence, de ces infractions14. La notion de délit d’opinion pourrait faire

11 Voir par exemple : Loi n°93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale ou Loi n°2004-204

du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

12 Pour une illustration plus poussée de ce courant, voir l'article de Benjamin Sayous et de Robert Cario, « La

Justice restaurative dans la réforme pénale : de nouveaux droits pour les victimes et les auteurs d'infractions pénales », AJ pénale, Dalloz, 2014, p.461. L’objectif de ce courant est d’adapter la justice pénale, jugée trop

sévère, aux autochtones, surreprésentés dans le monde carcéral canadien.

13 Jacques Leroy, Droit pénal général, 5ème ed, Paris, LGDJ, 2014, p.43.

14 Pour un exemple voir : Nathalie Droin, Patrick Charlot et Emmanuel Dreyer, Les limitations à la liberté

d’expression dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881 : disparition, permanence et résurgence du délit d’opinion, Paris, LGDJ, 2010.

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l’objet de nombreux développements dont nous nous dispenserons dans cet écrit afin que notre analyse reste axée sur la plaisanterie.

Dans un souci de clarté, nous retiendrons la définition du professeur Thomas Hochmann pour qui le délit d’opinion s’apparente à « une restriction de la liberté d’expression qui permet de réprimer une expression définie par sa signification et indépendamment de ses conséquences »15. Les infractions d’opinion sont finalement « les

délits qui pénalisent l’expression d’une opinion pour des raisons idéologiques sans qu’il soit besoin de démontrer objectivement la mise en cause de l’ordre public ou une atteinte aux droits d’autrui »16. Nous aborderons ainsi des infractions comme l’injure, la diffamation,

l’apologie, ou l’incitation à la haine. Ce sont les infractions que l’on retrouve dans la célèbre loi française sur la liberté de la presse en date du 29 juillet 188117. D’ailleurs, il est important

de préciser que « l’intitulé de la loi de 1881 peut induire en erreur : elle ne s’applique pas seulement à la presse mais à l’ensemble des propos faisant l’objet d’une publicité »18.

A présent que nous avons délimité notre sujet et en avons défini les termes, nous pouvons aborder le cœur de notre problématique.

Le thème de l’humour est peu abordé en droit autant dans les différents parcours universitaires que dans l’immensité de la doctrine juridique. Pour reprendre la pensée de Jean Pradel : « on ne compte plus les études, des deux côtés de l’Atlantique, sur l’ivresse, l’avarice, la jalousie ou la brutalité. Pourquoi alors les pénalistes se font si discrets ? Pourquoi n’ont-ils pas aimé parler de l’humour et de la plaisanterie, eux qui ont battu toute la campagne des vices et autres déviations de l’homme ? »19.

En France, seul le droit de la propriété intellectuelle dispose de textes traitant directement de l’acte humoristique relatif aux droits de reproduction pour la parodie ou la

15 Thomas Hochmann, « Qu’est-ce qu’un « délit d’opinion » ? », (2012) 53 Cahiers de Droit 793, p.793 à 812. 16 Bernard Beignier, Bertrand de Lamy et Emmanuel Dreyer, Traité de droit de la presse et des médias, Paris,

Litec, 2009, p.95.

17 Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, en ligne :

<https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006070722>

18 Bernard Beignier, Bertrand de Lamy et Emmanuel Dreyer, supra note 16, p.3.

19 Préface de Jean Pradel, Les humeurs du droit pénal au sujet de l'humour et du rire de Pierre Rainville,

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caricature. En sus du but comique, une reproduction sera permise à condition de n’engendrer aucune confusion avec l’œuvre originale.

Le Code criminel canadien, en revanche, cible parfois nommément l’humour. En atteste l’article 298(2) relatif au crime de libelle diffamatoire qui prévoit qu’ « [u]n libelle diffamatoire peut être exprimé directement ou par insinuation ou ironie ». Il semble ainsi que, dès 1955, date à laquelle le Code a subi une importante réforme, le législateur canadien avait conscience des dérives potentielles de l’humour.

L’humour peut avoir pour dessein de choquer, provoquer, s’affranchir des règles. Le professeur Patrick Charaudeau soutient que « [l]’humour, on le sait, est transgressif, parfois subversif. Transgressif, il va contre la norme, contre ce qui apparaît la normalité humaine, une représentation de la vie en société que construisent les individus afin de se donner l’illusion du bien vivre ; mais une transgression au risque de renforcer la norme. Subversif, c’est la norme même qu’il met en cause, qu’il interroge de l’intérieur, dans son fondement ; mais une subversion au risque de nous laisser en suspens »20. Certaines formes de discours

humoristiques se plaisent d’ailleurs à frôler les limites, les frontières de l’interdit. C’est par exemple le cas de la ligne humoristique de l’artiste Dieudonné. Le succès de ses spectacles tient justement à ses choix humoristiques provocateurs.

Selon Patrick Charaudeau, « [t]ous les humoristes le disent : l’humour, pour qu’il ait un impact, doit frapper très fort, « un coup de poing dans la gueule », disent le dessinateur Loup et Cavanna, le créateur d’Hara-Kiri et de Charlie Hebdo. »21. Philippe Marion,

professeur et docteur en sciences de la communication, affirme également que la caricature a vocation à « transgresser les consensus fades et la mollesse morne du normal par la raillerie »22. En voulant briser les normes, le propos comique pourra outrepasser certaines limites et

tomber sous l’égide du droit. Le choix de réprimer ou non le discours comique est d’ailleurs révélateur de la tolérance d’une société.

20 Patrick Charaudeau, Humour et engagement politique, la dictature c’est ferme ta gueule la démocratie c’est

cause toujours, Limoges, Lambert-Lucas, 2015, p.7.

21 Patrick Charaudeau, L’humour de Dieudonné : le trouble d’un engagement, Ibid, p.147. 22 Philippe Marion, Rencontre avec Pierre Kroll, Le devoir d’ingratitude, Ibid, p.197.

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On peut noter une différence de taille entre le Canada et la France. On remarque en effet, dans la pratique judiciaire, que le droit pénal français est plus souvent confronté aux infractions de presse que le droit criminel canadien. Ce dernier n’est pas imperméable aux infractions de paroles telles le crime de menace, de complot ou de racolage et disculpera leurs auteurs si une preuve de l’humour est rapportée. Néanmoins, concernant les infractions canadiennes similaires aux délits de presse français, quasiment aucun litige n’est porté devant les juridictions criminelles canadiennes. La voie civile est largement préférée comme l’illustre la récente affaire médiatique relative à l’humoriste québécois Mike Ward23.

Ce constat nous amène à réorganiser l’approche comparative de notre essai. Le cœur de notre analyse sera ainsi le droit pénal français bien plus souvent confronté à des litiges liés à l’humour. Le droit canadien servira de point de comparaison d’autant plus que, nous le verrons, les juridictions canadiennes font parfois directement référence au propos comique. La loi française édicte des incriminations prohibant certaines expressions. La protection d’intérêts privés tels que l’honneur ou la considération justifie par exemple des délits tels que l’injure ou la diffamation. Ces infractions pourront concerner la dérision puisque cette dernière a souvent pour cible des particuliers qui peuvent s’en estimer les victimes. La protection d’intérêts publics, tels que la sécurité et l’ordre public, motive, quant à elle, le délit d’apologie du terrorisme ou celui d’incitation à la haine. Ces infractions sont à concilier avec la liberté d’expression.

Ces diverses incriminations conduisent à un contentieux pénal assez abondant. Or, en interdisant les manifestations d’opinion, l’humour peut indirectement être visé. Plus le législateur intervient pour contenir l’expression, plus la plaisanterie est susceptible d’être réprimée. D’ailleurs, le professeur Pierre Rainville relève que « [l]’humour adopte souvent pour cible les valeurs que le droit criminel entend protéger »24.

Pourtant, de prime abord, le droit criminel paraît bien éloigné de la plaisanterie dont la nocivité n’est pas manifeste. Les intérêts protégés par la répression de l’humour sont plus

23 Pour un résumé de l’affaire voir : Louis-Samuel Perron, « Mike Ward condamné à verser 35 000$ à Jérémy

Gabriel », 2016, en ligne :

<http://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/actualites-judiciaires/201607/20/01-5002933-mike-ward-condamne-a-verser-35-000-a-jeremy-gabriel.php>.

24 Pierre Rainville, « Paroles de déraison et paroles de dérision : les excès de langage à l’épreuve du droit

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diffus. La société est-elle vraiment en danger lorsqu’un humoriste fait une plaisanterie et doit-il être poursuivi pour diffamation ? L’honneur ou la considération d’une personne est-elle réest-ellement mise à mal lorsqu’une raillerie est faite à son encontre ? L’évidence même d’une sanction pénale ne va pas de soi. Et, même si l’on estime que le rire peut porter atteinte à ces valeurs, l’offense est-elle suffisamment importante pour justifier l’intervention du droit criminel ? L’humoriste, le journaliste, l’animateur ou même le simple particulier qui énonce une opinion sur le ton de la blague a-t-il vraiment un comportement nuisible ou dangereux ?

Pourtant, les interactions françaises entre l’humour et le droit pénal ne sont pas nouvelles et se font même de plus en plus nombreuses.

Pas nouvelles puisque l’humour a, de tout temps, été utilisé afin de contester ou de railler un pouvoir en place. C’est ainsi qu’en l’année 1831 des dessins du roi Louis-Philippe l’assimilant à une poire furent publiés dans un journal français. Le caricaturiste entendait dénoncer l’inertie du monarque. La publication eut pour conséquence un retour au régime de la censure.

Plus nombreuses puisque, depuis la grande loi française sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 créant un régime protecteur spécifique pour la presse et abrogeant la majorité des délits d’opinion, le législateur est progressivement venu encadrer davantage la liberté de parole. Nous verrons que les modifications législatives successives ont conduit à incriminer de plus en plus de comportements, à étendre les champs d’applications des infractions. Ainsi, « [r]ares sont les incriminations qui disparaissent, le législateur a « enrichi » la loi de 1881 de nouvelles limites pour ne pas être accusé de demeurer sans réaction face à un abus de langage qui a particulièrement ému l’opinion publique ; les strates pénales se sont donc empilées au coup par coup »25.

Les affaires, souvent médiatiques, ne cessent de se multiplier d’autant plus que les possibilités de publication n’ont fait que croître depuis l’essor d’internet. Le procès des caricatures de Mahomet du journal Charlie Hebdo26 est sans doute l’exemple le plus

retentissant où la plaisanterie s’est trouvée confrontée au droit pénal.

25 Bernard Beignier, Bertrand de Lamy et Emmanuel Dreyer, supra note 16, p.2 et 3.

26 TGI Paris, 17e Ch, 22 mars 2007, « Union des Organisations Islamiques de France et autres c. Charlie Hebdo

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Cette situation est souvent dénoncée. Il est habituel d’entendre que l’humour d’antan ne serait plus accepté aujourd’hui. Par exemple, Coluche dans son sketch de 1979 « La politique » qualifiait le ministre Michel Debré d’handicapé mental et la speakerine Denis Fabre d’alcoolique. De tels propos engendreraient à coup sûr de nos jours des poursuites pour injure publique. De même, Guy Bedos, dans « Vacances à Marrakech » s’amusait de l’omniprésence des arabes : « L’avion a fini par se poser, et alors là, des Arabes, des Arabes, des Arabes, que ça ! Que ça ! Les porteurs, Arabes, bon, ça normal ! ». Il n’est pas certains que de tels propos échappent aujourd’hui au droit pénal. De même, la liberté de ton de Pierre Desproges serait aujourd’hui presque inimaginable.

Il ne faut toutefois pas oublier que le comique suit l’évolution sociale, tout comme le droit pénal. On pourrait aussi arguer que l’humour a changé. Certes, Coluche, dans l’exemple précédent, prenait à parti des personnalités particulières, mais le sketch dénonçait le gouvernement dans son ensemble et les injustices de façon générale. Aujourd’hui, la plaisanterie est bien plus ciblée. Les billets d’humeur, d’une durée de quelques minutes, se concentrent sur quelques personnalités politiques.

En outre, les possibilités d’expression n’ont fait que croître ces dernières années. Cela concerne évidemment l’outil informatique qui peut être la cause de poursuites pour des infractions de presse. Cela peut aussi concerner des journalistes, humoristes ou dessinateurs invités à s’exprimer dans d’autres occasions que leur scène première. Pour reprendre l’exemple de Dieudonné, la controverse vient davantage de propos tenus hors scène que lors de ses représentations.

Il n’en demeure pas moins que la chambre criminelle semble avoir conscience de la singularité de la situation. Dans son ensemble, le contentieux peut paraître manquer d’homogénéité. Les différents contextes pourront faire varier les solutions, notamment pour les juges du fond habituellement plus proches des justiciables. Or, depuis quelques années, sous l’impulsion européenne, la Cour de cassation semble vouloir fixer sa jurisprudence. L’humoriste, le plaisantin, est ainsi à l’origine de modulations jurisprudentielles en sa faveur notamment concernant les délits phares d’injure et de diffamation. Aussi, malgré les points de friction avec le droit répressif, l’humour est peu sévèrement réprimé. Le dessinateur Loup

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donne une illustration de ce phénomène : « J’ai eu dix-sept procès et je les ai presque tous perdus pour le franc symbolique. Mais c’est ça le métier … »27.

La comparaison avec le droit canadien aura des apports incontestables. Comme toute étude comparée, cet essai a pour ambition de mettre en lumière les ressemblances et les divergences entre les systèmes juridiques français et canadiens28. Rappelons que comparer

revient à « entendre plusieurs cultures comme elles se sont entendues elles-mêmes, puis les entendre entre elles : reconnaître les différences construites, en les faisant jouer les unes en regard des autres »29.

L’analyse permettra tout d’abord de relever des similitudes dans la répression puisque des infractions semblables existent dans les deux arsenaux législatif. Aussi, à l’instar de la chambre criminelle, la Cour suprême canadienne, cour « placée au sommet de l’ordre juridictionnel sans distinction des matières constitutionnelles, administratives, financières, judiciaires »30, a conscience de la singularité du discours comique.

Néanmoins, des dissemblances sont notables. Outre le fait que la conception canadienne de la liberté d’expression diverge de celle de la France, l’étude permettra de remarquer que l’humour est peu réprimé. En effet, les infractions d’opinion sont quantitativement moindres au Canada et il ressort de l’étude de la jurisprudence de la Cour suprême canadienne qu’il est généralement possible d’incriminer certaines paroles excessives tout en faisant en sorte que le propos railleur ne tombe pas sous l’égide du droit criminel. La liberté d’expression du comique est souvent anticipée.

Par ailleurs, avant d’entreprendre notre étude, nous tenons à rappeler que « [c]haque droit est infailliblement local et, ce faisant, justifié au regard de la singularité culturelle dans laquelle il est enchâssé […] un droit n’est vrai ou faux, bien ou mal, que par rapport à sa propre culture »31. Aussi, les développements concernant le droit canadien ci-après seront

27 Loup interviewé par Patrick Charaudeau, Interview de Loup, au-delà du miroir, supra note 20, p.23. 28 Pour une étude plus générale de la perception de l’humour en droit pénal canadien : lire l’ouvrage de Pierre

Rainville, supra note 19.

29 Marcel Detienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 1999, p.59.

30 Denis Salas, Les 100 mots de la Justice, Paris, coll Que sais-je ?, PUF, 2011, p.38. 31 Pierre Legrand, Le droit comparé, Paris, coll Que sais-je ?, PUF, 1999, p.116.

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uniquement relatifs à notre question de recherche. Nous ne pouvons que laisser dans l’ombre des pans entiers de cet autre système juridique.

Concernant notre question de recherche, les interrogations sont multiples : faut-il tout d’abord qu’une juridiction prenne en compte la plaisanterie ou doit-elle y rester indifférente ? Comment déterminer si un propos relève ou non de la dérision ? Quelles seraient les limites de l’humour acceptable ? Faut-il s’intéresser aux différentes sensibilités en cause ? Toute personne, même non professionnelle, peut-elle invoquer l’argument de l’humour ? Plus largement, le discours comique est-il un acte suffisamment grave pour justifier l’intervention du droit pénal ? Ces questions n’amènent pas forcément de réponse tranchée. L’étude de la jurisprudence apportera quelques pistes de réflexion.

Notre question de recherche restera générale afin d’aborder toutes ces interrogations. Cela se justifie d’autant plus que la collision entre le propos humoristique et le droit pénal n’amène pas de solution strictement définie. Tout est question de l’humour en cause, de la victime visée et de la perception du public. La nuance gouvernera notre analyse qui restera très factuelle.

Nous nous demanderons ainsi comment le droit pénal français reçoit l’humour par l’intermédiaire de ses infractions d’opinion.

D’un point de vue méthodologique, nous trouverons nos réponses dans l’étude de la jurisprudence française et européenne. L’analyse du droit et de la jurisprudence canadienne apportera des points de comparaison.

Notre hypothèse consiste à soutenir que les juridictions françaises ont conscience de la singularité du contentieux humoristique. Cela conduirait à prendre en compte cette particularité dans les solutions prétoriennes. La répression serait moins systématique notamment au nom de la liberté d’expression.

Très classiquement, il nous faudra exposer les diverses possibilités de répression de l’expression humoristique (Partie 1). Cela sera également l’occasion d’observer la façon de faire canadienne qui semble diverger de celle française. Il sera ensuite de mise d’aborder les

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solutions prétoriennes, françaises et européennes, venant accorder une certaine liberté de ton au discours comique (Partie 2).

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Première Partie – Les possibilités répressives de

l’expression humoristique

Le droit pénal français peut parfois réprimer le discours comique. Le législateur a en effet édicté certaines infractions, à concilier avec la liberté d’expression, sanctionnant la simple parole (Titre I). Une comparaison avec le système canadien permet d’observer que le droit criminel ne sanctionne habituellement pas l’auteur d’un dire railleur (Titre 2).

Titre I – Les limites potentielles du discours humoristique par

le biais des infractions d’opinion

Ainsi délimité dans notre introduction, le discours humoristique participe de la liberté d’expression (I), qui, comme toute liberté fondamentale, doit « préserver la cohésion sociale, conserver les principes qui fondent l’équilibre des sociétés humaines, [et] garantir le bien commun »32. Pour autant, cela n’empêche pas que des infractions puissent sanctionner l’expression comique (II).

Chapitre I – L’expression comique, forme de liberté d’expression

• Le caractère fondamental de la liberté d’expression :

La liberté d’expression est une liberté fondamentale de l’homme. Parfois qualifiée de « droit hors du commun »33, elle permet à toute personne d’exprimer une pensée, une opinion. La liberté d’expression est une liberté de l’esprit, par opposition à celles relatives au corps. La pluralité des opinions, la diversité des informations et leur partage assure à chacun l’occasion de construire son propre raisonnement, son propre point de vue, d’empêcher un

32 Michel Levinet, Droits et libertés fondamentaux, 1er éd, Paris, coll Que sais-je ?, PUF, 2010, p.122.

33 Frédéric Sudre, Droit européen et international des droits de l'homme, 7e éd, Paris, coll Droit fondamental,

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cloisonnement intellectuel. Cette liberté a été dans les premières à être proclamée. On parle ainsi de droit de la première génération, c’est à dire des droits civils et politiques34.

La liberté d’expression possède une double dimension. La première est intime puisqu’elle permet à un sujet de se réaliser personnellement en se forgeant sa propre pensée. La seconde est politico-sociale. Elle est ainsi « un instrument essentiel au bon fonctionnement de la société puisqu’elle offre à chacun la possibilité de communiquer avec autrui et de contribuer au débat public »35.

Il est de coutume d’affirmer que la libre expression constitue l’un des socles de la démocratie. L’Histoire36 et l’actualité montrent en effet que les régimes autoritaires ont tendance à museler la presse et réprimer l’expression de certaines opinions afin de contrôler l’information à leur profit. La liberté d’expression aura d’ailleurs été l’un des grands combats des philosophes des Lumières. Au vu de la situation internationale, cette liberté presque politique constitue un privilège trop rare. Assurer une libre expression revêt une importance toute particulière, presque symbolique. Pouvoir exprimer une opinion se doit d’être un droit inaliénable. La professeure Blandine Kriegel souligne que « le monopole de l’information et la pensée unique ne fourniront jamais les moyens d’un équilibre entre libertés »37.

• L’assise textuelle de la liberté d’expression :

L’assise textuelle de la liberté d’expression se révèle complète et ancienne. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 consacre la liberté d’opinion à son article 1038 ainsi que la liberté d’expression à son article 1139. Ces libertés,

34 Michel Levinet, supra note 32, p.37 à 40 : la deuxième génération de droit est constituée des droits

économiques et sociaux tandis que la troisième regrouperait les « droits de solidarité » c’est à dire le droit à la paix, au désarmement, au développement et à un environnement. Cette distinction tripartite est par la suite remise en cause.

35 Nathalie Droin, Patrick Charlot et Emmanuel Dreyer, supra note 14, p.9.

36 Pour une analyse historique de la liberté d’expression, voir l’ouvrage de Sylvia Preuss-Laussinotte, La liberté

d’expression, Paris, Ellipses, 2014, p.5 à16.

37 Blandine Kriegel dans le Colloque Presse-Liberté d'Alain Chastagnol et Marie-Christine de Percin, Les

nouvelles censures de l’écrit et de l’image : Actes du colloque Presse-Liberté du 15 avril 1999, Paris, Presses

universitaires de France, 1999, p.45.

38 L'article 10 dispose : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur

manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».

39 L'article 11 dispose : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux

de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».

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indissociables, constituent le socle des autres libertés de pensée telles que la liberté de la presse, d’association, ou de culte. A l’époque, ces dispositions de 1789 furent perçues comme une victoire contre la censure et une grande avancée dans les libertés individuelles. Depuis l’éminente décision du Conseil constitutionnel sur la liberté d’association40, la Déclaration de 1789 a valeur constitutionnelle renforçant ainsi l’assise juridique de la liberté d’expression.

Ces libertés sont également affirmées au plan international. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 les rappelle à son article 1941. Doté d’une force juridique contraignante depuis sa ratification par la France en 1980, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 reprend la philosophie de cette disposition à son article 19.

Enfin, la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales du 4 novembre 1950 déclare à son article 10 que « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations ».

Il paraît important de s’attarder sur une composante de la liberté d’expression : la liberté de la presse. L’article 11 de la Déclaration de 1789 précité fait référence à l’écrit. La liberté de la presse a néanmoins été acquise plus tardivement puisque la censure a persisté sous le régime de la Terreur puis sous l’Empire.

La loi du 29 juillet 1881 marque véritablement un tournant pour la liberté de la presse. Par l’adoption de ce texte, le législateur entendait assurer cette liberté fondamentale et abroger les délits d’opinion. Nous verrons que des limites ont néanmoins été posées. Doté d’une symbolique particulière, l’article premier de la loi dispose que « L'imprimerie et la

40 Conseil constitutionnel, 16 juillet 1971, n°71-44 DC.

41 L'article 19 dispose : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de

ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ».

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librairie sont libres ». Cette loi dispose également d’un volet procédural protecteur des journalistes puisque des obstacles procéduraux ont été posés. A titre d’exemple, le délai de prescription de l’action publique est en principe ramené à trois mois, la détention provisoire est impossible, et, à peine de nullité, un formalisme rigoureux encadre les actes de déclenchement des poursuites.

Le Conseil constitutionnel a conféré à la liberté de la presse une valeur constitutionnelle. Il déclare que cette liberté est « une liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale »42. Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 200843, la liberté de la presse est d’ailleurs inscrite à l’article 34 de la Constitution française.

Le 3 mars 2009, le Conseil constitutionnel a également consacré la liberté de communication audiovisuelle concernant la radiodiffusion et la télévision44. La liberté d’accès à internet a aussi été reconnue45. La loi sur la liberté de la presse est aujourd’hui à entendre au sens large. Le terme « presse » recouvre les supports écrits, les moyens de communication audiovisuels et internet.

La liberté d’expression est enfin liée à la liberté des spectacles c’est-à-dire celle des représentations théâtrales, des spectacles de curiosité46 et du cinéma47.

42 Conseil constitutionnel, 11 octobre 1984, n°84-181 DC relative à la Loi visant à limiter la concentration et à

assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, considérant 37.

43 Loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008.

44 Conseil constitutionnel, 3 mars 2009, n°2009-577 DC sur la Loi relative à la communication audiovisuelle et

au nouveau service public de la télévision, considérant 2 .

45 Conseil constitutionnel, 10 juin 2009, n°2009-580 DC sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la

création sur internet, considérant 12.

46 Les spectacles de curiosité correspondent aux cirques, foires ou music-hall.

47 La liberté d’expression cinématographique en France est assez singulière. En vertu de l'article L211-1 du

Code du cinéma et de l'image animée, suite à l’avis de la Commission de classification des œuvres cinématographiques, le ministre de la culture doit délivrer un visa d’exploitation afin qu’un film soit diffusé en France. Ce contrôle a priori n’a cependant pas d’influence pratique puisqu’aucun film n’a fait l’objet d’une interdiction totale depuis les années soixante. Les seules interdictions concernent des tranches précises de la population en fonction de leur âge. Toutefois, à l’échelon local, en vertu de l’arrêt du Conseil d’Etat, 18 décembre 1959, n°36385 36428, dit « Société des films Lutétia », un maire ou un préfet peut interdire la diffusion d’un film dans sa commune en cas de risque de troubles sérieux à l’ordre public ou en cas de caractère immoral d’un film ajouté à l’existence de circonstances locales particulières.

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• Une liberté non absolue :

Comme un certain nombre de droits et libertés proclamés, la liberté d’expression n’est pas absolue. La précision dans la Déclaration de 1789, « sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi », ouvre une possibilité législative pour limiter la liberté d’expression. Il y a ainsi un consensus ancien sur la possibilité de borner l’expression. De même, comme toutes les dispositions de la Convention européenne, l’article 10 se poursuit dans un second alinéa en admettant certaines limites à la liberté d’expression48. L’esprit de cette liberté peut être résumé en ces termes : « s’il est permis d’user de sa liberté, il est néanmoins interdit d’en abuser »49.

Cloisonner l’expression n’est pas au goût de tous. Certains considèrent qu’il faudrait tout pouvoir dire. L’écrivain Raoul Vaneigem déclare à ce titre : « [a]utorisez toutes les opinions, nous saurons reconnaître les nôtres […] nous les combattrons par la seule critique qui puisse éradiquer : en pensant par nous-mêmes » 50. Selon lui, « Tolérer toutes les idées n’est pas les cautionner. Tout dire n’est pas tout accepter. Permettre la libre expression des opinions antidémocratiques, xénophobes, racistes, révisionnistes, sanguinaires n’implique ni de rencontrer leurs protagonistes, ni de dialoguer avec eux, ni de leur accorder par la polémique la reconnaissance qu’ils espèrent. Combattre de telles idées répond aux exigences d’une conscience sensible, soucieuse de les éradiquer partout. »51. Cette vision n’est pas des plus récentes puisque l’on attribue à Voltaire les mots suivants : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai pour que vous puissiez le dire librement »52.

48 L'alinéa est ainsi formulé : « L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut

être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».

49 Nathalie Droin, Patrick Charlot et Emmanuel Dreyer, supra note 14, p.8.

50 Raoul Vaneigem, Rien n’est sacré, tout peut se dire : réflexions sur la liberté d’expression, Paris, La

Découverte, 2003, p.93.

51 Ibid.

52 Il semble que l'expression n’ait jamais été mise à l’écrit telle quelle par le philosophe. La phrase est issue de

l’ouvrage The Friends of Voltaire de 1906 de Evelyn Beatrice Hall, sous le pseudonyme de S. G. Tallentyre. La citation résume néanmoins la philosophie de l’homme de lettres telle qu’elle apparaît dans Questions sur

l’Encyclopédie par des amateurs, N. Cronk et Ch. Mervaud (dir.), Oxford, Voltaire Foundation, (II) t. 38,

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Les partisans d’une liberté d’expression illimitée font souvent état du même argument. Selon eux, museler l’expression aurait un effet contre-productif. Raoul Vaneigem, une nouvelle fois, souligne que « l’interdit aiguillonne la transgression. Ce qui est refoulé suscite la rage du défoulement et les fourberies du ressentiment »53. L’argument est souvent énoncé concernant les poursuites contre l’humoriste Dieudonné54.

A l’inverse, sont avancées diverses justifications à l’encadrement de l’expression. Le professeur Patrice Rolland soutient que cela permettrait de protéger la démocratie. Selon lui, « la démocratie a le droit et le devoir de se défendre contre les doctrines et opinions qui visent à la détruire »55. Borner l’expression servirait donc à protéger un intérêt général. Plus classiquement, les limites ont aussi pour objectif de protéger des intérêts particuliers, notamment, comme nous le verrons ci-après, l’honneur et la réputation.

Plus précisément, il est possible de s’interroger sur la nécessité de limiter l’expression humoristique. A l’encontre d’un dire railleur, les intérêts protégés sont plus diffus. L’humoriste semble assez éloigné du criminel ordinaire. Plusieurs raisons militent néanmoins dans le sens d’un encadrement.

On peut déjà soutenir que l’auteur d’un propos comique ne devrait pas être juridiquement irresponsable du seul fait d’invoquer l’humour. Même si sa responsabilité ne devrait pas pouvoir être engagée trop facilement, même s’il faudrait accorder une certaine souplesse à la création artistique et culturelle, l’acte du plaisantin n’est pas involontaire. L’humoriste, d’autant plus s’il a conscience de son pouvoir de diffusion, semble capable d’envisager les suites de son acte railleur. Le dessinateur Loup fait valoir à ce propos que « la provocation, c’est un métier. On peut provoquer, mais à partir du moment où vous vous

53 Raoul Vaneigem , supra note 50.

54 Pour une analyse de la « polémique Dieudonné », écouter la conférence de Patrick Charaudeau, supra note

1. En résumé, selon le professeur, Dieudonné est condamné au nom de la violence de ses propos mais aussi en raison du personnage ambigu qu’il s’est construit. Il sortirait finalement de son rôle d’humoriste en faisant des déclarations en dehors de ses spectacles, invitant un négationniste sur scène ou en lançant la polémique de la quenelle. Le tout entrainerait une confusion entre de la provocation et de l’humour.

55 Patrice Rolland, Du délit d’opinion dans la démocratie française, Etudes offertes à Jacques Mourgeon,

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sentez responsable de quelque chose, il faut savoir changer la manière de dessiner, de façon à ce que le dessin soit acceptable » 56.

En outre, même si certaines formes de dérision ont uniquement pour dessein de faire rire, d’autres sont dénonciatrices, critiques. La caricature ou l’humour noir se prêtent par exemple davantage à une forme de militantisme. L’humour s’apparente alors à un engagement politique ou social. Les professeures Maria Dolores Vivero Garcia et Maria José Del Rio Barredo observent qu’« au-délà donc de la posture de détachement inhérente au discours humoristique, on peut relever des formes d’humour qui, rapprochant les frontières entre ce que l’humoriste dit et ce qu’il en pense réellement, appellent à une forme d’interprétation et de consommation plus engagée »57. La frontière entre le comique et l’engagement politique est devenue encore plus ténue lorsque l’humoriste Coluche s’est déclaré candidat aux élections présidentielles françaises de 1981. Il semble alors difficile de soutenir que la plaisanterie se veut toujours neutre. La responsabilité du comique paraît plus évidente.

Cela étant, la fonction critique de la dérision justifie que celle-ci soit protégée. L’humour reste un enjeu à protéger. Basile Ader, avocat au Barreau de Paris, souligne que « [l]e discours humoristique a des vertus sociales évidentes, qui méritent une protection particulière. C’est avant tout un contre-pouvoir essentiel. Sa protection est donc un enjeu démocratique »58.

Concernant la possible responsabilité de l’humoriste, il serait aussi possible de différencier la parole et l’écrit railleur. Alors que le second suppose un support, et donc une certaine permanence, la première est volatile. Dès lors, le professeur Patrick Charaudeau soutient que la locution comique serait simplement un « jugement qui ne vaut qu’à l’instant de son énonciation et ne s’instaure pas en modèle d’action »59. L’affirmation est peut-être à nuancer à l’ère d’internet qui accroit considérablement les capacités de diffusion, même d’un simple propos.

56 Interview de Loup, Au-delà du miroir, Patrick Charaudeau, supra note 20, p.23.

57 Maria Dolores Vivero Garcia et Maria José Del Rio Barredo, La caricature dans les cultures française et

espagnole : Quand les dessinateurs prennent position contre les élites, Ibid, p.71.

58 Basile Ader, Les « lois du genre » du discours humoristique, Ibid, p.183.

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Ainsi, la liberté d’expression peut juridiquement être limitée. Il existe des raisons expliquant le tracé de certaines bornes, autant pour l’expression générale que pour l’expression humoristique. Toutefois, du fait de son importance démocratique et de sa symbolique, la liberté d’expression ne devrait pas connaître d’ingérences législatives à l’excès. Les limites se doivent d’être justifiées par le respect d’autres libertés, toutes aussi importantes.

• Le travail de conciliation :

Comme c’est souvent le cas dans l’exercice juridique, un travail de conciliation devra être réalisé entre la liberté d’expression et d’autres impératifs afin d’arriver à un juste équilibre. Comme l’écrit Emmanuel Derieux, les droits en jeu, d’apparence opposés ou concurrents, seront en réalité concourant à l’instauration « d’un état de droit, constitutif et caractéristique d’un régime démocratique »60. Pour cela, une réponse devra être apportée à ce conflit de libertés en évitant que le titulaire d’un droit ne soit lésé au profit d’un autre. L’objectif est d’arriver à combiner la liberté d’expression avec notamment la défense de l’ordre public ou les droits de la personne. Cette dernière notion recouvre par exemple la vie privée, la dignité, la réputation ou encore la présomption d’innocence61.

La recherche d’un équilibre parfait s’avère ardue. L’office du juge ne peut qu’être complexe et la jurisprudence mouvante afin de s’adapter à une matière factuelle et évolutive.

Lorsque l’humour s’y mêle, l’équilibre s’avère encore plus difficile à atteindre. Comme nous venons de le voir, les intérêts protégés par la répression de l’humour sont plus diffus, les enjeux s’entremêlent. L’évidence même d’une sanction ne va pas de soi. Le dessinateur Philippe Geluck soulève cette interrogation : « Et voilà toute la difficulté. Où se situe la limite ? »62. Les frontières de la répression sont particulièrement délicates à dessiner. Les contours ne sont d’ailleurs pas les mêmes dans tous les ordres juridiques.

60 Emmanuel Derieux, Le droit des médias, 5e éd, Paris, Dalloz, 2013, p.97.

61 Les droits de la personne sont protégés à plusieurs niveaux, en particulier par la Convention européenne

des Droits de l’Homme qui traite de la présomption d’innocence à l’article 6 et du respect à la vie privée à l’article 8.

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• Un regard comparatif :

Afin de mettre en lumière la conception française de la liberté d’expression, il est intéressant d’y apporter un regard comparatif 63.

On oppose souvent la conception française de la liberté d’expression avec celle des Etats Unis, bien plus libérale. Le premier amendement de la Constitution des Etats-Unis de 1789 proclame en effet que « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press […] »64. Le texte ne prévoit pas expressément la possibilité de limiter l’exercice de la liberté d’expression. Cette absence est parfois contestée puisqu’elle entraînerait un contrôle de la Cour suprême à « géométrie variable »65. Flora Lewis, journaliste au New York Times, compare les visions françaises et américaines en ces termes : « Je reconnais largement les excès de la presse américaine. Je dirai donc sans complexe que l’excès français a toujours été, de notre avis, la docilité. En France, on se permet trop peu, on rouspète trop peu, on « investigue » trop peu et l’on éclaircit trop peu »66.

La comparaison avec le système canadien est aussi intéressante. En effet, le principe est le même : la liberté d’expression est une liberté fondamentale qui peut cependant être limitée. Au Canada, la liberté d’expression possède également une valeur constitutionnelle. Elle est consacrée à l’article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, comprise dans la loi constitutionnelle de 198267. La disposition est ainsi formulée : « Chacun a les libertés fondamentales suivantes : […]b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ».

63 Pour un article comparant les conceptions de la liberté d’expression dans un grand nombre d’Etats : Michel

Verpeaux, « La liberté d’expression dans les jurisprudences constitutionnelles » (juin 2012), en ligne :

<http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/nouveaux-cahiers-du-conseil/cahier-n-36/la-liberte-d-expression-dans-les-jurisprudences-constitutionnelles.114765.html>.

64 Traduction : « Le Congrès n'adoptera aucune loi relative à l'établissement d'une religion, ou à l'interdiction

de son libre exercice; ou pour limiter la liberté d'expression, de la presse ».

65 Pour une analyse plus approfondie : Pierre-François Docquir, Variables et variations de la liberté

d’expression en Europe et aux États-Unis, Bruxelles, coll Droit et Justice, n°72, Bruylant, 2007, p.50.

66 Flora Lewis dans le Colloque Presse-Liberté d'Alain Chastagnol et Marie-Christine de Percin, supra note 37,

p.96.

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Mais, comme l’illustrent les décisions Alberta Statutes68 et Switzman c. Elbling69, avant même l’adoption de la Charte, l’importance de la liberté d’expression avait déjà été soulignée. L’avantage d’une consécration constitutionnelle est qu’elle rend toute modification de cette liberté plus ardue.

La liberté d’expression est souvent évoquée et interprétée par les juridictions canadiennes. Selon la Cour suprême, elle serait une « une caractéristique essentielle de la démocratie parlementaire canadienne »70. En vertu de l’arrêt Law Society of Upper Canada

c. Skapinker71, l’interprétation de cette liberté se doit d’être libérale.

A l’instar de la France, il sera parfois nécessaire de borner la liberté d’expression pour protéger un intérêt considéré supérieur. A ce titre, l’article premier de la Charte canadienne permet de justifier une atteinte à la liberté d’expression72. Toute la structure de la Charte de 1982 est ainsi tournée vers la recherche d’un juste équilibre. Le rôle du pouvoir judiciaire canadien est alors de contrôler cet équilibre, voire de le modifier quand cela s’avère nécessaire.

Face à cette problématique, la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Oakes73, a élaboré certains critères afin de déterminer si l’article premier de la Charte pouvait justifier une atteinte à d’autres libertés prévues dans la déclaration, dont la liberté d’expression.

La première étape consiste à déterminer si une atteinte a été portée à une liberté garantie par la Charte. Concernant la liberté d’expression, toutes les infractions d’opinion lui seront attentatoires. Dans l’affirmative, les juges devront se demander si l’article premier justifie l’atteinte c’est-à-dire si l’atteinte est raisonnable dans une société libre et démocratique.

Cette potentielle justification par l’article premier doit suivre le cheminement établi par l’arrêt, c’est-à-dire remplir le « Test Oakes ». La juridiction se demandera si l’objectif de

68 Reference Re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100. 69 Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285.

70 S.D.G.M.R. c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, 583 et 584. 71 Law Society of Upper Canada c. Skapinker , [1984] 1 R.C.S. 357.

72 L'article 1 dispose : « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont

énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

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la loi qui créée l’infraction est réel et urgent. Ensuite, elle vérifiera si le critère de la proportionnalité est rempli. Très schématiquement, ce critère se subdivise en trois branches : la présence d’un lien rationnel entre la norme contestée et l’objectif visé par le législateur lors de la création de cette norme, le critère de l’atteinte minimale c’est-à-dire s’assurer que la norme contestée porte le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question par rapport à d’autres moyens, et, enfin, le critère de la proportionnalité entre les effets de la norme contestée et l’objectif législatif poursuivi. Si les critères de l’arrêt Oakes ne sont pas remplis, la norme devra être déclarée inconstitutionnelle.

Quand deux libertés sont opposées, le but est finalement toujours le même : arriver à établir un juste équilibre entre les deux. Cependant, les critères de justification par l’article premier sont précis et exigeants. Les atteintes à la liberté d’expression devront être particulièrement légitimées.

D’un point de vue procédural, un avantage est aussi accordé à la liberté bafouée. L’article premier pourra être appliqué après que le demandeur ait démontré une atteinte à la liberté d’expression, ce qui va de soi pour les infractions de parole. Une fois cette étape franchie, le Ministère public devra justifier l’atteinte : le fardeau de la preuve s’en trouve inversé.

Concernant plus précisément la liberté d’expression, l’arrêt Greater Vancouver

Transportation Authority74 met en avant trois grandes valeurs que cette liberté se doit de favoriser : la recherche de la vérité, la participation au sein de la société ainsi que l’enrichissement et l’épanouissement personnels.

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74 Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants - Section

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