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La création contre la destruction : Le Verfügbar aux Enfers de Germaine Tillion comme levier de résistance dans les camps de concentration

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Academic year: 2021

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© Elisa Gaudreau, 2019

La création contre la destruction : Le Verfügbar aux

Enfers de Germaine Tillion comme levier de résistance

dans les camps de concentration

Mémoire

Elisa Gaudreau

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La création contre la destruction :

Le Verfügbar aux Enfers de Germaine Tillion comme levier de

résistance dans les camps de concentration

Mémoire

Elisa Gaudreau

Sous la direction de :

Mylène Bédard, directrice de recherche

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Résumé

Le Verfügbar aux Enfers détonne dans le paysage habituel de la littérature des camps généralement

centrée sur une description très réaliste du désespoir. Empreinte d’humour noir, cette opérette satirique sur le nazisme a été rédigée au sein même du camp de concentration exclusivement féminin de Ravensbrück, par l’ethnologue Germaine Tillion. L’opérette circule dans les mains de ses codétenues qui y apportent des ajouts, faisant du Verfügbar aux Enfers une œuvre collective, ce qui ajoute encore à sa particularité. Craignant que l’humour et le ton de l’œuvre soient mal compris, Tillion refuse la publication du Verfügbar aux Enfers avant 2005. Depuis sa publication, l’opérette a connu plusieurs adaptations sur scène. Toutefois, la majorité des quelques travaux de recherche la concernant en font davantage un objet d’études historique ou musical que littéraire. Pierre Laborie désigne la résistance comme un acte de transgression visant à nuire à l’ennemi. D’après cette définition, le fait de s’unir autour de la création, dans un contexte de destruction organisé par l’ennemi, nous apparaît comme un acte de résistance. En analysant les discours portés par Le

Verfügbar aux Enfers et par ses rédactrices, nous tenterons d’établir la mesure dans laquelle cette

opérette consiste en un levier de résistance multiple et lutte à la fois contre la déshumanisation (par l’écriture), l’isolement (par la solidarité entre femmes) et l’oubli (par la publication). S’inscrivant dans la foulée des travaux récents en histoire littéraire des femmes, notre étude tend à étoffer les connaissances à propos de la littérature féminine des camps et de l’œuvre littéraire de Germaine Tillion.

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Table des matières

RESUME ... III TABLE DES MATIERES ... IV REMERCIEMENTS ... V

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 : RESISTER ENTRE FEMMES ... 10

1.1.HIERARCHISATIONS A RAVENSBRÜCK ... 12

1.1.1. Hiérarchie officielle ... 13

1.1.2. Hiérarchie sexuée ... 16

1.1.3. Hiérarchie parallèle ... 22

1.2.LUTTER CONTRE LA HIERARCHISATION ... 27

1.2.1. Une protection individuelle ... 28

1.2.2. Une lutte collective : les différents sabotages ... 29

1.2.3. Une lutte collective : créer une contre-société ... 33

1.3.AMITIE, SOLIDARITE POLITIQUE ET SORORITE ... 36

1.3.1. La culture : une micro-résistance française à Ravensbrück ... 38

1.3.2. Sororité ... 43

1.3.2.1. Définitions ... 43

1.3.2.2. Application au camp de Ravensbrück et dans Le Verfügbar aux Enfers ... 44

1.3.3. Regard sur les camps masculins ... 46

1.3.3.1. Difficultés spécifiques aux camps d’hommes ... 46

1.3.3.2. Difficultés spécifiques à Ravensbrück ... 48

1.3.3.3. Différences dans la solidarité : Primo Levi et Robert Antelme ... 51

1.3.4. Autre éclairage féminin : Charlotte Delbo à Auschwitz-Birkenau ... 57

CHAPITRE 2 : RESISTER PAR LA CREATION ARTISTIQUE ... 62

2.1.ÉCRIRE A RAVENSBRÜCK ... 62

2.2.LES POUVOIRS DU RIRE ... 66

2.2.1. Prendre du recul ... 67

2.2.2. Renforcement de la communauté ... 69

2.2.3. L’humour comme arme contre le nazisme ... 71

2.2.3.1. Ironie et satire ... 73

2.2.3.2. Autodérision ... 76

2.3.LE VERFÜGBAR AUX ENFERS COMME OBJET LITTERAIRE ... 81

2.3.1. Analyse de la forme ... 81

2.3.1.1. Structure de l’œuvre en saisons ... 82

2.3.1.2. Le chœur et le naturaliste ... 86

2.3.1.3. Les chansons comme culture commune ... 91

2.3.2. Fiction et réalité ... 95

2.3.2.1. Une perspective ethnologique ... 96

2.3.2.2. L’apport de la fiction ... 99

CONCLUSION ... 105

BIBLIOGRAPHIE ... 113

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Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier ma directrice exceptionnelle, Mylène Bédard, pour avoir cru en ce projet dans lequel elle m’a brillamment accompagnée. Sa disponibilité, ses précieux conseils et ses encouragements ont été des ingrédients indispensables dans la construction de ce mémoire.

Je remercie ceux qui ont soutenu financièrement ce projet : le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) dans le cadre du programme de bourses de maîtrise, le fonds Hubert-LaRue pour la bourse de deuxième cycle, ainsi que le département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval pour la bourse d’excellence à la maîtrise.

Je remercie également le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) pour ses locaux à l’Université Laval et les échanges stimulants qu’ils permettent.

Merci à mes très appréciées collègues de bureau et amies, tout particulièrement à Émilie, Leïka et Amélia pour leur soutien inestimable qui a porté ma recherche de ses prémices à aujourd’hui, en passant par ses nombreux rebondissements. Je ne vous remercierai jamais assez de m’avoir relevée après chaque chute.

Enfin, merci à Nicolas qui m’a tenu la main au quotidien dans cette longue et périlleuse aventure et qui a continué de voir en moi les capacités que je ne voyais plus. Merci aussi à mes parents et à Juliane, qui m’ont laissée partir adolescente avant de me retrouver adulte après six années dont ce mémoire est l’aboutissement, et qui ont toujours su être là pour moi quand j’en ai eu besoin, malgré la grande distance qui nous séparait.

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Introduction

Germaine Tillion est ethnologue et résistante française lorsque, en 1943, elle est déportée au camp de concentration nazi exclusivement féminin de Ravensbrück. Durant l’hiver 1944-1945, elle y rédige d’abord seule, puis avec la contribution de ses codétenues, l’opérette Le Verfügbar

aux Enfers1 qui relate la découverte fictive par un naturaliste d’une nouvelle espèce : le

Verfügbar2. À Ravensbrück, ce terme définissait les détenues qui n’avaient pas de spécialisation

ou d’assignation particulière et qui restaient disponibles pour les tâches les plus pénibles. L’opérette retrace ainsi l’évolution de cette nouvelle espèce – référence non voilée à la déconsidération de l’humanité des détenues, les Verfügbaren de l’opérette référant d’ailleurs directement à Tillion et ses codétenues – qui prend peu à peu son indépendance par rapport au naturaliste, pour finir par se rebeller réellement en revendiquant son humanité.

Le texte de l’opérette circulera entre les mains des compagnes de détention de l’auteure – toutes des résistantes françaises – avec pour but, comme l’expliquera à plusieurs reprises Germaine Tillion, de les faire rire un peu. Cette forme artistique, qui allie théâtre et chansons, met en scène des héroïnes remarquables et déjantées dans un paysage grotesque. À travers des scènes théâtrales et des paroles inventées sur des musiques connues, Germaine Tillion dresse un portrait satirique de Ravensbrück et empreint d’humour noir, raillant le système, l’idéologie et la hiérarchie des camps de concentration nazis. Grâce à son regard distancié d’ethnologue et son humour à toute épreuve, Germaine Tillion donne naissance à un texte inhabituel dans la littérature des camps, généralement centrée sur une description très réaliste et individuelle du désespoir. Craignant que l’humour et le ton de l’œuvre soient mal compris, Germaine Tillion refusera la publication du Verfügbar aux Enfers jusqu’en 2005. L’opérette sera jouée sur scène la première fois en 2007, à l’occasion du centenaire de son auteure.

Dans cette recherche, il s’agira d’établir la mesure dans laquelle Le Verfügbar aux Enfers constitue un levier de résistance en se demandant comment la création artistique en contexte concentrationnaire permet aux déportées de Ravensbrück de résister au nazisme et à la menace

1 Germaine Tillion, Le Verfügbar aux Enfers : une opérette à Ravensbrück, Paris, La Martinière, 2005, 223 p.

et un fac-sim. 104 p.

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constante de la déshumanisation. Nous pensons que la création permet aux femmes ayant contribué au Verfügbar aux Enfers, par l’écriture ou la lecture, de renforcer une solidarité et un espoir nécessaires à leur survie. Par ailleurs, l’acte de création dans un contexte de destruction nous apparaît fondamental pour entretenir l’espoir d’une vie après le camp. Pour Pierre Laborie3, la résistance est un acte de transgression visant à nuire à l’ennemi. Jacques Semelin

vulgarise, quant à lui, la notion de « résistance civile4 », plus discrète que la Résistance organisée

et constituée de nombreux petits actes oppositionnels. Nous tenterons de situer l’opérette de Germaine Tillion sur le spectre des résistances et de démontrer qu’elle en permet trois types : d’abord, celle des femmes en contexte concentrationnaire, par le biais d’un rassemblement et d’une solidarité féminine autour d’un secret commun – une création ; ensuite, une résistance par l’écriture humoristique, en mettant en évidence l’opposition entre la création artistique et la destruction planifiée par les nazis et dans laquelle baignent Germaine Tillion et ses codétenues ; enfin, Le Verfügbar aux Enfers en tant qu’objet littéraire, après sa publication, assure une résistance par le témoignage et l’entretien de la mémoire, en empêchant la reproduction des faits.

L’objectif général de cette recherche consiste à comprendre l’arrimage complexe entre les différentes résistances qui se manifestent dans Le Verfügbar aux Enfers et à cerner leur dimension à la fois poétique et politique. C’est pourquoi notre analyse portera sur l’opérette, mais tiendra compte de ses processus de création et de circulation. Nous nous interrogerons également sur les différents rapports de pouvoir au sein du camp de Ravensbrück, en considérant l’importance de la solidarité qui se développe entre ces femmes, ses manifestations et les obstacles qu’elle rencontre. Alors que dans des témoignages de survivants masculins (par exemple ceux de Robert Antelme5 ou Primo Levi6), les auteurs présentent des scènes reflétant

l’individualité et l’égoïsme de déportés dans des situations comme la distribution de la nourriture, comment se fait-il que, dans les témoignages de Germaine Tillion ou de Charlotte Delbo7 notamment, la solidarité entre femmes intervienne au premier plan ? Il sera par ailleurs

3 Pierre Laborie, « Qu’est-ce que la Résistance ? », dans François Marcot (dir.). Dictionnaire historique de la

Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, pp. 955-960.

4 Jacques Semelin, Face au totalitarisme. La résistance civile, Bruxelles, André Versailles Éditeur, 2011, 111 p. 5 Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard (Coll. Tel), 1978, 321 p.

6 Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Robert Laffont, 1996, 300 p.

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nécessaire de s’interroger sur la hiérarchisation des genres sexués dans le contexte concentrationnaire : y a-t-il encore un rapport de domination entre hommes et femmes là où il s’impose d’abord entre nazis et déportés ? Et si oui, comment ces deux rapports de pouvoir distincts cohabitent-ils ? Comment interfèrent-ils avec ceux qu’il est possible de constater entre détenues juives et détenues résistantes ou entre détenues de différentes nationalités ? Pour cerner l’articulation entre ces rapports de domination, nous procéderons à une analyse intersectionnelle des pressions subies par ces déportées. En effet, cette approche considère « la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi que les dynamiques sociales, culturelles, économiques et politiques qui s’y rattachent comme étant multiples et déterminées simultanément et de façon interactive par plusieurs axes d’organisation sociale significatifs8 ». D’un point de vue plus

littéraire, nous nous interrogerons sur la place de l’humour dans Le Verfügbar aux Enfers, ainsi que sur les raisons et les impacts de sa présence étonnante en ce que le texte porte sur un sujet particulièrement pénible et sérieux. Nous analyserons les différents procédés humoristiques engagés par l’auteure et la manière dont elle les articule autour de la résistance. Nous postulons de plus que des réflexions à propos des hiérarchies concentrationnaires ont pu traverser l’esprit de Germaine Tillion, en raison de sa formation et de son passé d’ethnologue, et que son regard d’ethnologue a influencé sa pratique créatrice à Ravensbrück9. Il apparaît alors pertinent de

s’intéresser plus spécifiquement au bagage ethnologique de l’auteure et de se demander en quoi celui-ci transparaît dans sa démarche de rédaction du Verfügbar aux Enfers. Nous présupposons que ce bagage permet à Germaine Tillion de poser un regard plus distancié sur la situation, et de se livrer à des réflexions à la fois moins impulsives et plus englobantes sur son quotidien concentrationnaire. Une telle approche aurait ainsi favorisé une élaboration plus efficace de la résistance à Ravensbrück et de sa représentation dans Le Verfügbar aux Enfers, et expliquerait en partie sa position de meneuse parmi ses camarades de déportation. L’ouvrage ethnologique de l’auteure intitulé Ravensbrück10, dans lequel elle évoque la rédaction de son opérette, nous

permettra de mieux mesurer le caractère ethnologique de sa démarche et de ses impacts sur

8 Sirma Bilge, « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », dans Diogène, vol. 225, n°1, 2009, p. 71. 9 Nous avons décidé de ne pas emprunter la voie de l’ethnocritique malgré les échos qu’elle partage

avec la démarche de Germaine Tillion, puisque cette méthode d’analyse s’intéresse à la culture du texte achevé. Dans notre cas, nous analysons une opérette en cours d’élaboration ainsi que sa démarche de rédaction, elle-même en partie ethnologique. Pour plus d’informations sur l’ethnocritique, voir Véronique Cnockaert, Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, L’ethnocritique de la littérature : anthologie, Québec, Presses de l’Université du Québec (Coll. Approches de l’imaginaire), 2011, 300 p.

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son rapport à la résistance en contexte concentrationnaire, ainsi que de considérer l’apport de la fiction, présente dans l’opérette, mais absente de Ravensbrück.

Depuis sa récente publication, Le Verfügbar aux Enfers a connu plusieurs adaptations théâtrales, notamment lors du centenaire de son auteure (2007), de son décès (2008) et de son entrée au Panthéon (2015). Toutefois, comme le démontre la musicologue Cécile Quesney dans son article « Le Verfügbar aux Enfers. Études et mises en scène contemporaines », les quelques travaux de recherche portant sur cette opérette en font davantage un objet d’étude historique qu’artistique (Claire Andrieu11, Anise Postel–Vinay12). Et dans les travaux où il y a analyse

artistique, elle est généralement musicale (Pascal Blanchet13, Christophe Gauthier14). Quesney

explique la rareté des travaux scientifiques sur Le Verfügbar aux Enfers par la complexité de cet objet particulièrement interdisciplinaire, à la fois objet artistique mêlant théâtre, danse, musique et littérature, et reportage ethno-historique. Elle soulève aussi que l’arrivée tardive de l’opérette dans le paysage de la littérature des camps est également en cause. Les adaptations sur scène du

Verfügbar aux Enfers sont, à ce jour, souvent centrées sur la richesse musicale et pédagogique de

l’œuvre qui est majoritairement montée dans les cours de musique et de théâtre des écoles. Il convient cependant de mentionner, dans les études littéraires, la thèse de doctorat de Claire Audhuy15 sur le théâtre dans les camps nazis, où elle consacre plusieurs pages au Verfügbar aux

Enfers, l’article de Sylvie Brodziak16 sur les « rires de femmes » entre autres dans l’opérette de

Germaine Tillion, et l’article d’Ariane Santerre17 sur l’intertextualité dans Le Verfügbar aux

Enfers. Ce dernier côtoie l’article précédemment cité de Quesney dans le numéro de mai 2016

11 Claire Andrieu, « Réflexions sur la Résistance à travers l’exemple des Françaises à Ravensbrück »,

dans Histoire@Politique, vol. 5, no 2, 2008, p. 3.

12 Anise Postel-Vinay, « Camps d’hommes, camps de femmes : premières approches. Analyse d’une

ancienne déportée de Ravensbrück », dans Histoire@Politique, vol. 5, no 2, 2008, p. 4.

13 Pascal Blanchet, « Chants de femmes triomphantes. Les opérettes citées dans Le Verfügbar aux

Enfers », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 2, 2016, p. 38-54.

14 Christophe Gauthier, « Reconstruire les numéros chantés du Verfügbar aux Enfers. Le cas de l’air de

Rosine », Revue musicale OICRM, vol. 3, no 2, 2016, p. 99-116.

15 Claire Audhuy, « Le théâtre dans les camps nazis : réalités, enjeux et postérité », thèse de doctorat en

arts du spectacle, Strasbourg, Université de Strasbourg, 2014, nombre de feuillets indisponible. Indisponible au moment de notre rédaction.

16 Sylvie Brodziak, « Rires de femmes à Ravensbrück. Le Verfügbar aux Enfers de Germaine Tillion »,

dans Violaine Houdart-Merot (dir.), Rires en francophonie, Amiens, Encrage Université, 2013, pp. 135-154.

17 Ariane Santerre, « L’intertextualité dans Le Verfügbar aux Enfers et d’autres témoignages

concentrationnaires. Une comparaison entre les périodes d’incarcération et d’après-guerre », dans Revue

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de la Revue musicale OICRM18 entièrement consacré à l’opérette de Germaine Tillion. Les autres

articles de ce numéro adoptent un angle avant tout musical. Enfin, l’ouvrage collectif Chanter,

rire et résister à Ravensbrück : Autour de Germaine Tillion et du Verfügbar aux Enfers19, paru en mai

2018, propose un condensé non exhaustif mais riche et varié d’études littéraires et musicales au sujet de l’opérette de Germaine Tillion, incluant une entrevue inédite de l’auteure elle-même. Il constitue l’une de nos références primordiales de par la proximité de nos interrogations avec celles des auteures et auteurs de l’ouvrage. Nous orienterons toutefois notre réflexion sur la complexité et la diversité des résistances autour du Verfügbar aux Enfers, évoquées mais peu mises en commun dans ces articles du fait de leur caractère indépendant.

Sur la question de la résistance, qui a été beaucoup analysée en études historiques, nous nous inspirerons particulièrement des réflexions de Claire Andrieu20, qui reprend la distinction

établie par Pierre Laborie entre Résistance – organisation d’envergure et revendiquée politique – et « résistance civile », constituée de nombreux petits actes oppositionnels21, tout en la

nuançant. Andrieu considère – et nous partageons cette vision – que « la frontière entre Résistance et résistance civile est […] non seulement élastique, mais parfois imprévisible22. »

La littérature des camps écrite par des hommes a été passablement passée en revue et nous profiterons des ouvrages critiques qui lui sont consacrés, lesquels se veulent généraux, mais n’évoquent cependant que des auteurs masculins, comme ceux d’Alain Parrau23 et de Daniel

Dobbels et Dominique Moncond’huy24, pour procéder à une comparaison avec Le Verfügbar

aux Enfers afin d’étoffer les connaissances à propos de la littérature des camps, en examinant

son pendant féminin, lequel a été plus négligé par la critique littéraire, malgré les travaux récents en histoire de Claire Andrieu et d’Anise Postel-Vinay évoqués plus haut.

18 Revue musicale OICRM, vol. 3, n° 2, mai 2016.

19 Philippe Despoix, Marie-Hélène Benoit-Otis, Djemaa Maazouzi, Cécile Quesney [dir.], Chanter, rire, et

résister à Ravensbrück : Autour de Germaine Tillion et du Verfügbar aux Enfers, Paris, Seuil (Coll. Le genre

humain), 2018, 272 p.

20 Claire Andrieu, « Réflexions sur la Résistance à travers l’exemple des Françaises à Ravensbrück », art.

cit.

21 Notion vulgarisée par Jacques Semelin.

22 Claire Andrieu, « Réflexions sur la Résistance à travers l’exemple des Françaises à Ravensbrück », art.

cit.

23Alain Parrau, Écrire les camps, Paris, Belin, 1995, 375 p.

24 Daniel Dobbels et Dominique Moncond’huy (dir.), Les camps et la littérature : une littérature du XXe siècle,

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Au sujet des femmes déportées, Ravensbrück : un complexe concentrationnaire25, dont Germaine

Tillion a rédigé la préface, offre une histoire et un panorama complets du camp dont les archives, pour la grande majorité, ont été soigneusement détruites par les SS. L’ouvrage collectif de l’Amicale de Ravensbrück et l’Association des Déportées et Internées de la Résistance Les Françaises à Ravensbrück26, quant à lui, constitue, à notre connaissance, le seul

travail de cette ampleur consacré entièrement à la résistance féminine dans les camps de concentration. Notons également le numéro « Femmes en résistance à Ravensbrück27 » de la

revue Histoire@Politique, dans lequel on trouve l’article de Claire Andrieu précédemment cité ainsi que celui d’Anise Postel-Vinay intitulé « Camps d’hommes, camps de femmes : premières approches. Analyse d’une ancienne déportée de Ravensbrück28 » qui abordent les différences

entre les camps réservés aux hommes et ceux réservés aux femmes. Aucun ouvrage ne semble cependant porter principalement sur l’acte de création par les femmes en contexte concentrationnaire comme nous entendons le faire dans le cadre de ce mémoire.

En 2015, Tzvetan Todorov disait de Germaine Tillion, malgré son entrée au Panthéon, qu’elle « n’occupe pas pour l’instant tout à fait la place qu’elle mérite29 » dans la mémoire collective.

C’est pourquoi cette recherche vise à réévaluer la reconnaissance de Germaine Tillion comme figure importante de la littérature, en profitant de la fenêtre entrouverte par sa récente consécration.

Notre étude profitera du dynamisme actuel de la recherche sur des objets qui interrogent les frontières du littéraire, et y contribuera par l’analyse d’un objet fondamentalement interdisciplinaire, à la rencontre de la littérature, de la musique, de la danse, du théâtre et des sciences historiques et ethnographiques. Elle permettra, en passant par tous ces domaines mais toujours sous le prisme de la littérature, de mener une analyse complète sur la société raillée par le texte. L’intérêt des collèges, lycées et conservatoires de musique français pour Le Verfügbar

25 Bernhard Strebel, Ravensbrück. Un complexe concentrationnaire, Paris, Fayard, 2005, 764 p.

26 Amicale de Ravensbrück et Association des Déportées et Internées de la Résistance, Les Françaises à

Ravensbrück, Paris, Gallimard (Coll. Hors série Connaissances), 2005, 352 p.

27 « Femmes en Résistance à Ravensbrück », Histoire@Politique, vol. 5, no 2, 2008, 110 p. 28 Anise Postel-Vinay, « Camps d’hommes, camps de femmes », art. cit.

29 Tzvetan Todorov dans Association Germaine Tillion, « Germaine Tillion par Tzvetan Todorov.

Panthéon, 2015, ‘‘4 vies en résistance’’, exposition » [vidéo en ligne], 14 décembre 2016 [consulté le 10 octobre 2017].

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aux Enfers30 démontre qu’il s’agit d’un objet intéressant pour la compréhension des enjeux de la

mémoire et de l’étude de l’histoire, de laquelle la littérature ne se détache jamais totalement. Notre mémoire se veut donc particulièrement original pour son approche avant tout littéraire, pour son ancrage dans les études de genre et parce qu’il considère Le Verfügbar aux Enfers comme l’objet d’une résistance complexe, à la fois individuelle et collective, immédiate et dans la durée, féminine et universelle.

À la lumière notamment des travaux de Pierre Laborie et de Claire Andrieu mentionnés précédemment, notre lecture envisagera Le Verfügbar aux Enfers comme un exemple probant de la complexité, de la pluralité et de l’intersectionnalité des résistances issues de la littérature féminine des camps. Nous démontrerons que son contenu, mais aussi son contexte de production et ses conditions de circulation sont autant d’éléments importants dans notre analyse des résistances qui se déploient par et dans l’opérette.

Dans le premier chapitre, qui touche à la résistance de femmes, nous aborderons la solidarité féminine notamment à la lumière du concept de sororité, tel que développé par l’intellectuelle féministe bell hooks31 dans son ouvrage De la marge au centre : théorie féministe32. hooks insiste

également sur la notion d’intersectionnalité que nous convoquerons dans ce chapitre lorsqu’il sera question des différents rapports de pouvoir en contexte concentrationnaire. Nous analyserons par ailleurs le discours critique porté par Le Verfügbar aux Enfers sur le nazisme et les pratiques utilisées au sein des camps de concentration. Nous porterons une attention particulière aux marques de résistance dans le métadiscours que tiennent les rédactrices sur leur texte, sur son processus de rédaction et sur les liens de solidarité qui en découlent. Pour ce faire, nous invoquerons Ravensbrück de Germaine Tillion, l’entretien de Christiane de Cuverville, codétenue de Germaine Tillion, par Claire Audhuy33, et différentes bribes de

30 Cécile Quesney, qui répertorie ces représentations, en cite sept dans lesquelles des élèves

interviennent. Elle insiste également sur la dimension pédagogique de certaines représentations professionnelles.

Cécile Quesney, « Le Verfügbar aux Enfers. Études et mises en scène contemporaines », dans Revue

musicale OICRM, vol. 3, n° 2, mai 2016, pp. 89-92.

31 NB : ce pseudonyme ne comporte pas de majuscules.

32 bell hooks, « Sororité : la solidarité politique entre les femmes », dans De la marge au centre : théorie

féministe, Paris, Cambourakis (Coll. Sorcières), 2017 [1984], pp. 119-152.

33 Claire Audhuy, « Entretien avec Christiane de Cuverville », Paris, mai 2011 [document inédit transmis

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témoignages d’autres détenues de Ravensbrück, y compris ceux recensés par Françoise Maffre Castellani dans son ouvrage Femmes déportées. Histoires de résilience34. Nous nous appuierons sur

l’article de « L’histoire des femmes au défi de la déportation » de Christine Bard35 pour

examiner la représentation de la hiérarchie entre les sexes dans Le Verfügbar aux Enfers.

Afin d’apporter une analyse éclairée des spécificités de ce texte collectif et de la solidarité féminine qu’il sous-tend, nous conclurons ce chapitre en comparant Le Verfügbar aux Enfers à d’autres témoignages des camps de concentration nazis, notamment ceux de Robert Antelme et Primo Levi, cités précédemment, pour le caractère mixte et/ou masculin de leur contexte de rédaction, et de Charlotte Delbo, également cité plus tôt, à Auschwitz où la solidarité entre femmes est également très présente. Ces comparaisons se feront en toute conscience que Le

Verfügbar aux Enfers est un texte de fiction et non un témoignage direct, bien qu’il prenne très

clairement son ancrage dans la réalité de Ravensbrück. Dans le deuxième chapitre, portant sur la résistance par la création artistique, il sera d’abord question de la place du rire et l’utilisation qui en est faite dans Le Verfügbar aux Enfers, à la lumière entre autre de l’article de Julien Blanc « Humour et résistance chez Germaine Tillion : rire de (presque) tout36 » et des travaux de

Lucie Joubert sur l’ironie comme arme du faible37. Grâce à une analyse de la forme, nous

interrogerons la dimension résistante du discours véhiculé par Le Verfügbar aux Enfers ainsi que son caractère polymorphe, particulièrement au sujet de l’intégration des chansons dans l’œuvre. Enfin, notre réflexion se concentrera sur la perspective ethnologique privilégiée par Germaine Tillion dans sa représentation du camp de Ravensbrück et sur la mesure dans laquelle elle influence son activité créatrice. Nous identifierons les impacts du regard ethnologique de Germaine Tillion sur l’élaboration d’une résistance interne au camp de concentration et de ses représentations dans la fiction de l’opérette. Enfin, nous questionnerons l’intérêt d’un détour par la fiction dans la démarche de l’auteure au regard notamment des liens entre littérature et horreur que Julia Kristeva définit dans Pouvoirs de l’horreur38. Nous distinguerons alors la portée

34 Françoise Maffre Castellani, Femmes déportées. Histoires de résilience, Paris, Des femmes, 2005, 243 p. 35 Christine Bard, « L’histoire des femmes au défi de la déportation », Histoire@Politique, vol. 5, n°2,

2008, p. 2.

36 Julien Blanc, « Humour et résistance chez Germaine Tillion : rire de (presque) tout », dans Philippe

Despoix et al., op. cit., p. 37-53.

37 Lucie Joubert, Le carquois de velours : l’ironie au féminin dans la littérature québécoise (1960-1980), Montréal,

Hexagone, 1998, 221 p.

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de l’ouvrage ethnologique du Verfügbar aux Enfers et celle de Ravensbrück. Cette question nous permettra de constater l’intérêt, pour Germaine Tillion, de passer par la fiction et le pastiche pour rendre compte de son expérience immédiate à Ravensbrück. Nous établirons alors l’impact de la publication d’un tel texte de fiction au sein du corpus de la littérature des camps, ce qui nous permettra de comparer la place et la forme de la résistance dans chacun de ces textes.

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Chapitre 1 : Résister entre femmes

À bien des égards, l’opérette du Verfügbar aux Enfers diffère des autres témoignages littéraires publiés décrivant l’expérience concentrationnaire. Premièrement, c’est son style qui surprend : un humour constant, qui implique certes des moqueries sur le nazisme, mais aussi de l’autodérision des déportées, est en effet inhabituel dans la littérature des camps. L’opérette en trois actes (Printemps, Été et Hiver), dont le manuscrit se compose d’une centaine de pages de carnet sur lesquelles on peut lire l’écriture presque sans ratures de Germaine Tillion, met en scène les femmes d’un chœur, les Verfügbaren 39 , qui évoluent dans un univers

concentrationnaire. Des références directes au camp de Ravensbrück, comme les surnoms des supérieures hiérarchiques de Germaine Tillion et ses codétenues, permettent d’affirmer que l’univers dans lequel évoluent les personnages de l’opérette est un calque de celui de Germaine Tillion au moment de la rédaction. Le texte accueille également le personnage du naturaliste, un prétendu scientifique qui profite d’avoir une tribune – les spectateurs – pour présenter la « nouvelle espèce » qu’il a découverte : le Verfügbar (de l’allemand : disponible), qui correspond, nous le rappelons, à la catégorie à laquelle Germaine Tillion appartient à Ravensbrück. Il s’agit d’une colonne de travail sans assignation particulière. Les détenues Verfügbaren se voient confier des tâches très éprouvantes physiquement. Si le personnage du naturaliste déconsidère totalement les capacités intellectuelles et l’humanité des Verfügbaren, les caractéristiques qu’il souligne comme étant inhumaines sont celles qui découlent du mauvais traitement reçu. Ainsi ces femmes sont-elles affaiblies par la malnutrition et l’épuisement ou encore facilement apeurées par l’oppresseur. Le naturaliste adopte toujours un ton sérieux, fidèle à sa tâche de conférencier scientifique. Il semble chercher à comprendre – maladroitement – l’espèce du

Verfügbar ou, du moins, à lui assigner une identité. Le chœur, de son côté, use de beaucoup

d’humour, notamment de second degré et de sarcasme à l’égard de son environnement et des propos du naturaliste. On remarque également de nombreuses marques d’autodérision de la part de l’auteure, par exemple sur la naïveté dont les Verfügbaren peuvent faire preuve. Si le naturaliste se contente de participer aux dialogues et de présenter sa conférence, le chœur intervient dans les dialogues, mais il propose aussi régulièrement des passages chantés aux

39 Même si Germaine Tillion emploie un pluriel français pour le mot Verfugbar, préférant ainsi la forme

Verfügbars, nous choisissons d’employer la forme allemande du pluriel, -en, dans un désir de respect

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paroles inventées sur des musiques connues. Ces passages particuliers sont parfois accompagnés de danses et illustrent souvent des scènes passées dont il est question mais aussi des comptines adaptées au contexte qui peuvent par exemple présenter certains personnages, exprimer un malheur ou apporter des précisions à ce qui est dit en dialogue. Quelle que soit la forme des propos du chœur, ceux-ci sont souvent teintés d’un humour noir. C’est pourquoi Germaine Tillion et ses camarades de déportation n’étaient pas convaincues de la pertinence de la publication d’une telle création dont elles craignaient être les seules à comprendre le ton. Germaine Tillion, qui ne retravaillera pas son texte à la sortie de Ravensbrück, refuse de le publier avant 2005, plus de soixante ans plus tard. Comme l’explique Jacqueline Péry d’Alincourt dans un reportage sur la représentation théâtrale de l’opérette, montée en 2007 à l’occasion du centenaire de Germaine Tillion puis rejouée en 2010 dans le camp de Ravensbrück, le choix du grotesque pour dire l’indicible de l’expérience des camps induit le risque d’une incompréhension de la part du public : « est-ce que les gens qui vont voir ça disent “bon au fond, on s’amusait bien là-bas”, ce n’est pas vrai ! Moi, je ne me suis jamais amusée, hein ! Le ciel est lourd, pour nous, là-bas. Il sera toujours lourd40. » Mais au-delà du texte

lui-même, la production du Verfügbar aux Enfers est particulière puisque l’opérette résulte d’un processus à la fois clandestin et collectif. Germaine Tillion l’écrit en octobre 1944 en plein camp de Ravensbrück alors qu’elle parvient, avec l’aide de ses amies qui camouflent son absence au travail, à se cacher dans une caisse d’emballage, munie de papier et d’encre que lui fournissent ses amies Schreiberinnen (détenues employées comme secrétaires au camp). Elle y rédige, chaque fois qu’elle le peut pendant plusieurs jours, les vers qu’elle récite par la suite, soit le soir ou le dimanche (jour de « repos » dans le camp), à ses camarades de block. C’est à ces moments que ses amies y ajoutent leurs touches, notamment dans les chansons. L’opérette reste inachevée en raison des conditions de vie dans le camp qui deviennent de plus en plus difficiles et échappe de peu à l’oubli. C’est une proche de Germaine Tillion, Jacqueline Péry d’Alincourt, qui parvient à cacher sur elle le précieux carnet à sa sortie du camp. Germaine Tillion n’en poursuivra pas l’écriture.

Dans ce chapitre, nous analyserons l’aspect collectif de cette œuvre singulière afin d’établir les liens entre l’opérette et la résistance que partagent les femmes qui y ont contribué. Un regard

40 Jacqueline Péry d’Alincourt, dans « Le Verfügbar aux Enfers, une opérette de Germaine Tillion », extrait

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sur la hiérarchisation des individus en contexte concentrationnaire permettra de constater comment ces femmes regroupées autour d’un projet commun refusent et renversent les hiérarchisations du camp de Ravensbrück et s’opposent à la déshumanisation programmée par les nazis. Pour bien comprendre l’organisation concentrationnaire à laquelle l’opérette résiste, nous nous baserons principalement sur l’ouvrage ethnologique de Germaine Tillion intitulé

Ravensbrück, premièrement parce qu’il est le texte le plus complet à ce jour sur ce camp en

particulier mais aussi parce qu’il promet de faire écho à l’opérette tout en s’en distinguant par les visées différentes qu’il poursuit. En effet, Germaine Tillion cherche à divertir ses camarades par l’opérette alors qu’elle veut instruire la société sur l’organisation de Ravensbrück par cette publication. Les deux œuvres nous apparaissent donc complémentaires. La question du genre sexué sera également abordée, Le Verfügbar aux Enfers étant exclusivement créé et lu par des femmes à Ravensbrück et que la solidarité et la résistance que l’opérette engendre est, de ce fait, féminine. Le recours à d’autres récits concentrationnaires, en particulier avec les témoignages de Charlotte Delbo, Primo Levi, Robert Antelme, viendra enrichir notre réflexion en offrant un plus large point de vue sur la solidarité dans les camps d’hommes et de femmes qui rend compte, particulièrement chez ceux déportés pour des raisons politiques, d’un esprit de résistance collectif face à l’oppression.

1.1. Hiérarchisations à Ravensbrück

Afin de comprendre les dynamiques de pouvoir qui entourent les personnages de l’opérette, il est nécessaire de s’attarder à l’organisation hiérarchique du camp de Ravensbrück qui constitue le point de départ de la réflexion de Germaine Tillion. Si les personnages féminins de l’opérette portent le nom de Verfügbaren, c’est que ce dernier renvoie directement de la catégorie de travail à laquelle appartenait Germaine Tillion dans le camp de Ravensbrück. On retrouve également dans l’opérette un personnage SS dont la posture est exactement la même que dans les camps. Ainsi, si l’opérette reste une fiction, elle est surtout une satire du camp de Ravensbrück ainsi que de l’idéologie nazie, et son analyse est indissociable d’une compréhension du camp. Une clarification sur les hiérarchisations du camp de Ravensbrück apparaît essentielle, considérant que pour mieux comprendre la résistance féminine, il faut prendre le temps d’analyser le système auquel elle s’oppose. En nous basant exclusivement sur

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l’expérience réelle de l’auteure, nous relevons deux hiérarchisations principales dans le camp : celle du block, que nous désignerons comme « hiérarchie officielle », et celle que nous définirons, d’après les mots de Germaine Tillion, de « hiérarchie parallèle41 ». Nous

commencerons par aborder la hiérarchie officielle puisqu’elle est la moins sujette à interprétation, et poursuivrons avec la hiérarchie parallèle, dont les rouages sont plus complexes. Nous profiterons de l’occasion d’une plongée dans la structure de Ravensbrück pour observer les rapprochements entre pouvoir, hiérarchies et genres sexués.

1.1.1. Hiérarchie officielle

Le premier type de hiérarchie établi à Ravensbrück découle de l’autorité officielle, il est encadré et défini par l’organisation nazie et s’exerce sur les détenues. La hiérarchisation s’effectue ici selon l’ampleur des responsabilités – du pouvoir – accordées à l’individu. Dans cette hiérarchie42, le commandant de camp (Lagerkommandant) – Fritz Suhren à l’époque de

Germaine Tillion – possède les pleins pouvoirs sur le camp à deux exceptions près : il doit, d’une part, suivre les ordres généraux et transmettre des informations aux bureaux de Himmler, notamment celles liées à la mortalité du camp, et, d’autre part, se plier aux directives de l’inspecteur des camps (Obergruppenführer SS), en l’occurrence Oswald Pohl, qui constitue l’unique intermédiaire entre les bureaux d’Himmler et les différents camps. Hormis ces deux exceptions, le commandant de camp règne en toute liberté sur son territoire. Si le commandant Suhren ne croise quasiment jamais les déportées, ses choix ont un impact considérable sur la vie dans le camp : c’est sous son commandement, de sa propre initiative et sans ordre particulier, qu’ont été ouvertes les chambres à gaz de Ravensbrück, et pour l’une d’elles, mise en fonction. Entre le commandant de camp et les déportées, il existe une large hiérarchie destinée à encadrer directement le quotidien des prisonnières. À la tête de celle-ci se trouve le commandant adjoint (Schutzhaftlagerführer) à qui on attribue l’ordre du camp. Plusieurs hommes se sont succédés à ce poste dans le camp de Ravensbrück. Entre ceux-ci et leurs subalternes militaires que l’on présentera par la suite, Germaine Tillion mentionne le personnel médical. Celui-ci travaille au Revier, que l’on peut traduire littérairement par infirmerie mais qui n’y

41 Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 185.

42 Les informations qui suivent sont basées sur le chapitre « L’encadrement à Ravensbrück », dans

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ressemble que de loin, étant donné que de nombreux assassinats et expériences médicales s’y sont déroulés. Le Revier est constitué de médecins et d’infirmières (Schwestern) affiliés au nazisme, mais aussi de détenues. Les affectations au Revier se révèlent attrayantes pour les prisonnières, puisque les infirmières-détenues sont passablement indépendantes, moins surveillées que le reste du camp et leurs conditions de travail sont moins rudes que dans la plupart des autres tâches. Par ailleurs, le personnel médical possède un pouvoir particulier sur les détenues du camp avec qui, contrairement au commandant du camp, il établit un contact direct et étroit. En effet, son intervention touche à l’intimité du corps des détenues et il peut décider de la mort ou de la vie de chacune. Les postes à responsabilités, ceux de médecins et des dentistes (principalement chargés d’extraire les dents en or des prisonnières), sont occupés par des hommes. Ces médecins sont accompagnés par des assistants, dont le Dr. Lukas, que Germaine Tillion présente comme étant particulièrement attentif ou bienveillant envers ses malades et courageux pour avoir refusé de participer aux exécutions. Si Germaine Tillion prend le temps de valoriser le Dr. Lukas, c’est que de tels hommes sont rares dans les Revier. Plus bas dans la hiérarchie médicale se trouvent les Schwestern, qui s’apparentent à des infirmières et qui ne sont pas des religieuses, malgré leur titre43. Celles-ci obéissent à l’Oberschwester, sorte de mère

supérieure laïque et complice à part entière des assassinats commis au Revier. Parmi les infirmières de Ravensbrück, les profils divergent : Germaine Tillion affirme qu’on trouve surtout « de vieilles filles haineuses44 » mais aussi quelques indifférentes et une poignée (elle en

mentionne deux) de femmes « bonnes et tristes45 ». Elle n’établit aucune distinction entre les

infirmières-détenues et les infirmières libres. Au sein de la hiérarchie militaire, on trouve les gardiens SS, parmi lesquels le chef du bureau de travail (Arbeitseinsatz) et d’autres SS au rôle davantage administratif. À Ravensbrück, à l’exception d’un certain Schmidt, qui « ne battait personne et a rendu […] de nombreux services à des prisonnières46 », les gardiens SS sont

reconnus pour être particulièrement brutaux. Ils « tapaient avec une entière quiétude de conscience47 », écrit Germaine Tillion. Les gardiennes SS48 (Aufsehrinnen) sont subordonnées

43 Schwester (allemand) : sœur.

44 Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 126. 45 Id.

46 Ibid., p. 135. 47 Id.

48 Les Aufsehrinnen sont appelées gardiennes SS par souci de simplicité et parce qu’elles sont ainsi

perçues dans les camps : elles n’occupent en réalité pas la position officielle de SS, réservée aux hommes, mais sont attachées à beaucoup de tâches similaires dans le traitement des détenues.

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aux gardiens SS. Une grande partie d’entre elles sont affectées à Ravensbrück49, et la plupart y

sont formées, ce qui permet aux déportées d’observer une nouvelle recrue grimper les échelons de la brutalité. La période d’adaptation pour une nouvelle gardienne SS – Aufsehrin –, soit le temps nécessaire pour accepter et reproduire la brutalité du camp, est d’une à deux semaines. Comme pour les infirmières, les gardiennes SS sont encadrées par des Oberaufsehrinen (gardiennes SS supérieures), lesquelles sont placées sous la responsabilité d’une Oberaufsehrin en chef qui, pourtant, n’est pas la plus crainte à Ravensbrück. C’est une certaine Dorothea Binz, son assistante (Oberaufsehrin en second), qui terrorise le plus les déportées. Toutes les gardiennes SS n’accèdent pas volontairement à ce poste, et beaucoup ne sont pas membres du parti nazi. Alors que les gardiens SS appartiennent, selon Germaine Tillion, « à la catégorie internationale des malfoutus, jambes en manches de veste, dos ronds, etc., les Aufsehrinnen [gardiennes SS] [sont] en général de grosses filles bien portantes et solides50 ». Par rapport à

leurs collègues masculins, les gardiennes SS sont également moins protégées. Il arrive qu’elles soient condamnées à certaines peines, et parfois même qu’elles deviennent des prisonnières du camp pour des cas particuliers comme le vol ou les relations intimes avec des détenues ou des détenus (dans le cas du petit camp annexé à Ravensbrück et qui a accueilli des prisonniers). D’après Germaine Tillion, « la moitié de l’effectif total […] prenai[t] un plaisir visible à frapper ou à terroriser […]. Les autres tapaient avec rudesse et simplicité, comme un paysan sur son âne, ou bien encore par conformisme et surtout en présence de leurs collègues ou des SS hommes51 ». Chaque baraque, où dorment les déportées, est officiellement sous la

responsabilité d’une gardienne SS. Dans les faits, ce sont ses subordonnées les blockovas qui exercent leur autorité dans les blocks, accompagnées de deux stubovas, responsables d’une moitié de block chacune. Les blockovas comme les stubovas sont avant tout des prisonnières. Parmi les prisonnières gradées, on trouve également les secrétaires (Schreiberinnen), chargées de tenir les listes de prisonnières à jour, et les Lagerpolizei (littéralement la police du camp), chargées de maintenir l’ordre durant les appels numériques (deux fois par jour). Les conditions pour qu’une prisonnière accède à un rang sont nombreuses, et ces postes sont très convoités puisqu’ils procurent certains avantages aux détenues, comme une portion de nourriture supplémentaire. Germaine Tillion explique :

49 550 à 560 sur un total d’environ 3 000, d’après Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 138. 50 Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 140.

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Pour les postes de Lagerpolizei, la direction du camp préféra, quand c’était possible, des fortes brutes qui, par malfaisance, peur, ou pour leur supplément de margarine, étaient capables d’assommer une camarade ou de la dénoncer. Encore fallait-il que la brute en question s’avère capable d’administrer un block, c’est-à-dire de compter exactement un effectif qui changeait tous les jours à n’importe quelle heure, de se faire comprendre de trois ou quatre nationalités différentes, de parler et d’écrire correctement l’allemand52.

Les prisonnières favorisées dans le camp sont donc souvent les plus enclines à la violence envers les leurs. Elles démontrent ainsi un certain égoïsme tout à l’avantage des encadrants du camp, étant donné qu’elles s’opposent déjà par leur comportement à une solidarité avec les déportées, qu’elles seront alors plus à même de refuser et de sanctionner. De ce fait, on peut imaginer que l’organisation nazie vise un isolement moral des prisonnières, ce qui limiterait les élans révolutionnaires collectifs, tout en contribuant à la déshumanisation des détenues. L’aide qu’elles pourraient s’apporter provoquerait un espoir à la fois d’humanité dans le camp et d’avenir à l’extérieur. Un tel sentiment – nous verrons plus tard qu’il a en effet su trouver sa place à Ravensbrück comme ailleurs – nuit directement aux objectifs nazis et, d’après nous, des efforts stratégiques, tel que le choix des prisonnières à qui faire gravir les quelques échelons de la hiérarchie officielle, visent à l’annihiler.

1.1.2. Hiérarchie sexuée

Outre les prisonnières gradées, les gardiennes SS sont dans une relation de plus grande proximité avec les prisonnières, comme elles se trouvent au bas de l’échelle de l’autorité et sont les plus actives sur le terrain. On constate donc à Ravensbrück une rupture nette entre les rôles masculins et féminins. Même lorsqu’elles occupent un poste qui les place dans un rapport de pouvoir avec les détenues, les gardiennes SS sont toujours sous les ordres d’un homme, et il en est de même dans les plus hautes sphères du nazisme. Une femme, peu importe son grade, doit accepter les ordres de son collègue masculin. En somme, dans ce camp exclusivement féminin, les hommes sont automatiquement symboles d’autorité et de violence, sauf dans des cas extrêmement rares comme ceux précédemment cités du Dr. Lukas ou du SS Schmidt. Cette asymétrie est clairement représentée dans Le Verfügbar aux Enfers où le naturaliste, unique personnage masculin, domine les autres personnages principaux, les Verfügbaren – détenues

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disponibles, sans affectation dans le camp de Ravensbrück, et qui sont présentées dans l’opérette comme une nouvelle espèce. Elles forment un chœur décrit ainsi : « principal héros de la pièce comme dans les tragédies grecques […]. Le chœur n’est pas anonyme ; quelques-unes de celles qui le composent ont un nom et une personnalité qui se développera au cours des 3 actes53. » Notons au passage le non-anonymat des Verfügbaren qui composent le chœur :

Germaine Tillion revendique ainsi l’individualité de ses personnages féminins et, de ce fait, des détenues, en réponse à la démarche de déshumanisation des prisonniers des nazis. Aussi l’auteure attribue-t-elle des prénoms à ses personnages constituant le chœur, qui s’apparentent plutôt à des surnoms (Nénette, Titine, Dédé, Marmotte, Havas, etc.). En s’appelant par ces noms, les personnages revendiquent leur unicité, leurs différences bien qu’elles appartiennent à la même espèce, mais aussi leur humanité. Germaine Tillion illustre l’intention de déshumanisation qu’elle comprend dans le système concentrationnaire avec le personnage du naturaliste qui croit fermement que le Verfügbar est une espèce à part et inférieure. En effet, le naturaliste ne comprend pas l’utilisation de ces « noms secrets54 ». Il les rapproche d’une

« coutume des peuples non civilisés55 » quand il s’agit, au contraire, d’une preuve de leur

humanité. Si Germaine Tillion dote ses personnages féminins de prénoms, elle en prive le naturaliste, désigné uniquement par sa profession. Nous pouvons supposer qu’elle met ainsi en avant l’inhumanité de ce personnage. Elle parvient alors à donner au personnage du naturaliste une posture de porte-parole, de représentant d’une masse indissociable d’individus qui font moins honneur à l’espèce humaine que les Verfügbaren malgré la position qu’on leur impose. Le personnage du naturaliste est central dans l’opérette où il présente une conférence sur le

Verfügbar, ce prétendu nouveau spécimen dont il détaille et commente les étapes biologiques de

la vie, les comportements et les interactions. Sous la plume de Tillion, il représente ainsi non pas un seul individu, mais plutôt l’autorité, se plaçant en opposition et en position de supériorité par rapport aux personnages des Verfügbaren. Il est par ailleurs le seul personnage masculin de l’opérette (à l’exception de quelques figurants) et n’a aucun scrupule à boire son verre d’eau de conférencier alors que chaque autre personnage sur la scène meurt littéralement de soif. Il est décrit ainsi par Germaine Tillion : « compère et bonimenteur de la Revue. Redingote noire, gibus en carton noir, manchettes immenses en carton blanc, pantalons selon

53 Germaine Tillion, Le Verfügbar aux Enfers, op. cit., p. 12. 54 Ibid., p. 36.

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les moyens du bord… Long, blafard, falot, poussiéreux, pédant56… » Alors qu’il adopte une

posture de conférencier proche de celle du narrateur dans le roman, il s’attribue la voix principale du texte. Mais les personnages féminins – les Verfügbaren – revendiquent rapidement l’importance de leur voix et s’expriment généralement en contradiction avec le naturaliste, à moins qu’elles n’usent d’ironie57 Si les moqueries et les sous-entendus des unes et les propos

dénigrants de l’autre sont omniprésents dans l’opérette, les Verfügbaren et le naturaliste ne sont pas divisés par la haine mais plutôt par l’incompréhension. Le naturaliste croit véritablement présenter un spécimen – le Verfügbar – particulièrement peu intelligent, fascinant et différent de l’être humain. Les femmes du chœur (les Verfügbaren) sont, elles, conscientes de l’absurdité de la situation et bien qu’elles énoncent leurs désaccords ou se permettent de commenter les propos du naturaliste, elles ne se rebellent pas. Dans une certaine mesure, elles semblent s’être résignées à l’état que le naturaliste leur prête. Le lecteur ou le spectateur de l’opérette se sentira immédiatement plus proche du chœur que du naturaliste qui incarne l’injustice et le pouvoir oppressif. Bien qu’il se présente comme l’unique détenteur d’un regard extérieur sur « l’espèce » du Verfügbar, soit d’un avis impartial et éclairé, il n’écoute pas ce que « ses spécimens » ont à dire pour leur défense et l’affirmation de leur identité, et leur parle sur un ton autoritaire et déconsidérant, voire ridiculisant. En mettant en scène un spécialiste qui ne s’appuie pas sur des méthodes scientifiques mais plutôt sur des présupposés idéologiques, Germaine Tillion invalide son statut et, de ce fait, déconstruit le système concentrationnaire qu’il représente de l’intérieur.

Le naturaliste. — […] Je vais maintenant vous présenter un spécimen de l’Espèce pour

que nous puissions en dégager les caractères essentiels.

[Quelqu’un se dresse dans le chœur des jeunes.]

Nénette. — Moi ?

[C’est une dame de 50 ans.]

Le naturaliste [À Nénette.] — À la rigueur… [Au public.] — Je vous présente Nénette,

jeune Verfügbar, âgée de 15 jours…[À Nénette, brutalement.] — Maintenant va à ta place et n’interromps plus.

Nénette. — Non mais en voilà des manières… Qui vous a permis de me tutoyer ? Le naturaliste. — Tu n’as pas l’habitude qu’on te parle sur ce ton ?

Nénette [Modestement.] — Si… depuis 15 jours58

56 Ibid., p. 12.

57 Nous reviendrons, dans le deuxième chapitre, sur le pouvoir de l’ironie dont Germaine Tillion se

saisit en tant qu’outil de résistance.

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On constate dans la première didascalie de cet extrait la mention d’un « chœur des jeunes ». Celui-ci se distingue du « chœur des vieux » et fait référence aux Verfügbaren récents, nouveaux. L’appartenance de Nénette au chœur des jeunes justifie sa tendance première à se rebeller contre le naturaliste face à son autorité brutale et méprisante. Comme elle le mentionne, elle n’est Verfügbar que depuis 15 jours et commence seulement à s’habituer à ce traitement. On remarque toutefois qu’elle finit par se raviser, se conformant ainsi à cette part de résignation des Verfügbaren que nous évoquions plus tôt. Pourtant, les Verfügbaren qui ont perdu la fougue et l’esprit rebelle de leurs débuts renoncent finalement à cette acceptation et revendiquent leur valeur. La parole du naturaliste se voit progressivement réduite, au profit des chansons des

Verfügbaren, jusqu’à disparaître complètement sans même que son absence ne soit ni notée, ni

considérée. Nous nous attarderons sur cette évolution dans le deuxième chapitre. Au dernier acte de l’opérette, Nénette, Lulu et les autres femmes du chœur vont jusqu’à reprendre la responsabilité du naturaliste qui se posait en narrateur. Alors qu’un silence intervient dans la conversation, Rosine affirme : « Il faut reprendre la revue… Où en étions-nous59 ? » La

responsabilité de la narration n’est alors pas accaparée par Rosine, mais partagée entre toutes. Il s’agit d’un échange plutôt que d’une présentation, et si l’une prend la parole plus longtemps, c’est qu’on lui a demandé, par exemple, de raconter une histoire. Ce mode associatif choisi par les Verfügbaren devient l’expression d’un désir de résistance, puisqu’il se pose en opposition à une organisation hiérarchique instaurée par l’idéologie nazie. Outre l’émancipation des

Verfügbaren face au naturaliste à laquelle nous reviendrons dans le deuxième chapitre, il est

important, à ce point de la réflexion, de souligner que le choix d’un naturaliste homme plutôt que femme n’est pas anodin de la part de Germaine Tillion. Un naturaliste homme représente plus frontalement l’autorité, et se différencie encore davantage des Verfügbaren. La relation entre masculinité, autorité et cruauté est aussi visible dans la définition qui est faite de l’espèce du Verfügbar. Le naturaliste le décrit comme « le produit de la conjugaison d’un gestapiste mâle avec une résistante femelle60 ». La résistance est alors féminine – tout comme c’est le cas dans

le camp de Ravensbrück, où les opprimées sont des femmes – et l’oppresseur, masculin. Germaine Tillion fait certainement référence à la forme officielle de la Résistance contre l’Allemagne et l’idéologie nazie, telle qu’elle est organisée en France. Mais ce n’est certainement pas par hasard qu’elle associe la résistance à l’origine du Verfügbar à la femme du couple. Celui-

59 Ibid., p. 202. 60 Ibid., p. 32.

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ci est toujours une femme, et s’il se dissocie de son « père » gestapiste, notamment en s’opposant au discours du naturaliste et en reprenant le pouvoir de narration et d’affirmation au fil de l’opérette, on peut alors imaginer que dès sa naissance, le Verfügbar possède dans ses gênes, de par sa mère, les moyens de résister. Le parallèle est aisé à faire avec la situation réelle dans le camp de Ravensbrück où la hiérarchie officielle que nous présentions plus haut est intrinsèquement liée à la hiérarchisation entre les sexes.

Mais la hiérarchisation des sexes à Ravensbrück ne s’arrête pas là. À quelques reprises, Germaine Tillion suggère un rapport de pouvoir particulier entre les gardiens SS et les femmes du camp, notamment en lien avec les relations amoureuses et la sexualité61. Elle écrit par

exemple « [qu’]il y avait parmi eux une assez importante proportion de “mal foutus” qui, à ce titre, auraient pu avoir des vengeances personnelles à exercer contre l’espèce féminine en général62 » et de ce fait, donner libre cours à une violence soudaine et inexpliquée à l’égard de

l’une ou l’autre prisonnière. Du côté des relations sexuelles, si elles sont rigoureusement proscrites entre SS et prisonnières, elles sont par contre encouragées entre SS de sexes différents. On notera toutefois le cas prétendument exceptionnel du Dr. Rosenthal (médecin en chef à Ravensbrück) et de sa maîtresse, l’infirmière et détenue, Gerda. Leur relation les mènera à une grossesse que le médecin sera forcé d’interrompre pour protéger sa maîtresse et lui. Ils seront toutefois dénoncés, le Dr. Rosenthal sera condamné à 7 ans de prison et Gerda envoyée à Auschwitz63. « Mariées ou pas mariées, toutes les Aufsehrinnen avaient, paraît-il,

parmi les SS un ou plusieurs amants assidus64 », précise Germaine Tillion qui établit un lien

entre « la débauche et la cruauté65 » chez les gardiennes SS. Elle suggère que ce lien découle

d’un besoin d’exprimer, par une sexualité exacerbée, l’angoisse générée par leurs actions particulièrement cruelles. Un rapport sexuel régulier entre deux SS n’empêche pourtant pas la femme de craindre l’homme : cette relation intime ne met en effet pas les gardiennes SS à l’abri d’une dénonciation de la part de leurs amants. Dans Le Verfügbar aux Enfers, nous relevons une référence à une violence sexuelle des SS sur les déportées, présentée par le personnage de Dédé de Paris qui se détache du chœur des Verfügbaren pour un solo à propos d’un SS qui croise un

61 Pour un regard plus complet sur la sexualité dans les camps, voir Christine Bard, « L’histoire des

femmes au défi de la déportation », art. cit., p. 2.

62 Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 133. 63 Ibid., p. 123.

64 Ibid., p. 134. 65 Id.

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groupe de trente filles qui n’ont « pas de fleurs à leur corsage / Dans leurs yeux, pas de douceur / Mais de l’espoir plein le cœur66 » et qui s’enfuient en le voyant.

Dans ses bras il a tenu

La p’tite qui courait le moins bien… Dans ses bras il l’a tenue………… ……… Ça lui a cassé les reins…

Le naturaliste. — Ça doit être ce qu’on appelle « l’amour vache67 »…

Suite à quoi la chanson recommence avec non pas trente filles, mais vingt-neuf. Le fait que l’auteure choisisse le sous-entendu dans cet extrait laisse deviner un possible tabou sur la question de la sexualité abusive dans le camp, d’autant plus qu’aucune relation de ce type n’est évoquée dans l’ouvrage ethnologique Ravensbrück de Germaine Tillion, pourtant le plus complet sur l’organisation et la situation du camp de Ravensbrück. Nous pouvons imaginer que l’auteure a saisi l’occasion de la fiction pour rendre compte des vérités indémontrables, notamment en raison de l’absence de témoin. Il est par ailleurs intéressant de relever l’ampleur et la violence de l’autorité des SS sur les déportées que l’extrait présente, d’autant plus que le SS en question s’attaque à la femme la plus faible de ce groupe, soit la moins rapide. Le détachement du naturaliste que l’on imagine lancer sa réplique sur le ton d’une blague démontre encore la déconsidération qu’il a pour les Verfügbaren. Comme le SS s’attaque à ces filles à « l’espoir plein le cœur », on remarque encore une fois le rejet et la volonté d’anéantissement de l’espoir chez le SS fictif de l’opérette comme chez celui, réel, de Ravensbrück. Le même constat peut être fait à propos de la solidarité. En courant après un groupe de femmes similaires par leur conditions et unies par leur espoir, le SS de l’opérette les retranche dans une attitude de « chacun pour soi » où le but est de courir plus vite que les autres pour que l’une d’elles prenne la place que l’on fuit.

Dans son opérette, Germaine Tillion fait donc le choix de mettre en avant la hiérarchisation sexuée omniprésente dans la structure du camp réel de Ravensbrück avec le personnage du naturaliste inventé, mais aussi avec celui du SS qui brouille les pistes entre fiction et expérience réelle. En effet, la fiction semble susceptible de révéler des faits cachés ou présumés. Ce n’est néanmoins pas parce que les hommes représentent l’autorité dans le camp de Ravensbrück que

66 Germaine Tillion, Le Verfügbar aux Enfers, op. cit., p. 136. 67 Ibid., p. 138.

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les femmes n’y sont pas une menace. Par conséquent, une hiérarchisation officieuse s’organise progressivement dans le camp, entre les déportées elles-mêmes : une hiérarchie dite « parallèle ».

1.1.3. Hiérarchie parallèle

Par hiérarchie parallèle, nous entendons une organisation hiérarchique entre les déportées régie notamment par des rapports de force et de privilèges, par exemple en fonction des nationalités. La hiérarchie parallèle n’est pas imposée par l’organisation officielle du camp de Ravensbrück, mais elle se construit au sein même des déportées. Néanmoins, cette hiérarchie dépend en grande partie de l’autorité du camp. En choisissant de mêler davantage les gardiennes SS que leurs collègues masculins aux prisonnières, et en donnant des responsabilités aux détenues qui sont les plus enclines à trahir et à frapper leurs semblables, l’administration du camp encourage une division chez les femmes, et tend – volontairement, du moins on peut le supposer, – à empêcher les élans de solidarité féminine qui pourraient naître. Les choix de l’administration instaurent un climat de méfiance. Dès leur entrée dans le camp, les détenues sont rigoureusement catégorisées et identifiées par un triangle de couleur accompagné parfois d’un motif supplémentaire qui apporte des informations complémentaires sur la nature de leur offense, comme un deuxième triangle jaune afin de former l’étoile de David pour les détenues juives. Dans les notes du Verfügbar aux Enfers, Anise Postel-Vinay en relève principalement quatre :

Un « triangle vert » était une détenue de droit commun, dite Kriminelle.

Un « triangle noir » était une femme internée pour atteinte à la qualité de la race, dite

azociale. Elle pouvait être marginale, sans domicile fixe, à la charge des mairies, ivrogne,

prostituée, mauvaise mère, etc.

Les « triangles violets » étaient les Témoins de Jéhovah, dites Bibelforscherin, et les « triangles rouges » les « politiques68 ».

Elle ne fait ni mention du triangle bleu destiné aux apatrides, ni du triangle marron des tziganes dans certains camps, ni des triangles roses réservés aux homosexuels. Il est fort probable que ces deux dernières catégories soient généralement regroupées sous le triangle noir à Ravensbrück. Germaine Tillion appartient à la catégorie des « politiques », pour laquelle la

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