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CHAPITRE 2 : RESISTER PAR LA CREATION ARTISTIQUE

2.3. L E V ERFÜGBAR AUX E NFERS COMME OBJET LITTERAIRE

2.3.2. Fiction et réalité

2.3.2.1. Une perspective ethnologique

Tout d’abord, demandons-nous pourquoi Germaine Tillion cherche à comprendre dans les détails la construction de la machine nazie dont elle subit l’oppression, dans un contexte où des besoins de base comme se nourrir ou se reposer sont difficilement accessibles. Julien Blanc répond :

Si l’ethnographe Tillion veut comprendre le camp dans ses multiples rouages, c’est pour pouvoir ensuite partager son savoir et expliquer à ses camarades le système qui les écrase. La connaissance est vue comme un « bouclier » [d’après Tzvetan Todorov] qui doit permettre de combattre l’oppression252.

Ainsi le fait de connaître son oppresseur, ses intentions et les moyens qu’il emploie pour y parvenir permet-il de mieux se défendre. L’organisation du camp cherche à isoler les individus, mais Germaine Tillion et ses codétenues s’unissent dans un élan sororal. Le nazisme vise leur déshumanisation, elles remuent ciel et terre à Ravensbrück pour se rappeler leur humanité et leur individualité. Il veut leur mort, elles survivent. La même question se pose à propos du

Verfügbar aux Enfers : les conditions nécessaires à l’écriture, le partage et l’exfiltration d’un tel

document accroissent sérieusement la dangerosité de la situation des détenues, pourtant Germaine Tillion s’y attèle avec détermination. La réponse est intimement liée à la précédente : comme nous l’avons relevé auparavant, la création artistique et les rires provoqués par l’opérette influencent positivement la survie morale et physique des déportées. En d’autres termes, en allant au-delà d’une tentative de survie par une économie et une mécanisation des gestes au quotidien, en enquêtant sur l’ordre du camp ou encore en créant, Germaine Tillion suit la même trajectoire que ses personnages de Verfügbaren : elle emploie l’action pour éviter de sombrer dans la passivité. Comme le chœur de son opérette, elle parvient ainsi à récupérer une part de pouvoir sur elle-même, volé par les mains nazies à l’occasion de son arrestation et de sa déportation. Le passé d’ethnologue de Germaine Tillion contribue aussi à la facilité de ses rapports avec les autres. Pour Françoise Carasso,

dans son travail d’ethnologue, Germaine Tillion est particulièrement douée pour tisser des liens de toutes sortes, en écoutant, en montrant aux autres l’intérêt qu’elle leur porte. Dès son arrivée [à Ravensbrück], elle met sur pied un vaste réseau de complicités […]. Grâce à

252 Julien Blanc, « Humour, et résistance chez Germaine Tillion : rire de (presque) tout », dans Philippe

ces relations qui deviennent souvent amicales elle peut avoir accès aux renseignements les plus précis et les plus fiables sur la structure et le fonctionnement du système253.

Si Germaine Tillion prend rapidement une position centrale dans son entourage à Ravensbrück, c’est donc certainement en partie lié à ses compétences professionnelles. Sa capacité à multiplier les liens humains explique peut-être aussi son esprit d’initiative particulièrement fort au sein du groupe. Par ailleurs, comme d’autres au sein du camp, elle se rend compte du double intérêt de partager largement les informations découvertes.

La connaissance devait servir tout de suite, dans le camp, comme moyen de résistance, mais aussi être transmise à d’autres, au plus grand nombre possible de prisonnières fiables, car chacune savait qu’elle avait peu de chances de survivre254.

Survolé dans cet extrait, le premier intérêt du partage de la connaissance – que Tzvetan Todorov compare à un bouclier – correspond à un but immédiat que nous avons évoqué, celui de fournir aux déportées une arme supplémentaire contre l’oppresseur. Le second concerne l’urgence de perpétuer un savoir face à la menace d’extermination. En effet, la perte du savoir acquis par l’expérience concentrationnaire serait insupportable pour des déportées qui, déjà, appréhendent leur retour dans le vrai monde. Sans une multitude de témoignages précis et complets, comment s’assurer que ceux qui n’ont pas vécu la déportation apprennent des erreurs qui ont mené à tant de souffrance, afin de ne pas les reproduire ? Comment, finalement, garantir l’exactitude de l’histoire racontée ? Munie de sa formation et son expérience en ethnologie, Germaine Tillion est inévitablement sensible à cette question centrale en sciences humaines et qu’elle intègre dans son opérette :

Le chœur. — J’ai une idée !

Le naturaliste. — Ça m’étonnerait qu’elle soit bonne ! Dis-la quand même…

Le chœur. — Les historiens qui s’attendrissent sur le Moyen-Âge et l’Antiquité, on

pourrait les envoyer ici…

Le naturaliste. — Ils y sont peut-être déjà, car les historiens, c’est comme les poux, ça se

faufile partout…

Le chœur. — Ça me console255

253 Françoise Carasso, « Styles de Germaine Tillion : pertinence et impertinence », dans Philippe

Despoix et al., op. cit., p. 60.

254 Id.

L’extrait définit le naturaliste comme celui qui s’oppose aux historiens alors que le chœur, en souhaitant leur présence, réclame une garantie de la survie de son témoignage. La dernière réplique du naturaliste dans ce passage met également en avant la figure de Germaine Tillion en tant qu’ethnologue infiltrée dans le camp, à l’image d’une historienne du présent. Cette sensibilité de la part de Germaine Tillion explique en partie pourquoi, dans son entretien avec Mechthild Gilzmer, elle tient des propos surprenants pour l’impression qu’ils donnent d’une facilité de sa démarche, pourtant exemplaire de résistance.

Je n’ai pas décidé, je l’ai fait machinalement. Je me suis dit : « Bon, on est là. » De toute façon, nous sommes sur la terre pour ça. Quand nous sommes sur la terre, qu’est-ce que nous sommes ? Nous regardons un insecte dangereux, qui est notre espèce en train de ravager un territoire qui ne peut pas se défendre. C’est bien ce qu’on fait, non256 ?

Dans cette citation, l’emploi du verbe « regarder » pour représenter son activité est important. Si le fait de se contenter de regarder peut paraître anodin, c’est un regard actif que Germaine Tillion porte sur le camp. Plus qu’un simple regard, elle entreprend une observation, voire une analyse du milieu étranger dans lequel elle est envoyée. Elle entreprend une enquête qui l’amène à une certaine forme de dissociation entre la détenue et celle qui documente les conditions de détention. Il s’agit, malgré la différence notable des contextes, de la même approche qu’elle choisit lorsqu’elle arrive dans l’Aurès, en Algérie, pour ses recherches universitaires en ethnologie. En somme, la démarche de Germaine Tillion à Ravensbrück, que ce soit pour instruire ses codétenues par des conférences clandestines et autres ruses ou pour créer une opérette, est inévitablement influencée par son bagage et sa sensibilité ethnologiques. Mais écrire d’une part un ouvrage formellement informatif et d’autre part un texte littéraire et humoristique sont deux entreprises très différentes. En comparant les contextes et les objectifs de Ravensbrück et du Verfügbar aux Enfers, nous souhaitons mettre en évidence ce que le détour par la fiction emprunté par Germaine Tillion lui permet de transmettre de plus par rapport à

Ravensbrück.

256 Germaine Tillion, « “Il était une fois Ravensbrück”. Entretien avec Mechthild Gilzmer », dans

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