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CHAPITRE 2 : RESISTER PAR LA CREATION ARTISTIQUE

2.3. L E V ERFÜGBAR AUX E NFERS COMME OBJET LITTERAIRE

2.3.1. Analyse de la forme

2.3.1.2. Le chœur et le naturaliste

Les dynamiques principales de chaque acte sont donc particulièrement reflétées par l’affirmation des Verfügbaren qui composent le chœur. Mais au-delà de ce que proposent les chants et les dialogues, les costumes et les indications de jeu en début d’acte en disent beaucoup sur l’évolution du chœur qui prend de plus en plus d’importance à mesure qu’il fait reculer et disparaître le naturaliste. Les didascalies en ouverture du premier acte présentent ainsi les Verfügbaren :

Le chœur des Verfügbar se tient à droite et à gauche de la scène : à droite le chœur des Vieux Verfügbar, à gauche les Débutants Verfügbar.

Tous sont groupés dans des poses figées et tiennent à la main leurs cuillères de bois et leur Schüssels [cuvette à soupe] dont ils fixent le fond d’un œil morne… Schüssel et cuillères serviront à rythmer les pas des ballets…

Tous en costumes « Schmuckstuck[231] » : chemises plus longues que les robes, robes en loques, souliers

dépareillés, noués avec des ficelles, bas en accordéon, etc.

Au milieu de la scène, sur une petite planchette, est posée un verre d’eau.

Le naturaliste. [Il prend le verre d’eau, boit une gorgée, perd ses manchettes, les rattrapes, repose le

verre d’eau et se tourne vers le public232.]

231 De l’allemand : pièce d’orfèvrerie, employé ironiquement pour désigner les déportées dans le plus

piteux état.

Dans ce début de premier acte, la séparation du chœur en deux parties – les nouveaux et les anciens – met à l’avant-plan les différences et les oppositions parmi les Verfügbaren qui n’apparaissent pas autant unis que le suggère leur rôle de chœur. Pourtant, la didascalie présente « le chœur des Verfügbar » et non pas « les chœurs de Verfügbar ». L’unité du groupe est donc suggérée, mais n’apparaît pas à son meilleur à ce stade de l’opérette. La distinction entre les deux parties du chœur propose par ailleurs d’entrée de jeu l’individualité des membres qui le composent. L’œil morne, l’attention perdue dans l’horizon, la posture figée et donc passive, les costumes misérables ainsi que les accessoires – cuillère et Schüssel – des Verfügbaren les font apparaître dans une faiblesse qui sert le propos du naturaliste qui les présentera bientôt comme ces spécimens non-civilisés et « inférieurs233 ». La présence du verre d’eau est aussi

significative. Il est le seul accessoire mentionné en dehors des cuillères et des cuvettes à soupe. Mis en évidence au centre de la scène, l’unique verre d’eau attise sans aucun doute le désir des

Verfügbaren dont les cuvettes sont vides. Rappelons que dans les camps de concentration, la

soif reste l’une des principales difficultés à surmonter. Mais c’est bien le naturaliste, en pleine forme et bien vêtu, qui s’empare du verre d’eau sans même que l’idée de le partager avec le chœur ne lui traverse l’esprit. En ce sens, le verre d’eau symbolise le pouvoir qui est alors pleinement entre les mains du naturaliste. Ce déséquilibre entre d’une part le naturaliste et de l’autre le chœur évolue toutefois au fil des actes, à mesure que le chœur s’affirme et reprend la parole. Dans le deuxième acte, les choristes arborent « une allure désinvolte, [des] costumes encore misérables, mais gentiment arrangés, raccommodés, pincés à la taille, les bas sont tirés, etc.234». Alors que dans le premier acte, le chœur restait passif, il devient actif dans le deuxième.

Les Verfügbaren sont alors occupées à reproduire les tâches de travail auxquelles Germaine Tillion et ses proches codétenues ont été affectées à Ravensbrück : entre tuyaux, brouettes et rouleaux servant au terrassement, le travail physique est au centre des actions du deuxième acte. Quand le premier acte montrait les conditions de vie dans les baraques, la faim et la soif, le second met de l’avant la difficulté physique des journées de travail tout en représentant le chœur comme un regroupement actif et donc plus fort. La distinction entre jeunes et vieux

Verfügbaren disparaît, laissant place à un chœur uni malgré les désaccords passagers entre

certaines de ses membres qui, sans affecter l’image de sororité, semblent davantage renforcer le

233 Ibid., p. 46. 234 Ibid., p. 124.

chœur en dépeignant des choristes affirmées. La posture du naturaliste subit elle aussi des changements dans ce deuxième acte. Alors que dans le premier, il trône sur scène en conférencier qui tire les ficelles de sa présentation, expliquant un aspect des Verfügbaren qu’il leur demande ensuite d’illustrer, il semble davantage s’intéresser à ses « spécimens » dans l’acte estival. Il questionne alors curieusement le chœur, comme dans cet extrait :

Le naturaliste. — Mais qu’est-ce que c’est exactement ce Planirung ? Havas. — C’est prendre un endroit pas plat, pour en faire un endroit plat…

Le naturaliste. — Faire disparaître les rondeurs… Mais quelles rondeurs ?... Ah ! J’ai

compris ! C’est vous les cuisinières du camp…

Havas. — Pas du tout ! Nous nous attaquons aux rondeurs géographiques et non aux

rondeurs anatomiques… C’est nous qui faisons les routes235

Le naturaliste semble avoir perdu le lien qu’il entretenait avec son public. Il s’adresse désormais directement aux Verfügbaren et est disposé à apprendre d’elles, acceptant ainsi qu’elles savent ce qu’il ignore et laissant de côté, au moins partiellement, l’idée de leur infériorité. Un certain équilibre est alors trouvé entre les deux parties. Les Verfügbaren se réapproprient le discours qui les concerne à mesure que le naturaliste l’abandonne. C’est d’ailleurs la curiosité du naturaliste à l’égard des Verfügbaren qui l’effacera définitivement de la scène. En effet, alors que le chœur raconte en chanson sa manière de feindre le travail pour le rendre improductif (comme Germaine Tillion et ses proches afin de ne pas contribuer à l’effort de guerre allemand), le naturaliste souligne cette marque d’intelligence :

Le naturaliste. — J’étais étonné aussi de la façon réservée avec laquelle vous « bossez »

(si j’ose employer cette expression), c’est une réserve calculée…

Havas [saluant.] — On ne peut rien vous cacher.

Le naturaliste. — Donc vous pouvez encore chanter quelque chose. Le chœur. — Encore une chanson de route ?

Le naturaliste. — Naturellement ! Que pouvez-vous chanter d’autre ? puisque vous êtes

terrassières… Ça reste votre spécialité236.

À la suite de quoi le chœur se met à chanter une chanson à propos de vingt-neuf filles poursuivies par un SS. À la fin de son couplet, où l’une des filles est attrapée, il s’arrête. Le naturaliste réclame alors la suite. Le chœur poursuit avec ce qui s’apparente à un refrain237, puis

235 Ibid., p. 130. 236 Ibid., p. 134-136.

237 « Un Hes hes gueulait : / Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! / Vingt-neuf filles couraient : / Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! »,

le naturaliste insiste encore pour entendre la suite. Le chœur reprend avec un couplet similaire au premier, à la différence qu’il n’y a plus que vingt-huit filles. Le naturaliste qui comprend la structure de la chanson et qui n’a pas envie d’entendre vingt-neuf couplets en réclame une autre. Une choriste s’exécute, mais le naturaliste n’interviendra plus, il ne sera pas même mentionné dans les didascalies. Il est intéressant de constater l’intérêt et surtout le goût du naturaliste pour les chants du chœur. Il les réclame à plusieurs reprises dans ce passage, et les écoute attentivement, comprenant le sens de ce qui est dit alors que, précédemment, soit il n’entendait pas les commentaires du chœur, soit il les comprenait de travers. Le chant représente, à cet endroit, à la fois le savoir identitaire des Verfügbaren que le naturaliste est enfin ouvert à reconnaître, et le pouvoir qui était, dans l’acte un, l’apanage du naturaliste. Ici, le chœur parle alors que le naturaliste écoute et commente. Les rôles, sur ce plan, se sont littéralement inversés par rapport au premier acte. Cet épisode de l’opérette est un tournant majeur dans l’évolution des Verfügbaren qui acquièrent alors la liberté morale que nous évoquions précédemment. Il intervient au début du deuxième acte mais dans la suite de celui- ci, le chœur reste dans la rêverie et les réflexions généralement sur le passé. Ce n’est qu’au troisième acte, Hiver, que les Verfügbaren semblent prendre pleinement conscience de leur liberté morale. Dans les quelques pages qui constituent l’acte, elles s’inscrivent surtout dans un désir d’action avant de se lancer dans le récit de l’histoire de Sympathie, qui accumule les épreuves dans le camp et qui ne survit finalement que grâce au mensonge d’une Armistice proche. L’opérette s’achève sur ce sujet, alors que Lulu de Colmar et Havas s’accordent sur la cruauté d’un tel mensonge qui permet malgré tout de prolonger un peu la survie. Pour illustrer le désir d’action important dans l’acte hivernal, prenons cet exemple :

Titine. — Il y a un stock de chaussettes neuves dans la Halle 4 et les camarades du

dernier transport n’ont rien à se mettre. Qui vient avec moi ?

Lulu de Colmar, Lise, Bébé. — Moi ! Havas. — Va, cours, vole, et nous venge238

L’action initiée par Titine est non seulement inattendue du fait de sa spontanéité – elle intervient sans introduction au milieu d’une conversation distincte – mais aussi en ce qu’elle est le signe d’une grande sororité. Titine propose à ses amies de se mettre en danger pour aider les

Verfügbaren de la Halle 4. Cela n’est pas sans rappeler des actions de soutien qui ont eu lieu à

Ravensbrück comme dans d’autres camps entre différents baraquements et que nous évoquions dans le premier chapitre. La proposition de Titine est immédiatement accueillie avec un certain enthousiasme puisque trois Verfügbaren répondent en même temps. Par ailleurs, personne ne s’y oppose. La réplique d’Havas est à la fois levier de rire, puisque la citation issue du Cid de Corneille est parodiée avec un « vole » qui fait référence ici au vol matériel des chaussettes, mais aussi levier de mouvement, de par l’emploi de l’impératif pour trois verbes d’action. Dans ce troisième acte, la capacité d’action du chœur est aussi représentée par les costumes. Les Verfügbaren y sont « somptueusement vêtues239 mais l’air accablé ». Ce dernier

détail attire l’attention sur la difficulté induite par le cadre : malgré la remontée fulgurante de la force morale et physique du chœur par rapport à l’acte I, le camp reste un lieu de restrictions où la survie n’est pas acquise. L’humour de Germaine Tillion dans Le Verfügbar aux Enfers n’édulcore pas la réalité des camps, au contraire, l’opérette transmet parfois dans le détail la difficulté extrême du quotidien à Ravensbrück. Le cadre de la scène, le Bekleidung (centre de tri des vêtements), apparaît pourtant comme un lieu d’opportunités comparativement aux décors des deux derniers actes. Alors que dans l’acte I, seul un verre d’eau destiné au naturaliste meublait la scène, dans l’acte hivernal trônent « un tas d’objet hétéroclites : des sacs, des vieilles bottes, des caleçons déchirés, des fourrures, un cheval mécanique, du linge de table de toute beauté, des paniers de vaisselle et d’argenterie240 ». Tous ces objets, avec une prise de risque et

un certain talent dans la dissimulation au moment de la fouille, peuvent être volés puis utilisés par les Verfügbaren, ce qui témoigne que l’appropriation de la parole se double de l’appropriation des lieux et des choses.

Il est également possible de lire, dans cette lutte entre les Verfügbaren et le naturaliste, une critique du patriarcat par le biais d’une comparaison avec le nazisme. En effet, rappelons que les Verfügbaren sont toutes des femmes alors que le naturaliste, en tant que seul homme sur scène, représente l’autorité masculine. Face au naturaliste comme les femmes face au patriarcat, les Verfügbaren doivent désamorcer tous les préjugés, particulièrement sexuels, qui les façonnent en tant qu’inférieures aux yeux du conférencier, dans le but de s’autodéterminer et d’exclure toute forme de hiérarchie entre elles et dans leurs rapports avec les autres. Esteban Buch présente d’ailleurs l’évolution des personnages en écrivant que le « Naturaliste, seul personnage

239 Ibid., p. 192. 240 Id.

masculin qui scrute les femmes du haut de son pouvoir, cède peu à peu devant le rêve sororal d’un banquet interminable et chimérique241 ». Par leur nombre supérieur, l’unité de leur sororité

et leurs prises de parole, les Verfügbaren parviennent donc à renverser le pouvoir du naturaliste et à récupérer la place qui leur revient dans cette pseudo-hiérarchie, montée de toutes pièces par le représentant masculin.

Nous voyons donc dans le troisième acte un groupe, le chœur, libéré d’une domination morale autrefois exercée par la présence du naturaliste qui peut être entendue comme celle du patriarcat, et dont l’unique but est, désormais, de survivre assez pour atteindre l’Armistice. Au fil des trois actes se décèle donc une affirmation progressive de l’individualité et de l’humanité du chœur et des Verfügbaren qui le composent. Cette revendication s’apparente à une réponse forte et négative à la volonté de déshumanisation de l’espèce portée par le naturaliste en début d’opérette. Le parallèle avec le propos de Germaine Tillion par rapport à l’idéologie nazie devient alors évident et propose l’opérette comme preuve matérielle de résistance.

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