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CHAPITRE 2 : RESISTER PAR LA CREATION ARTISTIQUE

2.3. L E V ERFÜGBAR AUX E NFERS COMME OBJET LITTERAIRE

2.3.1. Analyse de la forme

2.3.1.1. Structure de l’œuvre en saisons

L’opérette est constituée de trois actes (respectivement Printemps, Été et Hiver) précédés d’un prologue en alexandrins dans lequel « les auteurs, ou leur déléguée221 » présentent leurs

intentions : « Chanter les aventures, et la vie et la mort / Dans l’horreur du Betrieb, ou l’horreur du Transport / D’un craintif animal ayant horreur du bruit222 », le Verfügbar. Le

déséquilibre entre les actes surprend, mais il s’inscrit dans une logique décroissante. Le premier est constitué de 52 pages (15 chants), le second de 35 pages (8 chants) et le dernier – inachevé – de 13 pages (3 chants). Si la détérioration des conditions de Ravensbrück peut expliquer le rétrécissement progressif des actes, il est toutefois possible d’y déceler une urgence et une importance pour Germaine Tillion de présenter l’oppression subie dans le camp. En effet, le premier acte correspond à l’âge d’or du naturaliste qui règne en maître sur sa conférence. En considérant ce personnage dans le texte comme le représentant de l’idéologie nazie, la grande proportion de l’opérette qui lui est accordée révèle l’accent mis sur l’oppression. Le deuxième acte, qui correspond davantage à la révolution discrète du chœur, et le dernier acte, duquel le naturaliste est complètement absent, balayé par la force morale retrouvée des Verfügbaren, sont indispensables dans l’opérette. Ils sont porteurs d’espoir, puisque c’est dans ces deux actes que le chœur réclame et obtient une réparation pour la déconsidération de son humanité présentée par le naturaliste. Si, à l’instar du premier acte, ils permettent d’en apprendre sur le camp de Ravensbrück – les Verfügbaren échangent toujours sur leur expérience concentrationnaire, la difficulté du travail, la faim, etc. –, les actes II et III ne montrent pas la quête de

221 Ibid., p. 16. 222 Ibid., p. 18.

déshumanisation nazie, mais, à l’inverse, celle d’une réhumanisation, d’une revendication d’humanité initiée par le chœur lui-même. Loin de nous, donc, l’idée de minimiser les actes II et III par rapport à l’acte I, mais plutôt d’attirer l’attention sur le fait que l’acte I se distingue par son ampleur et sa représentation prépondérante de la réalité de la déportation dans le camp de Ravensbrück. En ce sens, les actes II et III semblent relever plus directement de la résistance de son auteure alors que nous voyons dans l’acte I une dimension plus ethnologique par laquelle Germaine Tillion cherche à représenter dans les détails le sentiment vécu par ses proches et elle-même à Ravensbrück. Nous reviendrons sur l’aspect ethnologique du Verfügbar

aux Enfers dans la suite de ce chapitre.

La séparation des actes en saisons ne correspond pas au moment de leur rédaction puisque tous ont été rédigés en automne, saison par ailleurs absente dans la chronologie de l’opérette. Cette absence pourrait s’expliquer par la symbolique de chacune des saisons. Le printemps, premier acte, correspond sans surprise à la naissance du Verfügbar. Le naturaliste y décrit la conception, la gestation, la naissance et les premiers jours de vie du spécimen.

Le naturaliste [Au public.] — […] La vie embryonnaire de l’animal est très agitée. On la

divise en trois grandes périodes : une première période dite unicellulaire ou à caractère secret. […] Ce n’est qu’au bout de quelques jours que l’embryon donne des signes d’intelligence, d’ailleurs peu concluants : il frappe contre les murs, ronge le bois de sa fenêtre avec une vieille cuillère ou un clou, dresse l’oreille au moindre bruit, parle dans le tuyau du robinet ou celui du calorifère. […]

Dans la seconde période de sa vie, dite multicellulaire (c’est-à-dire, entendons-nous, à plusieurs corpuscules par cellule, et non pas à plusieurs cellules par corpuscule), les signes d’intelligence augmentent : il joue à la belote, correspond avec l’extérieur et améliore sensiblement son alimentation […].

Nous arrivons à la troisième et dernière période, dite Romainvilloise ou Compiégnoise. Au cours de cette période (d’ailleurs facultative), l’animal donne des signes de gaîté, de sociabilité […].

Cette période est interrompue brutalement par l’agitation pré-natale qui commence par un appel général et de nombreux jurons223

Les trois étapes de la vie embryonnaire que décrit le naturaliste correspondent au cheminement vécu par Germaine Tillion et ses amies de leur arrestation à leur arrivée au camp de Ravensbrück. Une note d’Anise Postel-Vinay souligne que « la vie embryonnaire du Verfügbar se passe dans les mains de la police et en prison, avant la déportation224 ». En effet, la première

223 Ibid., p. 32-38. 224 Ibid., p. 32.

période suit directement l’arrestation et correspond à la prison de Fresnes où Germaine Tillion est parvenue, avec quelques voisines de cellule, à établir un réseau de communication par les tuyaux. C’est dans ce contexte que des surnoms comme « Kouri » (celui de Germaine Tillion) sont apparus. Dans l’opérette, le naturaliste parle de « nom secret225 » choisi par le Verfügbar,

soit les « Nénette, Marie-Jo, Lise, Titine, Dédé, etc.226 » que portent les personnages du chœur.

Dans la prison de Fresnes, après une période dite « au secret », les détenues sont regroupées dans des cellules collectives, ce qui correspond à la deuxième étape décrite par le naturaliste. Quant à la troisième, elle fait référence au fort de Romainville et au camp de Compiègne où les prisonnières transitaient avant la déportation au camp de Ravensbrück. L’agitation pré-natale représente donc le transport jusqu’au camp.

Il est ensuite possible d’envisager l’été comme la période de l’année la plus fructueuse, bouillonnante. Dans l’opérette, c’est là que le chœur parvient à se révolter. Les Verfügbaren commencent à se plaindre ouvertement227 et, comme nous l’observerons plus en profondeur

dans la suite de ce chapitre, à s’affirmer davantage devant le naturaliste dont elle récupère une partie de la parole. C’est aussi dans cet acte que les Verfügbaren se livrent à la rêverie par rapport au monde extérieur, alors qu’elles s’imaginent ensemble, en chanson, un voyage culinaire dans toute la France. Ces prises de liberté, considérables par rapport à l’acte I, signalent donc une révolution dans l’esprit du chœur qui remet en question la fatalité de leur situation hiérarchique.

Quant à l’hiver, qui représente la saison la plus difficile d’un point de vue de la survie, il symboliserait alors la force des Verfügbaren qui parviennent à triompher du naturaliste malgré les conditions qu’elles doivent encore supporter. L’imaginaire autour de l’hiver est très fort dans les camps de concentration. Les déportées redoutent l’arrivée des conditions météorologiques plus rudes, et notamment du froid. Dans cet acte, les Verfügbaren sont libérées du naturaliste, absent du décor, mais sont encore soumises au travail forcé. Toutefois, assignées au tri des vêtements constituant le butin des nazis (Bekleidung), elles témoignent d’un relâchement évident. Le chœur chante alors : « Et l’on s’en fout / D’attraper des torgnoles / Et

225 Ibid., p. 36. 226 Id.

l’on s’en fout / Si l’on rigole /Un coup228… » Ainsi cet extrait montre-t-il que même si les

conditions physiques restent aussi compliquées, les Verfügbaren se sont affranchies des difficultés morales imposées par la présence du naturaliste. Pour rire un peu, elles sont prêtes à recevoir des coups. Le parallèle peut facilement être établi avec ce que nous constations dans le premier chapitre à propos de Germaine Tillion et de ses codétenues dont la recherche du rire passe par le partage du Verfügbar aux Enfers. Et lorsque le personnage Lulu de Colmar alerte ses comparses de la présence d’un gardien par l’expression codée « vingt-deux », celles-ci ne réagissent pas comme escompté.

Lulu de Colmar. — Vingt-deux !

[…]

Lulu de Colmar. — Vingt-deux, je vous dis, deux fois onze ! Vous êtes sourdes ?

[Un carton découpé qu’on manœuvre avec des ficelles, et représentant Vingt Deux, se déplace sur le fond avec accompagnement de bruits de bottes et hurlement gutturaux.]

Havas [comptant avec ardeur.] — Vingt-deux, vingt-trois, soixante-quinze, quatre-vingts,

merde, vobis cum, salsifis, haricot vert, asticot…

Lulu de Colmar. — Te fatigue plus229 !

Cet extrait démontre la perte de la considération des Verfügbaren envers l’autorité dans ce troisième acte. Seul le personnage d’Havas prend connaissance de l’avertissement de Lulu de Colmar, mais avec sa réponse, le tourne en ridicule. En effet, elle banalise le chiffre vingt-deux, employé pour avertir de la venue d’un chef notamment dans les prisons230, en l’associant à

d’autres chiffres insignifiants, portant son attention sur sa tâche de tri de vêtements plutôt que sur la menace d’un gardien dans les parages. Le « merde » associé à la locution vobis cum (du latin : avec vous, connotation religieuse) renforce l’impression d’indifférence, voire de provocation de l’autorité, tout comme la fin de la réplique. Le surnom de « haricot » est employé par Germaine Tillion et ses codétenues pour désigner les SS en uniforme vert, et celui de « salsifis » pour certains médecins SS. En associant les codes avec les chiffres insignifiants, la vulgarité avec la religion, et les SS avec des légumes et de la vermine, Havas désacralise toute autorité. Elle obtient gain de cause face à Lulu de Colmar qui abandonne, et le vingt-deux ne s’approchera pas des Verfügbaren. En somme, durant cet acte hivernal, les Verfügbaren brillent par leur indépendance morale qui repousse la menace.

228 Germaine Tillion, Le Verfügbar aux Enfers, op. cit., p. 200. 229 Ibid., 204-206.

230 En associant les lettres à des chiffres selon l’ordre alphabétique, le mot chef (3 + 8 + 5 + 6)

La répartition des saisons peut également être mise en relation avec l’automne durant lequel Germaine Tillion rédige l’opérette. En ce sens, le printemps et l’été correspondent au passé, à ce que les déportées ont ressenti à Ravensbrück jusqu’à cet automne 1944-1945. Cette interprétation est compatible avec notre précédente réflexion, puisque là encore, ces deux saisons peuvent représenter respectivement la « naissance » des déportées en tant que telles – leur arrivée au camp –, ainsi que l’émergence d’une force de révolte dans leurs rangs. L’hiver représenterait, quant à lui, l’avenir et les ambitions de liberté des déportées dans le cadre restreint de Ravensbrück puisque les Verfügbaren ne s’émancipent pas physiquement de l’autorité du camp, mais seulement moralement. L’absence de l’automne dans la structure du texte s’expliquerait donc par son association au présent, celui de Germaine Tillion, correspondant à l’écriture de l’opérette elle-même. La création de l’œuvre prend place après l’éveil d’un esprit révolutionnaire au sein du camp (Été), mais avant toute liberté morale par rapport à la hiérarchie concentrationnaire (Hiver).

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