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CHAPITRE 2 : RESISTER PAR LA CREATION ARTISTIQUE

2.3. L E V ERFÜGBAR AUX E NFERS COMME OBJET LITTERAIRE

2.3.1. Analyse de la forme

2.3.1.3. Les chansons comme culture commune

Notre recherche portant sur l’aspect littéraire de l’œuvre plutôt que sur l’aspect musical, nous choisissons de ne pas aborder en profondeur les questions liées à la musique toutefois centrale dans Le Verfügbar aux Enfers242. Mais les passages chantés constituent une grande proportion du

texte et bien que des paroles aient été souvent citées en exemple au fil de notre réflexion, il nous apparaît nécessaire d’aborder la démarche et les objectifs de Germaine Tillion lorsqu’elle choisit d’intégrer des chansons dans sa création.

Nous définissions précédemment les liens entre humour et résistance. Les chansons humoristiques s’inscrivent dans ces rapports, notamment dans les prisons, ce qui pourrait

241 Esteban Buch, « Préface », dans Philippe Despoix et al., op. cit., p. 14. 242 Voir notamment :

Marie-Hélène Benoit Otis, « Virtualités musicales dans l’opérette-revue de Germaine Tillion », dans Philippe Despoix et al., op. cit., p. 175-187 ;

Pascal Blanchet, « Chants de femmes triomphantes. Les opérettes citées dans Le Verfügbar aux Enfers »,

art. cit. ;

Christophe Gauthier, « Reconstruire les numéros chantés du Verfügbar aux Enfers. Le cas de l’air de Rosine », art. cit.

constituer une inspiration pour Germaine Tillion lorsqu’elle décide de la forme de son opérette. Julien Blanc propose un exemple issu de la prison parisienne du Cherche-Midi en 1941 (rapporté par Agnès Humbert), particulièrement parlant pour ses similitudes avec la structure du Verfügbar aux Enfers. Il concerne Honoré d’Estienne d’Orves, connu dans la prison sous le surnom de Jean-Pierre :

Unanimement respecté, « Jean-Pierre » est aussi le maître d’œuvre des loisirs de la prison, une sorte de chef d’orchestre qui « organise pour les jours fériés la “Radio Cherche- Midi” », c’est-à-dire de véritables « émissions » à plusieurs voix, mêlant chansons, poèmes, humour et causeries. Ces « spectacles » ne sont pas sans rappeler l’émission de la BBC Les

Français parlent aux Français, diffusée quotidiennement de 20 h 30 à 21 heures à compter de

septembre 1940 et massivement écoutée en France. La jeune équipe […] réalise chaque jour un véritable spectacle radiophonique rythmé où alternent reportages, témoignages, causeries sérieuses, mais aussi sketchs, saynètes, slogans humoristiques ou chansons détournées243.

La figure d’Honoré d’Estienne d’Orves en prison n’est pas sans rappeler celle de Germaine Tillion à Ravensbrück : il s’avère lui aussi un élément rassembleur pour ceux qui l’entourent et qu’il réunit autour d’une activité culturelle en contexte d’incarcération. Comme Le Verfügbar

aux Enfers, les émissions de « Jean-Pierre » associent les chansons et l’humour avec, à n’en pas

douter, une dimension politique. Mais c’est davantage l’émission de la BBC évoquée par Julien Blanc qui nous intéresse : diffusée à une heure de grande écoute et ayant connu un grand succès, Les Français parlent aux Français s’inscrit dans la culture radiophonique française et plus particulièrement résistante puisque la chaîne de radio anglaise diffusait en français un contenu engagé contre l’occupation allemande. Il apparaît alors fort probable que Germaine Tillion, de par son statut de résistante, y ait été exposée et que Le Verfügbar aux Enfers, qui reprend la plupart des styles mentionnés en fin de citation, soit ainsi bâti sur un répertoire de pratiques, de formes et de poétiques associé à la culture résistante française. L’émission de la BBC n’est bien entendu qu’un exemple, représentant une culture globale de l’adaptation de chansons à des fins humoristiques. Pour Marie-Hélène Benoit-Otis,

le recours à la mémoire était le seul moyen d’accéder à une quelconque source d’inspiration sonore ; dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Tillion et ses

243 Julien Blanc, « Humour, et résistance chez Germaine Tillion : rire de (presque) tout », dans Philippe

codétenues aient puisé dans leurs souvenirs musicaux d’avant guerre. Cette stratégie était très courante dans la création musicale des camps244 […].

La récupération des chansons en contexte concentrationnaire n’est donc pas rare, et, sans surprise, elle concerne toutes les nationalités d’après les exemples donnés par Marie-Hélène Benoit Otis. Cette dernière mentionne aussi les réflexions de Andrea Loselle qui « propos[e] de voir Le Verfügbar aux Enfers comme une réactualisation moderne du song play, un genre musico- théâtral en vogue au XVIIIe siècle et qui comprenait dialogues, danses et chansons sur des

mélodies pré-existantes245 ». Elle attire aussi l’attention sur la forme de la revue que Germaine

Tillion choisit pour définir son « opérette-revue », spectacle populaire en France aux XIXe et

XXe siècles et dans lequel

les événements politiques courants étaient commentés par le biais d’une série de saynètes et de chansons reprenant des airs connus issus de différents répertoires, allant – comme dans Le Verfügbar aux Enfers – du traditionnel au savant en passant par le populaire et bien sûr l’opérette246.

Marie-Hélène Benoit Otis rapproche également Le Verfügbar aux Enfers de la tradition théâtrale du vaudeville – qui comportait à l’origine des passages parodiques chantés247. Sans pour autant

diminuer l’originalité considérable de l’opérette de Germaine Tillion, puisque l’aspect matériel et multidisciplinaire de cette œuvre résistante reste singulier, ces éclairages expliquent davantage la démarche dans laquelle Le Verfügbar aux Enfers s’inscrit. Si les paroles dans l’opérette prennent place sur des musiques connues, c’est d’une part pour que les codétenues de Germaine Tillion puissent se les imaginer facilement à la lecture du texte et, d’autre part, par manque de moyens. En effet, aucune d’entre elles n’est en mesure de composer – ce qui est compréhensible dans un tel contexte. Ce choix artistique inscrit par ailleurs Le Verfügbar aux

Enfers dans une tradition de l’humour résistant à la fois français et international, et indissociable

de l’oralité, ce qui souligne l’aspect étonnant de l’opérette de Germaine Tillion, une œuvre qui se veut avant tout orale mais contrainte par son contexte de se limiter à l’écrit. Mais

244 Marie-Hélène Benoit Otis, « Virtualités musicales dans l’opérette-revue de Germaine Tillion », dans

Philippe Despoix et al., op. cit., p. 175.

245 Ibid., p. 176, d’après Andrea Loselle, « Performing in the Holocaust : from camp songs to the song

plays of Germaine Tillion and Charlotte Salomon », The Space Between : Literature and Culture, 1914-1945, vol. 6, n° 1, 2010, p. 13-38.

246 Marie-Hélène Benoit Otis, « Virtualités musicales dans l’opérette-revue de Germaine Tillion », dans

Philippe Despoix et al., op. cit., p. 176.

l’adaptation des paroles de musiques communes est aussi, dans une perspective résistante, un moyen de ne pas perdre de vue « l’autre monde248 ». Si Germaine Tillion emploie l’expression

pour définir son sentiment à la découverte du camp, une fois installée dans une routine à Ravensbrück, le monde d’avant devient celui qui paraît irréel désormais. Or, l’espoir d’un avenir plus doux à l’extérieur du camp ne peut être que si cet « autre monde » perdure dans l’esprit des déportées. Pour Julien Blanc, cette « survivance de l’autre monde » (d’après l’expression de Patrick Bruneteaux) est l’objectif premier de l’opérette de Germaine Tillion249. D’après nous,

les chansons occupent dans cette intention une place primordiale. Nous avons en effet établi que le cercle de Germaine Tillion puisait ses inspirations musicales dans ses souvenirs d’avant guerre. Pour les déportées, renouer avec les chansons de leur passé revient donc à s’y rattacher et, de ce fait, à garder à l’esprit l’espoir d’un retour non pas dans le temps, puisqu’elles seront changées à jamais par leur expérience concentrationnaire, mais dans l’espace sécurisé de leur passé. De plus, même si elles ne sont pas chantées collectivement, les chansons imaginées à la lecture du texte permettent à la musique – et donc à l’art et à la création – une intrusion dans l’espace des camps où elle est très généralement proscrite. L’adaptation des paroles à la situation des déportées tournée en dérision permet d’ajuster ces reliquats d’un autre monde à leur réalité quotidienne. Cette actualisation en humour évite alors au cercle de Germaine Tillion de tomber dans la nostalgie insupportable d’un passé inaccessible. Encore une fois, le groupe de codétenues préfère ainsi l’action à la passivité. Enfin, les chansons du Verfügbar aux Enfers appellent le partage. Les passages chantés sont effectivement ceux qui demandent une contribution collective parfois dans l’écriture des paroles, mais aussi souvent dans les choix de mélodies, dans la remémoration. Par l’insertion des chansons, Germaine Tillion invite ses codétenues à participer à son activité créatrice. Or, rappelons que la création s’oppose à la destruction et que créer dans le contexte concentrationnaire devient donc un moyen de résister. En somme, la présence des chansons dans Le Verfügbar aux Enfers s’inscrit dans une tradition de la résistance et entraîne à la fois un travail de remémoration nécessaire à l’entretien de l’espoir et un renforcement de l’esprit de communauté par l’entremise du partage.

248 Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 303.

249 Julien Blanc, « Humour, et résistance chez Germaine Tillion : rire de (presque) tout », dans Philippe

Si cette réflexion éclaircit les liens qu’entretient Le Verfügbar aux Enfers avec son passé, la question de son futur mérite également d’être abordée. Nous considérons l’opérette de Germaine Tillion comme un véritable témoignage de l’expérience concentrationnaire. Or, ce n’est pas son principal objectif au moment de sa rédaction. Mais cela n’empêche pas l’auteure d’offrir une vision certes artistique, mais plutôt complète du camp de Ravensbrück dont elle présente précisément la hiérarchie, les corvées, les lieux et le ressenti des déportées. En ce sens, nous considérons que l’ethnologue Germaine Tillion pose un véritable regard professionnel sur son milieu de vie temporaire. Il nous apparaît alors nécessaire de s’intéresser davantage à la place de l’étude ethnologique dans Le Verfügbar aux Enfers ainsi qu’aux liens et différences qu’entretiennent les deux aspects de la création de Germaine Tillion, dans son opérette comme dans son ouvrage documentaire Ravensbrück250, soit le littéraire et l’ethnologique.

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